Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 34

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 227-239).

XXXIV

COMMENT ALFRED FUT OBLIGÉ DE RENTRER À COMPIÈGNE
EN CHASSEUR ÉCOSSAIS


Le lendemain, grâce à Pritchard, qui alla nous arrêter une compagnie de perdrix dans une pièce de trèfle appartenant à l’un des voisins de M. Mocquet, de Brassoire, à M. Dumont, de Morienval, nous eûmes une discussion avec le susdit M. Dumont.

Nous crûmes voir que, entraîné par des raisons de voisinage, et je crois même de parenté, M. Mocquet nous donnait tort.

Nous nous réunîmes en conseil et résolûmes de ne pas rentrer chez lui et de quitter la chasse pour retourner à Compiègne.

Nous avions loué dans la sous-préfecture de l’Oise une petite carriole découverte que l’on avait, ainsi que le cheval, confiée à notre prudence.

Notre prudence avait été tenue en éveil pendant tout le temps de l’aller du quadrupède microscopique qui nous traînait et qui, quoique usurpant le titre de cheval, atteignait à peine la taille d’un âne.

Mais il paraît que les petits chevaux, comme les petits hommes, sont d’un naturel querelleur.

Le nôtre, pendant tout le voyage, n’avait cessé de discuter avec nous.

Aussi m’étais-je chargé d’être son interlocuteur, et, comme ma conversation avait été serrée de bride et cinglée d’arguments, il avait fini, non point par reconnaître qu’il avait tort, mais par faire comme s’il reconnaissait que j’avais raison.

Grâce à cette savante dialectique, j’étais arrivé à la ferme et j’y avais conduit mes trois compagnons de voyage sans accident aucun.

Une fois notre résolution prise de partir pour Compiègne, sans retourner chez M. Mocquet, nous envoyâmes un porte-carnier à Brassoire, avec ordre de mettre Dévorant à la carriole et de venir nous rejoindre avec lui aux environs de la route de Compiègne.

Notre bucéphale avait reçu le nom de Dévorant, à cause de sa disposition à dévorer l’espace.

Alfred seul avait fait quelques objections à nos arrangements.

Il serait obligé de rentrer à Compiègne sans faire un bout de toilette ; ce qui certainement lui porterait préjudice aux yeux des belles dames de la sous-préfecture de l’Oise.

Mais nous avions passé par-dessus les lamentations fashionables d’Alfred ; notre dignité offensée le voulait ainsi.

Vers midi, nous vîmes donc poindre Dévorant, la carriole et le porte-carnier.

Dévorant, qui avait mangé à la ferme la ration d’avoine d’un cheval ordinaire, hennissait, portait la tête haute et faisait aller ses oreilles comme un télégraphe ; ce qui nous promettait, pour le retour, une conversation non moins animée que pour l’aller.

Au moment où Dévorant parut, la chasse allait à merveille ; nous résolûmes donc de nous faire suivre par la carriole jusqu’au moment où nous monterions dedans.

D’ailleurs, à notre avis, c’était un moyen de calmer Dévorant, si animé qu’il fût, que de lui faire faire, comme préface à son voyage de Compiègne deux ou trois lieues dans les terres labourées et dans les chaumes.

Puis cela avait un autre avantage : chaque pièce tuée, on la portait à la carriole ; le lendemain d’une ouverture, non-seulement les jambes, mais encore les épaules deviennent tant soit peu paresseuses.

Malheureusement, nos prévisions à l’endroit de Dévorant s’étaient mal réalisées : la terre labourée et le chaume le calmaient, mais les coups de fusil l’exaspéraient.

À chaque coup de fusil, c’était donc une lutte qu’avait à supporter notre porte-carnier.

À deux heures, nous fîmes l’appel.

Cette fois, Alfred était présent.

Il savait qu’en cas d’absence en ce moment suprême, il aurait quatre lieues à faire à pied, et Alfred, à qui il était égal de faire quatre lieues et même huit lieues à travers champs, n’avait aucun entraînement à les faire sur une grande route.

La carriole nous attendait à l’entrée de la forêt.

Nous nous y installâmes dans l’ordre suivant : Maquet et Alfred sur la banquette du fond ; Alexandre et moi sur la banquette de devant.

Médor, en chien d’âge et qui a des droits aux égards de ses congénères et même de ses maîtres, Médor se glissa modestement et sans bruit entre nos jambes.

