Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 24

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 147-153).

XXIV

MAQUET PAYE UN SECOND MARI À MADEMOISELLE DESGARGINS


Vous vous rappelez que l’Auvergnat insistait pour me vendre son second singe, et qu’à ses instances je répondais qu’il me faudrait, si je faisais cette acquisition, un domestique rien que pour les singes.

Ce fut à cette occasion que Michel, homme de ressources, me proposa de faire Soulouque surintendant des quadrumanes ; lequel nom de Soulouque m’a forcé de donner sur Alexis les indications que vous venez de lire.

Ces indications données, je reprends le fil de ma narration.

— Et combien vendrais-tu ton singe ? demandai-je à l’Auvergnat.

— Monchieur chait bien le prix qu’il a paya l’autre.

— J’ai payé l’autre quarante francs, un cochon d’Inde et deux souris blanches.

— Eh bien, ça chera quarante francs, un cochon d’Inde et deux chouris blanches.

— Achetez donc ce charmant animal, dit Giraud.

— Achète donc ce malheureux singe, dit à son tour Alexandre.

— Écoutez donc ! écoutez donc ! vous êtes charmants, vous ! quarante francs, c’est une somme ! et un cochon dinde et deux souris blanches, ça ne se trouve pas sous le pas d’un cheval.

— Messieurs, dit Alexandre, il y a une chose que je prouverai un jour : c’est que mon père est l’être le plus avare qui existe au monde.

On se récria.

— Je le prouverai, dit Alexandre.

— C’est malheureux, dit Giraud, vois donc l’aimable bête !

Et il tenait entre ses bras le singe, qui l’embrassait à pincettes.

— Avec cela, dit Michel, qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau à votre voisin, monsieur…

— Oh ! comme c’est vrai ! s’écria tout le monde.

— Bon ! reprit Giraud, et moi qui ai un portrait à faire de lui pour Versailles… Ma foi, tu devrais bien l’acheter, je le ferais poser pour la tête, et ça avancerait diablement ma besogne.

— Voyons, achetez-le, dirent les assistants.

— Eh bien, l’avarice de mon père est-elle prouvée ? s’écria Alexandre.

— Mon cher Dumas, dit Maquet, sans me ranger à l’avis de votre fils, voulez-vous me permettre de vous offrir le dernier des Laidmanoir ?

— Bravo, Maquet ! bravo, Maquet ! cria la société : donnez une leçon à ce pingre-là.

— Mon cher Maquet, lui dis-je, vous savez que tout ce qui vient de vous est le bienvenu ici.

— Il accepte ! s’écria Alexandre, vous le voyez, messieurs.

— Certainement que j’accepte. — Voyons, jeune Auvergnat, embrasse ton chinge pour la dernière fois, et, si vous avez des larmes à répandre, répandez-les tout de suite.

— Et mes quarante francs, mon cochon d’Inde et mes chouris blanches ?

— Toute la société t’en répond.

— Voyons, rendez-moi mon chinge, dit l’Auvergnat en tendant les deux bras vers Giraud.

— Tu vois, dit Alexandre, la jeunesse est confiante.

Maquet tira deux pièces d’or de sa poche.

— Tiens, dit-il, voici d’abord le principal.

— Et le cochon d’Inde et les chouris blanches ? fit l’Auvergnat.

— Ah ! quant à cela, dit Maquet, je ne peux que t’en offrir l’équivalent. À combien estimes-tu un cochon d’Inde et deux souris blanches ?

— Je crois que cha coûte dix francs.

— Veux-tu te taire, jeune môme, cria Michel : un franc le cochon d’Inde et un franc vingt-cinq centimes chaque souris blanche, total trois francs cinquante centimes ; donnez-lui cinq francs, monsieur Maquet, et, s’il n’est pas content, je me charge de lui faire son compte, moi.

— Oh ! monsieur le chardinier, vous n’êtes pas raichonnable.

— Tiens, dit Maquet, voilà cinq francs.

— Maintenant, dit Michel, frottez vos deux museaux l’un contre l’autre, et que tout soit dit.

L’Auvergnat se rapprocha de Giraud, les bras ouverts ; mais, au lieu de sauter dans les bras de son ex-propriétaire, le dernier des Laidmanoir se cramponna à la barbe de Giraud et poussa des cris de terreur en faisant la grimace à l’Auvergnat.

— Bon ! dit Alexandre, il ne manquait plus aux singes que d’être ingrats. Payez vite, Maquet, payez vite, il finirait par vous le vendre pour un homme.

Maquet donna les derniers cinq francs, et l’Auvergnat prit le chemin de la porte.

Au fur et à mesure que l’Auvergnat disparaissait, le dernier des Laidmanoir donnait des signes manifestes de satisfaction.

Lorsqu’il eut disparu tout à fait, le singe se livra à une danse qui était évidemment le cancan des singes.

— Mais regardez donc ! dit Giraud, regardez donc !

— Nous regardons, parbleu !

— Mais non : dans la cage, voyez donc mademoiselle Desgarcins.

Et, en effet, la guenon, qui ne s’était pas laissé imposer par le costume de bergère du nouveau venu, mademoiselle Desgarcins lui faisait, de l’intérieur de la cage, vis-à-vis de toutes ses forces.

— Ne retardons pas le bonheur de ces intéressants animaux, dit Maquet.

Et la chaîne fut détachée, et la porte fut ouverte, et le dernier des Laidmanoir fut introduit dans la cage.

Alors, à la façon dont se précipitèrent l’un vers l’autre les deux corps de mademoiselle Desgarcins et du dernier des Laidmanoir, ont eu une nouvelle preuve que le système des âmes errantes de Platon n’est pas si défectueux que voudraient le faire croire les gens qui ne croient à rien.