Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 13

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 81-87).

XIII

COMMENT JE FUS SÉDUIT PAR UNE GUENON VERTE
ET UN ARA BLEU


De tout ce qu’on a lu dans le chapitre précédent, il résulte que le caractère de Mouton m’était resté, sinon inconnu, du moins ténébreux, et que ce qu’il en avait laissé transparaître n’était pas couleur de rose.

C’était dans cette situation que les choses se présentaient vers deux heures de l’après-midi : Mouton s’amusant à déterrer un dahlia de Michel, — qui, en sa qualité de jardinier, était à la recherche du dahlia bleu ; — mon fils fumant sa cigarette dans un hamac, et Maquet, de Fiennes et Atala, agaçant Mysouff, condamné à cinq ans de singe pour crime d’assassinat, avec circonstances atténuantes.

Nous demandons pardon à nos lecteurs de reculer la catastrophe que nous avons fait pressentir ; mais nous croyons que le moment est venu de dire quelques mots de mademoiselle Desgarcins, de Potich, du dernier des Laidmanoir, et du forçat Mysouff.

Mademoiselle Desgarcins était une guenon macaque de la plus petite espèce. Le lieu de sa naissance était inconnu ; mais, en s’en rapportant à la classification de Cuvier, elle devait être née sur le vieux continent.

La façon dont elle était passée entre mes mains était des plus simples.

J’étais allé faire un petit voyage au Havre ; — dans quel but ? je serais fort embarrassé de le dire ; — j’étais allé au Havre, peut-être bien pour voir la mer. Une fois arrivé au Havre, j’avais éprouvé le besoin de revenir à Paris.

Seulement, on ne revient pas du Havre sans en rapporter quelque chose.

Il s’agissait de savoir ce que je rapporterais du Havre.

J’avais le choix entre les joujoux d’ivoire, les éventails chinois et les trophées caraïbes.

Rien de tout cela ne me séduisait absolument.

Je me promenais donc sur le quai comme Hamlet,

Triste et les bras pendants dans mon rôle et ma vie.


lorsque je vis, à la porte d’un marchand d’animaux, une guenon verte et un ara bleu.

La guenon avait passé sa patte à travers les barreaux de sa cage et m’avait attrapé par le pan de ma redingote.

Le perroquet bleu tournait la tête et me regardait amoureusement avec son œil jaune, dont la prunelle se rétrécissait et se dilatait avec une expression des plus tendres.

Je suis fort accessible à ces sortes de démonstrations, et ceux de mes amis qui disent me connaître le mieux prétendent, pour mon honneur et celui de ma famille, qu’il est bien heureux que je ne sois pas né femme.

Je m’arrêtai donc, serrant, d’une main, la patte de la guenon et grattant, de l’autre, la tête de l’ara, au risque qu’il m’en arrivât autant qu’avec l’ara du colonel Bro. Voir mes Mémoires.

Mais, loin de là, la guenon tira doucement ma main à la portée de sa gueule, passa sa langue à travers les barreaux de sa cage, et me lécha tendrement les doigts.

Le perroquet inclina sa tête jusqu’entre ses deux pattes, ferma à demi et béatement ses yeux, et fit entendre un petit râle de volupté qui ne laissait aucun doute sur la sensation qu’il éprouvait.

— Ah ! par ma foi ! me dis-je, voilà deux charmants animaux, et, si je ne les soupçonnais pas de valoir la rançon de Duguesclin, je demanderais leur prix.

— Monsieur Dumas, dit le marchand en sortant de sa boutique, vous accommoderai-je de ma guenon et de mon perroquet ?

Monsieur Dumas ! c’était une troisième flatterie qui mettait le comble aux deux autres.

Un jour, je l’espère, quelque sorcier m’expliquera comment il se fait que mon visage, un des moins répandus qu’il y ait par la peinture, la gravure ou la lithographie, soit connu aux antipodes, de façon que, partout où j’arrive, le premier commissionnaire venu me demande :

— Monsieur Dumas, où faut-il porter votre malle ?

