Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 28

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 175-179).

XXVIII

PROCÈS ET CONDAMNATION DE MYSOUFF


Nous avons laissé Mysouff croquant les bengalis, les damiers et les veuves dans la volière.

Lui ne fut pas difficile à prendre.

On ferma la volière, et l’on eut le coupable à la disposition de la justice. Il s’agissait de statuer sur son sort.

Michel opinait pour un seul coup de fusil. Je m’opposai à cette exécution, qui me paraissait un peu trop brutale.

Je proposai d’attendre le dimanche suivant, et de faire juger Mysouff par les amis du dimanche.

Outre les amis hebdomadaires, on pouvait faire une convocation extraordinaire. La convocation fut résolue, et le jugement remis au dimanche suivant.

En attendant, Mysouff fut incarcéré dans le théâtre même du crime. Michel enleva jusqu’au dernier des cadavres dont il se repaissait sans remords. Il fut mis au pain et à l’eau, et Michel se constitua son gardien.

Le dimanche suivant, les amis hebdomadaires étant venus, les amis extraordinaires étant convoqués, on se trouva en nombre suffisant pour procéder au jugement.

Michel fut nommé procureur général, et Nogent-Saint-Laurent défenseur d’office.

Je dois dire que les dispositions du jury étaient évidemment mauvaises ; aussi, après le discours du procureur général, la condamnation capitale était-elle presque certaine.

Mais l’habile avocat, prenant au sérieux l’accusation, et appelant à son aide toute son éloquence, fit valoir l’innocence de Mysouff, la malice des singes, le peu d’initiative du quadrupède, l’incessante activité des quadrumanes. Il prouva que, se rapprochant des hommes, ils devaient en avoir les mauvaises inspirations. Il montra Mysouff incapable de rêver par lui-même un pareil crime. Il le montra dormant du sommeil du juste ; puis, tout à coup, au milieu de ce sommeil inoffensif, réveillé par les abominables animaux qui, placés en face de la volière, méditaient depuis longtemps le crime. On vit Mysouff, à moitié réveillé, détirant ses pattes, ronronnant encore, ouvrant sa gueule rose, où se recourbait une langue pareille à celle des lions héraldiques ; écoutant, en secouant les oreilles, — preuve qu’il la repoussait, — l’infâme proposition qu’on osait lui faire ; s’y refusant d’abord (l’avocat affirmait que son client avait commencé par s’y refuser) ; puis, jeune, d’un caractère facile, vicié par la cuisinière, qui, au lieu de lui faire sa pâtée de lait ou de bouillon, comme elle en avait reçu l’ordre positif, avait excité ses appétits carnassiers en lui donnant des morceaux de mou, des restes de cœur de bœuf et des rognures de côtelettes ; se laissant aller peu à peu, plutôt par faiblesse et par entraînement que par cruauté et par gourmandise ; suivant, encore mal éveillé, les yeux à moitié ouverts et d’un pas chancelant, les misérables singes, véritables instigateurs du crime. Il prit l’accusé dans ses bras, montra ses pattes, fit valoir leur conformation, en appela aux anatomistes, les adjurant de dire si, avec de pareilles pattes, un animal pouvait ouvrir une volière fermée au verrou ; enfin, il emprunta à Michel lui-même son fameux Dictionnaire d’histoire naturelle ; il l’ouvrit à l’article Chat, chat domestique, chat tigré ; il prouva que Mysouff, pour n’être pas tigré, n’en était que plus intéressant, puisque la nature l’avait doué d’une robe blanche, symbole de son caractère ; puis, enfin, il frappa avec véhémence sur le livre.

— Chat ! s’écria-t-il, chat !… vous allez voir ce que l’illustre Buffon, l’homme aux manchettes de dentelles, écrivait sur les genoux de la Nature, à propos du chat :

« Le chat, dit M. de Buffon, n’est qu’un domestique infidèle, qu’on ne garde que par nécessité pour l’opposer à d’autres ennemis domestiques encore plus incommodes et qu’on ne peut chasser… ; or, quoique le chat, continue M. de Buffon ait, surtout quand il est jeune, de la gentillesse, il a en même temps une malice innée, un caractère faux, un naturel pervers, que l’âge augmente encore et que l’éducation ne fait que masquer. »

— Eh bien, s’écria l’orateur après avoir lu cette physiologie de son client, que me reste-t-il à dire maintenant ?… Mysouff, le pauvre Mysouff, s’est-il présenté ici avec un faux certificat signé Lacépède ou Geoffroy Saint-Hilaire, pour faire contrepoids à l’article de M. de Buffon ? — Non. — C’est la cuisinière elle-même qui l’a été chercher chez M. Acoyer, qui l’a poursuivi jusque dans un tas de fagots, où il s’était réfugié ; qui a dit, subrepticement et pour intéresser le cœur du maître, qu’elle l’avait trouvé gémissant dans la cave. Lui a-t-on donné une idée du crime qu’il commettrait en étranglant ces malheureux oiseaux, ces pauvres petites bêtes, bien à plaindre certainement d’être étranglées, mais qui, au bout du compte, — les cailles surtout, destinées à devenir la nourriture de l’homme, — devaient être immolées d’un moment à l’autre, et se trouvent maintenant délivrées des transes qu’elles devaient éprouver chaque fois qu’elles voyaient la cuisinière approcher de leur retraite ?… Enfin, Messieurs, j’en appelle à votre justice : lorsqu’on a créé un nouveau mot pour excuser le crime chez l’homme, c’est-à-dire chez cet animal à deux pieds et sans plumes, doué du libre arbitre, la monomanie ; lorsque, grâce au mot, on a sauvé la tête des plus grands criminels, n admettrez-vous pas que le malheureux et intéressant Mysouff a cédé non-seulement à des instincts naturels, mais encore à des suggestions étrangères ?… J’ai dit, Messieurs. Je réclame pour mon client le bénéfice des circonstances atténuantes.

Des cris d’enthousiasme accueillirent ce plaidoyer, complètement improvisé ; on vola sous l’impression de l’éloquence du grand avocat, et Mysouff, déclaré coupable de complicité dans l’assassinat des colombes, des cailles, des damiers, des veuves et des bengalis, mais avec circonstances atténuantes, fut condamné seulement à cinq ans de singes.

C’est cette peine qu’il subissait, dans la même cage que les quadrumanes, le jour où Maquet, Atala Beauchêne, Matharel et mon fils, renseignés par Rusconi, qui venait d’arriver, regardaient et écoutaient avec ces mouvements divers et quelquefois opposés que l’on éprouve en visitant les bagnes.