Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 21

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 129-134).

XXI

UN NÈGRE MOBILE


Vous croyez peut-être que nous en avons fini avec Alexis ?

Point !

Huit jours après les émeutes de juin, je vis entrer Alexis dans mon cabinet.

Il avait le sabre au côté, le chapeau sur l’oreille.

— Oh, oh ! lui dis-je, te voilà, Alexis !

— Oui, Monsieur.

— Tu me sembles tout gaillard, mon ami ?

— Oui. Monsieur, dit Alexis produisant ses trente-deux dents par un sourire.

— Il s’est donc fait un changement dans ta fortune ?

— Oui, Monsieur, un grand.

— Et lequel, mon garçon ?

— Monsieur, je ne suis plus au service de M. Allier.

— Bon ! mais tu es toujours au service de la République ?

— Oui, Monsieur ; mais…

— Mais quoi. Alexis ?

— Monsieur, je voudrais bien ne plus être marin.

— Comment, tu voudrais ne plus être marin ? que veux-tu donc être, inconstant ?

— Monsieur, je voudrais passer dans la mobile.

— Dans la mobile, Alexis ?

— Oui. Monsieur.

— Tu as une raison pour cela ?

— Monsieur, dans la mobile, on est décoré !

— Quand on s’est battu.

— Monsieur, je me battrai, s’il le faut.

— Ah ! diable, mais c’est tout un changement de front, cela, mon garçon.

— Monsieur connaît-il le colonel de la mobile.

— Certainement que je le connais, c’est Clary.

— Si monsieur voulait me donner une lettre pour lui…

— Je ne demande pas mieux.

— Seulement… dit Alexis.

Et il s’arrêta hésitant.

— Quoi ?

— Pas de certificat, s’il vous plaît, Monsieur.

— Sois tranquille.

Je lui donnai une lettre pour Clary, cette fois avec une adresse bien en règle.

— Et, maintenant, dit Alexis du même ton que le centurion de Pharsale avait dit à César : « Maintenant, tu ne me verras que mort ou vainqueur ! » maintenant, dit Alexis, monsieur ne me reverra pas, ou il ne me reverra qu’avec l’uniforme de la mobile.

Six semaines après, je revis Alexis avec l’uniforme de la mobile.

— Eh bien, Alexis, lui dis-je, tu n’es pas encore décoré ?

— Ah ! Monsieur, ai-je du malheur ! depuis que je suis dans la mobile, c’est comme un fait exprès, plus d’émeutes !

— C’est fait pour toi, ces choses-là, mon pauvre Alexis.

— Puis avec cela qu’on va licencier la mobile et nous faire passer dans l’armée.

Et cette nouvelle fut suivie d’un soupir, et Alexis roula ses gros veux tendres en me regardant.

Ces gros yeux tendres et ce soupir signifiaient : « Oh ! si monsieur voulait me reprendre comme domestique, j’aimerais bien mieux servir monsieur que de servir M. Allier, et même que de servir la République. »

Je fis semblant de ne pas voir les yeux, de ne pas entendre le soupir.

— Après cela, lui dis-je, si tu veux rentrer dans la marine…

— Merci. Monsieur, dit Alexis : imaginez-vous que le bâtiment sur lequel j’aurais été transporté, si je n’étais point passé dans la mobile, a fait naufrage ; tout a été perdu, corps et biens.

— Que veux-tu, mon garçon ! les naufrages, c’est le pourboire des marins.

— Brrrrou ! et moi qui ne sais pas nager : j’aime encore mieux passer dans l’armée de terre. Mais c’est égal, si monsieur connaissait une condition, quand même on ne serait pas si bien que chez monsieur, eh bien, ça me serait encore égal.

— Eh ! mon pauvre garçon, huit jours après la révolution de février, tu me disais : « Il n’y a plus de domestiques, » et tu te trompais. Mais, huit mois après la République, je te dis : « Il n’y a plus de maîtres. » et je crois que je ne me trompe pas.

— Alors, Monsieur, vous me conseillez de rester soldat ?

— Non-seulement je te le conseille, mais je ne sais même pas comment tu pourrais faire autrement.

Alexis poussa un soupir double du premier.

— Je vois bien qu’il faut que je me résigne, dit Alexis.

— Je crois, en effet, mon garçon, que c’est ce que tu as de mieux à faire.

Et Alexis sortit, mais mal résigné.

Trois mois après, je reçus une lettre timbrée d’Ajaccio.

Je ne connaissais âme qui vive à Ajaccio. Qui donc pouvait m’écrire de la patrie de Napoléon ?

Le moyen de me répondre à moi-même sur cette question était d’ouvrir la lettre.

Je l’ouvris et courus à la fin de l’épître.

Elle était signée : « Alexis. »

Comment Alexis, que j’avais quitté à Paris ne sachant pas écrire, m’écrivait-il d’Ajaccio ?

C’est ce que la lettre allait probablement m’apprendre.

Je lus :

« Monsieur et ancien maître,

» J’emprunte la main du fourrier pour vous écrire ces lignes et pour vous dire que je suis dans un chien de pays où il n’y a rien à faire ; excepté les jeunes filles, qui sont jolies, mais auxquelles il n’y a pas moyen de parler, attendu que tout le monde est parent les uns des autres dans l’endroit et que, quand on n’épouse pas à la suite de la chose, on est assassiné.

» Cela s’appelle la vendetta.

» Si donc, Monsieur, vous pouviez me retirer de ce chien de pays, où l’on n’ose pas passer près des buissons et où l’on est rongé de vermine, vous rendriez bien service à votre pauvre Alexis, qui vous demande cette faveur au nom de la bonne madame Dorval que vous aimiez tant, et que j’ai appris par les gazettes que nous avions eu le malheur de perdre.

» Je crois, si vous vouliez vous en occuper un peu, que cela ne serait pas bien difficile, attendu que, ne faisant pas un bien bon soldat, je crois que mes supérieurs ne tiennent pas beaucoup à moi. Il faudrait vous adresser en ce cas, monsieur et ancien maître, à mon colonel, dont vous trouverez l’adresse ci-dessous.

» On n’aura pas beaucoup de peine à me reconnaître sur votre désignation. Je suis le seul nègre du régiment.

» Quant à ma manière de retourner à Paris, ne vous en inquiétez pas. Une fois ayant mon congé, on me donnera gratis passage sur un bâtiment jusqu’à Toulon ou jusqu’à Marseille. Une fois à Toulon ou à Marseille, j’irai à Paris, cum pedibus et jambibus.

» Mon fourrier m’explique que cela veut dire sur mes pieds et mes jambes.

» Maintenant, monsieur et ancien maître, si j’étais assez heureux de rentrer chez vous, je m’engage solennellement à vous servir pour rien s’il le faut, et à vous mieux servir, je m’en vante, que quand vous me donniez trente francs par mois.

» Si, cependant, dans votre désir de me revoir plus vite, vous vouliez m’envoyer quelque monnaie, afin de ne pas prendre congé de mes camarades comme un pleutre, elle serait la bienvenue, pour boire à votre santé et faciliter le voyage.

» Je suis et serai toujours, mon bon et ancien maître, votre dévoué domestique.

» alexis. »

Suivait l’adresse du colonel.