Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 18

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 111-114).

XVIII

MYSOUFF, PREMIER DU NOM


Vous êtes entré plus ou moins souvent dans un magasin de bric-à-brac.

Là, après avoir admiré un stippo hollandais, un bahut de la renaissance, une vieille potiche du Japon ; après avoir levé à la hauteur de votre œil un verre de Venise ou un vidrecome allemand ; après avoir ri au nez d’un magot chinois qui dodelinait la tête et qui tirait la langue, vous êtes resté tout à coup dans un coin, les pieds fichés en terre et l’œil rivé sur un petit tableau à moitié perdu dans l’ombre.

Au milieu de cette ombre resplendissait l’auréole d’une Madone avec un enfant Jésus sur les genoux.

La Madone vous rappelait quelque souvenir d’enfance, et vous sentiez tout à coup votre cœur inondé d’une douce mélancolie.

Alors, vous redescendiez pas à pas et à reculons en vous-même, vous oubliiez ceux qui étaient là, l’endroit où vous vous trouviez, ce que vous étiez venu faire ; l’aile du souvenir vous emportait, vous franchissiez l’espace comme si vous aviez le manteau enchanté de Méphistophélès, et vous vous retrouviez enfant, plein d’espoir et d’avenir, en face de ce rêve du passé que la vue de la Madone sainte venait d’éveiller dans votre mémoire.

Eh bien, en ce moment, il en était ainsi de moi ; ce nom de Mysouff m’avait reporté à quinze ans en arrière.

Ma mère vivait. J’avais encore, dans ce temps-là, le bonheur d’être grondé de temps en temps par une mère.

Ma mère vivait et j’avais, chez M. le duc d’Orléans, une place de quinze cents francs.

Cette place m’occupait de dix heures du matin à cinq heures de l’après-midi.

Nous demeurions rue de l’Ouest, et nous avions un chat qui s’appelait Mysouff.

Ce chat avait manqué sa vocation : il aurait dû naître chien.

Tous les matins, je partais à neuf heures et demie, — il me fallait une demi-heure pour aller de la rue de l’Ouest à mon bureau, situé rue Saint-Honoré, No 216, — tous les matins, je partais à neuf heures et demie, et, tous les soirs, je revenais à cinq heures et demie.

Tous les matins, Mysouff me conduisait jusqu’à la rue de Vaugirard.

Tous les soirs. Mysouff m’attendait rue de Vaugirard.

C’étaient là ses limites, son cercle de Popilius. Je ne me rappelle pas le lui avoir jamais vu franchir.

Et ce qu’il y avait de curieux, c’est que, les jours où, par hasard, une circonstance quelconque m’avait distrait de mon devoir de fils, et où je ne devais pas rentrer pour dîner, on avait beau ouvrir la porte à Mysouff : Mysouff, dans l’attitude du serpent qui se mord la queue, ne bougeait pas de son coussin.

Tandis que, au contraire, les jours où je devais venir, si on oubliait d’ouvrir la porte à Mysouff, Mysouff grattait la porte de ses griffes jusqu’à ce qu’on la lui ouvrît.

Aussi ma mère adorait-elle Mysouff : elle l’appelait son baromètre.

— Mysouff marque mes beaux et mes mauvais jours, me disait-elle, l’adorable femme : les jours où tu viens, c’est mon beau fixe ; les jours où tu ne viens pas, c’est mon temps de pluie.

Pauvre mère ! Et quand on pense que ce n’est que le jour où l’on a perdu ces trésors d’amour qu’on s’aperçoit combien on les appréciait mal quand on les possédait ; que c’est quand on ne peut plus voir les êtres bien-aimés que l’on se souvient que l’on aurait pu les voir davantage, et qu’on se repent de ne pas les avoir vus assez !…

Je retrouvais donc Mysouff au milieu de la rue de l’Ouest, à l’endroit où elle confine à la rue de Vaugirard, assis sur son derrière, les yeux fixés au plus profond de la rue d’Assas.

Du plus loin qu’il m’apercevait, il frottait le pavé de sa queue ; puis, à mesure que j’approchais, il se levait, se promenait transversalement sur toute la ligne de la rue de l’Ouest, la queue en l’air et en faisant le gros dos.

Au moment où je mettais le pied dans la rue de l’Ouest, il me sautait aux genoux comme eût fait un chien ; puis, en gambadant et en se retournant de dix en dix pas, il reprenait le chemin de la maison.

À vingt pas de la maison, il se retournait une dernière fois et rentrait au galop. Deux secondes après, je voyais apparaître ma mère à la porte.

Bienheureuse apparition, qui a disparu pour toujours, et qui, je l’espère cependant, m’attend à une autre porte.

Voilà à quoi je pensais, chers lecteurs, voilà tous les souvenirs que ce nom de Mysouff faisait rentrer dans ma mémoire.

Vous voyez bien qu’il m’était permis de ne pas répondre à la mère Lamarque.