Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/03

Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 716-741).
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DU


MOUVEMENT INTELLECTUEL


PARMI LES POPULATIONS OUVRIERES.





III.
LES OUVRIERS NORMANDS.[1]




« Ce qui met l’ordre dans l’homme, a dit Massillon, peut seul le mettre dans les états. » Si, en se plaçant au point de vue de cette grande parole, on examine l’état moral et les dispositions politiques des populations ouvrières de l’ancienne Normandie, on reconnaît bientôt que de nombreux élémens d’ordre, en dépit de quelques causes d’agitation superficielles, s’y rencontrent profondément enracinés dans les âmes. L’esprit de désordre, là où il existe, n’est pas inhérent au sol normand; il est dû à des influences extérieures; de lui-même le fond des caractères reste calme, et ce premier trait doit nous aider à mettre sous son vrai jour le mouvement intellectuel parmi les travailleurs de cette contrée.

Il est essentiel en outre de savoir qu’un double courant de sentimens et d’idées s’y manifeste au sein de la population. On y trouve en scène plus nettement que partout ailleurs deux sortes d’existences dont la physionomie est profondément distincte : les travailleurs en atelier et les travailleurs à domicile. Les ouvriers des deux ordres vivent pour ainsi dire côte à côte sur plusieurs points de la province; néanmoins il y a des districts où les grandes manufactures dominent, tandis qu’il en est d’autres où le travail est surtout disséminé dans les campagnes. La Seine-Inférieure et quelques districts du département de l’Eure représentent l’industrie agglomérée; le reste du pays normand peut être considéré comme la terre classique du travail à domicile. La question, si souvent débattue entre les deux régimes, se traduit ici en faits saillans qui méritent d’être comparés. En recherchant dans cette contrée quelle direction suivent les intelligences populaires et quels sont les traits principaux de l’état moral, nous pourrons juger les deux systèmes dans leurs rapports avec le développement de l’individu et avec les progrès de l’industrie comme avec la sécurité sociale.


I. — LES OUVRIERS EN ATELIER. — ROUEN. — ELBEUF. — LOUVIERS.

Le génie industriel et le génie commercial semblent se donner la main dans ce département de la Seine-Inférieure, où le travail a créé des sources abondantes de richesses à côté de celles que la nature avait prodiguées. La race qui l’habite est hardie sans être téméraire, active sans être impatiente. Un immense développement de la production manufacturière y entretient une masse considérable d’ouvriers qui prêtent leurs bras à l’œuvre dans laquelle d’autres risquent leurs capitaux. Les deux tiers de la population sont atteints de près ou de loin par le mouvement des fabriques. La majorité de ces existences individuellement ignorées, et qui pèsent par leur nombre d’un si grand poids dans la balance de la fortune publique, dépend d’une seule industrie, de l’industrie cotonnière, dont le siège principal est à Rouen.

Chef-lieu industriel de toute la Haute-Normandie, dont elle était jadis la capitale, l’importante cité rouennaise est assise au milieu d’innombrables ateliers pour la filature, le tissage mécanique, l’impression ou la teinture du coton. La ville manufacturière étale ses constructions récentes, simples et monotones, autour de la ville gothique, dont les monumens émerveillent les regards par l’élégance et la variété de leurs formes. Du côté de Saint-Sever et de Sotteville, la plaine est couverte de ces grandes fabriques qu’on prendrait pour des casernes, si le battement continuel des métiers n’y révélait la présence d’une force qui, au lieu d’être dirigée par l’homme contre l’homme, a pour but d’assurer à celui-ci la domination du monde physique. A une autre extrémité de la cité commence la vallée de Deville et de Maromme, étroitement resserrée entre des collines verdoyantes, où les usines se touchent sur un espace de douze à quinze kilomètres. Dans ces divers établissemens, le nombre des travailleurs flotte en général de deux cents à cinq cents, et monte quelquefois à huit cents. Quoique l’industrie lainière occupe beaucoup moins de bras dans la Seine-Inférieure que le coton, les ouvriers qu’elle emploie constituent encore des agglomérations puissantes soit dans les ateliers de la vallée de Darnetal, aux portes de Rouen, soit surtout dans la vive et intelligente cité d’Elbeuf.

Le voisinage de la Seine-Inférieure jette un peu dans l’ombre le département de l’Eure, dont les industries sont pourtant si variées, et où de nombreux cours d’eau alimentent environ quinze cents usines. Pratiquant à la fois, et sans que l’un efface l’autre, les deux systèmes de fabrication qui divisent la Normandie, ce département sert de trait d’union entre la région du travail à domicile et celle de l’industrie agglomérée. La ville de Louviers, bien que considérablement dépassée par l’exubérante activité et l’immense marché d’Elbeuf, y reste cependant le siège principal du travail en atelier. Des filatures de laine coquettement établies sur la rivière d’Eure, dans des sites tout-à-fait champêtres, rassemblent parfois jusqu’à cinq cents travailleurs. Sans parler des fonderies de cuivre de Romilly, des forges de l’arrondissement d’Évreux, des belles usines de Tillières, d’autres vastes établissemens consacrés à la filature et au tissage, dans la vallée de l’Avre, à Gisors, à Pontaudemer, à Radepont, et dont quelques-uns ne dépareraient pas Manchester, rappellent l’organisation des manufactures de la Seine-Inférieure et rivalisent avec elles.

La vie industrielle, dans cette partie de la région normande vouée à la grande fabrication, ne date pas d’une époque fort éloignée de nous. Si on excepte Louviers, elle a pris son essor en moins d’un demi-siècle. Le progrès de l’industrie, dans ses rapports avec la situation morale et matérielle des ouvriers, a déjà traversé, dans un aussi court espace de temps, trois phases très différentes, qui ont laissé chacune dans l’esprit des masses une empreinte plus ou moins profonde. Durant une première période, toute fabrique qui s’établit devient, pour un certain rayon, une source de véritable aisance. Les bras inoccupés trouvent de l’emploi, les chaumières s’animent d’un mouvement inconnu, en un mot on se sent vivre davantage. — Bientôt cependant les ateliers se multiplient et appellent à eux la plus grande partie de la population. Une concurrence de plus en plus âpre, stimulée encore par les (exigences du commerce extérieur, impose aux chefs d’usine cette alternative de produire au plus bas prix possible, ou de succomber dans la lutte. D’incalculables perfectionnemens s’accomplissent dans les moyens du travail, sous la pression de ces poignantes nécessités; mais les triomphes mêmes que remporte l’intelligence de l’homme, et qui doivent en définitive tourner au bénéfice de la société générale, entraînent dans les ateliers de brusques reviremens, dont les travailleurs ressentent aussitôt les douloureux effets. Viennent en outre de temps à autre les crises inhérentes à tout large et rapide essor de l’activité humaine, qui surprennent la société industrielle entièrement désarmée. Cette deuxième époque est marquée par la prolongation du travail, la dépréciation des salaires, en un mot par l’abus de toutes les forces concourant à la production et par l’impuissance où elles sont isolément d’opposer au tourbillon une résistance efficace.

La troisième période, dans laquelle nous sommes entrés, a pour caractère essentiel un effort unanime en vue de coordonner des élémens épars qui se heurtaient confusément. Qu’on jette un regard sur l’espace parcouru; qu’on énumère, dans le seul ordre des mesures générales, toutes les lois intervenues soit pour favoriser la prévoyance individuelle, soit pour empêcher certains excès dans le travail, soit pour rétablir l’égalité entre les divers élémens concourant à la production ou pour prêter un appui tutélaire au travailleur dans les circonstances difficiles de sa vie, et on saisira mieux à quelles exigences il a fallu satisfaire. C’est peut-être pour avoir hésité trop long-temps à envisager en fait les besoins du travail, tels qu’ils résultent du développement de l’industrie et des classes industrielles, que des aberrations si grossières, des doctrines si contraires aux intérêts sociaux comme à ceux de l’individu, ont pu bouleverser un moment les destinées de notre pays. Résister à ce dévergondage en cherchant à prévenir ou à tempérer les vicissitudes qui n’échappent pas entièrement aux prévisions humaines, telle est, au milieu du tâtonnement inséparable d’une évolution aussi complexe, la tendance des esprits durant la troisième phase de l’ère industrielle que nous parcourons. Envisagée à ce point de vue, la question n’est plus particulière à telle ou telle zone de la France : elle embrasse le pays entier; mais nulle part les trois phases de notre histoire économique ne sont plus accentuées que dans ceux des districts normands où les ouvriers travaillent en atelier. La ville de Rouen porte la trace vivante encore des inconvéniens du régime évanoui à côté d’améliorations déjà accomplies, et d’un déploiement considérable d’énergie pour en réaliser d’autres. Certes, si nous devons trouver sur ce théâtre des altérations profondes du sens moral, nous verrons du moins qu’on s’occupe sérieusement de fermer des plaies saignantes et de donner satisfaction aux besoins les plus impérieux.

