Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 27

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 167-173).

XXVII

UN DÉJEUNER DE CINQ CENTS FRANCS


Pendant ce temps-là, un serrurier avait été appelé, qui remaillait la cage des singes. Mademoiselle Desgarcins et le dernier des Laidmanoir y furent réintégrés après avoir été fessés d’importance.

Cette exécution faisait monter à un suprême degré la gamme des lamentations de Potich. Enfin, chose incroyable, et qui prouve le besoin que le singe, comme l’homme, — sa caricature sur tant de points ! — a de l’esclavage, les deux coupables réincarcérés, Potich descendit de son arbre, s’approcha timidement et obliquement de Michel, et, avec de petits cris plaintifs, demanda, les mains jointes, à être réincarcéré avec ses amis.

— Le voyez-vous, l’hypocrite ! dit Michel.

Était-ce de l’hypocrisie ? était-ce du dévouement ?

Je penchai pour le dévouement ; Michel maintint l’hypocrisie.

En somme, qu’avaient fait de mieux Régulus, retournant à Carthage pour acquitter sa parole ; le roi Jean, se remettant aux mains des Anglais pour retrouver la comtesse de Salisbury ?

Potich fut pardonné en considération de son repentir.

Michel le prit par la peau du cou et le jeta dans la cage, où il fit sa rentrée sans que le dernier des Laidmanoir et mademoiselle Desgarcins daignassent faire attention à sa compagnie.

Quand la guenon n’aime pas, il parait qu’elle est presque aussi cruelle que la femme.

Restait Mysouff.

Mysouff, oublié dans la volière, continuait de croquer, avec l’indifférence d’un criminel endurci, les bengalis, les damiers et les veuves.

Il avait fait, comme le vicomte de V…, un déjeuner de cinq cents francs.

Vous allez me demander, chers lecteurs, ce que signifie la comparaison.

Eh bien, le vicomte de V…, frère du comte Horace de V…, et l’un des plus fins gourmets de France, — non-seulement de France, mais d’Europe, non-seulement d’Europe, mais du monde entier, — hasarda un jour, dans une réunion, — moitié artistes, moitié gens du monde, — cette proposition :

— Un homme seul peut manger un dîner de cinq cents francs.

On se récria.

— Impossible, dirent deux ou trois voix.

— Il est bien entendu, reprit le vicomte, que dans le mot manger est sous-entendu le mot boire.

— Parbleu !

— Eh bien, je dis qu’un homme, quand je dis un homme je ne parle pas d’un charretier, n’est-ce pas ? je sous-entends un gourmet, un élève de Montrond ou de Courchamp, — eh bien, je dis qu’un gourmet, un élève de Montrond ou de Courchamp, peut manger un dîner de cinq cents francs.

— Vous, par exemple ?

— Moi, par exemple.

— Parieriez-vous ?

— Parfaitement.

— Je tiens les cinq cents francs, dit un des assistants.

— Et, moi, je les mange, dit le vicomte de V…

— Voyons, établissons bien le fait.

— C’est bien simple à établir… Je dîne au café de Paris, je fais ma carte comme je l’entends et je mange pour cinq cents francs à mon dîner.

— Sans rien laisser dans les plats ni sur l’assiette ?

— Pardon, je laisse les os.

— C’est trop juste.

— Et quand le pari aura-t-il lieu ?

— Demain, si vous voulez.

— Alors, vous ne déjeunerez pas ? demanda un des assistants.

— Je déjeunerai comme à mon ordinaire.

— Soit ; demain, à sept heures, au café de Paris.

Le même jour, le vicomte de V… alla dîner, comme d’habitude, au restaurant fashionable. Puis, après le dîner, pour ne pas être influencé par des tiraillements d’estomac, le vicomte se mit en devoir de dresser sa carte pour le lendemain.

On fit venir le maître d’hôtel. C’était en plein hiver ; le vicomte avait indiqué force fruits et primeurs ; la chasse était fermée, il voulait du gibier.

Le maître d’hôtel demanda huit jours.

Le dîner fut remis à huit jours.

À la droite et à la gauche de la tahle du vicomte devaient dîner les juges du camp.

Le vicomte avait deux heures pour dîner, de sept à neuf.

Il pouvait, à son choix, parler ou ne point parler.

À l’heure fixée, le vicomte entra, salua les juges du camp et se mit à table.

La carte était un mystère pour les adversaires. Ils devaient avoir le plaisir de la surprise.

Le vicomte s’assit. On lui apporta douze douzaines d’huîtres d’Ostende, avec une demi-bouteille de johannisberg.

