Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/04
Il est un sentiment qui semble plus palpitant sur les frontières que dans l’intérieur du pays, et qui agit puissamment sur l’esprit des populations ouvrières : c’est le sentiment de nationalité. Sympathique par essence aux idées de hiérarchie et de discipline, ce sentiment a créé parmi les ouvriers de l’Alsace des habitudes d’ordre et de travail qui n’offraient guère de prise en apparence à l’action des utopies radicales. Le socialisme ne s’en est pas moins cru autorisé un moment à regarder l’Alsace comme une terre conquise, et cette province est une de celles où naguère encore il levait son étendard avec le plus d’audace. Comment expliquer cet accueil si complaisant qu’une population essentiellement laborieuse et patiente a paru faire pendant quelques années aux déclamations des partis extrêmes ? Un fait si étrange nous a paru mériter qu’on en recherchât les causes dans les besoins généraux de cette population d’abord, puis dans les tendances particulières de ses divers centres d’industrie. L’étude que nous voudrions essayer emprunte d’ailleurs à la situation même de l’Alsace, placée entre l’Allemagne et la France, un singulier intérêt. Éminemment française par les sentimens, l’Alsace, qui reçoit à travers la vallée du Rhin et les gorges de la Forêt-Noire le souffle de l’esprit allemand, possède un génie profondément original. Partout éclatent dans cette région le contraste et l’antithèse : deux cultes, deux caractères et deux langues. C’est au milieu de ces élémens hybrides que les institutions industrielles ont dû s’appliquer sans cesse à grouper les forces éparses, et qu’elles ont souvent réussi à les concentrer en de gigantesques unités.
Une première vue du pays nous fera comprendre dans quelles limites les théories radicales ont pu, de 1848 à 1852, exercer quelque empire sur les ouvriers alsaciens. Observée dans son ensemble, puis dans ses diversités locales, la vie industrielle de l’Alsace nous révélera tout à la fois les côtés faibles par lesquels le trouble avait chance d’y pénétrer et les nombreux élémens de conservation qui pouvaient lui faire obstacle. Il a été dans la destinée de l’industrie alsacienne de se développer en dépit de mille entraves, et c’est à cette lutte contre des difficultés toujours renaissantes qu’elle doit peut-être son esprit d’indépendance et d’entreprise, sa constitution originale et vigoureuse. C’est dans le génie même des populations, ce n’est pas dans les ressources du pays qu’il faut chercher les causes du remarquable développement de ses manufactures. Rien ne semblait convier à un grand rôle industriel cette longue lisière de terrain qui s’étend de Huningue à Lauterbourg entre les pays allemands et la chaîne des Vosges, où elle projette çà et là tant de vallées sinueuses et pittoresques. Placée aux extrémités de la France, loin de nos grands marchés intérieurs, l’Alsace trouve à ses portes le rempart des douanes étrangères. Les places où elle s’approvisionne de ses matières premières principales, le Havre ou Marseille, sont situées a dés distances considérables, et l’organisation des moyens de transport, encore très défectueuse, a été long-temps dans le plus déplorable état. Une voie fluviale magnifique longe, il est vrai, cette province en la séparant de l’Allemagne ; mais le Rhin a presque toujours subi des dominations diverses qui en ont gêné l’usage. Dans l’intérieur des terres, des montagnes escarpées ou couvertes de forêts entravent les communications, même entre des localités très voisines les unes des autres. Si l’industrie alsacienne a pourtant grandi et prospéré, c’est que la Providence avait, nous le répétons, doté ce pays d’un génie propre qui recélait en lui-même les moyens de surmonter tous les obstacles : l’âpreté dans le travail et l’esprit de recherche. Grâce à ces tendances de son caractère dont Mulhouse est l’éclatante expression, l’Alsace a pu suppléer à ce qui lui manquait et tirer un merveilleux parti de toutes les circonstances qui pouvaient aider ses progrès dans l’arène industrielle où elle n’est devancée aujourd’hui par aucune région du continent européen.
Sur cette terre écartée, au milieu de ces montagnes habitées par des bûcherons rudes et pauvres, on avait la main-d’œuvre à bon marché ; on a recherché en outre, avec une infatigable sollicitude, tous les perfectionnemens mécaniques qui pouvaient encore diminuer les frais d’atelier. En face de l’Angleterre couvrant le monde des produits de ses manufactures, l’Alsace est parvenue à se frayer aussi une route au dehors et à exporter une partie notable de sa production soit dans les deux Amériques, soit en Espagne, en Allemagne et en Italie. Comme les fabricans anglais s’adressent à la grande consommation, et, par suite de diverses circonstances, excellent dans les articles communs, elle s’est adonnée de préférence à la fabrication des articles de qualité supérieure, choisissant ainsi un champ spécial où elle pouvait défier, grace au bon goût de ses dessinateurs et à la dextérité de ses ouvriers, la redoutable rivalité de nos habiles voisins.
Dans cette province, plus de cent mille ouvriers sont englobés par le mouvement des fabriques. L’industrie cotonnière, concentrée presque tout entière dans le département du Haut-Rhin, forme le noyau de l’industrie alsacienne et règne au-dessus de toutes les autres fabrications en souveraine incontestée. La filature du coton seule, qui compte dans cette contrée environ un million de broches[2], emploie plus de 20 000 travailleurs. Le tissage du coton écru ou en couleur en occupe à peu près 50 000, et l’impression au moins 10 000. À cette grande industrie s’ajoutent des imprimeries sur tissus de laine, des usines métallurgiques, des fabriques de draps et de produits chimiques, quelques filatures de lin et de laine peignée.