Dès qu’on pénètre dans la vie morale des ouvriers rouennais, une circonstance vient affliger les regards : la famille est en général très imparfaitement constituée; elle présente rarement cette unité que cimentent les liens d’une affection réciproque et d’une destinée commune. Chacun vit de son côté, l’union ne consiste guère que dans le fait matériel de l’habitation en un même logis ; le nœud moral fait défaut. La femme n’a pas le rôle qui devrait lui appartenir ; elle est le plus souvent considérée moins comme une compagne que comme une servante et traitée avec rudesse. Cet assujettissement tient peut-être à ce que le travail des fabriques, détournant les femmes de leur mission naturelle comme épouses et comme mères, a fait d’elles un simple rouage dans le mécanisme de la production industrielle. Il vient plus sûrement encore de la précoce démoralisation des filles, qui éteint d’avance le respect que devrait obtenir l’épouse. D’assez fréquens exemples de concubinage propagent d’ailleurs des habitudes funestes pour les sentimens de famille. On voit quelquefois un homme, après avoir vécu trois ou quatre ans avec une femme, l’abandonner avec plusieurs enfans pour aller vivre auprès d’une autre qu’il délaissera plus tard à son tour. Exceptionnels comme ils sont, on pourrait ne pas tenir compte de ces faits dans une appréciation générale ; mais on est forcé de les relever, parce que, loin d’exciter parmi les autres ouvriers le scandale et la réprobation, ils sont l’objet d’une indifférence qui serait à elle seule un signe de l’affaiblissement du sens moral. Par un singulier contraste, l’honnêteté trop souvent absente des mœurs se retrouve ici dans les autres relations de la vie. On tient à honneur de ne faire tort à personne, et la répulsion qu’excite le vol n’a rien perdu de sa puissance.

Les ouvriers rouennais sont en général peu éclairés. Parmi les adultes, la moitié à peine sait lire et écrire. En 1848, au moment où les ateliers étaient inactifs, on avait dû réunir dans de vastes salles qui tenaient à la fois de l’école et de l’ouvroir plusieurs centaines de jeunes filles de douze à seize ans ; c’est à peine si dix sur cent avaient reçu quelques élémens d’instruction primaire ; ces jeunes filles ne savaient pas même coudre, et la plupart avaient déjà pris les habitudes du vice. L’éducation religieuse est tout aussi incomplète, non qu’il n’y ait pas dans les masses un certain fonds de religion qui semble vouloir se ranimer un peu ; mais, jusqu’à ces derniers temps, ce fonds inculte n’a porté que fort peu de fruits.

Dans la vie matérielle, les habitudes de famille ne se présentent pas sous de meilleurs aspects. Les logemens sont mal tenus, les soins les plus vulgaires de propreté fréquemment négligés. On n’a qu’à parcourir les ruelles et les cours du fameux quartier Martainville : on verra combien l’incurie des habitans ajoute aux causes d’insalubrité qui s’y rencontrent. En face de la misère qui engendre l’abandon de soi-même, il serait cruel d’adresser ici des reproches trop sévères à la partie la plus pauvre de la population. On doit pourtant signaler ce trait-là dans le tableau des habitudes populaires. Les villages voisins de Rouen, où les conditions extérieures sont plus favorables, n’offrent pas sous ce rapport une situation beaucoup meilleure. A Sotteville, par exemple, avec des rues larges, bien aérées et des maisons généralement espacées par des cours et des jardins, les logemens ne sont guère plus propres qu’à Rouen. Les familles des vallées sont plus soigneuses. Il semble qu’on y éprouve l’influence de la belle nature au milieu de laquelle on vit, et dont le caractère est précisément la fraîcheur et la coquetterie.

Suivez-le dans ses distractions et ses divertissemens, l’ouvrier rouennais ne laisse pas percer de goûts plus délicats que dans sa demeure. D’habitude, il passe au cabaret la plus grande partie du temps où il ne travaille pas, et l’atmosphère des tabagies rouennaises semble plus pesante que celle des cabarets de Lille : on cause moins; lorsqu’on ne crie pas, on garde le silence hébété de l’ivresse. La différence devient encore plus sensible quand on compare les kermesses et les ducasses flamandes aux assemblées des environs de Rouen. Ces dernières ressemblent plutôt à des réunions de pure convention qu’à des réjouissances populaires où l’on court avec entraînement. Il faut en excepter pourtant la célèbre assemblée de la Saint-Vivien, qui a lieu à la fin du mois d’août, aux portes de Rouen, sur une haute colline, d’où les regards embrassent à perte de vue la belle vallée de la Seine. Quand arrive l’époque de cette solennité, il serait absolument impossible de retenir les ouvriers à l’atelier. Un fileur ou un tisserand porterait ses dernières nippes au mont-de-piété plutôt que de manquer à cet universel rendez-vous de la fabrique; mais serait-ce pour le plaisir de se trouver réunis que les ouvriers courent ainsi à la Saint-Vivien? Nullement : ils y vont chercher ces joies bruyantes et désordonnées qui les séduisent et remplacent pour eux l’esprit de société.

Sur un autre théâtre, à l’atelier, les travailleurs de l’industrie rouennaise, quand ils sont laissés à eux-mêmes, sont en général calmes et faciles à conduire. Dans les filatures, où se trouvent fréquemment un certain nombre d’ouvriers nomades, les têtes sont en général un peu moins rassises que dans les manufactures d’indiennes, où les ouvriers viennent du pays même et n’aiment pas à changer de patron. Au fond d’une des vallées voisines de Rouen, dans une grande imprimerie sur étoffés, nous nous sommes entretenu avec un des directeurs de l’usine qui, ayant long-temps résidé dans des manufactures étrangères, était en mesure de comparer le caractère de nos populations laborieuses à celui des ouvriers d’autres pays. Il avait notamment passé plusieurs années en Russie, dans l’indiennerie de Zaréwa, près de Moscou, la plus considérable de l’empire, où cinq cents travailleurs sont logés dans l’établissement même. « Après tout ce que j’avais appris, nous disait-il, des agitations de la classe ouvrière en France en 1848, je m’atendais à rencontrer dans les ateliers des esprits irritables, remuans et très difficiles à manier. Je me suis bientôt aperçu que, tout en étant ici subordonné à des conditions différentes, le commandement ne constitue pas une tâche plus rude qu’en Russie. J’ai vu des hommes qui avaient plus d’idées sans avoir souvent plus d’instruction, qui étaient plus sensibles à un bon procédé et toujours prompts à s’enflammer contre ce qu’ils regardaient comme une injustice, mais qui ne résistaient jamais à un ordre donné par un chef dans la limite de ses fonctions. »

Cette opinion, dans sa portée générale, s’accorde avec les faits que nous avons pu constater nous-même. Une préoccupation tourmente aujourd’hui nos ouvriers plus encore que les questions de salaire : c’est le besoin de certains égards, d’une certaine convenance dans l’exercice de l’autorité, qui les relèvent à leurs yeux et rapprochent les distances sans porter atteinte à la hiérarchie. L’indignation contre ce qui semble injuste est une autre face de ce même sentiment, dont la racine se trouve dans la pensée d’égalité. Est-ce là un bon augure? Oui, sans doute, si on sait cultiver ce sentiment, si on s’applique à le dégager des mauvais élémens qui en altèrent la nature. Ce besoin d’égards procède des idées de bienveillance et de justice qui résument l’esprit et forment le principal honneur de notre civilisation. Malheureusement, il s’y mêle aujourd’hui une continuelle défiance contre les manufacturiers. Prompts au soupçon, les ouvriers craignent sans cesse d’être trompés; ils se croient victimes d’une exploitation organisée. Cette pensée, qui a pénétré dans les cœurs comme un venin, les ulcère profondément. C’est la paille qui prendrait aisément feu dans des momens de crise. Flattez ce penchant, et les oreilles deviennent aussitôt crédules à l’excès. Surexcité par les circonstances et par des prédications qui avaient égaré les cerveaux, ce sentiment engendrait l’émeute de Saint-Sever en 1848. A la même époque, les travailleurs des vallées cédaient à de pareilles inspirations, quand, après avoir déserté les usines, ils donnaient carrière à leurs rancunes en promenant un ou deux fabricans pieds nus et la corde au cou. Que la population ait été rapidement désabusée sur les conséquences de ces actes ignobles, qui, en propageant la terreur, devaient accroître la misère commune, c’est incontestable; mais il y a toujours chez elle, à côté du désir d’un développement légitime, un aveuglement profond sur les lois générales qui doivent unir les divers élémens de la production. portée à s’organiser en vue d’une émancipation qu’elle ne se définit pas, elle est toujours prête à obéir à un mot d’ordre, pourvu qu’il semble sortir des rangs populaires, et qu’il soit comme le cri des travailleurs auquel il s’agirait de faire écho.

