Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 20

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 123-128).

XX

DU DANGER QUE PEUT AVOIR UN TROP BON
CERTIFICAT


Alexis, à partir de ce moment-là, fit donc partie de la maison.

J’ai bien envie, contre mon habitude, de vous finir tout de suite l’histoire d’Alexis.

Alexis resta à mon service jusqu’à la révolution de février.

Le lendemain de la proclamation de la République, il entra dans mon cabinet et se planta en face de mon bureau.

Ma page finie, je relevai la tête.

Alexis avait la figure épanouie.

— Eh bien, Alexis, lui demandai-je, qu’y a-t-il ?

Nous avions, dans nos dialogues, continué de parler créole.

— Monsieur sait qu’il n’y a plus de domestiques, dit Alexis.

— Non, je ne savais pas cela.

— Eh bien, Monsieur, je vous l’apprends.

— Ah ! mon Dieu, mon garçon ! mais il me semble que voilà une bien mauvaise nouvelle pour toi ?

— Non, Monsieur ; au contraire.

— Tant mieux, alors ! Que vas-tu devenir ?

— Monsieur, je voudrais être marin.

— Ah ! comme cela tombe ! Tu peux te vanter d’être né sous une hère nébuleuse, toi. J’ai justement un de mes amis qui doit être quelque chose au ministère de la marine.

— Arago ?

— Peste ! comme tu y vas, mon drôle ! le ministre, tout bonnement ! il est vrai que c’est aussi un de mes amis ; mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit : il s’agit d’Allier.

— Eh bien ?

— Eh bien, je vais te donner un mot pour Allier : Allier t’engagera ou te fera engager dans la marine.

Je pris un morceau de papier, et j’écrivis :

« Mon cher Allier, je t’envoie mon domestique, qui veut absolument devenir amiral ; je ne doute pas qu’avec ta protection il n’arrive à ce grade éminent. Mais, comme il faut commencer par le commencement, engage-le d’abord comme mousse.

» Tout à toi.
» A. D. »

— Tiens, dis-je à Alexis, voilà ton brevet.

Et je lui tendis la lettre.

— Monsieur a mis l’adresse ? demanda Alexis, qui parlait créole, mais qui n’écrivait ni ne lisait même pas le créole.

— J’ai mis le nom, Alexis ; quant à l’adresse, c’est à toi de la trouver.

— Comment monsieur veut-il que je la trouve ?

— Il y a une phrase de l’Évangile qui te servira de lanterne : « Cherche et tu trouveras. »

— Je vais chercher, Monsieur.

Et Alexis sortit.

Deux heures après, il rentra radieux ; il avait l’air d’un soleil vu à travers un verre noirci.

— Eh bien, Allier ?

— Eh bien, Monsieur, je l’ai trouvé.

— T’a-t-il bien reçu ?

— À merveille… Il dit beaucoup de choses à monsieur.

— Tu lui as expliqué que tu ne voulais plus servir, et que tu sacrifiais à la patrie les trente francs que je te donne par mois ?

— Oui, Monsieur.

— Et il t’a dit ?

— Il m’a dit : « Apporte-moi un certificat de Dumas constatant que tu faisais bien ton service. »

— Ah, ah !

— Et, si monsieur veut me donner ce certificat, eh bien…

— Eh bien ?

— Je crois que ma position près de M. Allier est fameuse.

— Réfléchis, Alexis.

— À quoi, Monsieur ?

— Tu renonces à une bonne place.

— Mais, Monsieur, puisqu’il n’y a plus de domestiques.

— Tu feras exception… C’est toujours bon d’être rangé dans les exceptions, va !

— Monsieur, je veux être marin.

— Si c’est ta vocation, Alexis, je ne m’y opposerai pas. Tiens, mon garçon, voici les trente francs de ton mois, — et ton certificat. Il va sans dire que j’ai menti, Alexis, et que le certificat est excellent.

— Merci, Monsieur.

Et Alexis disparut comme une muscade.

Quinze jours après, le successeur d’Alexis m’annonça un marin.

— Un marin ! qu’est-ce que cela ? Je ne connais personne dans la marine.

— Monsieur, c’est un marin nègre.

— Ah ! c’est Alexis !… Faites-le entrer, Joseph.

Alexis entra en costume de mousse, son chapeau de toile cirée à la main.

— C’est toi, mon garçon ! Cela te va très-bien, le costume de mousse.

— Oui, Monsieur.

— Eh bien, voilà tes vœux exaucés, tes souhaits réalisés, tes désirs accomplis ?

— Oui, Monsieur.

— Tu as l’honneur de servir la République.

— Oui, Monsieur.

— Oh, oh ! pourquoi me dis-tu cela d’un air si mélancolique ? La première condition d’un marin, c’est d’être joyeux.

— C’est que je ne suis marin que dans mes moments perdus, Monsieur.

— Comment cela ?

— Je ne sers la République qu’après avoir servi M. Allier.

— Tu sers M. Allier ?

— Hélas ! oui.

— En quelle qualité. Alexis ?

— En qualité de domestique, Monsieur.

— Mais je croyais qu’il n’y avait plus de domestiques ?

— Il paraît que si, monsieur.

— Mais, toi, je croyais que tu ne voulais plus être domestique.

— C’est vrai, je ne le voulais plus.

— Eh bien, alors ?

— C’est la faute de monsieur si je le suis.

— Comment, c’est ma faute ?

— Oui, monsieur m’a donné un trop bon certificat.

— Alexis, tu parles comme le sphinx, mon ami.

— M. Allier a lu le certificat.

— Ensuite ?

— Alors, il a dit : « C’est vrai, tout le bien que ton maître dit de toi ? — Oui, Monsieur, lui ai-je répondu. — Eh bien, en considération du certificat, je te prends à mon service… »

— Ah ! oui !… de sorte que te voilà domestique d’Allier ?

— Oui, Monsieur.

— Et combien te donne-t-il par mois ?

— Rien du tout, Monsieur.

— Mais tu attrapes bien, de temps en temps, quelque coup de pied au derrière, quelque taloche sur l’oreille ? Je connais Allier ; il n’est pas homme à lésiner sur ce chapitre-là.

— Ah ! là-dessus, c’est vrai, Monsieur ; il ne compte pas, et les appointements sont fameux.

— Eh bien, Alexis, je te fais mon compliment.

— Il n’y a pas de quoi, Monsieur.

— Et voilà cent sous pour boire à la santé d’Allier.

— Si cela était égal à monsieur, j’aimerais mieux boire à sa santé, à lui.

— Bois à la santé de qui tu voudras, mon garçon ; et dis bien des choses de ma part à Allier.

— Je n’y manquerai pas, Monsieur.

Et Alexis s’en alla moins mélancolique de cinq francs, mais encore bien battu de l’oiseau.

Le pauvre garçon était plus domestique que jamais ; seulement, il l’était gratis ; — à moins qu’on ne veuille estimer, comme équivalent des trente francs que je lui donnais, les coups de pied au derrière et les taloches sur l’oreille que lui donnait Allier.