Des traits profonds de caractère sont communs à toute la masse laborieuse de ce pays, dans quelque centre industriel et sur quelque point de la province qu’on la considère. Un vague esprit d’opposition à l’autorité centrale, tel est depuis long-temps déjà le signe le plus général de la sociabilité alsacienne. Étrange contraste ! voici une région où le sentiment de la nationalité règne dans les cœurs ; voici des hommes qui sont faciles à conduire dans la vie ordinaire, ardens au travail, soumis envers leurs chefs immédiats : eh bien ! quand il s’agit de l’autorité publique, ces mêmes hommes deviennent soupçonneux et sont tout près de se montrer hostiles. Faut-il attribuer cette tendance des esprits vers l’opposition aux journaux exaltés du pays, qui étaient parvenus à se glisser dans les ateliers de l’industrie comme dans les chaumières des cultivateurs, et à en exclure la presse modérée ? Ce serait, nous le croyons, prendre l’effet pour la cause. Les vraies raisons du fait social que nous avons signalé, on ne les aperçoit qu’en fouillant dans l’intimité même de la vie des classes laborieuses, dans quelques influences locales par lesquelles les existences sont habituellement affectées. Nous citerons, par exemple, le rôle considérable appartenant aux Juifs, ou, si l’on veut, aux usuriers, qu’on est dans l’usage de confondre sous la dénomination générique de Juifs. Nous citerons encore l’application rigoureuse du régime actuel des forêts qui attaque les intérêts immédiats et quotidiens des populations agricoles et des nombreux travailleurs de l’industrie manufacturière répandus dans les campagnes.
Il faut être entré dans les chaumières de l’Alsace pour comprendre à quel point les Juifs y sont à la fois influens et abhorrés. Ils ont la main dans toutes les transactions ; on n’achèterait pas un morceau de terrain, pas même une tête de bétail, sans recourir à leur ruineux intermédiaire. Si les ouvriers des fabriques, à mesure qu’ils s’éclairent davantage, échappent peu à peu à l’usurier, la population rurale, plus ignorante, subit toujours sa dure exploitation. Les Juifs en sont arrivés avec le temps à connaître le fond de toutes les bourses et à servir de banquiers à tous les paysans. Tout l’argent prêté vient de leurs coffres-forts. Les prêts usuraires se pratiquent avec mille subterfuges onéreux pour l’emprunteur, et que compliquent encore de fréquens renouvellemens. Une fois dans les griffes de l’usure, il est presque impossible à une famille de s’en arracher. On cite des cas où un premier emprunt de 10 francs a suffi pour enchaîner toute une vie et ruiner une existence. Dans leur aveuglement, les masses se vengent par la haine implacable qu’elles ont vouée aux Juifs d’un mal dont elles devraient d’abord se prendre à elles-mêmes. Au moindre mouvement, les usuriers sont le point de mire de toutes les rancunes publiques ; on envahit leurs demeures, et on les poursuit avec des fourches, ainsi qu’on l’a fait en 1848. Quoique victime de ses propres erreurs, l’individu ruiné par l’usure se laisse aller aisément à accuser l’ordre social tout entier, qui lui semble favoriser les pratiques dont il souffre. Esprits retors comme ils sont tous, les usuriers alsaciens ont soin de se mettre en règle sous le manteau de la loi ; ils ont ainsi pour eux les agens chargés de la faire exécuter, l’huissier, l’avoué, le notaire, et en fin de compte les tribunaux. L’organisation sociale paraît ainsi à des esprits ignorans figurée tout entière dans la personne de l’usurier.
Après les Juifs viennent les gardes forestiers, qui représentent encore et plus directement l’autorité sous une face odieuse. Pendant la commotion de 1848, on a saccagé leurs maisons comme celles des Juifs. Il n’y a point de troubles en Alsace sans dévastations dans les forêts dont une grande partie de cette province est couverte[3]. Le régime forestier y est donc un intérêt de premier ordre. Si le code de 1827 est venu réagir contre une tolérance abusive qui amoindrissait la valeur du domaine de l’état, on est malheureusement tombé dans l’excès d’une répression trop rigoureuse. Les anciennes concessions dans les forêts avaient appelé une exubérante population sur divers points de l’Alsace. Quand ces concessions ont été retirées, quand des actes jusque-là autorisés ou tolérés sont devenus des délits qu’étaient chargés de constater les élèves de l’école de Nancy, naturellement désireux de se signaler, une masse considérable d’habitans des vallées, atteinte dans ses moyens d’existence, s’est vue privée de ressources qu’elle considérait comme une sorte de propriété imprescriptible, et a été plongée dans une extrême misère. Les facilités qui n’ont pas été interdites ont été soumises à des conditions gênantes et onéreuses, dont plusieurs sans doute sont utiles, mais qu’il ne faut mettre à exécution qu’avec certains tempéramens. De l’application trop rigide du code forestier, il est résulté contre le gouvernement une sorte d’irritation sourde que n’ont pu faire disparaître quelques adoucissemens apportés dans ces derniers temps à l’exécution de la loi. Au 10 décembre 1848 comme au 20 décembre 1851, les habitans du pays allaient au scrutin en se disant : « Nous n’avions pas le code forestier sous l’empire, nous jouissions alors de concessions qui nous seront rendues. » Une récente amnistie pour les délits commis dans les forêts a produit le meilleur effet. Les populations alsaciennes viennent aussi d’obtenir une autre concession vainement sollicitée depuis plus de vingt ans : on a permis d’enlever les feuilles mortes deux jours par semaine au lieu de deux jours par mois seulement. Quelques autres tolérances pourraient apporter un nouveau soulagement dans les chaumières et ramener la paix dans les ames sans compromettre le domaine de l’état.