A Rouen, les masses lisent fort peu; à peine dans les cabarets jette-t-on un regard sur le journal; les brochures politiques, les écrits socialistes sont très peu répandus : on n’en demeure pas moins persuadé que les publications les plus exaltées sont les plus favorables à l’amélioration du sort des ouvriers. Si la conversation porte sur la politique, soit pendant les heures de repos, soit sur le chemin de l’atelier, la trace de cette opinion apparaît tout de suite. On reconnaît aussi sans peine qu’en voulant une même chose, la masse agit au hasard, le plus souvent en dehors des voies qui la rapprocheraient de son but. Jamais population n’eut un plus grand besoin d’être instruite, tant ses connaissances actuelles sont au-dessous de ses instincts! Mais comment triompher de la défiance générale fomentée dans ses rangs? Sans doute il faut du temps; il faut surtout qu’une bienveillance réelle inspire tous les efforts, et qu’on sache placer le foyer de l’action au sein même des classes laborieuses, qui aspirent visiblement à se gouverner elles-mêmes. Jusqu’à ce jour, qu’a-t-il été fait dans la fabrique rouennaise pour les instruire et les rendre plus morales? Quelles institutions viennent à leur aide? Comment a été compris le rôle de la société à leur égard? Par quelles tentatives, bonnes ou mauvaises, les ouvriers eux- mêmes cherchent-ils à réaliser l’émancipation désirée?

Pendant long-temps, ces graves questions ont assez peu préoccupé la classe éclairée de la population rouennaise. C’est aux fabricans que revient l’honneur d’être entrés les premiers d’une façon un peu notable dans la voie des améliorations. Quand ils s’efforçaient de rendre le régime disciplinaire de leurs établissemens chaque jour plus favorable au maintien des bonnes mœurs, les conditions matérielles plus satisfaisantes sous le rapport hygiénique, ne tendaient-ils pas en effet à affranchir l’existence de l’ouvrier de deux causes qui la dépriment et qui l’énervent? Après les rudes chocs dont nous avons été témoins, il n’était plus possible pour personne de tenir les yeux fermés sur les nécessités du temps. Les questions négligées devaient reprendre dans l’attention publique la place qui leur était due. Rouen est devenu le centre d’un mouvement d’idées dont l’état des populations ouvrières a été le thème subitement agrandi. Une institution scientifique et littéraire qui jouit d’une influence méritée, la Société libre d’émulation, a porté de plus en plus ses regards sur les intérêts de la classe laborieuse. Divers écrits sur telle ou telle institution concernant les travailleurs, sur tel ou tel côté de leur vie, ont été publiés par quelques hommes intelligens et généreux. Les brochures du docteur Vingtrinier, médecin des prisons, méritent une mention spéciale à cause des vues pratiques qui s’y trouvent jointes à des réflexions d’un ordre plus élevé; celles de M. Langlois d’Estaintot, à cause d’un vif épanouissement d’esprit. Des membres distingués du clergé se sont montrés sympathiques aux idées de prévoyance sociale unies à celles de la charité chrétienne. L’archevêque a voulu lui-même donner l’exemple; des sermons ont abordé des sujets demeurés jusque-là, du moins quant à leurs aspects extérieurs, en dehors de la chaire catholique. Au milieu de ce bon vouloir général, d’importans résultats ont été obtenus, tantôt grâce aux efforts de l’administration locale, tantôt par le concours des institutions privées ou de la population ouvrière elle-même

L’administration municipale exerce une action importante sur le mouvement intellectuel des ouvriers au moyen des écoles populaires. L’école n’a pas été sans doute dans ce temps-ci le foyer principal où les masses ont puisé le rayon qui les éclaire. L’enseignement primaire est pourtant la seule voie qui puisse les préparer à une certaine culture intellectuelle. Visiblement convaincue de cette vérité, la ville de Rouen cherche à mettre l’instruction à la portée des classes ouvrières. L’année dernière, elle a élevé de 15 à 25,000 fr. la subvention allouée aux frères des écoles chrétiennes, dont les maisons, au nombre de douze ou quatorze, comptent environ trois mille enfans, sans parler d’une classe du soir fréquentée par quatre cents adultes. Les écoles communales et semi-communales pour les garçons et pour les filles coûtent au budget municipal, en y comprenant quatre asiles dirigés par des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, une somme de 65,290 francs. Ces moyens ne répondent pourtant pas suffisamment à l’étendue des besoins. Bien qu’il soit encore nécessaire de stimuler le zèle de certains parens pour qu’ils envoient leurs enfans à l’école, le plus grand nombre regardent l’ignorance comme un douloureux héritage qu’ils ne voudraient pas leur transmettre. Malheureusement, dans une ville comme Rouen, où le domaine de l’indigence est très étendu, il ne suffirait pas d’ouvrir de nouvelles classes ou d’agrandir celles qui existent. Nous n’avons pas en France, comme en Angleterre, de ragged schools, c’est-à-dire des écoles où des enfans déguenillés reçoivent un abri pour leur misère. Chez nous, les parens n’envoient pas leurs enfans dans les classes gratuites, s’ils ne peuvent pas les vêtir. La misère, qui développe trop souvent dans les cœurs de si funestes germes, y laisse place encore à l’amour-propre. Il serait éminemment désirable que les écoles pussent distribuer au besoin quelques articles d’habillement à leurs jeunes hôtes. Le sacrifice ne serait pas très lourd, et de si graves raisons commandent d’ailleurs d’élargir l’arène ouverte à l’éducation des classes populaires, qu’il est impossible de s’arrêter à moitié route.

Dans un autre ordre d’idées, dans l’assainissement de certains quartiers populeux, percés de ruelles étroites, où l’air se renouvelle avec peine, l’édilité municipale a commencé d’heureuses améliorations. Tout résultat obtenu en ce sens par sa vigilante initiative, bien que portant plus spécialement sur la vie matérielle des ouvriers, sera peut-être un des meilleurs moyens de réagir contre certains vices de l’ordre moral. Dans un pays où les lieux publics ne sont pas recherchés par un goût inné des réunions, l’homme peut plus facilement être amené à passer au moins une partie de ses heures de loisir en famille, dans sa demeure, s’il n’en est pas repoussé par les conditions mêmes qu’il y rencontre. Le côté moral de ces considérations n’échappe pas sans doute à la municipalité rouennaise, bien que ses déterminations soient un peu gênées par l’état de ses finances. On n’avance pas aussi vite qu’on le voudrait. Cependant le plus décrié des quartiers de la vieille cité, le quartier Martainville, commence à s’ouvrir à l’air et à la circulation. L’administration de M. Henri Barbet, ancien maire de Rouen, avait préparé le percement d’une large et belle rue, qui passe sur la lisière de cette partie de la ville trop long-temps inabordable. Destinée à devenir une des artères principales de Rouen, cette voie forme dès ce moment un point où viennent prendre jour des ruelles nombreuses. Quelques maisons ont été en outre abattues dans le centre même du quartier Martainville; on essayait tout récemment d’organiser une loterie dont le produit devait être consacré à l’ouverture d’une nouvelle rue qui le couperait de part en part. Tout en se défiant du moyen proposé pour réunir les fonds nécessaires, on doit dire que la rue projetée serait un des moyens les plus sûrs de renouveler la face de ce domaine de la misère.

Au devoir de combattre l’ignorance et de remédier à la vicieuse disposition de certains quartiers, il s’en joint un autre non moins impérieux, non moins vivement senti par les hommes qui veulent relever les ouvriers sur l’échelle sociale : c’est celui de lutter contre l’ivrognerie. Les maux de toute sorte qu’engendre à Rouen pour la population laborieuse ce vice déplorable ont suggéré l’idée d’y établir une société de tempérance, non plus d’après les principes trop puritains des institutions de ce genre existant aux États-Unis ou en Angleterre, mais dans des conditions appropriées à nos mœurs. Saisi de la proposition par le préfet de la Seine-Inférieure, le conseil-général en a approuvé la pensée durant sa session dernière. Il ne s’agirait pas pour les membres de la future société de renoncer à l’usage de toute boisson enivrante. Avec le sens droit de notre pays, qui peut bien s’égarer un moment sous l’influence d’impressions soudaines et irréfléchies, mais qui est instinctivement opposé aux excentricités systématiques, de telles exagérations n’auraient pas la moindre chance de succès. L’institution projetée voudrait éclairer les classes ouvrières sur les dangers résultant de l’abus des liqueurs alcooliques, faire appel aux sentimens de dignité qu’outrage l’ivrognerie et honorer par quelques distinctions les exemples de sobriété et de bonne conduite. Cette œuvre de haute moralisation serait profitable à la valeur intrinsèque de l’homme comme à l’aisance des familles. Les fruits d’une telle propagande, on ne peut le nier, mûriraient lentement; mais c’est un motif pour y apporter une résolution plus courageuse et plus persévérante. Sans pénétrer dans la vie privée, sans vouloir embrasser sous l’empire d’un règlement des actes qui doivent rester sous celui de la conscience individuelle, la loi ne pourrait-elle pas. en une certaine limite, prêter utilement son appui à la pensée des sociétés de tempérance? Refuser toute action pour les dettes de cabaret, frapper d’une amende le débitant qui vendrait, comme cela arrive trop souvent, des boissons enivrantes à des individus plongés déjà dans un état complet d’ivresse, ne serait-ce pas un moyen de combattre une funeste habitude et de réagir contre la cupidité qui la favorise? Il y aurait là pour les tribunaux une question de fait d’une appréciation délicate; mais tout le code pénal ne présente-t-il pas une série de questions de cette nature? Quoi qu’il en soit, l’institution nouvelle a été conçue dans la plus excellente intention, et elle est conforme à l’intérêt de l’homme isolément envisagé, comme à celui de la société en général.

