Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 33

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 211-226).

XXXIII

ALFRED ET MÉDOR


J’y revenais, cette fois, chef de colonne, avec mon fils, Maquet et mon neveu.

Mon fils, vous le connaissez.

Maquet, vous le connaissez.

Mais mon neveu vous est inconnu.

Mon neveu était, à cette époque-là, un grand ou plutôt un long garçon de cinq pieds huit pouces, qui, plus heureux que le chameau de l’Écriture, eût pu passer par le trou d’une aiguille.

Chaque homme a sa ressemblance dans l’ordre animal.

Dans l’ordre animal, mon neveu est de la nature des échassiers.

De son nom de baptême, on l’appelle Alfred.

Il était doublé, les jours de chasse, d’un chien nommé Médor.

Oh ! Médor ! Médor méritait des autels.

Mais aussi comme Médor allait à Alfred, et comme Alfred allait à Médor !

Depuis qu’il a perdu Médor, Alfred n’est plus Alfred.

Alfred était ce qu’on appelle un joli fusil, tuant les trois quarts de ses coups.

Mais Médor !… Jamais une erreur, jamais une faute, jamais un arrêt sur une alouette.

À cinq heures du matin, les jours d’ouverture, on entrait en chasse, d’aussi bonne heure que possible ; Alfred se mettait en ligne avec les autres chasseurs.

Mais c’était une concession faite à la morale publique.

Au premier bois, à la première garenne, au premier monticule, Alfred disparaissait.

On le voyait s’éloigner avec Médor, chassant à vingt pas devint lui.

À midi, pendant la halte que l’on faisait pour déjeuner, on voyait reparaître Alfred, marchant toujours du même pas, allongeant ses jambes avec la même régularité.

Un véritable compas d’arpenteur mesurant un mètre.

Médor était calmé, Médor marchait côte à côte avec lui.

On faisait signe à Alfred de venir déjeuner avec les autres ; mais lui montrait de loin un morceau de pain et une petite bouteille d’eau-de-vie, secouant la tête, en signe qu’il regardait notre déjeuner comme un sybaritisme indigne d’un véritable chasseur, et de nouveau il disparaissait.

Le soir, à cinq heures, chacun rentrait.

On se comptait ; tout le monde était présent à l’appel, excepté Alfred.

À sept heures, en sortant de table, on allait devant la porte de la ferme prendre l’air et écouter rappeler les perdrix.

Alors, celui qui était doué de la meilleure vue jetait un cri.

À l’horizon, dans la teinte rouge du couchant, on apercevait Alfred faisant toujours son mètre à chaque enjambée ;
seulement, Médor, qui, le matin, était à vingt pas en avant de lui, qui, à midi, marchait côte à côte avec lui, le soir suivait à vingt pas derrière lui.

À la nuit close, chasseur et chien rentraient à la ferme.

Alfred rapportait régulièrement ses trente-cinq perdrix, ses dix cailles, ses trois ou quatre lapins, ses deux ou trois lièvres, et souvent une paire de râles de genêt par-dessus le marché.

Il portait tout cela dans son carnier, sans affectation comme sans humilité.

Il y avait de quoi remplir trois carniers, le sien semblait à moitié vide.

Alfred devait admirablement savoir faire une malle.

Il tirait chaque animal l’un après l’autre, le regardait, lui lissait les plumes et le posait sur la table, commençant par les petites pièces, finissant par les grosses.

L’opération durait un quart d’heure.

On comptait.

On trouvait alors cinquante ou soixante pièces de gibier.

Après quoi, Alfred disait invariablement :

— Ah ! je crois que c’est le moment de faire un peu de toilette.

Et, avant d’avoir rien pris, Alfred montait dans sa chambre pour mettre des chaussettes rayées, des escarpins vernis, un pantalon et une veste de coutil, ajuster à son long cou une cravate d’un doigt de large et de couleur tendre, et passer — par mesure d’hygiène sans doute — dans ses rares cheveux, une brosse qui avait plus de crins que la tête à laquelle elle avait affaire n’avait de cheveux.

Pendant ce temps-là, on examinait le gibier d’Alfred ; il y en avait un bon quart sur lequel on ne retrouvait aucune trace de blessure.