L’existence des deux cultes, qui se font à peu près équilibre en Alsace, est encore une cause d’où découle une certaine disposition à la défiance et à la lutte. La crainte que le gouvernement ne fasse pencher la balance de l’un ou de l’autre côté plane constamment au-dessus des têtes. La vie habituelle, il est vrai, n’est pas atteinte par les divisions religieuses, mais ces dissidences se retrouvent au fond des idées. Vous n’entendrez jamais en Alsace un même fait, se rattachant de près ou de loin au domaine de la religion, raconté de la même manière et représenté sous le même jour par deux personnes d’un culte différent. Certes, les opinions politiques qui divisent notre pays depuis un demi-siècle se partagent sans acception de culte entre les catholiques et les protestans : c’est ainsi qu’au mois de décembre dernier, les villages des deux religions ont suivi la même ligne. Cependant, en d’autres circonstances, l’opinion religieuse a puissamment agi sur les élections et décidé la nomination ou l’échec de tel ou tel candidat. On dit en Alsace que l’intolérance est plus forte du côté du clergé catholique : c’est tout simple, le catholicisme est la souche commune demeurée inébranlable, et son génie traditionnel ne saurait fléchir devant une séparation qui a dans l’histoire une date assez récente. Les masses laborieuses, sans raisonner leurs opinions, participent aux sentimens des ministres de l’un ou de l’autre culte.
Jusqu’à quel point ces griefs, ces sentimens communs à toute la province favorisent-ils des prétentions incompatibles avec les exigences de l’ordre social ? Cette question nous amène à pénétrer plus avant dans la vie de la curieuse population dont nous venons d’indiquer les traits généraux, à rechercher quels sont ses désirs et ses besoins, quel est son état intellectuel et moral, soit au milieu de ces vastes colonies industrielles qui rappellent par tant de côtés les anciens clans écossais, soit au sein des villes manufacturières où, comme à Mulhouse, les individus se pressent plus confusément dans la rude arène du travail.
I. — CLANS INDUSTRIELS. — LE ZORNOFF, MUNSTER, GUEBWILLER, WESSERLING.
Le clan, tel que nous le trouvons établi chez les Highlanders écossais, réveille l’idée d’une association très étroite dont tous les traits, comme on s’y attend bien, ne sauraient se reproduire rigoureusement aujourd’hui dans les montagnes de l’Alsace. Cependant une large part d’intérêts mise en commun parmi les ouvriers, un système d’assurances mutuelles organisé entre eux contre certains risques, les esprits se développant sous des conditions pareilles, les cœurs s’ouvrant aux mêmes influences, la fabrique étant pour tous un cercle au-delà duquel commence l’inconnu, voilà quelques signes qui rappellent les caractères essentiels des clans. La distance même qui sépare les patrons des simples travailleurs s’amoindrit dans la réalité, soit parce que les uns et les autres ont une part dans une même œuvre, soit parce que les premiers, à défaut des sentimens qui les animent, auraient encore, d’après le régime établi, un intérêt direct à se préoccuper du sort de toute la famille ouvrière.
Les clans industriels les plus compactes et les plus nombreux se rencontrent dans le département du Haut-Rhin. Déjà cependant la tendance à former des agglomérations considérables, dont les membres sont rattachés les uns aux autres par des institutions intérieures, se manifeste aussi sur quelques points du Bas-Rhin. Lorsqu’on a dépassé à Sarrebourg ou à Phalsbourg la ligne fortement nuancée qui sépare la région lorraine de la contrée allemande, après avoir traversé la barrière des Vosges, dont l’industrie moderne a percé les flancs, on rencontre près de Saverne, à l’entrée de la vallée de la Zorn, dans la grande fabrique de quincaillerie du Zornoff, un système d’organisation qui prépare les regards au spectacle des clans plus larges et plus méthodiques de la Haute-Alsace. En procurant du travail à huit ou neuf cents ouvriers, cette usine est d’ailleurs d’un utile secours dans un district habité par de petits cultivateurs ou des bûcherons qui forment une des populations rurales de la France à la fois la plus misérable et la moins connue. À contempler du sommet d’un des monts voisins, dont les perspectives sont admirables, les villages parsemés dans la belle vallée que sillonne aujourd’hui le chemin de fer de Strasbourg, on ne croirait jamais avoir à ses pieds un pays aussi malheureux. On s’en étonne encore davantage, quand on sait que les habitudes de la vie sont ici extrêmement frugales, les mœurs régulières, et que les hommes ne redoutent pas le travail. D’où vient donc le mal signalé ? Trop de bras demandent au sol des moyens d’existence, et la besogne manque une bonne partie de l’année aux volontés les plus résolues. Ajoutez que nulle part peut-être en France, même en Alsace, les familles ne sont aussi nombreuses ; les chiffres vrais pourraient passer pour fabuleux, car il n’est pas rare de rencontrer dans une chaumière étroite et tristement garnie quinze et dix-huit enfans.