Si l’autorité municipale, si des institutions v)rivées, encore trop peu nombreuses à Rouen, essaient d’aplanir au-devant des ouvriers le rude sentier dans lequel se développe leur destinée, ceux-ci ne s’abandonnent pas eux-mêmes. On peut découvrir dans les rangs de la famille ouvrière de véritables efforts pour résister aux vicissitudes qui l’assaillent, des élans, confus encore, mais très visibles, vers une constitution intérieure dont les excitations politiques dénaturent trop souvent le caractère. Le cours des choses porte les esprits de ce côté. Les sociétés d’assistance mutuelle, par exemple, pour lesquelles le sol rouennais avait long-temps paru fort ingrat, prennent en ce moment un certain essor. On s’est demandé s’il n’y avait pas là le germe d’une institution propre à diminuer la misère, à favoriser la prévoyance et à intéresser plus directement au maintien de l’ordre une partie au moins de la classe laborieuse. Quelques fonds ont été votés par le conseil-général du département pour faciliter le mouvement qui se déclarait dans l’opinion. Une circonstance prête aujourd’hui un intérêt spécial à l’étude des sociétés mutuelles de Rouen : les systèmes les plus divers s’y trouvent mis en œuvre. Tels statuts admettent la bienfaisante intervention de membres honoraires contribuant aux dépenses sans profiter des avantages de l’association; tels autres repoussent un alliage étranger et répugnent à l’idée de recevoir un don, regardé à tort selon nous comme une aumône. Le plus souvent, outre un secours temporaire, on promet une pension après un certain âge. Quelques sociétés enfin se bornent à subvenir aux besoins engendrés par les maladies.

On devine aisément les mécomptes auxquels ont dû être exposées celles de ces institutions qui, avec des règlemens établis, sans tenir compte des probabilités de durée de la vie humaine, avaient prétendu fonder des retraites. Gérées sans bruit par de simples ouvriers, avec un rare désintéressement, ces caisses n’en avaient pas moins devant elles le gouffre de la banqueroute. Plusieurs de ces associations, trop faibles pour vivre isolées, ont consenti à se réunir en une seule, qui a pris le nom de l’Alliance. Placée sous un patronage intelligent et dévoué, cette société réunit dans ses statuts toutes les conditions de succès compatibles avec le maintien des pensions viagères[2]. Depuis qu’une caisse générale des retraites a été fondée sous la garantie de l’état, depuis que la loi sur les sociétés de secours mutuels a interdit de promettre des pensions à celles qui voudraient être déclarées établissemens d’utilité publique, il est indispensable que les institutions de cette espèce renferment leur action dans le cercle des secours temporaires. La Société d’émulation chrétienne de Rouen, qui a su prendre ce parti, est la plus nombreuse de toutes et paraît la plus assurée de son lendemain; mêlant à l’idée d’assistance une pensée de fraternité chrétienne souverainement sympathique aux tendances de notre époque, elle cherche non-seulement à réunir les épargnes individuelles, mais à former un lien entre les âmes. L’instruction morale figure dans son programme; chaque mois, les sociétaires sont appelés à une conférence religieuse qui se tient alternativement dans l’une des quatorze paroisses de la ville. Ce qu’il faut dire à l’avantage de toutes les sociétés mutuelles de Rouen, malgré les bases fragiles de quelques-unes, c’est qu’elles sont constamment demeurées dans leur sphère. On n’en cite aucune qui ait songé à s’immiscer dans la politique ou à se placer sous le patronage des sectes socialistes.

Les associations de secours mutuels forment pour la société industrielle un élément d’ordre qui puise le plus souvent sa sève en dehors des ouvriers mêmes. Des essais de rapprochement et de hiérarchie d’un autre genre, très dignes d’attention, quoique généralement ignorés, naissent dans divers ateliers du sein des travailleurs, sans mélange d’aucun concours extérieur. En des temps d’agitation comme ceux où nous vivons, quelques symptômes inquiétans apparaissent çà et là dans ce mouvement intime des fabriques. On y découvre cependant, en allant au fond des choses, cette idée, que l’autorité, c’est-à-dire l’unité, et l’ordre, c’est-à-dire l’harmonie, sont indispensables pour la conduite d’intérêts collectifs. Chercher à sauvegarder la liberté de l’ouvrier dans les transactions relatives au travail, telle est au fond la tendance de ces ébauches d’organisation. Il faut n’avoir aucune idée de la vie et du régime de nos grands ateliers pour représenter aujourd’hui, ainsi qu’on le fait encore, les manufacturiers comme des maîtres absolus et tyranniques. Nos fabriques ressemblent, au contraire, sous beaucoup de rapports, à de petites républiques dont le règlement intérieur forme la constitution. Ce sont bien les patrons qui rédigent ce règlement; mais leur pouvoir est bien plus limité en fait qu’on ne le suppose communément. D’une part, des lois générales, telles que la loi sur le travail des enfans dans les manufactures, la loi sur la durée du travail, viennent restreindre leur action; d’une autre part, si les ouvriers ont besoin du patron, ce dernier ne peut se passer d’eux. Entouré de concurrens, il lui importe de conserver un personnel souvent très difficile à remplacer. Les conditions réglementaires s’établissent ainsi sous des influences qui pourront dominer, si c’est nécessaire, toute volonté capricieuse ou trop exigeante.

Les essais d’organisation tendant à développer les garanties relatives du travail doivent être regardés comme les indices les plus irrécusables de l’esprit des populations laborieuses. Dans les filatures des vallées voisines de Rouen, chaque salle, quel que soit le nombre des métiers, a un chef qui est toujours l’ouvrier le plus ancien, et qu’on appelle le curé : c’est le droit du temps, le droit de l’expérience présumée, devant lequel chacun s’incline. Quand la salle contient un personnel nombreux, le curé est assisté d’un vicaire. L’autorité de ce chef, qui expire au seuil de la fabrique, consiste à maintenir l’ordre tel que les ouvriers l’ont conçu, à assurer l’exécution des diverses mesures arrêtées entre eux en dehors du règlement général de l’usine. En cas d’infraction, le curé prononce des peines qui, le plus fréquemment, se réduisent à de petites amendes. Il existe une punition plus sévère désignée par ces mots bizarres : couper le ventre. Un ouvrier à qui le curé a coupé le ventre est aussitôt séquestré de la compagnie de ses camarades. A l’atelier, on ne lui adresse plus la parole, on ne l’aide plus dans ces mille détails de la fabrication où il est d’usage de se prêter la main d’un métier à un autre. Hors de l’atelier même, on ne va plus boire avec lui. Moyen périlleux, mais puissant, pour assurer l’unité dans la conduite, une pareille discipline vise à réunir les volontés en un seul faisceau. Ne peut-il pas en résulter, dans l’état actuel des choses, une force inintelligente, exposée à blesser autour d’elle des intérêts légitimes et à compromettre l’objet même qu’elle veut atteindre ? N’est-il pas facile sur cette pente de se laisser aller à des actes assimilés par le code pénal au fait même de coalition? Oui sans doute : aussi cette tendance a-t-elle besoin d’être soigneusement surveillée; mais, comme elle procède d’instincts indestructibles et de l’invincible opération du temps, c’est à la diriger et non à l’étouffer que doit aspirer la prudence politique.

L’idée du mandat, l’idée de la représentation est entrée dans la vie ordinaire des fabriques. Des difficultés naissent-elles avec le patron, des délégués sont communément choisis pour en conférer avec le chef de l’usine. On ne s’en rapporte plus alors, comme pour la désignation du curé, au hasard de l’ancienneté; on nomme ceux des ouvriers qui paraissent le plus aptes à soutenir la prétention de tous les autres : c’est le système fondamental de notre gouvernement transporté dans la fabrique. En principe, le mandat donné n’est pas généralement impératif; dans la pratique, il le devient presque toujours, les délégués ne se départant guère de leurs exigences sans en avoir référé à leurs mandans. Limitée dans le cercle de ceux qu’elle intéresse, cette habitude doit devenir de plus en plus un moyen de conciliation entre les divers élémens de l’ordre industriel; elle est également un gage de calme pour la société, quand les préoccupations du dehors n’en viennent pas momentanément changer la direction.