Ce quart, c’était la chasse de Médor.

Pas un chien, comme Médor, ne prenait ou ne faisait prendre à son maître un lapin au gîte ou une caille à l’arrêt.

Le lendemain, on recommençait, chacun, maîtres et chiens, avec une ardeur décroissante, — mais Alfred et Médor avec la même ardeur.

Ce jour-là. Médor au déclin de son âge, et Pritchard à l’aurore de sa vie, allaient lutter comme deux athlètes.

Si c’eût été à la course. Pritchard l’eût certes emporté.

À peine sorti de la ferme, Pritchard monta sur le revers d’un fossé, étudia la localité avec ses deux yeux moutarde, tout en fouettant l’air de son plumet ; puis, tout à coup, il s’élança dans la direction d’une pièce de trèfle.

Appels et sifflets furent inutiles ; aussi sourd que la Mort de Malherbe, Pritchard se bouchait les oreilles et nous laissait crier.

Au tiers de la pièce, il s’arrêta court.

— Tiens ! dit Alfred, qui l’avait regardé partir avec un profond mépris, on dirait qu’il arrête !

— Pourquoi n’arrêterait-il pas ? demandai-je.

— Dame !

Alexandre roulait une cigarette ; il voulut la mettre de côté pour arriver à temps.

— Oh ! lui dis-je, tu n’as pas besoin de te presser ; allume, allume !

Et Alexandre acheva de rouler, puis mouilla et alluma sa cigarette.

Pritchard resta ferme comme une pierre.

— Allons voir un peu ce qu’il y a, dit Alfred.

Et nous nous mîmes en marche vers la pièce de trèfle.

Un intervalle de quatre cents pas, à peu près, nous séparait de Pritchard.

Nous arrivâmes sur ses talons.

Pritchard ne bougea pas.

— Passe devant lui, dis-je à Alexandre.

Alexandre passa devant lui ; rien ne bougea.

— Ah ! dit Alexandre, ton chien qui louche !

— Comment, il louche ?

— Oui, il regarde, à Morienval, si Pierrefonds brûle.

— Eh bien, toi, regarde à tes pieds, et fais attention à ce qui va partir.

Je n’avais pas achevé, qu’un levraut déboula.

Alexandre lui envoya son coup de fusil ; le lièvre fit le manchon.

Pritchard ne bougea pas.

Seulement, il avait cessé de loucher : l’œil qui regardait, à Morienval, si Pierrefonds brûlait, s’était réuni à celui qui regardait Pierrefonds.

— Imbécile, dit Alfred, en lui envoyant un coup de pied au-dessous de son plumet, tu ne vois pas qu’il est tué ?

Pritchard se retourna d’un air qui signifiait : « Imbécile toi-même ! » et il reprit son arrêt.

— Tiens, dit Alfred.

— Comment ! lui dis-je, tu ne vois pas qu’il arrête deux levrauts à la fois, que l’un est parti dans les jambes d’Alexandre, et que l’autre va partir dans les jambes de Maquet.

Je n’avais pas achevé, que le second levraut, comme s’il n’eût attendu que mon indication, déboula à son tour.

Maquet le manqua du premier coup et le tua du second.

— Viens, Médor, viens, dit Alfred.

Et il piqua sur Morienval.

— Bon ! dis-je à Alexandre, voilà Alfred qui fait sa pointe, nous ne le reverrons plus que ce soir.

— Consolons-nous de sa perte avec l’espoir qu’il ne reviendra pas, dit Alexandre.

Et il mit son lièvre dans son carnier.

Maquet en fit autant du sien.

— C’est égal, à quatre, avec deux chiens, cela allait à merveille, tandis qu’à trois, avec un seul…

— Je trouve que Pritchard, à lui tout seul, en vaut deux, dit Maquet.

— Où est-il ? demanda Alexandre.

Nous regardâmes de tous côtés.

Pas de Pritchard.

En ce moment, notre attention fut attirée par un coup de fusil tiré par Alfred, qui venait de disparaître derrière la crête d’un larix.

Cette détonation fut suivie par les cris de « Cherche, apporte, Médor ! cherche ! »

— Allons, dit Alexandre, voilà Alfred qui commence sa chasse.