Il était évident qu’il n’avait d’autre prétention que de ne pas être remarqué.

Il fut remarqué, mais pour entendre faire l’éloge de sa modestie.

Pritchard, au contraire, écrasé des brocards d’Alfred, traité de chien savant, menacé de faire la prochaine ouverture avec un paletot pareil à celui de Bilboquet-Odry dans les Saltimbanques, Pritchard ne parut pas même se soucier de partager les douceurs de notre véhicule et pointa sur la route de Compiègne, son plumet au vent, sans paraître s’inquiéter ni se souvenir le moins du monde des deux cents lieues, au bas mot, qu’il avait faites depuis la veille.

Je voulus prendre les rênes ; mais Alexandre me fit observer que, plus rapproché que moi de l’âge d’Hippolyte, c’était à lui à conduire.

Je fus médiocrement convaincu ; toutefois, avec mon insouciance ordinaire, je lui laissai prendre la droite.

D’ailleurs, étant le plus jeune de tous, il était le plus intéressé à ne pas se tuer.

La raison est mauvaise, mais spécieuse.

Je me contente si souvent des mauvaises, que je me contentai de celle-là, qui n’était mauvaise qu’à moitié.

Nous partîmes.

Le calcul que nous avions fait à l’endroit de Dévorant et des terres labourées et des chaumes était complètement faux.

Les obstacles, au lieu de dompter Dévorant, n’avaient fait que l’irriter ; aussi à peine se sentit-il sur une route roulante qu’il partit comme le vent.

— Oh ! va !… dit Alexandre en lui lâchant les rênes.

La route allait en montant.

Au bout de cent pas, Dévorant comprit qu’il faisait une bêtise et se calma.

Nous crûmes à de la lassitude.

C’était de l’hypocrisie.

Dévorant cherchait sa belle pour prendre une éclatante revanche à notre endroit.

Il ne tarda point à la trouver.

Nous continuions notre route, tout en causant de chasse, lorsque nous arrivâmes en face d’une descente assez rapide.

Arrivés là, nous avions à notre gauche la forêt s’échelonnant en amphithéâtre ; à notre droite, un ravin d’une cinquantaine de pieds de profondeur.

La police routière, qui est pleine de sollicitude pour les voyageurs, avait eu l’attention délicate de planter des bornes de dix pas en dix pas, en manière de parapet, le long du ravin ; seulement, dans les intervalles des bornes, rien n’empêchait voitures, chevaux ou piétons de se précipiter.

De l’autre côté du chemin, des cailloux étaient amassés de dix pas en dix pas, en cônes allongés.

Dévorant jeta un regard à gauche, un regard à droite, un regard devant lui.

Devant lui, il avait la descente ; à gauche, les tas de cailloux ; adroite, le ravin.

Le lieu lui parut propice et la circonstance favorable.

Sans transition aucune, il passa du trop au galop.

Alexandre se roidit sur les rênes ; mais l’allure de Dévorant n’en devint que plus précipitée.

Il n’y avait point à se tromper à ses intentions, surtout pour moi qui étais placé sur la première banquette.

Aussi ce dialogue commença-t-il à s’établir à demi-voix entre Alexandre et moi.

— Dis donc ?

— Hein ?

— Il me semble que Dévorant s’emporte.

— Parfaitement.

— Maintiens-le.

— Je ne puis pas.

— Comment, tu ne peux pas ?

— Non ; il a pris le mors aux dents.

— Allons donc !

Nous allions une vitesse de vingt-cinq lieues à l’heure.

— Qu’y a-t-il donc ? demandèrent ensemble Alfred et Maquet.

— Rien, répondis-je ; c’est Dévorant qui est en gaieté.

Et. en disant ces mots, par un mouvement à la fois rapide et violent, j’enroulais la rêne gauche autour de mon poignet et tirais à gauche.

Le mors échappa aux dents de Dévorant, qui en sentit la pression, céda, appuya à gauche et alla s’engager dans un des tas de cailloux que j’ai signalés.

En se voyant détourné de sa route, en sentant le terrain mobile dans lequel il s’était engagé s’écrouler sous ses pieds, Dévorant entra en fureur.

Perdant l’espoir de nous casser le cou en versant, il voulut au moins avoir un dédommagement.

Il se mit à ruer pour nous casser les jambes.

Il rua si haut et si bien, qu’une de ses jambes de derrière passa par-dessus le brancard.