Entraîné dans l’orbite de la grande métropole industrielle de la Normandie, bien qu’avec une fabrication distincte, Elbeuf reproduit, à quelques traits caractéristiques près, la physionomie morale de la ville de Rouen. L’industrie dont cette ville est le siège et dont elle porte si fièrement l’étendard est une de celles qui ont été le plus profondément transformées par les progrès de la mécanique, et où le sort de la population a été conséquemment assailli par le plus d’orages. A mesure que les manufacturiers, grâce à une énergique et intelligente initiative, gagnaient du terrain dans l’arène industrielle, le travail subissait quelque révolution qui bouleversait des destinées paisibles et envenimait quelquefois les cœurs. Quand des troubles éclatèrent à Elbeuf en 1848, le feu couvait déjà sous la cendre depuis un certain temps. Un aveugle et sinistre mécontentement avait été provoqué par l’introduction de nouveaux procédés qui simplifiaient le rôle du travailleur : le vent des doctrines exagérées n’eut pas de peine à déchaîner la tempête. Les élémens faciles à soulever étaient d’ailleurs plus nombreux qu’aujourd’hui parmi les masses. Les ouvriers d’Elbeuf se divisent en deux classes : ceux du pays même, et ceux qui ont été appelés du dehors, et qui rapportent de leurs courses vagabondes, avec les vices de différentes localités, une somme plus forte d’idées presque toujours fausses ou peu réfléchies. En 18-48, cette division était encore de date récente, car le nombre des ouvriers étrangers ne s’était grossi que lorsque la fabrication des draps en était arrivée à employer les métiers à la Jacquart : il avait fallu alors faire venir des travailleurs du Lyonnais et du Forez, déjà familiers avec le nouveau système. Les travailleurs indigènes s’étant peu à peu habitués au maniement de ce mécanisme, on a pu réduire depuis une population étrangère, toujours plus inflammable et plus malaisée à contenir. On pourrait comparer les ouvriers nomades, qui composent environ en ce moment le tiers du nombre total des ouvriers d’Elbeuf. à des soldats campés dans un pays étranger avec les liens de la discipline de moins. Plus rassise, moins audacieuse, la population sédentaire n’a que le tort de se laisser trop souvent dominer. En se confondant sous l’empire des relations habituelles, les deux élémens de la fabrique forment un mélange où la fermentation apparaît presque toujours de quelque côté.

Les rapports entre les ouvriers et les patrons, sans paraître difficiles a la surface, sont empreints au fond d’une défiance mutuelle. Ce sentiment est poussé si loin du côté des premiers, que les chefs d’industrie qui voudraient prendre une initiative généreuse et la réaliser sans contrôle rencontreraient d’insurmontables difficultés[3]. Veut-on faire accepter le bien et en tirer des effets utiles, il est indispensable d’y associer de près les ouvriers eux-mêmes, de manière à ce qu’ils aient une large part d’action et de surveillance. La tâche, il est vrai, devient plus rude et peut déplaire à certains esprits, bienveillans d’ailleurs, mais jaloux de diriger eux-mêmes les choses qu’ils ont conçues : qui ne voit cependant que le rôle de la générosité prend aujourd’hui des proportions plus hautes, et réclame à la fois plus de dévouement et un coup d’œil plus étendu ?

Les dispositions des ouvriers d’Elbeuf ne se résument pas en des animosités individuelles contre leur propre patron, mais en une sorte d’irritation générale contre l’organisation même de la fabrique. Plus dangereux peut-être, ce sentiment-là suppose dans les âmes moins de fiel et de haine. On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de l’attitude des masses au moment de l’incendie qui a consumé si rapidement la belle et vaste usine où M. Victor Grandin avait accumulé, durant sa vie entière, toutes les ressources de sa rare activité. On s’est accordé à reconnaître le concours empressé et hardi des travailleurs attachés à l’établissement; mais on s’est plaint de l’indifférence de ceux du dehors: on a cité quelques paroles sinistres. Ces mots, par exemple, auraient été proférés à la vue des flammes : « Qu’(importe? autant vaut aujourd’hui que demain. » Il peut se rencontrer sans doute dans les bas-fonds de la population nomade d’Elbeuf un élément assez vicié pour que de tels propos aient été effectivement tenus. Je dois le dire toutefois, sur le champ même du désastre, où l’ame ne peut se défendre d’un douloureux saisissement, je me suis entretenu avec divers témoins de l’incendie, et je n’en ai point trouvé qui eussent entendu des paroles aussi détestables, dont la responsabilité devrait retomber d’ailleurs sur les individus pervers qui les auraient proférées, et non sur la masse de la population. En réalité, le concours des habits et des blouses n’a pas fait défaut dans cette lamentable circonstance; mais si, en face de pareils malheurs, les ouvriers, obéissant à une première impulsion, n’ont jamais besoin d’un appel pour apporter l’aide de leurs bras, on les trouve après l’événement tout-à-fait insensibles aux pertes qui peuvent frapper les manufacturiers. Douloureux symptômes, dont la trace caractérise exactement l’état actuel des esprits! Voilà où en est une population trop long-temps négligée, qui manque de vie morale. Le bien et le mal se mêlent confusément dans ses rangs; mais les cœurs s’ouvrent bien plus aisément à la voix qui flatte les passions qu’aux paroles qui rappellent les devoirs. Atteints par l’idée d’émancipation, vaguement tourmentés par le désir d’avoir une part plus large dans les avantages sociaux, agités par quelques meneurs politiques, les ouvriers d’Elbeuf ne sont point assez éclairés pour comprendre, même par instinct, le vrai rôle et la vraie dignité du travail, pour distinguer, dans leurs propres aspirations, les principes auxquels ils peuvent confier leur destinée de ceux qui les conduiraient à des maux incalculables. Ce qui leur parvient des doctrines socialistes, ils ne le comprennent pas; ils n’y voient qu’un mot qui veut dire protestation.

Quels moyens ont été mis en œuvre pour conjurer le mal? Les fabricans ont, ici comme à Rouen, amélioré les conditions matérielles de leurs établissemens, cela est vrai : ils ont rempli leur rôle individuel avec un véritable esprit de bienveillance; mais la sollicitude qui devait suivre les masses hors de la fabrique n’était ni assez large ni assez clairvoyante. Le champ de l’instruction est toujours très étroit, et les circonstances qui facilitent la démoralisation sont toujours nombreuses. On avait signalé depuis long-temps le funeste régime des maisons garnies où logent, avec les ouvriers étrangers au pays, ceux qui viennent des campagnes environnantes et ne retournent chez eux que le mercredi et le samedi soir. Figurez-vous de grandes salles autour desquelles sont collés l’un près de l’autre quarante à cinquante lits, et où des hommes, des femmes et des enfans venaient naguère encore confusément chercher un gîte. Si, dans les ateliers, le rapprochement des âges et des sexes peut réagir d’une manière fâcheuse sur les mœurs, que dire de cet entassement nocturne en des lieux d’où toute réserve est souvent bannie? Il n’y a plus là cette discipline, cette surveillance, qui forment dans les fabriques un obstacle à l’immoralité. L’autorité municipale d’Elbeuf, il faut lui rendre cette justice, a porté ses regards sur ce triste état de choses; elle a pu exiger que des salles spéciales fussent réservées aux hommes et aux femmes : ces louables dispositions n’ont pas encore obtenu de résultats assez complets. D’abord, certains logeurs s’affranchissent plus ou moins des prescriptions de la police; d’autres n’apportent pas un soin suffisant dans la surveillance de leur maison : aussi des infractions à la règle sont-elles journellement commises. Des introductions furtives occasionnent quelquefois, dans ces dortoirs communs, des scènes que la plume se refuse à décrire. Est-il possible d’imaginer une plus sûre école de corruption? Pour achever une tâche dont elle apprécie l’importance, la police locale doit assujettir à un régime plus rigoureux les logeurs publics, soit à Elbeuf, soit aux portes de la ville, à Caudebec-lez-Elbeuf.

L’industrie de Louviers est, vis-à-vis d’Elbeuf, dans une sorte de subordination, et le même rapport qui existe entre les deux cités se retrouve aussi entre leurs populations ouvrières. Cependant, comme Louviers ne renferme point d’ouvriers nomades, les germes de désordre y sont peut-être moins nombreux qu’à Elbeuf. L’absence d’initiative livre malheureusement les travailleurs des fabriques de Louviers à l’impulsion de la ville voisine. Un levain étranger gonfle aisément cette pâte, qui, d’elle-même, demeurerait à peu près inerte. Ainsi, en cas d’émotion politique, le mouvement commence à Paris, retentit à Rouen. agite Elbeuf et parvient ensuite à Louviers. Telle est la filière habituelle. Quelques meneurs du pays qui se croient un rôle n’exercent, au fond, qu’une influence d’emprunt. A défaut de principes, ils n’ont pas même communément la foi ardente et désintéressée qui peut parfois y suppléer. Le chef d’une fabrique, voyant chez lui un ouvrier, intelligent d’ailleurs, se faire constamment l’instigateur de l’agitation, imagina de le nommer contre-maître et n’eut plus à s’en plaindre. En temps ordinaire, les tisseurs sont la partie la plus remuante de la population de Louviers. Comme le tissage se fait ici à la main, sans appareils mécaniques, le repos du métier n’entraîne pas une perte de la force motrice; l’ouvrier jouit dès-lors d’une plus grande liberté de quitter sa navette quand l’envie lui en prend. De plus, la nature du travail changeant avec les saisons, les tisserands et leurs patrons sont obligés de régler plusieurs fois par an les conditions de leur accord. C’est une occasion de tiraillemens et de débats qui n’existe point pour le fileur, par exemple, dont le travail reste toujours le même.