Il est vrai qu’à défaut de portrait ou de buste, j’ai été grandement illustré par mes amis Cham et Nadar ; mais alors les deux traîtres me trompaient donc, et, au lieu de faire ma caricature, c’était donc mon portrait qu’ils faisaient ?…

Outre l’inconvénient de ne pouvoir aller nulle part incognito, cette popularité de mon visage en a encore un autre : c’est que tout marchand, ayant lu dans mes biographies que j’ai l’habitude de jeter mon argent par les fenêtres, ne me voit pas plutôt approcher de son magasin, qu’il prend la vertueuse résolution de vendre trois fois plus cher à M. Dumas qu’il ne vendrait au commun des martyrs, résolution qu’il met tout naturellement à exécution.

Enfin, le mal est fait, il n’y a plus à y remédier.

Le marchand me dit donc, de cet air onctueux du marchand qui est bien décidé à vous vendre quand même vous ne seriez pas décidé à lui acheter :

— Monsieur Dumas, vous accommoderai-je de ma guenon et de mon perroquet ?

Il n’y avait que deux lettres du mot à changer pour lui donner sa véritable signification, qui était : « Monsieur Dumas, vous incommoderai-je de ma guenon et de mon perroquet ? »

— Bon ! répondis-je, du moment que vous me connaissez, vous allez me vendre votre perroquet et votre singe deux fois ce qu’ils valent.

— Oh ! monsieur Dumas, pouvez-vous dire ! Non, ce n’est pas à vous que je voudrais surfaire. Vous me donnerez… voyons…

Le marchand eut l’air de chercher à se rappeler le prix d’achat.

— Vous me donnerez cent francs.

Je dois dire que je tressaillis d’aise. Je n’ai pas une connaissance bien exacte du prix courant de la place à l’égard des singes et des perroquets, mais cent francs, pour deux créatures pareilles, me parurent un bon marché inouï.

— Seulement, je dois vous dire en honnête homme, continua le marchand, que le perroquet ne parlera probablement jamais.

Cela doublait son prix à mes yeux. J’aurais donc un perroquet qui ne me bredouillerait pas éternellement aux oreilles son inévitable « As-tu déjeuné, Jacquot ? »

— Ah ! diable ! repris-je, voilà qui est fâcheux.

Mais à peine eus-je dit ce mot, que j’eus honte de moi-même : j’avais menti, — et menti dans l’espérance d’obtenir une diminution, tandis que le marchand avait dit la vérité, au risque de déprécier sa marchandise.

Aussi, emporté par le remords :

— Tenez, lui dis-je, je ne veux pas marchander avec vous, je vous en donne quatre-vingts francs.

— Prenez-les, dit sans la moindre hésitation le marchand.

— Ah ! mais, entendons-nous, fis-je en voyant que j’étais volé, quatre-vingts francs avec la cage de la guenon et le bâton du perroquet.

— Dame, fît le marchand, ce n’était pas nos conventions, mais je ne peux rien vous refuser. Ah ! vous pouvez vous vanter de m’avoir amusé, vous, avec votre Capitaine Pamphile. Allons, allons, il n’y a rien à dire, vous connaissez les animaux, et j’espère que ceux-là ne seront pas malheureux chez vous. Prenez la cage et le bâton.

La cage et le bâton valaient bien quarante sous.

Selon l’invitation du marchand, je pris la cage et le bâton, et je rentrai à l’hôtel de l’Amirauté avec un faux air de Robinson Crusoé.

Le même soir, je partais pour Paris, ayant pris pour moi tout seul le coupé de la diligence jusqu’à Rouen.

Quand je dis pour moi tout seul, c’est-à-dire pour moi, ma guenon et mon perroquet.

De Rouen à Poissy, je vins en chemin de fer, et, de Poissy à la villa Médicis, dans un berlingot que je louai dans la capitale de

la comté du roi saint Louis.