Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 25

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 155-159).

XXV

COMMENT MADEMOISELLE DESGARCINS FAIT SAUTER LE BOUCHON


Je vous déclare qu’il n’y avait rien de plus grotesque au monde que les noces de mademoiselle Desgarcins, dans sa simple tenue de guenon, avec le dernier des Laidmanoir, habillé en bergère, présidées par Potich, vêtu en troubadour.

Potich, hâtons-nous de le dire, paraissait fort maussade de cette union, et, s’il avait eu encore la fameuse épée avec laquelle il espadonnait contre son maître le jour où je fis sa connaissance, il est probable que, profitant du bénéfice de l’article 324 du Code pénal, il eût, en sa qualité d’époux outragé dans le domicile conjugal, lavé son affront dans le sang du dernier des Laidmanoir.

Mais, par bonheur, Potich n’avait point d’arme, et, la démonstration hostile qu’il fit ayant été suivie d’une épouvantable volée que lui donna le dernier des Laidmanoir, les choses en restèrent là.

Non pas que Potich fût de ces époux commodes qui ferment les yeux sur ce qui se passe autour d’eux : tout au contraire, et les chagrins que Potich éprouva dans son intérieur le conduisirent, dix-huit mois plus tard, à la mort.

Sur ces entrefaites, Alexis apparut, apportant sur un plateau trois ou quatre verres, une bouteille de vin de Chablis et une bouteille d’eau de Seltz.

— Tiens, dit Alexandre, j’ai une idée.

— Laquelle ?

— C’est de faire déboucher la bouteille d’eau de Seltz par mademoiselle Desgarcins.

Et, sans même attendre que son idée fût approuvée. Alexandre prit la bouteille d’eau de Seltz et la déposa sur le plancher de la cage dans la position d’un canon couché sur son affût.

On dit : « Curieux comme un singe. »

Alexandre avait à peine retiré sa tête et son bras de la cage, que mes trois drôles, la drôlesse comprise, entouraient la bouteille et la regardaient avec curiosité.

La guenon comprit la première que la mécanique, quelle qu’elle fût, se trouvait dans les quatre ficelles en croix qui maintenaient le bouchon.

En conséquence, elle attaqua la ficelle avec ses doigts ; mais ses doigts, si nerveux et si adroits qu’ils fussent, n’y pouvaient rien.

Alors, elle eut recours aux dents.

Cette fois, ce fut autre chose.

Au bout de quelques secondes de travail, une ficelle se rompit.

Il en restait trois.

Mademoiselle Desgarcins se remit immédiatement à la besogne et en attaqua une seconde.

Les deux acolytes, assis sur leur derrière, à sa droite et à sa gauche, la regardaient faire avec une curiosité croissante.

La seconde ficelle céda.

Les deux autres étaient tournées du côté de la terre.

Potich et le dernier des Laidmanoir, momentanément raccommodés, en apparence du moins, prirent la bouteille avec une adresse merveilleuse, et lui firent faire un demi-tour sur elle-même.

Les deux dernières ficelles se trouvèrent en l’air.

La guenon, sans perdre de temps, attaqua la troisième ficelle.

Puis, la troisième rompue, elle passa à la quatrième.

Plus l’opération approchait du dénoûment, plus l’attention était grande.

Il va sans dire que les spectateurs étaient aussi intéressés que les acteurs.

Bêtes et gens retenaient leur souille.

Tout à coup, une détonation terrible se fit entendre. Mademoiselle Desgarcins fut jetée à la renverse par le bouchon et couverte d’eau de Seltz, tandis que Potich et le dernier des Laidmanoir bondissaient jusqu’au plafond de leur cage en poussant des cris perçants.

11 y avait dans toutes ces singeries, côtoyant les émotions humaines, une vis comica dont on ne saurait se faire une idée.

— Oh ! s’écria Alexandre, je donne ma part d’eau de Seltz pour voir mademoiselle Desgarcins déboucher une seconde bouteille.

Mademoiselle Desgarcins s’était relevée, s’était secouée, et était allée rejoindre au plafond de la cage ses deux congénères, qui, la tête en bas, suspendus par la queue comme deux lustres, continuaient de pousser des cris inhumains.

— Et le petit Dumas qui croit qu’elle s’y laissera reprendre ! dit Giraud.

— Ma foi, dit Maquet, je n’en serais pas étonné : je crois que la curiosité est encore plus forte que la peur.

— Eux, dit Michel, autant vous leur donnerez d’eau de Seltz, autant ils en déboucheront ; c’est entêté comme des mulets, ces animaux-là.

— Vous croyez, Michel ?

— Monsieur sait comment on les prend dans leur pays ?

— Non. Michel.

— Comment ! monsieur ne sait pas cela ? dit Michel du ton d’un homme plein de miséricorde pour mon ignorance.

— Dites-nous cela, Michel.

— Monsieur sait que les singes sont très-friands de blé de Turquie ?

— Oui.

— Eh bien, monsieur, on met du blé de Turquie dans une bouteille, dont le goulot est large tout juste pour laisser passer la patte du singe.

— Bon, Michel.

— Au travers de la bouteille, ils voient le blé de Turquie.

— Allez, Michel, allez.

— Ils fourrent leur patte par le goulot et prennent, dans cette patte, une poignée de blé de Turquie. Dans ce moment-là, le chasseur se montre. Ils sont si entêtés — eux. — les singes…

— J’entends bien.

— Ils sont si entêtés, qu’ils ne veulent pas lâcher ce qu’ils tiennent ; mais, comme la patte qui a passé ouverte ne peut pas repasser fermée, on les prend, monsieur, la main dans le sac.

— Eh bien, Michel, si jamais nos singes se sauvent, vous savez la manière de les rattraper.

— Oh ! monsieur peut être tranquille, je n’en ferai pas d’autre.

— Alexis, cria Michel, une seconde bouteille d’eau de Seltz !

Nous devons dire, pour rendre hommage à la vérité, que l’expérience fut renouvelée une seconde fois, et même une troisième, exactement dans les mêmes conditions, et à la glorification de Michel.

Alexandre voulait continuer, mais je fis observer que la pauvre mademoiselle Desgarcins avait le nez enflé, les gencives en sang et les yeux hors de la tête.

— Ce n’est pas cela, dit Alexandre, c’est ton eau de Seltz que tu veux épargner. Je vous l’avais bien dit, messieurs, que mon père, tout en ayant l’air d’un prodigue, était, au fond, l’homme le plus avare de la terre.