Au point de vue purement moral, la situation n’est guère plus satisfaisante à Louviers qu’à Elbeuf. Un signe certain de la démoralisation dans une localité, c’est d’y voir de jeunes filles perdre le sentiment de la pudeur. Des fautes qui ailleurs détruisent pour jamais l’existence d’une femme passent ici inaperçues; on n’éprouve aucun besoin de les cacher : aussi pas d’infanticides, pas d’abandons d’enfans. Une fille devenue mère n’a guère plus de peine qu’une autre à trouver un mari. Les mariages sont, du reste, assez précoces; mais, dans un pays où la démoralisation commence de très bonne heure, le temps qui s’écoule de quatorze à vingt ans laisse une grande marge à la débauche.

La moitié à peu près des ouvriers de Louviers savent lire; mais l’éducation religieuse est aussi bornée chez eux que l’instruction proprement dite. En cette matière, néanmoins, il ne faut pas trop accuser l’indifférence des ouvriers, A Louviers comme dans beaucoup de petites villes, la crainte de l’influence des prêtres est surtout vivace parmi les classes moyennes; elle a même écarté de la cité jusqu’à ce jour les frères de la doctrine chrétienne. La torpeur morale et intellectuelle où végètent la plupart des ouvriers de Louviers a donc sa principale source dans un regrettable préjugé dont une classe plus éclairée devrait être la première à s’affranchir.

Une même observation s’applique, en dernière analyse, à tous les ouvriers de l’industrie manufacturière dans la Normandie : ils n’ont presque rien du caractère normand proprement dit. Ne cherchez point en eux cet esprit retors, ami de la chicane, dont les paysans de l’Orne et du Calvados sont la vivante expression. On dirait, sous ce rapport, deux races distinctes. La cause probable de cette différence, la voici : la finesse du paysan normand se déploie quand il lui faut débattre son intérêt dans un marché ou dans un contrat; les ressources de son esprit, plus tenace qu’éveillé, s’exercent en un seul ordre d’idées, l’échange, entendu dans le sens général du mot, soit qu’il s’agisse d’un champ ou d’une tête de bétail. La vie est remplie, pour le cultivateur, de transactions de cette espèce. L’ouvrier des fabriques demeure étranger à de pareils mobiles. Les conventions auxquelles il prend part, et qui portent exclusivement sur son travail ou sur le loyer de sa chambre, sont des plus simples; les bases en sont presque toujours communes à un grand nombre d’individus et connues à l’avance. A mesure qu’on s’éloigne de l’industrie agglomérée pour visiter le travailleur à domicile, qui touche de plus près au sol, on voit poindre peu à peu le vrai type normand.


II. — LES OUVRIERS A DOMICILE. — FLERS. — CAEN. — L’AIGLE.

Le travail à domicile correspond à merveille à cet esprit d’individualisme qui est le fond du caractère normand. L’ouvrier de ce pays s’enrôle au service des manufactures sous la pression des besoins de la vie; mais son goût le plus naturel le retiendrait de préférence chez lui, au milieu de sa famille, dont il aime à demeurer le centre. Adopté depuis des siècles sur les divers points de la contrée, le régime du travail à domicile compose çà et là des groupes plus ou moins compactes, plus ou moins nuancés, plus ou moins curieux. Souvent il transforme un district en une sorte de grande fabrique où chaque chaumière devient un atelier. Trois localités vouées, avec le rayon qui les entoure, à des applications différentes. Flers, Caen et l’Aigle, résument à peu près tous les signes propres à ce système, et offrent largement matière à la comparaison entre les deux catégories d’ouvriers qui se partagent aujourd’hui la Normandie.

Le district industriel dont la petite ville de Flers peut être considérée comme le chef-lieu embrasse la partie occidentale du département de l’Orne, et déborde au nord sur celui du Calvados. Vire. Condé-sur-Noireau. la Ferté-Macé, forment quelques centres secondaires dont les traits particuliers se perdent dans la physionomie générale de cette région. On ne saurait guère évaluer à moins de trente mille le nombre total des ouvriers quelle renferme, et qui sont principalement employés à la fabrication des coutils, des toiles, des siamoises, etc. De tous les pays où règne le travail à domicile, celui-ci est un des plus favorisés. Quand on quitte la demeure négligée et si souvent déserte des ouvriers de Rouen pour entrer sous le toit du tisserand de Flers, on se croirait transporté dans un autre siècle ou chez un autre peuple. Ici, la vie de famille est enracinée dans les mœurs : père, mère, fils et filles passent tout le jour autour des mêmes métiers, concourent à la même production, chacun suivant sa force. Cette existence calme, on l’accepte pour toujours, on n’en rêve pas d’autre; on souhaite de ne se quitter jamais. Les fruits du travail et les dépenses quotidiennes sont également mis en commun. Le chef de la famille, dont l’autorité respectée réveille quelques souvenirs antiques, dirige tout dans l’intérêt de tous. La femme jouit d’une influence considérable : épouse, mère, sœur aînée même, elle règle la conduite de chacun, et détermine le niveau de la moralité commune.

Avec l’habitude de cette vie murée dans la famille, en dehors de laquelle commence pour ainsi dire un autre monde, on n’éprouve nullement le besoin de ces sociétés d’assistance mutuelle qui rapprochent ailleurs des existences primitivement séparées. Une caisse d’épargne, établie à Flers depuis six ans, n’a reçu que d’assez faibles dépôts de la part des ouvriers. Leur désir ne se tourne pas vers l’accumulation des capitaux mobiliers; les yeux incessamment fixés sur le sol, c’est un lambeau de terre qu’on ambitionne. Ignorans des lois qui gouvernent la productivité des capitaux et craignant toujours de s’exposer à perdre ce qu’ils ont, les tisserands de Flers conservent le plus souvent leurs épargnes dans leur logis jusqu’au moment fortuné où ils pourront acquérir un jardin ou un petit champ. Cette terre qu’ils aiment avec passion, ils lui consacrent la moitié de leur vie. Maniant alternativement la navette ou la pioche, ils unissent étroitement le travail agricole au travail industriel. Comme les tisserands ne possèdent pas les instrumens d’agriculture, ils les empruntent à un fermier de leur voisinage, et, quand arrive le temps de la moisson, ils s’acquittent envers lui en l’aidant à faire sa récolte, particulièrement celle des foins et celle du sarrasin. Les fils et les filles des cultivateurs s’occupent, de leur côté, à dévider ou à tisser le coton durant la saison où chôme le travail des campagnes. Les hommes de quelques communes du district de Flers viennent chaque année par bandes, dans la plaine de Caen, dans la Beauce ou le pays de Caux, se louer pour la moisson, et retournent ensuite s’asseoir devant le métier qui les attend. Grâce à une telle organisation, cette fabrique a pu traverser la crise économique de 1847, la crise politique de 1848, sans en ressentir trop violemment le contre-coup. C’est parce qu’elle n’a pas de frais généraux à supporter, parce qu’elle peut se contenter de très petits bénéfices, qu’elle se soutient et prospère en face de la grande industrie.

Sans être encore ici très répandue, l’instruction gagne du terrain. Les jeunes hommes, ceux qui sont arrivés depuis 1830 à l’âge auquel on fréquente les écoles, ont généralement appris à lire. Par malheur, on retire trop tôt les enfans de l’école; impatient de les utiliser dans le travail commun, le père interrompt leur instruction avant que les élèves aient pu l’achever. L’institution des frères ignorantins, inconnue dans ce pays, y est remplacée par les frères de Saint-Joseph du Mans, qui ont des établissemens à Flers et, dans le voisinage, à Saint-Pierre-d’Entre-Monts, où ils rendent des services universellement appréciés. Divers indices sembleraient révéler dans cette population un certain goût pour la lecture, qui se prononcerait mieux sans doute, si elle avait des livres appropriés à ses besoins, à ses goûts, à ses facultés. Ici comme partout, la littérature populaire fait défaut; au moins les détestables publications qui trop souvent y suppléent ne pénètrent-elles pas au milieu de ces gens simples et honnêtes. A défaut d’autres écrits, ils recherchent avec une certaine ardeur des almanachs. des relations de grands procès criminels, des chansons, des complaintes, quelques récits extrêmement abrégés de notre épopée militaire du commencement de ce siècle. Ces brochures sont achetées sur les places publiques, les jours de foire ou les dimanches, à quelques marchands ambulans, qui joignent souvent à ce commerce celui de quelque spécifique universel.

