Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 32

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 203-210).

XXXII

MON PREMIER LIÈVRE


L’ouverture de la chasse arriva.

C’était une époque impatiemment attendue par Vatrin, par Michel et par moi.

C’était le 1er septembre qu’allait être porté un jugement définitif sur Pritchard.

Depuis mon enfance, j’allais faire mon ouverture de chasse au même endroit : chez un brave fermier nommé M. Mocquet de Brassoire. C’était chez lui qu’en compagnie de mon beau-frère et de M. Deviolaine, j’avais tué mon premier lièvre.

C’est une grande affaire que de tuer son premier lièvre : je crois que je n’ai pas eu tant d’émotion à mon premier succès littéraire.

Chaque fois que je faisais l’ouverture à Brassoire, j’allais revoir la place mémorable, et, si j’étais avec quelqu’un, je disais solennellement à ce quelqu’un :

— C’est ici que j’ai tué mon premier lièvre.

Voulez-vous que je vous raconte comment on tue son premier lièvre ? Cela me rajeunira de quarante ans. D’autant plus que, suivant mon ami le docteur Demarquay, j’ai dans ce moment la jambe étendue sur une chaise, avec un épanchement de synovie au genou : ce qui veut dire que je pourrais bien avoir tué mon dernier lièvre l’année passée.

J’avais treize ans, un joli fusil à un coup avec un coussin de velours sur la crosse, indiquant qu’il avait été fusil de dame avant d’être fusil d’enfant.

Mon beau-frère et M. Deviolaine avaient obtenu de ma pauvre mère que j’irais faire une battue avec eux à Brassoire.

J’arrivai là en véritable conscrit ; mes états de services portaient sept alouettes et une perdrix.

Je fus, pendant tout le dîner, — et l’on sait le temps que dure un dîner de ferme, — l’objet des plaisanteries de la société ; mais, en nous levant de table, M. Mocquet me dit tout bas :

— Laissez faire, je vous placerai aux bons endroits, et ce ne sera pas ma faute si, demain au soir, ce n’est pas vous qui vous moquez d’eux.

Quelle nuit ! j’en entendis sonner et j’en comptai toutes les heures. À six heures, j’étais levé, descendu, habillé ; j’attendais dans la cour ; il faisait nuit close, et tout le monde dormait les poings fermés.

À sept heures, les fenêtres commencèrent à s’ouvrir ; à huit heures, les chasseurs étaient réunis, et une trentaine de paysans des environs faisaient queue à la grande porte de la ferme.

C’étaient les rabatteurs.

La chasse commençait en sortant de la grande porte.

M. Mocquet me plaça à cent pas de la ferme, dans un ravin sablonneux. Des enfants en jouant avaient creusé un grand trou dans le sable. M. Mocquet m’indiqua le trou, m’engagea à m’y terrer, m’affirmant que, si je ne bougeais pas, les lièvres viendraient m’y réchauffer les pieds.

Ce n’eût point été du luxe, il faisait un joli froid, bien cassant.

La traque commença.

Aux premiers cris poussés par les rabatteurs, deux ou trois lièvres se levèrent, et, après s’être consultés sur le chemin qu’ils avaient à suivre, ils se mirent, comme les trois Curiaces, dont j’avais, la veille, traduit le combat dans le De viris illustribus, à prendre la route de mon ravin.

Je doutai un instant ; étaient-ce bien des lièvres ? Ils m’apparaissaient gros comme des ânes.

Mais, lorsqu’il n’y eut plus de doute sur leur identité, lorsque je les vis venir sur moi aussi droit que s’ils se fussent donné rendez-vous dans mon trou, un nuage me passa sur les yeux et il me sembla que j’allais m’évanouir.

Je crois même que je fermai les yeux.

Mais, en les rouvrant, je vis mes lièvres suivant toujours la même direction. À mesure qu’ils s’avançaient, mon cœur battait plus fort ; le thermomètre marquait 5 ou 6 degrés au-dessous de zéro, et l’eau me coulait sur le front. Enfin, celui qui faisait tête de colonne parut prendre résolument le parti de me charger, et vint droit sur moi. Depuis le moment de son départ, je le tenais en joue ; j’aurais pu le laisser approcher à vingt pas, à dix pas, à cinq pas, le foudroyer de mon coup de fusil, comme d’une décharge électrique ; je n’en eus pas la force : à trente pas, je lui lâchai mon coup à travers le visage.

Le lièvre fit à l’instant même un tête à la queue des plus significatifs, et commença une série de cabrioles vraiment fantastiques.

Il était évident qu’il était touché.

Je bondis hors de mon trou comme un jaguar en criant :

— Y est-il ? en tient-il ? À moi, les chiens ! Rabatteurs ! rabatteurs !… Ah ! coquin ! ah ! brigand ! attends, attends !

Mais, au lieu de m’attendre, ou plutôt d’attendre le châtiment que je lui réservais pour l’entêtement qu’il mettait à me fuir, le lièvre, qui entendait ma voix, n’en faisait que de plus extravagants écarts.

Quant à ses deux compagnons, l’un, à tout ce tapage et à toute cette gymnastique, rebroussa chemin et força les rabatteurs. L’autre en prit son parti et passa si près de moi, que, n’ayant plus rien dans mon fusil, je lui jetai mon fusil lui-même.