Pendant qu’Alexandre et Maquet rechargeaient leurs fusils, les cris d’Alfred non-seulement continuaient, mais encore redoublaient d’intensité.

— Regarde un peu, dis-je à Alexandre ; mais regarde donc !

Alexandre tourna les yeux dans la direction que je lui indiquais.

— Ah ! bon, dit-il, Pritchard qui a attrapé une perdrix.

— Il ne l’a pas attrapée, il l’a volée.

— À qui ?

— À Alfred, donc ! c’est la perdrix qu’il fait chercher à Médor.

En ce moment, un second coup de fusil partit, toujours dans la direction d’Alfred.

— Regarde ce que fait Pritchard, criai-je à Alexandre.

— Ah çà ! répondit-il, tu aurais dû me dire que nous venions au spectacle et non à la chasse ; j’aurais pris une lorgnette au lieu d’un fusil.

En effet, Pritchard venait de laisser tomber dans un sillon la perdrix qu’il rapportait, et était reparti au grand galop dans la direction du coup.

Dix secondes après, il reparaissait avec une seconde perdrix.

Alfred continuait à crier à tue-tête :

— Apporte, Médor ! apporte !

— Voulez-vous m’expliquer ce qui se passe ? dit Maquet.

— Oh ! c’est bien simple, lui dis-je : il y a là, dans la descente, un petit bois ; à la lisière du petit bois, une perdrix est partie à Alfred et Alfred l’a tuée ; seulement, la perdrix est tombée au bois. Alfred ne s’en est pas inquiété et a crié, tout en rechargeant géant son fusil : « Cherche, Médor ! » Alfred connaît Médor, il ne craignait donc rien. Mais Alfred ne connaît pas Pritchard : Pritchard est un voleur, un pirate, un forban ! il était dans le bois, il a ramassé la perdrix d’Alfred avant que Médor ait traversé le fossé, et il s’est mis à me la rapporter sans s’inquiéter si c’était moi qui l’avais tuée. Alfred, inquiet de ne revoir ni Médor ni sa perdrix, est entré dans le bois pour aider Médor. Une seconde perdrix lui est partie dans le bois : comme la première, il l’a tuée. D’où il était, Pritchard a pu voir la direction dans laquelle elle était tombée. Il a lâché la première et a couru à la seconde… Et, tenez, voilà qu’il rapporte la seconde, comme il rapportait la première, ou plutôt, voilà qu’il les rapporte toutes les deux !

— Ah ! par exemple !

— Sans doute : il est revenu par le sillon où il avait déposé sa première perdrix ; puis, arrivé à celle-ci, et se sentant la gueule assez bien fendue pour en porter deux, il a fait le tour de force que vous voyez ou plutôt que vous ne voyez pas… Regarde, Alexandre ! Regardez, Maquet !

— Que fait-il ?

— Il arrête une caille avec deux perdrix à la gueule !

— Comment fait-il pour sentir la caille ?

— Il ne la sent pas, il la voit ; prends mon fusil.

— Avec quoi vas-tu la tirer ?

— Je ne vais pas la tirer, je vais la prendre avec mon chapeau. J’allai à Pritchard, et, suivant la direction de ses yeux, j’aperçus la caille.

Une seconde après, elle était sous mon chapeau.

— Allons, allons, dit Alexandre, c’est peut-être plus amusant que la chasse, mais ce n’est pas de la chasse.

En ce moment, nous vîmes paraître Médor, qui suivait la piste de Pritchard, et Alfred, qui suivait la piste de Médor.

— Qu’as-tu donc ? demandai-je à Alfred.

— Ce que j’ai, ce que j’ai… Tu es charmant ! je tire deux perdrix, je les tue toutes les deux et je n’en puis pas retrouver une seule ! Cela commence gaiement !

— Eh bien, moi, lui dis-je, je suis plus heureux que toi, je n’ai pas encore tiré un seul coup de fusil, et j’ai déjà deux perdrix et une caille.

Et je lui montrai, d’une main, les deux perdrix mortes, et, de l’autre, la caille vivante.

Tout s’expliqua aux dépens de Pritchard, qui fut couvert de malédictions par Alfred.

Mais Pritchard n’était plus là pour s’entendre maudire.

Où était Pritchard ?