L’usine du Zornoff dresse ses murs noirâtres sur les bords du torrent de la Zorn, dont elle utilise les eaux tantôt rares et calmes, tantôt gonflées et fougueuses, et semant la ruine sur leurs rives envahies. Les ouvriers appartiennent en grande majorité au pays, et viennent chaque matin de différens villages situés dans un rayon de cinq à six kilomètres. Touchant de près à la terre, qui était jadis leur unique ressource, ils cherchent encore dans les travaux des champs un moyen d’utiliser ceux des membres de la famille qui ne sont pas employés à l’atelier. La sollicitude intelligente du chef de l’usine s’est appliquée à pousser la population dans la voie qu’indiquaient ses habitudes et ses goûts. La possession de quelque bétail étant ici la meilleure source de l’aisance, on a prêté sans intérêt, à tous ceux qui étaient en mesure d’en profiter, la somme nécessaire pour acheter une vache, une chèvre, un porc, des moutons, etc. Les familles ouvrières ont si largement usé de ce secours généreux, qu’en peu d’années le nombre des têtes de bétail a triplé dans la commune[4]. D’un autre côté, une caisse de secours mutuels, qui sert aussi des pensions aux veuves, aux vieillards et aux infirmes, habituait les esprits à la prévoyance, et fournissait aux ouvriers les moyens de s’assurer réciproquement les uns les autres contre les hasards de la maladie.
L’antique image du clan, qui dans le Bas-Rhin s’annonce au Zornoff, se reproduit en traits plus saillans dans le Haut-Rhin, entre les murailles d’immenses ateliers consacrés à l’industrie textile. On la retrouve surtout dans trois fabriques échelonnées au sein des Vosges, Munster, Guebwiller et Wesserling.
Le clan de Munster, situé dans la ravissante vallée de Saint-Grégoire, recouvre un emplacement occupé jadis par une célèbre abbaye dont le chef était prince de l’empire d’Allemagne. Aux chants des moines a succédé le battement des métiers ; à la prière, qui remplissait la plus grande partie du jour, cette autre manière de prier, plus rude et non moins agréable aux yeux de Dieu : le travail. La ruche industrielle de Munster rassemble à peu près trois mille individus employés à la filature, au tissage, au blanchiment ou à l’impression du coton. Qu’on juge d’abord de l’importance de l’usine : voici dans les ateliers de la filature soixante-quinze mille broches qui tournent incessamment sur elles-mêmes, tandis que dans le tissage les navettes courent sur plus de mille métiers. L’établissement est installé sur un pied splendide : partout un soin et une propreté qui rappellent le cloître. La déférence générale des ouvriers pour leurs chefs, la permanence du lien qui les unit à la manufacture, l’attachement qu’ils éprouvent pour leur état, sont les signes élémentaires du clan. Le contre-coup des agitations contemporaines a pu retentir jusqu’ici ; mais s’il a, sous certains rapports, affecté le mouvement des esprits, il n’a pas altéré, au moins d’une manière visible, les sentimens et les relations. La masse de la population ne parle de ceux qui l’emploient qu’avec respect, et s’identifie quelquefois avec eux dans son langage. Il faut entendre les ouvriers vanter, par exemple, avec une sorte d’orgueil, les travaux accomplis pour embellir un site envers lequel la nature avait été prodigue de ses dons : ces eaux encaissées dans des canaux au-dessus de leur niveau naturel, ces montagnes transformées en jardins anglais, ces immenses serres remplies des arbustes les plus rares, cette laiterie magnifique, tout ce luxe enfin qui presque toujours s’allie à une idée d’utilité. Les travailleurs restent dans l’établissement de père en fils. Tel tisserand fait mouvoir un métier depuis vingt-cinq années, et il s’associe dans sa pensée à toutes les phases de sa propre existence. Cette union, à peu près indissoluble, agit naturellement sur le régime intérieur : les égards envers des hommes dont on a étudié depuis long-temps le caractère se combinent avec les exigences de la discipline. L’organisation des ateliers est fort simple : le travail s’exécute généralement à la tâche, mode qui prévaut presque en tous lieux, et qui, malgré des inconvéniens réels, est, en effet, préférable au système de la journée. La séparation des sexes est à peu près absolue. Au dehors de l’établissement, la plupart des ouvriers s’occupent un peu de culture : ils ont dans les montagnes quelque morceau de terrain auquel ils consacrent une heure le matin ou le soir des longs jours de l’été. D’ailleurs, comme tous les membres d’une famille ne vont pas à la fabrique, il y en a toujours quelques-uns qui font de l’agriculture leur occupation habituelle, et les deux genres de travail sont ainsi très rapprochés l’un de l’autre.
