Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 29

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 181-189).

XXIX

DON RUSCONI


Mais je m’aperçois qu’imprudemment et, selon mon habitude, sans crier gare, je viens d’introduire un nouveau personnage dans ma narration.

Ce personnage, dont je prononce le nom pour la première fois, est don Rusconi, comme on l’appelle chez moi et autour de moi.

Don Rusconi est né à Mantoue, comme Virgile et Sordello.

Ne vous attendez point à ce que je vous donne une biographie de Rusconi : une biographie de Rusconi tiendrait plusieurs volumes, et l’étendue de notre livre ne nous permet point de pareils épisodes.

La vie de Rusconi a trois points culminants.

Il a pris, à l’île d’Elbe, une tasse de café avec Napoléon ; il a conspiré, en 1822, à Colmar avec Carrel ; enfin, il a reçu, à Nantes, des mains de M. de Ménars, le fameux chapeau qui conserve encore aujourd’hui, à ce que l’on assure, dans la famille de l’écuyer de Son Altesse, un précieux souvenir de madame la duchesse de Berry.

Comment Rusconi, après avoir pris le café avec Napoléon à l’île d’Elbe, après avoir conspiré avec Carrel à Colmar, après avoir pris la duchesse de Berry à Nantes, en était-il arrivé à montrer et à expliquer mes singes à la villa Médicis ?

C’est à la fois une odyssée et une iliade.

Rusconi, qui avait fait la campagne de 1812 avec la division italienne du général Fontanelli, s’était, lors des désastres de 1814, retiré à Milan.

Ce fut là qu’il apprit que son empereur, qui avait tant donné de trônes, venait d’en recevoir un.

Il est vrai que la Sainte-Alliance ne s’était pas ruinée en le lui donnant : ce trône, c’était celui de l’île d’Elbe.

Dès lors, Rusconi eut l’idée de consacrer ses services à son empereur.

Par l’entremise de Vantini, procureur impérial à l’île d’Elbe, il obtint la place de commissaire de police spécial à Porto-Ferrajo.

Un jour, une rixe eut lieu entre des soldats de la garde et des bourgeois de la ville ; le commissaire de la ville fit son rapport en italien.

Le rapport fut porté à Cambronne.

Cambronne ne savait pas un mot d’italien et espérait ne pas rester assez longtemps à l’île d’Elbe pour avoir besoin de l’apprendre.

Il envoya chercher Rusconi pour lui tradnire le rapport de son confrère.

Rusconi en était à la seconde ligne lorsque le général Drouot envoya chercher le rapport.

Comme le général Drouot ne savait pas plus d’italien que Cambronne, il demandait un interprète en même temps que le rapport.

Le général Cambronne envoya le rapport et Rusconi, l’un portant l’autre, au général Drouot.

Le général Drouot allait se mettre à table.

Il invita Rusconi à déjeuner avec lui ; Rusconi traduirait au dessert le rapport.

Mais il était écrit Là-haut que le rapport ne serait pas traduit.

Les deux convives en étaient au café quand l’Empereur entra.

L’Empereur venait demander le rapport.

— Mais, lui dit Drouot, il est en italien, Sire.

— Eh bien, fit l’Empereur, est-ce que je ne suis pas Corse, moi ?

Il prit le rapport et le lut.

Mais, tout en lisant le rapport :

— Vous avez là du café qui sent bon ! dit-il à Drouot.

— Si j’osais en offrir à Votre Majesté, dit le général.

— Offrez, Drouot ; mais je l’aime chaud, je vous en préviens.

Rusconi se précipita, mit la cafetière d’argent sur des braises rouges, et Napoléon, son rapport lu, eut la satisfaction de prendre une tasse de café bouillant.

Puis il invita Drouot et Rusconi à prendre le leur.

Ils le prirent froid, mais le prirent avec Napoléon.

Voilà comment s’accomplit ce grand événement qui laissa de si profonds souvenirs dans la mémoire de Rusconi.

Rusconi revint en France avec l’Empereur ; mais, après Waterloo, ce fut pour lui une existence à recommencer.

