Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 30

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 191-195).

XXX

OÙ MOUTON RÉVÈLE SON AFFREUX CARACTÈRE


Rusconi était donc chez moi pour me rendre des services.

Dans ce moment-là, il me rendait le service d’expliquer à mes hôtes les mœurs de mes singes.

Il va sans dire que Rusconi, fort pudibond de sa nature, gazait le plus qu’il pouvait.

Pendant ce temps, j’étais dans mon petit kiosque à verres de couleur, vêtu de mon pantalon à pieds de basin et de ma chemise de batiste, travaillant, comme je vous l’ai dit, au Bâtard de Manléon ; et, comme je vous l’ai dit encore, tout en travaillant je regardais Mouton, qui déterrait un des dahlias de Michel, et non pas un de mes dahlias, parce que je n’ai jamais reconnu le dahlia pour une de mes fleurs ; je ne suis pas même bien sûr que ce soit une fleur : je nie les fleurs qui n’ont point de parfum.

Donc, tout en écrivant, je regardais Mouton, qui déterrait un des dahlias de Michel, et je me disais :

— Sois tranquille, toi ! quand je vais avoir fini mon combat, tu auras affaire à moi.

Ce combat que j’étais en train d’écrire, c’était le combat d’un chien contre un More ; et, pour le chien, comme on a vu, c’était Mouton qui avait posé.

Au reste, voici textuellement ce que j’écrivais :

«… Mais à peine eurent-ils fait cinquante pas, qu’une forme blanche et immobile se dessina dans l’obscurité ; le grand maître, ignorant ce que ce pouvait être, marcha droit à l’espèce de fantôme : c’était une seconde sentinelle enveloppée d’un caban, qui abaissait sa lance, en disant en espagnol, mais avec l’accent guttural des Arabes :

« — On ne passe pas !

» — Et celui-là, demanda don Frédéric à Fernand, qui est-il ?

» — Je ne le connais pas, répondit Fernand.

» — Ce n’est donc pas toi qui l’as placé ?

» — Non ; car c’est un More.

» — Laissez-nous passer, dit don Frédéric en arabe.

» Le More secoua la tête et continua de présenter à la poitrine du grand maître la pointe large et acérée de sa hallebarde.

» — Que signifie cela ? s’écria don Frédéric. Suis-je donc prisonnier, moi le grand maître, moi le prince ? Holà ! mes gardes, à moi !

» De son côté, Fernand tira un sifflet d’or de sa poche et siffla… »

C’était pendant que j’écrivais ce dialogue que Mouton continuait avec un acharnement progressif de déterrer son dahlia, et que je disais : « Sois tranquille, quand j’aurai fini mon combat, tu auras affaire à moi. »

Et, avec un geste qui ne promettait rien de bon à Mouton, je poursuivis :

« Mais, avant les gardes, avant même la sentinelle espagnole placée à cinquante pas derrière les promeneurs, apparut, rapide et bondissant, le chien de don Frédéric, qui, reconnaissant la voix de son maître, et comprenant qu’il demandait du secours, accourait tout hérissé, et, d’un seul élan, d’un élan de tigre, s’élança sur le More, l’étreignit si rudement à la gorge à travers les plis de son caban, que le soldat tomba en poussant un cri d’alarme. »

— Ah ! fis-je en posant ma plume, voici mon combat et mon paragraphe finis ; tiens-toi bien, Mouton !

Et je sortis, en effet, sans rien dire à personne, m’avançant tout doucement vers Mouton, et m’apprêtant à lui donner le plus rude coup de pied que je pourrais lui allonger avec un escarpin dans la partie qu’il me présentait.

Or, la partie qu’il me présentait, c’était la partie postérieure.

Je visai du mieux que je pus, et lui allongeai le coup de pied promis.

Pour avoir porté un peu bas, le coup de pied, à ce qu’il paraît, n’en avait pas été moins douloureux.

Mouton fît entendre un grognement sourd, pivota sur lui-même en me regardant avec des yeux sanglants, fit deux ou trois pas en arrière et s’élança à ma gorge.

Par bonheur, j’avais compris ce qui allait se passer, et j’avais eu le temps de me mettre en défense ; c’est-à-dire qu’au moment où il s’élançait sur moi, j’étendais les deux mains vers lui.

Une de mes mains, la droite, se trouva dans sa gueule ; l’autre, la çauche, rencontra son cou.

Alors, j’éprouvai une douleur que je ne saurais comparer qu’à celle que cause une dent qu’on vous arrache ; seulement, la douleur d’une dent arrachée dure une seconde : la douleur que j’éprouvais dura cinq minutes.

C’était Mouton qui me broyait la main.

Pendant ce temps, je lui serrais le cou.

J’avais parfaitement compris une chose : c’est que, le tenant au pharynx, ma seule chance de salut était de serrer toujours et de plus en plus, jusqu’à ce que la respiration lui manquât.

C’est ce que je faisais.

Par bonheur, j’ai la main petite mais solide ; ce qu’elle tient, à part l’argent, elle le tient bien.

Elle tint et serra si bien le cou de Mouton, que celui-ci commença de râler. C’était un encouragement, je serrai plus fort ; Mouton râla plus haut. Enfin, réunissant toutes mes forces pour une pression suprême, j’eus la satisfaction de sentir que les dents de Mouton commençaient à se desserrer ; une seconde après, sa gueule s’ouvrit, ses yeux roulèrent dans leur orbite, il tomba terrassé sans que je lui lâchasse le cou ; seulement, j’avais la main droite mutilée.

Je lui mis le genou sur la tête et j’appelai Alexandre.

Alexandre accourut.

J’étais ruisselant de sang.

Outre ma main mâchurée, l’animal m’avait, d’un coup de griffe, déchiré la poitrine, et le sang coulait par les déchirures.

Alexandre, à la première vue, crut que la lutte durait encore au lieu d’être terminée : il s’élança dans le salon et revint avec un poignard arabe.

Mais je l’arrêtai.

— Non pas ! lui dis-je ; je tiens beaucoup à le voir boire et manger pour m’assurer qu’il n’est point enragé ; qu’on lui mette sa muselière et qu’on le conduise à l’écurie.

On appela Michel, on mit la muselière à Mouton, et, seulement alors, je lui lâchai le cou.

Mouton était évanoui.

On le prit par les quatre pattes et on le porta dans l’écurie.

Quant à moi, je courus droit au salon.

Je sentais que je n’avais que le temps de m’asseoir et de me trouver mal.