Diverses institutions, dues au mouvement des idées modernes, tendent à créer quelques moyens de bien-être ou à élargir par l’instruction la sphère des intelligences. Une caisse générale d’assistance mutuelle pour le cas de maladie, qui assure de plus un secours périodique lorsque l’âge empêche de travailler, a été fondée dans des vues libérales et généreusement dotée d’un fonds de 4 000 francs. Les statuts contiennent un article très sage, trop rarement usité dans les actes de cette nature, qui prive de toute assistance le sociétaire malade rencontré au cabaret. La caisse mutuelle de Munster a eu l’avantage de substituer des calculs précis aux douteuses garanties qu’offrent les associations de ce genre, quand elles sont remises à des mains inexpérimentées. Ce n’est pas là pourtant le côté le plus neuf des institutions créées dans cette fabrique : un plus vif intérêt s’attache aux dispositions prises pour améliorer l’alimentation des ouvriers et pour loger convenablement un certain nombre de familles.
Dans la filature, qui est isolée de toute habitation, comme les travailleurs ne pourraient aller prendre leurs repas au dehors, on a établi un immense réfectoire où se réunissent un millier de convives. Des gens de service rétribués par l’établissement font cuire ou réchauffer dans d’immenses fourneaux les alimens apportés le matin par les ouvriers. Sur un autre point, près des ateliers de l’impression et du tissage, on prépare et on distribue environ trois cents litres de soupe chaque jour à un prix inférieur au prix de revient. On donne la préférence aux familles qui sont chargées d’enfans, ou qui comptent dans leur sein quelques individus infirmes. Il en est ainsi dans une boulangerie créée et administrée par l’établissement même, et où la faculté de s’approvisionner, bien que libéralement accordée, n’est pas générale, à moins de circonstances exceptionnelles comme la disette de 1847. Les facilités concernant les habitations, qui ne pouvaient s’étendre au nombreux personnel de Munster, s’adressent particulièrement aux ouvriers de la filature, pour lesquels on a bâti une vaste maison de cinq étages au pied des montagnes, en face des ateliers. Des logemens spacieux, disposés sur un plan uniforme, parfaitement appropriés aux besoins d’une famille, et qui sont toujours extrêmement recherchés, se louent de 5 à 7 francs par mois selon l’étage. Le bâtiment même, malgré son étendue, ne saurait être comparé à ces grandes maisons comme il en existe dans quelques villes, véritables casernes où les locataires, entassés les uns près des autres, ne sont pas, pour ainsi dire, chez eux. À l’intérieur des logemens règne une propreté remarquable, et nous y avons vu tous les jeunes enfans avec des mines rayonnantes de contentement et de santé[5].
Plusieurs écoles existent depuis long-temps pour l’instruction des enfans ; aussi la majorité des ouvriers sait-elle aujourd’hui lire et écrire. Un professeur spécial enseigne la musique à quelques sujets qui montrent des dispositions pour cet art, et forment ensuite un corps d’exécutans dont il conviendrait peut-être de multiplier les exercices dans l’intérêt de la moralité générale. Ne serait-il pas possible, par exemple, de diminuer le dimanche la clientelle du cabaret en organisant quelques concerts pour les ouvriers de l’usine ? — Comment régler l’emploi du dimanche ? Voilà une question d’une importance capitale, au point de vue moral et au point de vue économique. Destiné à élever les ames vers une région supérieure à la vie habituelle, tout en laissant aux forces physiques un temps de repos, ce saint jour a perdu son caractère : il est devenu une occasion d’épanouissement pour tous les instincts matériels, et il coûte souvent à l’homme plus de fatigue que la plus rude journée de travail. Il appartiendrait aux chefs des grands établissemens d’instituer quelques moyens de distraction, quelques divertissemens publics accommodés aux goûts de la population laborieuse.
Les divers élémens d’organisation intérieure des ateliers de Munster paraissent de nature à réagir heureusement sur la vie extérieure des ouvriers. L’habitude de la règle au dedans a-t-elle réellement pour effet de rendre la conduite plus régulière au dehors ? Un fait certain, c’est que, dans une société dont tous les membres se connaissent et se suivent pour ainsi dire du regard, aucun excès ne pouvant demeurer inconnu, l’opinion exerce un inévitable empire. Les mœurs, sans être ici à l’abri de tout reproche, ne présentent pas le spectacle de cette affligeante dissolution qui étouffe jusqu’au sentiment de la pudeur. Le lien de la famille conserve une assez grande puissance. Les enfans remettent leur gain à leurs parens jusqu’à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans et leur paient ensuite une pension jusqu’au moment de leur mariage. Les familles sont loin d’être aussi nombreuses que dans la vallée de la Zorn. Une circonstance digne d’être remarquée en Alsace, c’est que les ménages catholiques comptent généralement beaucoup plus d’enfans que les ménages protestans. À Munster, où les deux tiers de la population au moins appartiennent au protestantisme, la moyenne descend à trois ou quatre seulement. Une seule église sert pour les deux cultes, qui l’occupent le dimanche à différentes heures[6]. Appelés à intervenir dans un plus grand nombre de circonstances de la vie, les prêtres catholiques exercent sur les esprits une influence qui n’appartient pas au même degré aux ministres protestans. Les ouvriers assistent assez généralement aux instructions religieuses. On reconnaît du reste chez eux, en une certaine mesure, le désir de s’éclairer et de développer leur intelligence. Ainsi ils aiment à lire ; malheureusement ils manquent de livres appropriés à leurs besoins et à leurs facultés. Ils achètent des almanachs allemands publiés à Colmar, assez volumineux et assez mal rédigés, mais très connus dans les campagnes ; puis ils louent dans les cabinets de lecture quelques mauvais romans qui, au lieu de donner à l’esprit une nourriture saine, ne peuvent qu’égarer les imaginations. Les ouvriers ne lisent aucune brochure politique ; mais ils avaient entre les mains, jusqu’à ces derniers temps où les événemens l’ont emportée, une feuille très radicale de Colmar qu’ils mettaient un véritable et aveugle amour-propre à recevoir, s’imaginant faire acte d’indépendance en ayant ainsi leur propre journal et s’appartenir davantage à eux-mêmes. Au fond, les doctrines de cette feuille ne s’étaient pas emparées des esprits, mais elles semaient un mécontentement vague qui ne recélait en lui-même que des déceptions. Heureusement l’envie ne rencontrait pas dans le clan de Munster des cœurs dépravés pour l’accueillir aveuglément comme une règle de conduite. Un large et bienveillant patronage activement exercé a servi d’égide contre l’envahissement des passions extérieures ; mais ce patronage, et c’est là le trait le plus distinctif du système adopté dans cette usine, procède immédiatement des patrons seuls. Bien que les ouvriers nomment quelques délégués dans le conseil d’administration de la caisse de secours, ils sont étrangers, on peut le dire, au mouvement des institutions qui les concernent.