Le vicomte était en appétit : il redemanda douze autres douzaines d’huîtres d’Ostende, et une autre demi-bouteille du même cru.

Puis vint un potage aux nids d’hirondelles, que le vicomte versa dans un bol et but comme un bouillon.

— Ma foi, messieurs, dit-il, je me sens en train aujourd’hui, et j’ai bien envie de me passer une fantaisie.

— Faites, pardieu ! vous êtes bien le maître.

— J’adore les biftecks aux pommes. — Garçon, un bifteck aux pommes.

Le garçon, étonné, regarda le vicomte.

— Eh bien, dit-il, vous ne comprenez pas ?

— Si fait ; mais je croyais que M. le vicomte avait fait sa carte.

— C’est vrai ; mais c’est un extra, je le payerai à part.

Les juges du camp se regardaient. On apporta le bifteck aux pommes, que le vicomte dévora jusqu’à la dernière rissole.

— Là !… Le poisson, maintenant.

On apporta le poisson.

— Messieurs, dit le vicomte, c’est une ferra du lac de Genève. Ce poisson ne se trouve que là ; mais, cependant, on peut se le procurer. On me l’a montré ce matin, tandis que je déjeunais, il était encore vivant. On l’a transporté de Genève à Paris dans l’eau du lac. Je vous recommande les ferras, c’est un manger délicieux.

Cinq minutes après, il n’y avait plus que les arêtes sur l’assiette.

— Le faisan, garçon ! dit le vicomte.

On apporta un faisan truffé.

— Une seconde bouteille de bordeaux, même cru.

On apporta la seconde bouteille.

Le faisan fut troussé en dix minutes.

— Monsieur, dit le garçon, je crois que vous avez fait erreur en demandant le faisan truffé avant le salmis d’ortolans.

— Ah ! c’est pardieu vrai ! Par bonheur, il n’est pas dit dans quel ordre les ortolans seront mangés ; sans quoi, j’avais perdu. Le salmis d’ortolans, garçon !

On apporta le salmis d’ortolans.

Il y avait dix ortolans ; le vicomte en fit dix bouchées.

— Messieurs, dit le vicomte, ma carte est bien simple maintenant : des asperges, des petits pois, un ananas et des fraises. En vin : une demi-bouteille de constance, une demi-bouteille de xérès, retour de l’Inde. Puis le café et les liqueurs, bien entendu.

Chaque chose vint à son tour : fruits et légumes, tout fut mangé consciencieusement ; vins et liqueurs, tout fut bu jusqu’à la dernière goutte.

Le vicomte avait mis une heure quatorze minutes à faire son dîner.

— Messieurs, dit-il, les choses se sont-elles passées loyalement ?

Les juges du camp attestèrent.

— Garçon, la carte !

On ne disait pas encore l’addition à cette époque.

Le vicomte jeta un coup d’œil sur le total, et passa la carte aux juges du camp.

Voici cette carte :

Huîtres d’Ostende, 24 douzaines.
130 fr.x »
Soupe aux nids d’hirondelles
150 fr.x »
Bifteck aux pommes
112 fr.x »
Faisan truffé
140 fr.x »
Salmis d’ortolans
150 fr.x »
Asperges
115 fr.x »
Petits pois
112 fr.x »
Ananas
124 fr.x »
Fraises
120 fr.x »
VINS.
Johannisberg, une bouteille.
124 fr.x »
Bordeaux, grands crus, deux bouteilles.
150 fr.x »
Constance, une demi-bouteille.
140 fr.x »
Xérès, retour de l’Inde, une demi-bouteille.
150 fr.x »
Café, liqueurs.
111 50 c.

508 fr.50 c.

On vérifia l’addition, elle était exacte.

On porta la carte à l’adversaire du vicomte, qui dînait dans le cabinet du fond.

Il parut au bout de cinq minutes, salua le vicomte, tira de sa poche six billets de mille francs et les lui présenta.

C’était le montant du pari.

— Oh ! monsieur, dit le vicomte, cela ne pressait pas ; peut-être, d’ailleurs, eussiez-vous désiré votre revanche ?

— Seriez-vous disposé à me la donner, monsieur ?

— Parfaitement.

— Quand cela ?

— Mais, dit le vicomte avec une simplicité sublime, tout de suite, monsieur, si cela vous fait plaisir.

Le perdant réfléchit pendant quelques secondes.

— Ah ! ma foi, non, dit-il ; après ce que j’ai vu, je vous crois capable de tout.