Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 12

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 77-80).

XII

où l’auteur laisse entrevoir une catastrophe.


Je vous ai dit tout à l’heure : « Vous savez maintenant ce qu’était Mouton. »

Je me trompais, vous ne le savez pas.

Vous connaissez son physique, c’est vrai ; mais qu’est-ce que le physique des gens !

C’est le moral qui importe.

Si, pour connaître les gens, il suffisait de connaître leur physique, alors, quand Socrate disait à ses disciples : « Le premier précepte de la sagesse est celui-ci : Connais-toi toi-même, » ses disciples se seraient tout simplement regardés dans un miroir d’acier ; ils auraient vu qu’ils avaient les cheveux roux ou châtains, les yeux bleus ou noirs, le teint blanc ou brun, les joues maigres ou grasses, la taille fine ou épaisse, et, une fois qu’ils eussent vu cela, ils se seraient connus !

Mais ce n’était point cela que voulait dire Socrate, par ce fameux γνωθί σεαυτον ; il voulait dire : « Descends dans ton for intérieur, examine ta conscience, et sache ce que tu vaux moralement. Le corps n’est que l’enveloppe de l’âme, le fourreau de l’épée. »

Or, jusqu’à présent, vous ne connaissez que l’enveloppe de Mouton, vous ne connaissez que le fourreau du descendant d’Allan.

Et encore vous le connaissez mal.

Je vous ai montré Allan avec un collier d’or incrusté de rubis et une sonnette du même métal au cou ; ce luxe, vous le comprenez bien, était bon pour le chien d’un frère de roi ; mais le chien d’un romancier ou d’un auteur dramatique n’a pas droit à pareille distinction,

Mouton n’avait donc aucun collier d’or incrusté de rubis ; il n’avait pas même un collier de fer, pas même un collier de cuir. Ce point rectifié, passons au caractère de Mouton.

Son caractère était assez difficile à définir. Au premier aspect, Mouton paraissait plutôt sympathique que bilieux, sanguin ou nerveux ; il était lent dans ses mouvements, sombre dans ses actes. J’avais voulu interroger Challamel sur ses antécédents, et il s’était contenté de me répondre :

— Tâchez d’abord qu’il s’attache à vous, et vous verrez ensuite ce qu’il peut faire.

Cela m’avait donné quelque défiance sur le passé de Mouton : mais, par malheur, rien n’est plus loin de mon caractère que la défiance ; je ne songeai donc qu’a faire en sorte de m’attacher Mouton.

En conséquence, à déjeuner et à dîner, je lui mettais mes os de côté, et, après chaque repas, je les lui portais moi-même.

Mouton mangeait ses os avec un appétit féroce et lugubre à la fois ; mais toutes mes attentions ne me valaient pas, de sa part, la plus petite caresse.

Le soir, quand, par hasard, j’allais faire un tour sur la proverbiale terrasse de Saint-Germain, afin de distraire le spleenétique Mouton, je l’emmenais avec moi ; mais, au lieu de courir et de gambader comme les autres chiens, Mouton me suivait par derrière, la tête et la queue basses, comme le chien du pauvre suivant le corbillard de son maître.

Seulement, lorsque quelqu’un me venait parler, Mouton poussait un grognement sourd.

— Oh ! oh ! me disait l’interlocuteur, qu’a donc votre chien ?

— Ne faites pas attention ; il est en train de s’habituer à moi.

— Oui ; mais il n’a pas l’air de s’habituer aux autres.

Les plus physionomistes ajoutaient :

— Prenez garde ! ce gaillard-là a l’œil mauvais.

Puis, quand à la science physiognomonique ils ajoutaient la prudence, ils s’éloignaient rapidement en demandant :

— Comment l’appelez-vous, votre chien ?

— Mouton.

— Eh bien, adieu, adieu… Prenez garde à Mouton !

Je me retournais et disais :

— Entends-tu, Mouton, ce que l’on dit de toi ?

Mais Mouton ne répondait pas.

Du reste, depuis huit jours qu’il était mon commensal, je n’avais pas entendu une seule fois aboyer Mouton.

Quand, au lieu d’un interlocuteur, c’était le chien d’un interlocuteur qui s’approchait de moi, ou plutôt de Mouton, dans l’intention courtoise de lui dire bonjour à la manière des chiens, Mouton grognait comme pour un homme, mais ce grognement était immédiatement suivi d’un coup de gueule envoyé avec la rapidité d’un coup droit.

Si le chien contre lequel était dirigé le coup de gueule, se trouvait à la portée de Mouton, malheur à lui ! c’était un chien écloppé pour le reste de ses jours.

S’il avait le bonheur, par un mouvement rapide, par une feinte, par la fuite, d’échapper à la gueule terrible, et que cette gueule n’eût mordu que le vide, alors on entendait les mâchoires de Mouton se refermer avec un bruit de dents, qui rappelait celui des lions de M. Martin, attendant leur nourriture.

Le lendemain de ma troisième sortie avec Mouton, je reçus un avis officieux du maire de Saint-Germain.

Il m’invitait à faire emplette d’une chaîne et à la mettre au cou de Mouton quand je sortirais avec lui.

J’avais aussitôt fait acheter cette chaîne, afin de me soumettre, en bon administré, à l’avis municipal.

Seulement, Michel oublia constamment d’acheter un collier.

Or, vous allez voir comment l’oubli de Michel me sauva probablement la vie.