Ce régime contraste absolument avec l’organisation de la colonie industrielle de Guebwiller, qui réunit d’ailleurs en une plus large mesure les traits originaux du clan. L’usine comprend dans un même local une filature de coton armée de cinquante-quatre mille broches, une petite filature de lin, et un atelier pour la construction d’appareils mécaniques. Deux mille ouvriers peuplent ce bel établissement situé sur la lisière même de la plaine du Rhin, au pied des Vosges, à l’entrée d’une vallée rétrécie d’où les vignes s’élancent en amphithéâtre presque jusqu’au sommet des montagnes[7]. Les liens qui attachent les ouvriers à la manufacture sont ici comme à Munster solides et durables. Tous les travailleurs de la filature appartiennent au pays, d’où le plus grand nombre ne s’est jamais éloigné, même pour aller jusqu’à Colmar. Quoique le travail soit sujet à de plus fréquentes fluctuations dans l’atelier de constructions mécaniques, et que le chiffre du personnel y varie davantage, les trois quarts des ouvriers ont été formés dans l’usine. C’est pour resserrer encore le nœud du clan qu’à la différence de ce qui se pratique à Munster, on a laissé ici aux ouvriers la gestion de leurs intérêts en les rendant maîtres des institutions établies en leur faveur. Découlant d’une idée plus haute, cette méthode donne à l’activité individuelle un rôle à remplir et à la réflexion une arène où se déployer. La pensée de créer par l’association certains moyens de bien-être n’en est pas moins venue ici, comme dans presque tous les grands établissemens de l’Alsace, des patrons eux-mêmes. Le mot association avait à peine cours dans le langage économique, les écoles de Saint-Simon et de Fourrier n’avaient pas encore analysé cette idée pour la transmettre à des sectes plus folles et plus téméraires, que déjà des sociétés de prévoyance et de consommation s’étaient formées dans ces montagnes, loin des regards du monde, sur des bases que consolidait l’appui des patrons. Les ouvriers de Guebwiller reçurent d’abord ces institutions nouvelles avec une indifférence profonde que l’expérience et le développement des esprits ont peu à peu fait disparaître. Une règle dont les avantages sautent aux yeux sert de support à toutes les créations économiques de cette usine : nous voulons parler de l’obligation imposée à chaque ouvrier de se créer, au moyen d’un léger sacrifice sur son gain un pécule pareil à la masse du soldat. Ce capital, dont le chiffre est proportionnel au salaire et qui reste entre les mains des patrons moyennant un intérêt de 5 pour 100, devient une garantie pour les sociétés de consommation à l’égard de leurs membres, et permet d’accorder sans péril un certain crédit.
Une boulangerie commune, plus considérable que celle de Munster, mérite d’abord d’être signalée. Fondée, il y a déjà long-temps, à l’aide de fonds prêtés sans intérêts par la fabrique, qui fournit encore gratuitement un vaste local, les ouvriers la gèrent pour leur propre compte par l’intermédiaire d’un comité délégué par eux. Nul n’est contraint de s’associer à cette boulangerie ; mais presque toute la filature est enrôlée dans l’institution. Les ouvriers constructeurs, qui touchent un plus fort salaire, y sont en minorité ; égarés par un amour-propre absurde, quelques-uns d’entre eux mettent une sorte de point d’honneur à pouvoir se passer de ce moyen d’économie domestique. En 1851, la société embrassait trois cent cinquante-quatre familles, c’est-à-dire, à raison de cinq ou six personnes par famille, dix-huit cents ou deux mille individus.
Les fonds libres de la boulangerie de Guebwiller, accrus chaque année de quelques profits qu’on est forcé de réaliser pour compenser des pertes éventuelles, servent à secourir ceux des associés qui se voient obligés, par suite de circonstances malheureuses, à empiéter un peu sur le salaire du lendemain. Dans les villes, l’ouvrier trouve, au moyen de quelque effet mobilier, l’assistance coûteuse, mais souvent indispensable, des monts-de-piété. Ailleurs, il obtient du patron, avec son livret, des avances dont les dangers étaient devenus si manifestes, qu’une loi récente a cru devoir y mettre une limite. À Guebwiller, un comité formé par les ouvriers prononce sur les demandes de prêts. Une fois le besoin constaté, l’avance est faite sans intérêt, dans un esprit vraiment fraternel.