Dans cette situation insolite, Dévorant, c’est mon opinion, perdit complètement la tête.

Le suicide lui parut doux, pourvu qu’il nous tuât en même temps que lui.

En conséquence, il fit avec une violence et surtout un inattendu auquel il n’y avait pas moyen de résister, un demi-tour à droite, et, prenant en plein travers la route, qu’il avait d’abord prise en longueur, il s’élança vers le ravin.

Cette fois, le dialogue fut court entre Alexandre et moi.

— Nous sommes fichus !

— Oui, papa.

Je ne sais pas ce que firent les autres ; quant à moi, je fermai les yeux et j’attendis.

Tout à coup, j’éprouvai une effroyable secousse et je me sentis craché par la voiture sur la grande route

La commotion fut terrible.

Alexandre était tombé dans toute sa longueur sur ma longueur, de sorte qu’il avait été garanti depuis la pointe des cheveux jusqu’à l’orteil.

En une seconde, il fut sur ses pieds.

Une seconde après, j’étais sur les miens.

— As-tu quelque chose ? lui demandai-je.

— Rien. Et toi ?

— Rien, répondis-je.

— Alors, la dynastie des Dumas étant saine et sauve, voyons ce que sont devenus les autres.

Et, en effet, nous jetâmes les yeux autour de nous.

Alfred avait disparu.

Maquet gisait à peu près évanoui.

Alexandre courut à lui et le releva.

— Qu’avez-vous, cher ami ?

— Je m’abonne à un bras cassé, si l’on veut me sauver la colonne vertébrale, dit Maquet.

— Diable ! fit Alexandre, ce n’est pas gai, savez-vous, ce que vous dites là ?

Maquet pâlit et s’évanouit tout à fait.

Alexandre le traîna sur le talus de gauche.

Pendant ce temps-là, je visitais le haut de ma cuisse.

Je m’étais un peu trop pressé en disant que je n’avais rien : j’étais tombé sur le canon de mon fusil, que j’avais aplati par mon choc et mon poids, doublé du choc et du poids d’Alexandre.

Il en résultait, non pas une rupture d’os, — par bonheur, la chaux et le ciment dont est pétri mon fémur l’avaient emporté sur le fer. — mais une effroyable meurtrissure.

Ma cuisse avait pris une teinte violacée qui rappelait assez bien pour les nuances la peinture dont on décore la porte des charcutiers.

En ce moment, j’aperçus Alfred qui se ralliait à nous ; mince comme une flèche, léger comme un roseau et n’ayant rencontré aucun obstacle, il avait été lancé à trente pas.

Médor le suivait à dix pas.

— Tiens, dis-je à Alexandre, nous cherchions Alfred, le voilà qui revient de Compiègne.

Je le hélai.

— Quelle nouvelle ? lui demandai-je.

— J’ai déchiré mon pantalon depuis le haut jusqu’en bas.

— Et le dessous ?

— Peuh ! fit Alfred.

— L’os a garanti les chairs, dit Alexandre. Ah ! voilà Maquet qui revient à lui.

En effet, Maquet rouvrait les yeux. Une gourde renfermait encore un peu d’eau-de-vie, on lui en fit boire quelques gouttes.

Il se redressa sur ses jambes en chancelant d’abord ; puis, enfin, peu à peu, il reprit son centre de gravité.

Nous eûmes alors le loisir de nous occuper de Dévorant, de la carriole et de la façon dont l’accident était arrivé.

Par un miracle du ciel, au moment où nous allions être précipités, la roue de la carriole avait rencontré une borne, avait monté dessus et nous avait vidés sur la route.

Le cheval était suspendu au-dessus du précipice, le poids seul de la voiture le maintenait.

Mais il nageait littéralement dans le vide.

Nous nous approchâmes du bord.

C’était à donner le vertige ! figurez-vous un ravin de cinquante à soixante pieds de profondeur, douillettement capitonné de rochers, de ronces et d’orties.

Si la roue de la carriole n’eût point rencontré la borne, le cheval, la carriole et nous, étions en morceaux !

Nous fîmes quelques essais pour tirer Dévorant en arrière.

Ces essais furent infructueux.

— Ma foi, dit Alexandre, c’est lui qui a choisi la place, qu’il y reste ; occupons-nous d’abord de nous. Que désirez-vous, Maquet ?

— Un peu de repos.

