Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 31

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 197-202).

XXXI

UN ENRAGÉ AMATEUR D’AUTOGRAPHES


Quand je reviens à moi, j’étais complètement entouré par mes hôtes.

Mon premier regard fut pour ma main.

J’avais l’arcade palmaire ouverte jusqu’à l’os, j’avais le métacarpe percé en deux endroits, j’avais la dernière phalange du petit doigt presque détachée.

Vous allez peut-être croire, chers lecteurs, qu’en revenant à moi, ce fut de moi que je m’occupai.

Point.

— Mouton est-il revenu à lui ? demandai-je.

On courut à l’écurie.

Mouton était revenu à lui ; seulement, il était comme moi, il ne pouvait rester qu’assis.

— C’est bien, répondis-je. Allez me chercher le chirurgien du régiment.

— Pourquoi le chirurgien du régiment ? demanda Alexandre.

— J’ai mes raisons.

Ce n’était point le moment de me contrarier ; on alla chercher le chirurgien du régiment.

Au bout de dix minutes, il était près de moi.

— Nous allons d’abord cautériser cela, me dit-il.

— Non pas, répondis-je.

— Comment, non pas ?

— Parce que je n’ai pas peur de la rage, je n’ai peur que du tétanos.

— Vous êtes sûr que le chien n’est pas enragé ?

— J’en suis sur ; il s’est jeté sur moi à la suite d’une provocation ; je suis dans mon tort.

Mon tort avoué, il ne s’agissait plus que d’adopter un mode de traitement.

— Je suis encore fixé là-dessus, dis-je au docteur : vous me traiterez par l’eau glacée, méthode Baudens et Ambroise Paré.

— Pourquoi m’avez-vous envoyé chercher, alors, demanda le docteur, si vous savez aussi bien que moi ce qu’il faut vous faire ?

— Mais, cher docteur, je vous ai envoyé chercher pour réunir les chairs, et pour me remettre les os tant soit peu disloqués.

Le docteur me prit la main, me redressa l’index, le médium et l’annulaire, qui s’étaient cambrés, assujettit la dernière phalange de mon petit doigt avec une bande, me tamponna de charpie, rapprocha le pouce par une ligature, et me demanda où je comptais établir mon appareil hydraulique.

J’avais une charmante fontaine de faïence de Rouen à robinets de vermeil ; j’adaptai un fétu de paille au robinet, j’emplis ma fontaine de glace et je l’accrochai à la muraille.

Puis je me fis faire un lit de sangle au-dessous, établir un support pour ma main ; après quoi, je me couchai sur le lit de sangle et fis lâcher le robinet.

Pendant trois jours et trois nuits, je restai ainsi, ne me levant que pour aller voir si Mouton mangeait ou buvait.

Mais Mouton ne mangeait pas, mais Mouton ne buvait pas.

Le premier jour, j’y fis peu attention.

Le second jour, cela commença de m’inquiéter.

Le troisième jour, j’eus plus que de l’inquiétude.

On avait pourtant fait au drôle une soupe de tous les reliefs de viande que l’on avait pu trouver ; on lui avait versé un plein baquet d’eau filtrée.

Enfin, vers le milieu du troisième jour, comme j’avais momentanément quitté mon robinet, pour faire une de mes visites à Mouton, visites qui devenaient de plus en plus fréquentes au fur et à mesure que le temps s’écoulait, j’eus la satisfaction de voir Mouton le nez plongé dans son potage.

Puis, en chien bien élevé qui sait que, après avoir mangé, il est hygiénique de boire, je vis Mouton, sa soupe mangée, s’acheminer vers son baquet.

Je ne lui laissai pas le temps d’y tremper la langue.

— Michel ! criai-je.

Michel parut.

— Monsieur m’appelle ? demanda Michel.

— Oui, mon ami, vous pouvez reconduire Mouton chez Challamel ; j’ai vu ce que je voulais voir.

Michel allongea le cou par la lucarne que je laissais libre en me retirant.

— Que voulait donc voir monsieur ?

— Je voulais voir si Mouton mangeait, je voulais voir si Mouton buvait ; Mouton a bu et mangé, je suis content.

— Bon ! dit Michel, est-ce que monsieur avait peur d’être enragé ?