Pritchard chassait de son coté ; comme il devenait trop fatigant de chasser avec lui, nous résolûmes de chasser tout seuls et de nous servir de Pritchard par occasion. Nous nous mîmes en ligne et chassâmes sans chien.

Alexandre, qui a une excellente vue, venait d’apercevoir Pritchard à un quart de lieue, de l’autre côté de la vallée.

Ce n’était plus notre terrain, chose qui importait peu à Pritchard, mais qui nous importait fort, à nous.

Une perdrix me partit, je la tirai ; c’était mon premier coup de fusil.

Blessée à la cuisse, elle pointa droit devant elle, et il me sembla qu’elle allait tomber dans la direction d’un petit bonhomme qui glanait.

Je n’avais pas là Pritchard pour lui crier : « Apporte ! » Je résolus d’aller jusqu’à bout de vol de ma perdrix et de l’apporter moi-même.

Tout en allant, je fis lever un levraut que je tirai.

Cela détourna un peu mon attention de ma perdrix.

Il en résulta que, mon levraut ramassé et mis dans ma carnassière, je me trouvai quelque peu désorienté.

Par bonheur, le glaneur me servit de point de mire.

Il s’était assis et mangeait.

J’allai à lui.

— Eh ! bonhomme, lui demandai-je, n’as-tu pas vu une perdrix ?

— Une perdrix ?

— Oui.

— Oh ! j’en ai vu beaucoup, Monsieur.

— Oui, mais une seule.

— J’en ai vu des seules aussi.

— Blessé.

— Blessée ?

— Oui.

— Ah ! ça, je ne sais pas.

— Voyons, ne fais pas l’idiot ; je te demande si, quand j’ai tiré tout à l’heure, tu n’as pas vu tomber une perdrix ?

— C’est donc vous qu’a tiré ?

— Oui, c’est moi qu’a tiré.

— Oh ! je n’ai rien vu tomber.

Je jetai un regard de travers sur le bonhomme et je me mis à chercher ma perdrix.

Alexandre m’aida dans cette recherche.

Tout à coup :

— Tiens, me dit-il, voilà Pritchard revenu.

— Où est-il donc ?

— Près de ton glaneur, à qui il m’a tout l’air de vouloir chiper son déjeuner.

— Du pain sec ? Tu ne connais pas Pritchard.

— Mais regarde-le donc.

Je le regardai. Un éclair m’illumina.

— Ah ! fis-je, voilà le plus beau de tout !

— Il arrête le glaneur ? fit Alexandre.

— Non ; mais il arrête ma perdrix, qui n’est pas morte et qui est dans la poche du glaneur.

— Hosannah ! fit Alexandre ; si c’est vrai, je le fais nommer rosière.

— Prends dix sous, avance-toi vers ce jeune industriel, qui me paraît fort embarrassé de sa position, et exprime-toi en ces termes : « La perdrix de mon père et dix sous, ou la perdrix de mon père et un coup de pied au… »

Le glaneur s’était levé et essayait de gagner au champ.

Mais Pritchard, qui voyait le gibier courir à pied, suivait obstinément le bonhomme, le nez à la hauteur de sa poche.

— Appelez donc votre chien, Monsieur le chasseur, criait le jeune drôle ; votre chien va me mordre.

Et il se mit à courir.

— Apporte, Pritchard ! apporte ! criai-je.

Pritchard fit un bond et saisit le gamin par sa poche.

— Là ! maintenant, dis-je à Alexandre, tu as toute facilité.

Alexandre s’approcha, plongea la main dans la poche du moutard et en tira la perdrix.

Comme c’était la seule chose qui attirât Pritchard du côté de cette nouvelle connaissance, à peine la perdrix ne fut-elle plus dans la poche que Pritchard lâcha la veste.

Il est inutile de suivre plus loin les prouesses de Pritchard. Après une journée où il s’était livré aux excentricités les plus folles et les plus inattendues, je rentrai à la ferme à la tête d’une cinquantaine de pièces.

Alfred, avec le classique Médor, n’avait pas mieux fait.

Seulement, ce qui résultait de mes études sur Pritchard, c’est que le chasseur qui avait le bonheur de le posséder devait chasser absolument seul.

C’était un chien de trappiste.