Il se retira à Colmar, où, grâce à ses études cadastrales, il gagna sa vie en arpentant la France telle que les alliés nous l’avaient laissée.

Mais la France, telle que les alliés nous l’avaient laissée, n’était point la France de son cœur. Il en résulta que Rusconi, ayant fait la connaissance de Carrel, qui conspirait, conspira avec Carrel.

C’était le général Dermoncourt, ancien aide de camp de mon père, qui était la tête de la conspiration.

Elle devait éclater le 1er janvier 1822.

Elle fut découverte le 28 décembre 1821.

Rusconi jouait aux dominos dans son café lorsqu’on vint l’avertir qu’un mandat d’amener était lancé contre Carrel, le général Dermoncourt et lui.

Il pouvait croire à la nouvelle, car elle lui était apportée par le greffier qui venait de signer les mandats d’arrêt.

Rusconi courut chez lui. Il était caissier de l’association ; il mit dans ses poches les cinq cents louis qui, pour le moment, constituaient la caisse, et courut chez Carrel.

Carrel n’était pas chez lui.

Tandis qu’il était en train de courir, Rusconi courut chez le général Dermoncourt.

Le général Dermoncourt n’était pas chez lui.

Carrel à vingt-trois ans, Dermoncourt à cinquante, découchaient tous deux pour la même cause.

— Oh ! que ce bon M. Jackal a bien raison de dire en toute circonstance : « Cherchez la femme ! »

Rusconi avait bien autre chose à faire que de chercher la femme : il avait sa chère petite personne à mettre en sûreté.

Il laissa un mot à chacun de ses associés et alla se cacher dans un bois qui bordait la route de Colmar.

C’était par cette route que les conspirateurs devaient fuir.

Carrel passa le premier ; il était six heures du matin, à peu près. Rusconi appela et se fit reconnaître.

Carrel avait été prévenu et se sauvait.

— Avez-vous besoin d’argent ? lui demanda Rusconi.

— En auriez-vous ? demanda Carrel étonné.

— J’ai cinq cents louis au général, répondit Rusconi.

— Donnez-m’en cinquante, dit Carrel.

— Rusconi lui donna les cinquante louis, et Carrel disparut au galop.

À peine le galop du cheval de Carrel s’était-il éteint, que le galop d’un autre cheval se fit entendre.

C’était Dermoncourt qui se sauvait à son tour.

Rusconi se fit reconnaître, lui et ses quatre cent cinquante louis.

Quatre cent cinquante louis sont toujours bons à rencontrer, surtout quand on est compromis dans une conspiration, que l’on quitte la France et que l’on ne sait pas quand on y rentrera.

Dermoncourt fit monter derrière lui le caissier et la caisse.

Puis, au lieu de se diriger vers le pont du vieux Brisach, qui, selon toute probabilité, était déjà gardé, on se dirigea vers la demeure d’un parent du général Dermoncourt.

Le lendemain de l’arrivée du général et de Rusconi chez ce parent, on ne parlait que d’une grande chasse aux oiseaux d’eau qui allait avoir lieu dans les îles. Cinquante chasseurs, parmi ceux qui avaient les opinions les plus avancées, étaient invités à cette chasse. Il y avait de quoi faire face à toute la gendarmerie du département, dans le cas où il lui prendrait l’idée de venir demander aux chasseurs leurs ports d’armes.

D’ailleurs, pour plus grande sûreté, au lieu de charger les fusils avec du sept ou du huit, comme on fait quand on chasse aux bécassines, on chargea, selon la fantaisie du chasseur, qui à balles, qui à lingots.

On partit pour la chasse.

Il y avait vingt barques, une véritable flottille.

Une des barques dévia, emportée par le courant sans doute, et alla déposer deux chasseurs de l’autre côté du Rhin, c’est-à-dire sur la terre étrangère.

Ces deux chasseurs, c’étaient le général Dermoncourt et son fidèle Rusconi.

Le général Dermoncourt rentra en France à la suite d’une ordonnance de non-lieu.