Mais ce n’était là qu’une agression incidente qui ne m’avait aucunement détourné de la poursuite principale.

J’étais lancé sur mon lièvre, qui continuait à se livrer à la carmagnole la plus effrénée, ne faisant pas quatre pas en ligne droite, sautant deçà, sautant delà, bondissant en avant, bondissant en arrière, trompant tous mes calculs, m’échappant au moment où je croyais le tenir, gagnant dix pas sur moi comme s’il n’avait pas la moindre égratignure, puis, tout à coup, rebroussant chemin, et venant me passer entre les jambes. On eût dit une gageure. J’étais exaspéré ; je ne criais plus, je hurlais, je ramassais des pierres, je les lui lançais ; quand je me croyais à sa portée, je me jetais à plat ventre, espérant le prendre entre moi et la terre, comme dans un trébuchet. À travers la sueur qui m’aveuglait, j’apercevais de loin, comme à travers un nuage, la troupe des chasseurs, les uns riant, les autres furieux : ceux-ci riant de l’exercice désespéré auquel je me livrais, ceux-là furieux du bruit que je faisais au milieu de la battue et qui effarouchait les autres lièvres.

Enfin, après des efforts inouïs, que ni la plume ni le pinceau

ne rendront jamais, j’attrapai le mien par une patte, puis par deux, puis par le milieu du corps ; les rôles avaient, changé, c’était moi qui me taisais, et lui qui jetait des cris désespérés ; je le pris contre ma poitrine comme Hercule avait pris Antée, et je regagnai mon trou, tout en ayant soin de recueillir, en passant, mon fusil gisant sur le chemin déjà parcouru par moi.

De retour à mon excavation, je pus examiner consciencieusement mon lièvre.

Cet examen m’expliqua tout.

Je lui avais crevé les deux yeux sans lui faire aucune autre blessure.

Je lui allongeai sur la nuque ce fameux coup, qui lui servit à lui comme lièvre, quoique Arnal l’ait appelé depuis le coup du lapin ; puis je rechargeai mon fusil, le cœur bondissant, la main tremblante…

Je devrais peut-être arrêter là mon récit, puisque mon premier lièvre est tué ; mais, à mon avis, la narration serait incomplète.

Je disais donc que je rechargeai mon fusil, le cœur bondissant, la main tremblante. Il me sembla que la charge était un peu forte ; mais j’étais sûr du canon de mon fusil, et cet excédant de quatre ou cinq lignes me donnait la chance de tuer plus loin.

À peine étais-je replacé, que je vis venir un autre lièvre droit à moi.

J’étais guéri de la manie de les tirer en tête ; d’ailleurs, celui-là promettait de me passer à vingt-cinq pas en plein travers.

Il tint sa promesse ; j’ajustai avec plus de calme qu’on n’eût pu attendre d’un débutant et que je n’attendais de moi-même, et je fis feu, convaincu que j’avais ma paire de lièvres.

L’amorce brûla, mais le coup ne partit point.

J’épinglai mon fusil, je l’amorçai et j’attendis.

M. Mocquet connaissait la place et ne l’avait pas surfaite.

Un troisième lièvre venait sur les traces de ses devanciers.

Comme le dernier, il me passa en plein travers à vingt pas ; comme le dernier, je l’ajustai ; comme pour le dernier, l’amorce seule brûla.

J’étais furieux : c’était à pleurer de rage ; d’autant plus qu’un quatrième lièvre arrivait au petit trot.

Il en fut de celui-ci comme des deux autres.

Il y mit toute la complaisance, et mon fusil tout l’entêtement possible.

Il passa à quinze pas de moi, et, pour la troisième fois, mon fusil brûla son amorce, mais ne partit pas.

Il était évident que les lièvres étaient renseignés et que le premier qui était passé sain et sauf avait fait signe aux autres qu’il y avait là un passage libre.

Cette fois, je pleurai véritablement.

Un bon tireur, posté à ma place, eût tué ses quatre lièvres.

C’était la fin de la battue, M. Mocquet vint à moi.

— Il a brûlé l’amorce trois fois, monsieur Mocquet, lui criai-je d’une voix lamentable, trois fois sur trois lièvres !

Et je lui montrai mon fusil.

— Raté ou brûlé l’amorce ? demanda M. Mocquet.

— Brûlé l’amorce ! Que diable peut-il y avoir à la culasse ?

M. Mocquet hocha la tête, sortit de son carnier un tire-bourre, l’emmancha à l’extrémité de sa baguette, tira d’abord la bourre de mon fusil, puis le plomb, puis la seconde bourre, puis la poudre, puis, après la poudre, un demi-pouce de terre qui, lorsque j’avais jeté mon fusil après le lièvre, était entré dans le canon et que j’avais repoussé au fond de la culasse eu appuyant ma première bourre sur la poudre.

J’eusse tiré sur cent lièvres, que mon fusil eût raté cent fois.

Fragilité des choses humaines ! sans ce demi-pouce de terre, j’avais deux ou trois lièvres dans mon carnier, et j’étais le roi de la battue !

Eh bien, c’était sur cette terre aux souvenirs juvéniles que je revenais homme, toujours passionné pour la chasse, toujours dormant mal pendant la nuit qui précédait l’ouverture.