Une société de secours mutuels déjà fort ancienne existe dans l’établissement sur des bases plus simples qu’à Munster. Chaque sociétaire verse une cotisation proportionnelle à son salaire, et reçoit, en cas de maladie, la moitié de sa paie habituelle, sans compter les soins du médecin et les médicamens, qui sont donnés gratuitement[8]. Bien qu’incomplètement organisée encore, une caisse de retraites, due aux donations de la fabrique, distribue déjà des secours ou de petites pensions aux vieillards. Il reste à combiner l’idée d’association avec la bienveillance des chefs pour étendre et féconder le principe de cette œuvre.
Cet ensemble d’institutions tend à élever les esprits aussi bien qu’à soutenir les courages et à prévenir les sentimens haineux. On veille encore avec une sollicitude attentive sur l’instruction des enfans, qui sont astreints à fréquenter l’école jusqu’à seize ans, et ne subissent aucune retenue sur leur salaire pour le temps passé dans les classes[9]. Des surnuméraires payés par la maison les remplacent à leur métier, afin que le fileur n’ait pas à souffrir de l’absence de son rattacheur. Il se tient dans la journée quatre classes pour les garçons et quatre pour les filles, qui durent une heure et demie. Deux autres classes ont lieu le soir pour les adultes ; le dimanche, un cours de dessin linéaire est destiné aux ouvriers de l’atelier de construction. On ne saurait trop citer comme exemple les efforts qui ont pour but de donner à l’instruction des jeunes filles un caractère d’utilité pratique. Quand on visite les pays de manufactures et qu’on pénètre un peu dans la vie des familles ouvrières, on reste douloureusement frappé du déplorable état de l’éducation des femmes. Amenées très jeunes à la fabrique, elles n’ont presque jamais rien appris de ce qu’une mère de famille doit essentiellement connaître. Quand elles se marient, elles ne savent pas tenir un ménage ; souvent même elles ne savent pas coudre. Cette ignorance exerce sur le sort de la famille une désastreuse influence : les enfans sont mal soignés ; la misère arrive sur les pas de la négligence ; le mari s’éloigne d’un logis où il ne trouve que le désordre, et c’est souvent là le point de départ d’excès qui achèvent de ruiner la vie domestique. Dans l’établissement de Guebwiller, on essaie autant qu’on peut de combler les lacunes signalées. D’abord on éloigne les femmes des travaux trop assujettissans ; puis on ajoute à leur instruction des connaissances adaptées à quelques-unes des nécessités du ménage. Ainsi une maîtresse spéciale tient cinq fois la semaine, dans la soirée, une classe de couture et de tricot ; en outre, la maîtresse d’école elle-même enseigne à ses élèves, deux fois par semaine, différens travaux d’aiguille. Développer partout un pareil germe, approprier à leur rôle futur dans la vie réelle l’éducation des filles d’ouvriers, c’est un des plus sûrs moyens de réagir contre les habitudes qui tendent à dissoudre la famille et à faire fléchir parmi les classes laborieuses le niveau de la moralité.
À Guebwiller même, malgré les améliorations obtenues, l’ébranlement des rapports de famille se révèle par l’habitude où sont les enfans de quitter de très bonne heure le toit paternel pour aller vivre dans des auberges ou des cabarets. Cette précoce indépendance, qui a parfois ici pour origine, il faut le reconnaître, une certaine dureté de la part des parens, devient ensuite une source féconde de démoralisation. Peut-être faut-il s’en prendre à ces faits, si le mariage est souvent précédé d’un concubinage plus ou moins prolongé. Les habitudes d’ivrognerie, que favorise le bas prix du vin, reçoivent aussi de la même cause une évidente impulsion. On trouve répandu à l’état de dicton populaire, surtout parmi les ouvriers des ateliers de construction, ce mot, qu’il n’y a pas d’homme rude à la besogne, s’il n’est pas rude à la bouteille. Toutefois, les anciens ivrognes du pays prétendent que, sous ce rapport, la population a dégénéré et qu’on ne boit plus comme de leur temps. Cette observation a d’ailleurs été confirmée par les renseignemens que nous avons recueillis, et qui constatent en effet que le vice de l’ivrognerie est un peu moins répandu qu’autrefois.
Dans leur vie ordinaire, les ouvriers de Guebwiller ont des habitudes très frugales. On leur doit cet éloge, qu’en fait de travail ils ont plutôt besoin d’être contenus qu’excités. Qu’on les regarde à l’enclume, à la lime ou au métier, les cœurs y sont comme les bras. La classe laborieuse, qui appartient en très grande majorité à la religion catholique, fréquente régulièrement l’église le dimanche pendant quelques heures : l’été, elle sort ensuite de la ville et parcourt les beaux sites des montagnes environnantes ; mais, durant les hivers longs et froids de cette contrée, elle n’a que le cabaret pour moyen de distraction. Si quelques ouvriers lisent un peu ce jour-là, c’est le petit nombre. Les journaux, par exemple, qu’on suivait après 1848 avec une sorte de frénésie, on s’en occupait surtout durant la semaine et pendant les heures de repos. Cette lecture tenait alors une large place dans la vie et entretenait dans les ames une émotion qui s’est peu à peu ralentie d’elle-même. Il y eut à cette époque un moment d’égarement qui fut suivi de regrets dont le temps a mis la sincérité hors de doute. En dépit des suggestions des sectes socialistes, le mouvement qui s’est opéré dans les esprits durant ces dernières années a été en définitive de plus en plus favorable aux idées d’ordre et de plus en plus rassurant pour la société.