— Eh, eh ! Michel…

— Oh ! c’est que, si monsieur avait peur, j’ai une recette souveraine pour la rage. Vous prenez d’abord du caca de poule, vous le mettez dans du lait que vous laissez aigrir ; vous y ajoutez un demi-verre d’urine de cheval…

— Pardon, Michel, votre remède est-il interne ou externe ?

— Je ne comprends pas.

— Je vous demande si ou s’en frotte ou si on l’avale.

— On l’avale, Monsieur ; mais je n’ai pas dit à monsieur la moitié des ingrédients dont il se compose.

— J’en sais assez, Michel ; du moment que je n’ai plus peur d’être enragé, je ne ferai pas de tort à votre remède.

— Cependant, Monsieur, pour plus de sûreté…

— Michel, reconduisez Mouton.

— Allons, viens, brigand ! dit Michel.

Et il emmena Mouton, qui s’en alla de son même pas nonchalant, habitude dont il n’était sorti qu’une fois pour me sauter à la gorge.

Un quart d’heure après, Michel revint.

— Vous y avez mis le temps, lui dis-je.

— Je crois bien, dit Michel, M. Challamel ne voulait pas le reprendre.

— Et pourquoi ne voulait-il pas le reprendre ?

— Il paraît que son maître s’en était défait parce qu’il mordait.

— Et bien, Michel, quand vous verrez Challamel, vous le remercierez deux fois au lieu d’une, n’est-ce pas ?

Je ne sais pas si Michel remercia Challamel une ou deux fois ; mais ce que je sais, c’est que Challamel m’en voulut toujours de lui avoir rendu Mouton.

Pendant les trois premiers jours, je ne m’étais pas ennuyé : la peur de devenir enragé avait victorieusement combattu l’ennui ; mais, du moment que je fus débarrassé de cette crainte, le Bâtard de Mauléon me trotta par la tête.

Par malheur, il n’était pas commode d’écrire avec une main complètement privée de mouvement, et étendue sur une palette ; cependant, je n’en désespérai point. J’appelai à mon aide tout ce que j’avais d’idées en mécanique ; j’introduisis le bâton de la plume dans une espèce de pince que je pratiquai entre l’index, le médium et l’annulaire, et, grâce à un mouvement de l’avant-bras que je substituai à celui des doigts et du poignet, je repris mon récit, juste où je l’avais quitté pour donner à Mouton le malencontreux coup de pied qui avait amené la catastrophe ; seulement, comme on le comprend bien, ce mode d’exécution nouvelle fit un grand changement entre les écritures.

Sur ces entrefaites, Gudin, qui était mon voisin, vint me voir : je m’aperçus qu’il s’avançait avec certaines précautions : le bruit courait déjà que, mordu par un chien enragé, j’avais eu un premier accès de rage.

Je rassurai Gudin, et lui montrai mon invention.

Gudin la loua fort.

Puis, par manière de conversation :

— Savez-vous, me dit-il, que moi, le plus grand collectionneur d’autographes de Paris, je n’ai pas un seul autographe de vous ?

— Vraiment ! fis-je.

— Mais pas un seul.

— Et vous croyiez qu’il était temps de vous y prendre pour en avoir un, n’est-ce pas ?

— Oh ! par exemple !…

— Eh bien, mon cher Gudin, lui dis-je, je vais vous en donner un, des plus curieux même et dont personne ne pourra se vanter d’avoir le pareil.

— Comment cela ?

— Je vais vous donner le premier volume du Bâtard de Mauléon, écrit de deux écritures : celle de la main se portant bien et celle de la main malade ; vous pourrez raconter la cause de ce changement, cela fera tout à la fois un autographe et une histoire.

— Oh ! mais, fit Gudin, je suis vraiment tout honteux !

— Ne soyez pas honteux, cher ami ; vous me donnerez un dessin, et nous serons quittes.

— C’est marché fait.

— Eh bien, vous enverrez chercher de mes nouvelles tous les jours, et, le jour où le volume sera fini, je le remettrai à votre domestique.

— Ah ! par exemple, je viendrai moi-même.

Et Gudin vint, en effet, tous les jours.

Le troisième jour, il emporta son volume.

J’attends qu’un chien morde la main de Gudin pour aller lui dire : « Cher ami, savez-vous que je n’ai pas un seul dessin de vous ?