Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 19

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Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 115-121).

XIX

CE QUE DORVAL CACHAIT SOUS LES FLEURS


Une fois baptisé, Mysouff II jouit, dans la maison, de tous les privilèges de Mysouff Ier.

Le dimanche suivant, on était réuni dans le jardin, Giraud, Maquet, Alexandre et deux ou trois habitués de la maison, lorsqu’on m’annonça un second Auvergnat et un second singe.

— Faites entrer, dis-je à Michel.

Cinq minutes après, l’Auvergnat fit son apparition.

Il avait sur son épaule une figure fantastique, tout enrubannée, portant un chapeau de satin vert sur l’oreille, et une houlette à la main.

— Aiche pa ichi que l’on acheta les chinges ? demanda-t-il.

— Hein ? fîmes-nous.

— Il demande si ce n’est pas ici que l’on achète les singes, dit Michel.

— Mon bonhomme, dis-je, tu t’es trompé de porte ; tu vas reprendre le chemin de fer, gagner le boulevard, suivre toujours tout droit jusqu’à la colonne de la Bastille. Là, tu prendras à droite ou à gauche, à ton choix, tu traverseras le pont d’Austerlitz, tu te trouveras en face d’une grille et tu demanderas le palais des singes de M. Thiers. Voilà quarante sous pour faire ton voyage.

— Chest que chai décha fu deux chinges dans une cache, insista l’Auvergnat, et que le fiche à Chan-Pierre m’avait dit qu’il avait fendu son chinge à monsiou Doumache. Alors, chai dit : « Si monsiou Doumache veut aussi mon chinge, che lui fendrai tout de même, et pas plus cher que le fiche à Chan-Pierre il lui a fendu le chien. »

— Mon cher ami, je te remercie de la préférence ; voilà un franc pour la préférence ; mais j’ai assez de deux quadrumanes. Si j’en avais davantage, il me faudrait un domestique rien que pour eux.

— Monsieur, dit Michel, il y a Soulouque qui ne veut rien faire : monsieur pourrait le mettre à la tête des singes ?

Ceci m’ouvrait de nouvelles perspectives à l’endroit de Soulouque.

Alexis, dit Soulouque, était un jeune nègre de treize à quatorze ans, du plus beau noir, et qui devait venir originairement du Sénégal ou du Congo

Il était à la maison depuis cinq ou six ans déjà.

Dorval, un jour qu’elle venait dîner avec moi, me l’avait apporté dans un grand panier.

— Tiens, avait-elle dit en découvrant le panier, voilà quelque chose que je te donne.

J’avais enlevé toute une jonchée de fleurs, et j’avais vu
quelque chose de noir avec deux gros yeux blancs qui grouillait au fond du panier.

— Eh ! lui avais-je dit, qu’est-ce que c’est que cela ?

— N’aie pas peur, ça ne mord pas.

— Mais, enfin, qu’est-ce que c’est ?

— C’est un nègre.

— Tiens, un nègre !

Et j’avais plongé mes deux mains dans le panier, j’avais attrapé le nègre par les deux épaules, et je l’avais planté sur ses jambes.

Là, il me regardait avec un bon sourire étoile, outre ses deux yeux, de trente-deux dents blanches comme la neige.

— D’où diable cela vient-il ? demandais-je à Dorval.

— Des Antilles, mon cher : un de mes amis, qui en arrive, me l’a rapporté. Depuis un an. il est à la maison.

— Je ne l’ai jamais vu.

— Je crois bien, tu ne viens jamais. Pourquoi donc ne te voit-on plus ? Viens donc déjeuner ou dîner.

— Oh ! ma foi, non ; tu es entourée d’un tas de parasites qui te mangent toute vivante.

— Tu as bien raison ; seulement, cela ne durera plus longtemps. À cette heure, mon pauvre ami, ils en sont aux os.

— Pauvre créature du bon Dieu que tu fais, va !

— De sorte que je me suis dit, en regardant Alexis : « Va, mon garçon, je vais te conduire dans un endroit où tu ne seras peut-être pas payé plus régulièrement qu’ici, mais où tu mangeras tous les jours, au moins. »

— Mais que veux-tu que je fasse de ce gaillard-là ?

— Il est très-intelligent, je t’assure, et la preuve, c’est que, les jours où le dîner est court, les jours où le rôti manque, je fais comme madame Scarron, je conte des histoires. Eh bien, je me retourne quelquefois de son côté, et je le vois pleurer ou rire, selon que l’histoire est triste ou gaie. Alors, j’allonge l’histoire ; ils croient que c’est pour eux, pas du tout, c’est pour Alexis. Je me dis : « Pauvre enfant, ils te mangent ton dîner, mais ils ne peuvent pas te manger ton histoire. » N’est-ce pas, Alexis ?

Alexis fit de la tête un signe affirmatif.

— Tu es bien le meilleur cœur que je connaisse, va !

— Après toi, mon grand chien. Ainsi, tu prends Alexis ?

— Je prends Alexis.

Je me retournai vers mon nouveau commensal.

— Ainsi, lui dis-je, tu viens de la Havane ?

— Oui, Monsieur,

— Et quelle langue parle-t-on à la Havane, mon garçon ?

— On parle créole.

— Ah ! Et comment dit-on, en créole : « Bonjour, Monsieur ? »

— On dit : Bonjour, Monsieur.

— Et : « Bonjour, Madame ? »

— On dit : Bonjour, Madame.

— Alors, cela va tout seul, mon garçon ; nous parlerons créole. — Michel ! Michel !

Michel entra.

— Tenez, Michel, voilà un citoyen qui fait partie de la maison ; je vous le recommande.

Michel le regarda.

— Qui est-ce qui t’a blanchi, mon garçon ? lui demanda-t-il.

— Plaît-il ? fit Alexis.

— Je te demande le nom de la blanchisseuse, afin de lui réclamer la monnaie de ta pièce. En voilà une qui t’a volé. Allons, viens, Soulouque !

Et Michel emmena Alexis, qui fut Alexis pour tout le monde, mais qui, pour Michel, demeura éternellement Soulouque.