Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 23

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 141-146).

XXIII

FIN MARTIALE D’ALEXIS


D’ailleurs, n’ayant plus ma redingote neuve et mes pantalons neufs, j’eus un double motif de rester à la maison, et le travail s’en ressentit.

Puis je me dis : « Le pauvre Alexis croit qu’il me sert gratis ; il est trop juste que son orgueil soit satisfait, son intérêt étant lésé. »

J’ai souligné le mot croit ; car j’espère que vous n’avez pas supposé un instant, chers lecteurs, qu’Alexis me servait gratis.

Je voulais voir quelle différence il y avait entre Alexis touchant trente francs par mois et Alexis me servant gratis.

Je dois lui rendre cette justice de dire qu’il n’y en avait aucune.

Mais je comptais, à un moment donné, faire à Alexis un rappel, comme on dit en matière de bureaucratie.

Maintenant, vous savez, ou vous ne savez pas, que, le 7 décembre 1832, je partis pour Bruxelles.

Alexis me suivit.

Je descendis à l’hôtel de l’Europe.

Là, j’avais tous les garçons de l’hôtel pour faire mon service.

Ce fut ce qui perdit Alexis.

Je connaissais Bruxelles et n’avais aucune curiosité pour la ville.

Je me mis donc au travail, à peine débarqué.

Mais Alexis ne connaissait pas la ville et désirait la connaître.

Il en résulta que, n’ayant rien à faire, il fit des études comparatives sur la langue française, la langue belge et la langue créole.

Au milieu de ces études, il me vint l’idée, au lieu de rester à l’hôtel, de louer et de meubler une petite maison.

Je louai et je meublai une petite maison.

Or, il arriva ceci, que, lorsque j’entrai dans la petite maison que je venais de louer. Alexis avait contracté un tel besoin de continuer ses études, qu’il sortait à huit heures du matin, rentrait à onze pour déjeuner, ressortait à midi, rentrait à six heures, ressortait à sept et venait enfin se coucher à minuit.

Si bien qu’un jour, je l’attendis à une de ses rentrées et lui dis :

— Alexis, je vais t’annoncer une nouvelle qui te fera plaisir : mon garçon, je viens d’engager un domestique pour nous servir. Seulement, ne l’emmène pas avec toi quand tu sors.

Alexis me regarda avec ses gros yeux, où il n’y avait pas un grain de méchanceté.

— Je vois bien, dit-il, que monsieur me renvoie.

— Remarque bien, Alexis, que je n’ai pas dit un mot de cela.

— Au fait, j’avoue une chose…

— Laquelle, Alexis ?

— C’est que je reconnais moi-même que je ne fais pas l’affaire de monsieur.

— Si tu le reconnais, Alexis, je suis trop bon maître pour te démentir.

— Et puis ma résolution est prise.

— C’est déjà beaucoup que d’avoir pris une résolution.

— Décidément, Monsieur, ma vocation est d’être soldat.

— Je te répondrai comme Louis-Philippe à M. Dupin : « Je le pensais comme vous, mon cher monsieur ; seulement, je n’osais pas vous le dire. »

— Quand monsieur veut-il que je parle ?

— Fixe ton départ toi-même, Alexis.

— Aussitôt que monsieur m’aura donné de quoi faire mon voyage.

Voici cinquante francs.

— Combien la place pour Paris, Monsieur ?

— Vingt-cinq francs, Alexis ; car je présume que tu ne t’en iras pas en premières.

— Oh ! non, bien certainement… Il me restera donc vingt-cinq francs !

— Il te restera bien plus que cela, Alexis.

— Combien me restera-t-il donc ?

Il te restera quatre cent cinquante francs, plus vingt-cinq francs, total quatre cent soixante-quinze francs.

— Je ne comprends pas, Monsieur.

— Tu me sers depuis quinze mois ; quinze mois à trente francs font juste quatre cent cinquante francs.

— Mais, dit Alexis rougissant sous sa couche de noir, je croyais que je servais monsieur pour rien.

— Eh bien, tu te trompais, Alexis. C’était un moyen de te faire une caisse d’épargne ; si tu veux t’en aller à pied et acheter de la rente avec les quatre cent soixante-quinze francs que tu possèdes, tu as vingt-trois francs soixante-quinze centimes de revenu.

— Et monsieur va me donner quatre cent soixante-quinze francs ?

— Sans doute.

— Ça ne se peut pas.

— Comment ! cela ne se peut pas, Alexis ?

— Non, Monsieur ; car, enfin, puisque monsieur ne me devait rien, même quand je l’aurais bien servi, pour l’avoir mal servi, monsieur ne peut pas me devoir quatre cent soixante-quinze francs.

— C’est cependant comme cela, Alexis. Seulement, je te préviens que les lois belges sont très-sévères, et que, si tu refuses, je puis te forcer.

— Je ne voudrais pas faire un procès à monsieur, bien certainement ; je sais que monsieur ne les aime pas.

— Alors, fais des concessions, Alexis : prends tes quatre cent soixante-quinze francs.

— Je proposerai un arrangement à monsieur.

— Lequel ? Voyons, Alexis, je ne demande pas mieux que de nous arranger.

— Si monsieur me donne les quatre cent soixante-quinze francs d’un coup, je les dépenserai d’un coup.

— C’est probable.

— Tandis qu’au contraire, si monsieur a la bonté de me donner une autorisation de toucher cinquante francs par mois sur M. Michel Lévy, son éditeur…

— Cela va, Alexis.

— J’en aurai pour huit mois à vivre comme un prince, et, le neuvième mois, avec les soixante-quinze francs restants, je m’engagerai.

— Sapristi ! Alexis, je ne te savais pas si fort en économie politique.

Je donnai à Alexis vingt-cinq francs argent pour payer sa place, et une délégation sur Michel Lévy.

Après quoi, il me demanda ma bénédiction et partit pour Paris.

Pendant huit mois, on ne vit qu’Alexis sur les boulevards, où il était connu sous le nom du prince Noir.

Puis, le neuvième mois, comme il l’avait résolu, il s’engagea.

Hâtons-nous de dire que, cette fois, Alexis avait trouvé sa véritable vocation, comme l’indique la lettre suivante, que je reçus de lui deux ans après son départ :

« Monsieur et cher maître,

» La présente est pour m’informer d’abord de votre santé et ensuite pour vous dire que je suis on ne peut plus satisfait. J’ai fait de grands progrès dans les armes, et je viens d’être reçu prévôt de salle. À coup sûr, monsieur doit savoir que, lorsqu’on obtient ce grade, il est d’habitude que l’on traite les camarades.

» Je connais monsieur et ne lui dis que cela : il est d’habitude que l’on traite les camarades.

» Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments éternels d’affection et de reconnaissance.

» alexis. »

Alexis traita ses camarades ; je ne veux pas vous dire qu’il leur donna le festin de Trimalcion ou le dîner de Monte-Cristo, mais enfin il les traita.

Alexis jouit aujourd’hui de l’amitié de ses camarades et de l’estime de ses chefs, auxquels je le recommande comme le plus honnête garçon et le meilleur cœur que je connaisse.

Par malheur, il y a une chose qui s’opposera toujours à l’avancement d’Alexis : c’est qu’il ne sait ni lire ni écrire ; autrefois, l’empereur avait créé pour les braves dans sa position un grade tout particulier, dans lequel il n’était pas besoin de littérature.

Il les faisait gardes du drapeau : c’était leur bâton de maréchal.

Voilà, chers lecteurs, l’histoire d’Alexis.

Maintenant, revenons au second Auvergnat et à son second chinge.