— Voilà le talus qui vous tend les bras. — Et toi, papa ?

— Le reste de l’eau-de-vie.

— Comment, le reste de l’eau-de-vie ? J’ai un père qui va boire de l’eau-de-vie !

— Sois tranquille, c’est pour ma cuisse.

— À la bonne heure ! voici l’eau-de-vie demandée. Et toi, Alfred ?

— Je crois, dit Alfred profitant de la circonstance, que le moment est venu de faire un peu de toilette.

Puis, prenant un petit peigne dans sa poche, il se mit à se lisser les cheveux, comme il eut fait dans la chambre de la ferme de M. Mocquet.

— Là ! dit-il quand ce fut fini, je crois que, maintenant, je puis, sans prodigalité, faire hommage de mon pantalon aux divinités bocagères.

Et, tirant son pantalon en lambeaux, après l’avoir exposé un instant aux yeux de la société pourvoir si quelqu’un réclamait, toutes les bouches s’étant tues, il lança son pantalon dans le ravin.

On s’était tu, d’abord parce que le pantalon ne méritait d’être l’objet d’aucune réclamation, et ensuite parce que l’on était préoccupé des jambes d’Alfred, que, jusque-là, chacun de nous n’avait été appelé à voir que dans des fourreaux plus ou moins larges.

— Alfred, dit Alexandre, sais-tu ce que disait M. de Talleyrand au bailli de Ferrette, qui avait des jambes dans ton genre ?

— Non ; que lui disait-il ?

— Il lui disait : « Monsieur le bailli, vous êtes l’homme le plus brave de France. — Pourquoi cela, Monseigneur ? — Parce qu’il n’y a que vous assez hardi pour marcher sur de pareilles jambes !  » Eh bien, je te crois encore plus brave que le bailli de Ferrette.

— Oh ! la jolie plaisanterie !

— Je n’en prends pas la responsabilité, dit Alexandre ; elle n’est pas de moi.

— Ah ! tonnerre ! s’écria tout à coup Alfred avec un geste désespéré.

— Quoi donc ?

— Imbécile que je suis !

— Ne dis pas de ces choses-là, Alfred ; on te croirait.

— Imaginez-vous que la clef de mon sac de nuit est dans mon pantalon.

— Dans le pantalon qui est dans ton sac de nuit ?

— Eh ! non : dans celui dont j’ai fait hommage aux nymphes bocagères.

— Ne te plains pas : peste ! tu te montres à elles avec tous tes avantages : elles vont te prendre pour Narcisse, heureux coquin !

— Oui ; mais, les ronces et les épines.

— Dame ! qui ne risque rien n’a rien.

Pendant tout ce temps, les paysans et les paysannes qui passaient — c’était le jour du marché à Crépy — nous regardaient avec une certaine curiosité, tout en se gardant bien, naturellement, de nous porter secours.

Il est vrai qu’il pouvait y avoir un doute dans leur esprit.

Ils comprenaient bien ce que faisait Maquet, pâle et assis sur le talus de la forêt ; ils comprenaient bien ce que faisait Alexandre, lui desserrant sa cravate et lui frottant les tempes avec un mouchoir trempé d’eau fraîche au ruisseau voisin ; ils comprenaient bien ce que je faisais en bassinant ma cuisse meurtrie avec de l’eau-de-vie. Mais ils ne comprenaient pas ce que faisait cette espèce d’Écossais aux jambes et aux cuisses nues, se promenant au bord du ravin, au fond duquel il plongeait des regards furibonds avec des rugissements et des gestes de menace.

Tout à coup, il poussa un cri de joie.

— Je suis sauvé ! dit-il.

Et, indiquant le ravin à son chien :

— Cherche, Médor ! dit-il ; cherche !

Médor descendit dans le ravin.

Cinq minutes après, il remontait avec le pantalon de son maître.

Seulement, il était arrivé un malheur : pendant le transport, la clef du sac de nuit avait glissé hors du gousset. Les poches du pantalon étaient parfaitement vides !

Vous comprenez ce qu’il y avait d’espérance de la retrouver dans un pareil fouillis.

Force fut donc à Alfred de rentrer en Écossais dans la sous-préfecture du département de l’Oise.

Par bonheur, il faisait nuit close quand nous atteignîmes les premières maisons.

Nous envoyâmes le loueur de voiture chercher la carriole et Dévorant.

Il les trouva tous les deux où nous les avions laissés.