Ce fut plus long pour Rusconi, Italien, et, par conséquent, étranger ; mais, enfin, il rentra et se remit à mesurer la France.

La révolution de 1830 éclata ; Dermoncourt, remis en activité, prit Rusconi pour secrétaire.

Nommé en 1832 au commandement de la Loire-Inférieure, il emmena Rusconi à Nantes.

Le 10 novembre 1832, à neuf heures du matin, Rusconi se trouvait dans la mansarde d’une maison appartenant aux demoiselles du Guigny, causant tranquillement avec deux gendarmes qui se chauffaient les pieds à un feu de journaux qu’ils avaient fait dans la cheminée, lorsqu’une voix, qui venait on ne savait d’où, cria :

— Levez la plaque de la cheminée, nous étouffons !

Les gendarmes firent un soubresaut sur leurs fauteuils ; Rusconi fit trois pas en arrière.

En même temps, on frappait à la plaque de la cheminée.

— Eh ! vite, vite, nous étouffons ! répéta la même voix. On comprit alors d’où venait cette voix et qui étouffait.

Les gendarmes se précipitèrent et levèrent la plaque à grand’peine ; elle était rouge.

Puis ils se mirent à balayer la cheminée pour faire aux prisonniers un passage praticable.

Les prisonniers alors se présentèrent dans l’ordre suivant :

D’abord, Son Altesse royale la duchesse de Berry. À tout seigneur tout honneur, direz-vous.

Non pas : il ne s’agissait là ni de seigneur ni d’honneur ; Madame était la plus proche de la plaque, elle sortit la première ; voilà tout.

Rusconi, avec ses habitudes de sigisbé, lui offrit galamment la main.

Puis vint mademoiselle de Kersabiec ; pour celle-ci, la sortie fut plus difficile ; elle était si grosse, qu’elle ne pouvait point passer. On s’y attela et l’on finit par l’amener près de la duchesse.

Puis vint M. de Ménars, qui glissa tout seul ; grand et mince comme il était, à part son nez, il eût passé par une chatière. Seulement, il était empêché par son chapeau, qu’il tenait à la main et pour le contenu duquel il paraissait avoir le plus grand respect.

Ce que contenait le chapeau de M. de Ménars, c’est le secret de l’histoire : L’histoire ne l’a point révélé, nous ne serons pas plus indiscret qu’elle.

Ce que nous avions à raconter, nous, c’est comment Rusconi avait pris le café avec l’empereur Napoléon, avait conspiré avec Carrel, et avait reçu des mains de M. de Ménars le précieux récipient qui contenait la relique mystérieuse.

Maintenant, comment Rusconi, après avoir accompli ces hautes destinées, était-il redescendu jusqu’à moi ?

C’est ce qui nous reste à dire et ce qui ne sera plus long.

Pour avoir parlé à madame la duchesse de Berry, le chapeau à la main, tandis que M. le préfet Maurice Duval lui parlait le chapeau sur la tête, le général Dermoncourt fut mis à la retraite.

Mis à la retraite, Dermoncourt n’eut plus besoin de secrétaire.

N’ayant plus besoin de secrétaire, il se sépara de Rusconi.

Mais, en se séparant de Rusconi, il lui donna une lettre pour moi.

Dans cette lettre, il me priait de créer près de moi une sinécure dans laquelle Rusconi pût tranquillement passer ses vieilles années.

Comme l’Arbogaste de M. Viennet,

Il ne demandait rien pour prix de ses services.
Que de passer ses jours dans le sein des délices.

Je lui accordai la sinécure demandée. Rusconi entra chez moi vers 1834, je crois. Il y est encore aujourd’hui.

Il y a donc vingt-trois ans, que, sauf pendant mes voyages à l’étranger, j’ai le bonheur de voir Rusconi tous les jours.

— Que fait-il chez vous ?…

Ce serait fort difficile à dire : tout et rien. J’ai créé un verbe pour cela ; ce verbe est parfaitement expressif : il rusconne.

Tous les services qu’un homme peut rendre à son prochain entrent dans l’immense circonscription du verbe rusconner.