Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 11

Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 73-76).

XI

CE QUE C’ÉTAIT QUE MOUTON.


Disons quel était ce monde qui arrivait et mettait fin à l’importante conversation qui se tenait entre Michel, Vatrin et moi, à l’endroit de Pritchard.

C’était Maquet, qui venait d’augmenter les locataires de mon palais des singes du dernier des Laidmanoir, et avec lequel je faisais, à cette époque, le Chevalier de Maison-Rouge.

C’était de Fiennes, c’est-à-dire un des plus excellents cœurs que je connaisse, quand son esprit ne se croit pas obligé d’avoir une opinion en littérature.

C’était Atala Beauchêne, qui avait joué avec tant de grâce Anna Damby dans Kean, et qui devait jouer avec tant de sentiment Geneviève dans les Girondins.

Enfin, c’était mon fils.

Je reçus mes hôtes ; je leur livrai la maison depuis la cave jusqu’au grenier, l’écurie avec les quatre chevaux, les remises avec les trois voitures, le jardin avec son poulailler, son palais des singes, sa volière, sa serre, son jeu de tonneau et ses fleurs.

Je ne me réservai qu’un petit pavillon à verres de couleur, à la muraille duquel j’avais fait adapter une table, et qui, l’été, me servait de cabinet de travail.

Je prévins mes visiteurs qu’il y avait dans la maison un nouveau commensal nommé Mouton, et les avertis qu’ils n’eussent pas trop à se fier à son nom, son nom m’étant familier, mais ses mœurs m’étant inconnues.

Je le leur montrai, assis dans une allée, et dodelinant, à la manière des ours blancs, une tête où deux yeux phosphorescents jetaient une flamme rouge comme le reflet de deux escarboucles.

Au reste, pourvu qu’on ne lui cherchât point querelle, Mouton restait parfaitement inoffensif.

Je chargeai Alexandre de faire les honneurs du tout.

Quant à moi, il ne s’agissait pas de m’amuser, il s’agissait de faire mes trois feuilletons.

Je ne dis point une mes feuilletons ne m’amusent pas à faire : mais, en les faisant, je ne m’amuse pas à la façon dont s’amusent ceux qui n’en font pas.

On se répandit dans le jardin, et chacun choisit, selon son caprice, qui les singes, qui la volière, qui la serre, qui les poules.

Moi qui étais vêtu en chasseur, je montai à ma chambre, afin de me vêtir à la fois en hôte et en travailleur.

Vous saurez, autant que la chose peut vous intéresser, qu’été comme hiver, je travaille sans gilet et sans redingote, en pantalon à pieds, en pantoufles et en manches de chemise.

La seule différence que la succession des saisons amène dans mon costume est de changer l’étoffe de mon pantalon à pieds et de ma chemise.

L’hiver, mon pantalon à pieds est de drap ; l’été, mon pantalon à pieds est de asin. L’hiver, ma chemise est de toile ; l’été, ma chemise est de batiste.

Je descendis donc, dix minutes après, avec une chemise de batiste et un pantalon de basin.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Atala Beauchêne.

— C’est un père que j’ai voué au blanc, répondit Alexandre.

— Je passai à travers une haie d’acclamations, et je gagnai mon pavillon de travail.

J’étais en train de faire le Bâtard de Mauléon, et, comme mon voisin Challamel venait de me donner Mouton, juste au moment où je commençais le roman, j’avais eu l’idée d’illustrer Mouton, en lui faisant jouer un rôle dans mon nouveau livre.

Procédant toujours à la manière de Walter Scott, j’avais commencé par faire le portrait de Mouton, sous le nom d’Allan et en en faisant cadeau à don Frédéric, frère de don Pèdre.

Voici le portrait d’Allan, ce qui me dispensera de vous faire le portrait de Mouton :

« Derrière eux s’élança un chien bondissant.

» C’était un de ces vigoureux mais sveltes chiens de la sierra, à la tête pointue comme celle de l’ours, à l’œil étincelant comme celui du lynx, aux jambes nerveuses comme celles du daim.

» Tout son corps était couvert de soies fines et longues qui faisaient chatoyer au soleil leurs reflets d’argent.

» Il avait au cou un large collier d’or incrusté de rubis, avec une petite sonnette du même métal.

» La joie se trahissait par ses élans, et ses élans avaient un but visible et un but caché : le but visible était un cheval blanc comme la neige, couvert d’une grande housse de pourpre et de brocart, qui recevait ses caresses en hennissant comme pour y répondre ; le but caché était sans doute quelque noble seigneur retenu sous la voûte dans laquelle le chien s’enfonçait impatient, pour reparaître bondissant et joyeux quelques instants après.

» Enfin, celui pour lequel hennissait le cheval, celui pour lequel bondissait le chien, celui pour lequel le peuple criait : Viva ! parut à son tour, et un seul cri retentit répété par mille voix :

» — Vive don Frédéric ! »

Si vous voulez savoir, chers lecteurs, ce que c’était que don Frédéric, il faut lire le Bâtard de Mauléon.

Je ne me suis engagé à vous dire qu’une chose : c’est ce qu’était Mouton.

Vous le savez maintenant.

Suivons donc le nouveau personnage qui nous croise, sans savoir même où il nous conduira.

C’est ce qu’on appelle, en matière de chemin de fer, un embranchement, et, en matière de poésie et de roman, un épisode.

L’Arioste est le créateur de l’épisode.

Je voudrais pouvoir vous dire quel est l’inventeur de l’embranchement.

Malheureusement, je ne le sais pas.