La religion est généralement respectée parmi les ouvriers de Flers, mais elle consiste bien plus pour eux dans l’observance des pratiques extérieures que dans la connaissance des principes même les plus élémentaires. Les prêtres exercent une action puissante, soit à cause de leur caractère, soit à cause de leur instruction, soit à cause de leur dévouement aux pauvres et à tous ceux qui souffrent. Le vice, si habile à se faire sa place partout, n’en est pas moins parvenu à se glisser sous une certaine forme parmi les paisibles habitans de Flers. On consacre la semaine au travail, on réserve le dimanche pour le cabaret. Durant six jours, on n’a guère bu que de l’eau; le dimanche, on prend largement sa revanche, et on s’abandonne à des excès qui produisent généralement une ivresse tapageuse, violente, agressive, et nécessitent souvent l’intervention des gendarmes. Cette débauche hebdomadaire, contre laquelle échouent les recommandations du clergé, est tellement passée dans les usages, qu’elle ne choque personne. On demandait à une belle jeune fille qui allait épouser un garçon renommé dans les querelles de cabaret si elle ne redoutait pas un peu les habitudes désordonnées de son futur : « Oh! non, répondit-elle, il ne s’enivre que le dimanche. » Cette part faite au mauvais côté de l’ame humaine, les mœurs des tisserands de Flers se maintiennent à peu près intactes, malgré le grand nombre d’étrangers que la prospérité commerciale a amenés dans ce pays. Si pourtant la physionomie un peu patriarcale des coutumes populaires doit se modifier à la longue, c’est par l’envahissement du dehors qu’il faudra expliquer cette altération. On a déjà pu s’apercevoir que, dans les communes où se sont installées quelques filatures de coton, la moralité publique a faibli, et que des scandales ignorés jusque-là s’y sont produits.

L’hostilité haineuse entre les ouvriers et les patrons, qui tourmente d’autres contrées, ne se fait point sentir dans celle-ci. On y rencontre cependant des intérêts divers, par exemple ceux des tisserands et ceux des entrepreneurs d’industrie, fabricans ou commissionnaires, qui donnent les chaînes à tisser. Les ouvriers des campagnes ont même eu à se plaindre dans le mesurage de ces chaînes de crians abus que les fabricans, réduits à eux-mêmes et pressés par la concurrence, étaient impuissans à déraciner. Qu’ont fait alors les tisserands de Flers? Ils ont signalé le mal à l’autorité, sans violence, sans accuser les intentions de personne. Aussi, depuis le maire de leur village et le préfet du département jusqu’au gouvernement et à l’assemblée nationale, ils ont rallié tout le monde à leur cause, et ils ont obtenu la loi sur le tissage et le bobinage, qui pourvoit à la juste garantie des intérêts engagés dans cette question. Ces ouvriers ne manquent pas de fierté personnelle, mais ils l’associent à une certaine déférence pour les situations plus élevées. L’idée instinctive que toutes les positions sociales sont rattachées les unes aux autres par un lien indissoluble donne naissance à la pensée d’un devoir à côté de celle d’un droit. Peut-être pourrait-on signaler à Flers quelques efforts de propagande au profit de l’agitation politique, mais ces tentatives se sont brisées jusqu’à ce jour contre le sens droit et religieux de la population.

L’élégante industrie à laquelle la ville de Caen donne son nom, et qui a pour objet la fabrication des dentelles, s’exerce dans un large cercle. Quittant les faubourgs de la ville, elle se répand sur les campagnes environnantes, règne à Bayeux, apparaît sur tout le littoral maritime du Calvados, et se prolonge jusqu’à Cherbourg. Le travail, qui embrasse les grandes pièces en fil, les dentelles noires façon de Chantilly, les blondes légères pour la consommation française, et les blondes mates, blanches et noires, pour l’exportation dans les colonies espagnoles, est exclusivement exécuté par les femmes[4], et les occupe à tous les âges de la vie. Parcourez les villages de ce pays un jour d’été, vous voyez assises devant la porte de chaque maison, auprès de leur grand’mère, de leur mère et de leurs sœurs aînées, de petites filles de quatre et cinq ans, maniant déjà leur métier avec une dextérité remarquable. A Bayeux et à Cherbourg, des maisons religieuses, admirablement dirigées par les sœurs de la Providence de Rouen, reçoivent les jeunes filles au sortir de la première enfance, et leur font commencer dès ce moment leur apprentissage industriel. On estime à soixante-dix mille au moins le nombre des femmes occupées à la fabrication des dentelles de Caen et de Bayeux.

Que résulte-t-il de cette organisation du travail qui utilise les femmes chez elles et laisse aux hommes les occupations du dehors, la culture des champs ou la pêche sur les côtes? Dans l’ordre matériel, la première conséquence qui dérive du fait que tout le monde travaille, que toutes les forces sont mises à profit, c’est une aisance à peu près générale. Plus une famille est nombreuse et plus elle a de bien-être. Un tel régime est éminemment favorable à la moralité publique. Si on excepte les faubourgs de Caen, ville de garnison et ville d’étudians, les mœurs sont généralement régulières. Une faute entraîne pour celle qui l’a commise une honte ineffaçable et l’oblige souvent à quitter le pays. Les habitudes des femmes se ressentent visiblement du travail délicat auquel elles sont adonnées. Leur mise ne se distingue pas seulement par une extrême propreté, mais par une certaine coquetterie et par le bon goût dont leurs moindres ajustemens portent l’empreinte.

La vie de famille respire, aux environs de Caen et de Bayeux, une cordialité pleine de charme. Les enfans sont traités avec douceur; on n’abuse pas de leurs forces; on les oblige à interrompre chaque jour leur travail de bonne heure. Dans les pays de montagnes où la nature paraît distribuer d’une main avare l’existence à tout ce qu’elle produit, l’homme devient quelquefois dur pour ses enfans. Sur un sol fécond comme la Basse-Normandie, il semble emprunter, au contraire, à la nature un esprit bienfaisant. La famille normande dans cette région est surtout intéressante à considérer le soir, durant l’hiver, au commencement de la veillée. Les hommes sont revenus de leurs travaux, les enfans ne sont pas encore couchés; on s’installe autour d’une petite lampe, dont la lumière est accrue à l’aide de globes de verre remplis d’eau; l’union la plus parfaite semble régner entre tous les cœurs. Presque toujours plusieurs familles se réunissent afin de diminuer les frais d’éclairage et de chauffage. Quelquefois, quand on travaille à certaines dentelles d’une extrême délicatesse, à ces blondes légères, par exemple, que le souffle de l’haleine suffirait à ternir, on n’ose pas faire du feu dans la crainte de la fumée, et on se rassemble alors dans les étables, où règne une douce température. Ces ateliers improvisés au milieu des animaux qui ruminent ou qui dorment ont un aspect original qui demanderait pour être rendu le pinceau des Miéris et des Gérard Dow. La veillée est le moment de l’épanchement des âmes; on y commence souvent des relations qui remplissent ensuite la vie.

Ces habitudes paisibles n’excluent pas un certain développement intellectuel. Depuis vingt ans, ce pays a, sous ce rapport, changé de face; de nouvelles routes ont été percées, les rapports avec les villes sont devenus plus fréquens, et le niveau des esprits s’est élevé. Les écoles étant assez répandues, la grande majorité des enfans apprend à lire et à écrire. Les sentimens religieux conservent leur empire, surtout parmi les pêcheurs des bords de la mer; leurs femmes tissent la dentelle, tandis qu’ils s’en vont eux-mêmes exposer chaque jour leur vie avec un courage ignoré. En face des dangers qui les entourent, ils aiment à mettre leur espoir en une puissance dont la main modère à son gré les forces les plus indomptables de la nature. Le sentiment religieux se retrouve jusque dans leurs fêtes. Il se tient, dans un village situé à petite distance de la mer et appelé Notre-Dame de la Délivrande. une assemblée annuelle qui attire toute la population du pays. Les dentellières, inclinées sur leurs métiers, en rêvent un peu toute l’année. D’immenses charrettes y conduisent entassés les habitans d’un même hameau. Les rires, les chants, le dîner en plein air, le voyage avec ses péripéties, le plaisir en un mot forme assurément le principal attrait du pèlerinage; mais on y joint toujours la visite à la chapelle de la Vierge et la prière.

Placée dans des conditions particulières, qu’il ne dépend de personne de transporter ailleurs, cette contrée échappe sans peine aux émotions de l’ordre politique; il serait inutile d’ajouter qu’elle reste étrangère aux exagérations socialistes. Elle participe à sa façon néanmoins au mouvement du siècle; elle s’est approprié en une certaine mesure les idées qui dominent notre civilisation, mais elle les subordonne à cet instinct de l’ordre sans lequel on ne réalisera jamais ni bien-être pour l’individu ni progrès pour la société. A une autre extrémité du département de l’Orne, dans le district industriel de l’Aigle, qui empiète un peu sur le département de l’Eure, on voit s’accumuler les contrastes. D’abord il ne s’agit plus ici d’une seule fabrication, mais d’une foule d’industries très différentes. Tantôt le travail est abandonné aux femmes, comme la ganterie de peau, qui en occupe au moins douze mille; tantôt il emploie tous les membres d’une famille, comme la fabrication des épingles des cantons de Verneuil et de Rugles; d’autres fois enfin, il exige la force musculaire des hommes, comme les ouvrages de ferronnerie du canton de Breteuil. De plus, toutes ces industries sont très rapprochées de diverses grandes manufactures. Les ouvriers à domicile vivent en quelque sorte au milieu des ouvriers en atelier. L’originalité des caractères en devient moins vive et moins tranchée. Des impulsions en sens divers ont un peu affaibli les traits distinctifs des physionomies. La constance dans un labeur souvent assez ingrat forme néanmoins un signe commun à tous les travailleurs à domicile dans cette région. Les journées commencent de grand matin et finissent fort tard. Les ferronniers allument leur forge long-temps avant le lever du soleil; les épingliers restent à la besogne au moins quatorze à quinze heures. La fabrication des épingles comprend une série d’opérations appropriées à tous les âges; mais, simple et d’exécution facile, chaque partie du travail est peu rétribuée[5]. Cependant, comme le gain des vieillards et des plus jeunes enfans s’additionne avec celui des adultes, la somme suffit aux besoins des familles, dont les habitudes sont extrêmement frugales. S’il se produit des écarts de conduite, c’est le dimanche, au cabaret, comme à Flers. Les ouvriers qui manient le fer, depuis ceux qui fabriquent les aiguilles et les épingles jusqu’à ceux qui façonnent les articles de grosse taillanderie, ont de plus une fête patronale pompeusement célébrée à l’Aigle, celle de Saint-Éloi, qui est une occasion d’amusemens désordonnés. Les travailleurs des autres industries se mettent aussi, depuis quelques années, à prendre leur part de cette solennité. Un tel mélange contribue à accroître le désordre. Au demeurant, si on les envisage à part, sous leur toit champêtre, les ouvriers des environs de l’Aigle sont calmes, simples et amis du foyer domestique.

Que le régime du travail à domicile présente, au point de vue moral, des avantages sur le régime du travail en fabrique, il n’est pas permis d’en douter après les résultats constatés dans les divers districts de la Normandie. Il ne faudrait pas cependant exalter sans mesure ce système aux dépens de notre grande industrie manufacturière. En y regardant de près, on découvre dans les deux méthodes un bon et un mauvais côté. Il faut savoir, d’abord, que le choix de l’une ou de l’autre ne dépend pas toujours de la volonté individuelle. Les fabrications qui ont besoin d’un moteur mécanique, par exemple, ne sauraient évidemment se disséminer dans les campagnes. De plus, le travail à domicile, toujours un peu routinier de sa nature, est beaucoup moins favorable aux progrès industriels. Enfin, si on est obligé de signaler chez les travailleurs des fabriques une sorte de déchéance morale dont les efforts de notre temps, émanés de sources diverses, cherchent à les relever, on remarque trop souvent, chez les ouvriers à domicile, un état de stagnation intellectuelle qui n’est pas sans périls. Ces derniers sont plus paisibles aujourd’hui que les autres, plus respectueux de la tradition; mais, si le vent empoisonné des fausses doctrines parvenait à gâter la droiture de leurs instincts, ils seraient plus difficiles à éclairer et à contenir. Les voies qui peuvent conduire la vérité jusqu’à eux sont plus étroites, les moyens d’action plus incertains. Une cause de mécontentement existe dans leur sein ; c’est moins la faiblesse du salaire qui les inquiète qu’une série de réductions arbitraires ou que certains abus dans le genre de ceux que la loi sur le tissage et le bobinage a voulu prévenir, et auxquels les ouvriers à domicile sont, par suite de leur isolement, tout-à-fait incapables de résister. Quand on cherche à leur souffler l’esprit d’agitation, on ne néglige jamais de leur dire qu’ils manquent de garantie contre une exploitation abusive, qu’ils sont moins rétribués que dans les manufactures, où les ouvriers peuvent s’entendre et discuter leurs intérêts. Si les oreilles ne s’ouvrent heureusement qu’à demi à ces perfides suggestions, qui nous assure qu’elles n’y deviendront pas plus attentives? Un jour pourrait bien arriver où, après avoir long-temps accusé le régime de l’industrie en atelier, on le trouverait plus facile à régulariser que celui de l’industrie éparpillée dans les campagnes. Le désordre, sans aucun doute, n’est pas imminent dans les pays que nous venons de parcourir : de solides remparts le tiennent à distance; mais, plus on réfléchit sur les tendances de notre temps, et plus on sent la nécessité de prévenir de loin les égaremens en créant des garanties à mesure qu’elles sont reconnues nécessaires, en fondant des institutions appropriées aux besoins des localités, et en se préoccupant sans cesse du développement moral et intellectuel des populations laborieuses.

En résumé, le fait saillant de la situation des classes ouvrières en Normandie durant ces trois dernières années, c’est le rétablissement du calme dans la vie extérieure partout où il avait été troublé. La reprise et la continuité du travail ont opéré cet heureux changement. Voulez-vous savoir au juste quel est le besoin et le vœu des populations? Mêlez-vous d’assez près à elles pour les entendre penser : le premier cri s’échappant des âmes a pour objet de demander du travail! Qu’il y ait parmi les ouvriers des individus rêvant l’oisiveté sous l’influence de doctrines absurdes qu’ils ne comprennent point, cela est vrai. L’esprit d’agitation,, là où il a réussi à pénétrer, ne pouvait pas avoir pour résultat d’augmenter l’amour du travail, ce fonds par lequel les nations prospèrent et grandissent. Cependant il n’y a qu’une infime minorité, en Normandie surtout, qui se soit ainsi laissé égarer. Quelques justes reproches qu’on puisse leur adresser sur certains points, les travailleurs de l’industrie ne ressemblent nullement à la populace dégénérée d’un autre temps et d’un autre pays, demandant à des puissances d’un jour, en échange de sa servitude, du pain sans travail et des jeux publics. Maintenir l’activité dans la production, telle doit être la constante pensée de tous ceux qui ont à cœur la conservation de l’ordre dans la société. Si les incertitudes de la politique fournissent un large thème aux préoccupations les plus graves^ c’est une raison de plus pour tâcher de détourner ou au moins d’adoucir la crise économique qui nous menace. Le travail est le grand instrument de la paix et de la sécurité publiques. C’est par l’amour du travail que les ouvriers normands ont été protégés jusqu’à ce jour contre les mauvaises influences qui les pressent. Qu’on ne néglige donc rien pour que ce sentiment trouve à se satisfaire; il est une des principales conditions de l’ordre dans l’individu, et par conséquent de la paix dans la société. Entre l’activité de l’industrie et le calme des populations, il y a une connexité que l’exemple de la Normandie ne permet pas de révoquer en doute, et qu’il appartient à la classe éclairée de mettre de plus en plus en lumière.


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre, les Ouvriers du nord de la France.
  2. Une des sociétés les plus anciennes et les plus justement estimées, celle de Saint-Gustave, dirigée depuis sa fondation, en 1828, par un simple ouvrier ourdisseur, tient jusqu’à ce jour ses comptes en équilibre avec deux cent cinquante membres environ, bien qu’elle promette et serve des retraites, et qu’elle exclue tout patronage étranger. C’est une exception à signaler; mais combien durera-t-elle?
  3. Un fabricant avait acheté au Havre, il y a quelques années, une assez forte quantité de riz, avec l’intention de céder cette marchandise au prix coûtant; il passa bientôt pour un accapareur éhonté, et dut renoncer à cette opération. La même expérience a été renouvelée depuis pour d’autres denrées, et n’a pas obtenu plus de succès.
  4. Ce n’est guère qu’en Belgique, dans certaines provinces où la plaie du paupérisme est très profonde, que les jeunes garçons sont employés au travail de la dentelle.
  5. Voici quelques exemples des prix habituels : l’opération appelée l’entêtement des épingles, et qui consiste à mettre les têtes, est payée de 50 à 75 centimes les 12,000; or l’entêtement exige trois ou quatre mouvemens du corps dans lesquels non-seulement la main joue un rôle, mais aussi le pied droit, pour faire mouvoir un marteau à l’aide d’une petite poulie. Le boutage, c’est-à-dire l’arrangement des épingles sur le papier piqué à l’avance, coûte au fabricant de 25 à 30 centimes les 12,000.