Tout aussi compacte que les groupes de Munster et de Guebwiller, le clan de Wesserling s’en distingue par quelques traits essentiels. On dirait qu’en séparant par des murailles presque infranchissables ces diverses agglomérations, les montagnes ont fait de chacune d’elles un petit monde à part qui garde son individualité, tout en recevant le souffle d’une même civilisation. Ce qui frappe à Wesserling, ce n’est plus le patronage des chefs planant au-dessus de toutes les institutions locales comme à Munster ; ce n’est plus la participation immédiate des ouvriers à la conduite de leurs intérêts comme à Guebwiller : c’est l’effort accompli en vue de renouveler le caractère d’institutions anciennes et de les approprier aux tendances qui se sont produites de notre temps. Cette intention éclate dans un document curieux adressé par les chefs de l’usine en 1848 à la fameuse commission du Luxembourg. Certes, si cette commission avait voulu rester un comité d’enquête au lieu de se transformer en comité d’organisation, elle aurait pu puiser d’utiles enseignemens dans les faits rapportés par des hommes pratiques et dans des moyens consacrés par une expérience de plus de vingt-cinq ans ; mais le Luxembourg ne voyait dans les épreuves du passé qu’un vaste thème pour une critique acerbe et implacable.
Le clan de Wesserling, qui réunit plus de trois mille ouvriers et d’où dépend la destinée d’au moins dix à douze mille personnes, est assis au milieu de la vallée de Saint-Amarin, une des plus vastes de la chaîne des Vosges, qui renferme une douzaine de villages entre des monts de mille à douze cents mètres de haut. Exclusivement adonnée aux industries textiles, à la filature et au tissage du coton ou de quelques articles mélangés, à l’impression sur des tissus divers, la population ouvrière de Wesserling tient au sol, comme celle de Munster et de Guebwiller, par des racines profondes. Ainsi pas ou presque pas de mobilité dans le personnel, et quelques mécaniciens attachés au service des appareils à vapeur viennent seuls du dehors.
Parmi les institutions organiques de ce clan, celles dont le caractère est le plus singulier se rapportent à l’épargne, à l’assistance mutuelle et aux subsistances. Une caisse d’épargne particulière à , l’établissement, où elle existe depuis 1821, sert aux déposans un intérêt de 5 pour 100. Pour certaines catégories d’ouvriers, l’épargne est rendue obligatoire : les jeunes filles de la filature, par exemple, doivent laisser un douzième de leur salaire, qu’elles ne touchent avec les intérêts accumulés qu’au moment où elles quittent la fabrique, c’est-à-dire ordinairement à l’époque de leur mariage. Ces économies, insensiblement réalisées, leur préparent une petite dot qui contribue aux frais de premier établissement du ménage, et empêche de contracter alors des dettes que plus tard il est toujours si difficile d’éteindre. Les opérations de la caisse sont, du reste, en progrès. L’action de la caisse d’épargne de Wesserling, qui vient de l’initiative des patrons, est complétée par la création des caisses de secours mutuels, qui sont l’œuvre des ouvriers eux-mêmes. Wesserling compte aujourd’hui cinq sociétés de ce genre, dans lesquelles on avait abordé, avant 1848, le problème des retraites pour les invalides du travail. Les chefs de l’usine contribuent au maintien de ces institutions, soit en versant dans la caisse mutuelle le produit des amendes disciplinaires, soit en tenant compte un intérêt de 5 pour 100 pour les fonds déposés entre leurs mains, soit enfin en consacrant eux-mêmes une certaine somme au service des pensions. Il existait dans l’établissement jusqu’à ces dernières innées une caisse de prêt destinée à venir en aide aux ouvriers qui voulaient acheter quelque petite propriété. On se bornait à exiger la caution solidaire d’un des déposans à la caisse d’épargne ; mais ces avances prirent bientôt un essor tout-à-fait exagéré, et montèrent en une seule année à plus de 125 000 francs. On reconnut que les familles ouvrières s’étaient lancées à l’aveugle dans des acquisitions dépassant leurs moyens. On a dû dès-lors restreindre les facilités accordées ; mais, en voulant prévenir un abus, on a resserré ces facilités dans une limite qui semble beaucoup trop étroite.
L’action de l’établissement, en ce qui concerne les subsistances, ne s’exerce ni par des achats de denrées alimentaires ni par l’entretien d’une boulangerie intérieure. À la suite des mauvaises récoltes de 1845 et 1846, on avait un moment recouru à cette aide directe ; mais on y a renoncé assez promptement pour revenir à l’ancien mode, encore en vigueur aujourd’hui, et qui consiste à garantir aux boulangers le paiement des fournitures faites par eux, à exercer un contrôle sur la qualité et le poids du pain, et à obtenir un rabais sur le prix de vente. Ce système est universellement approuvé, car tous les ouvriers tiennent à prendre leur pain dans l’usine, où les boulangers sont obligés de l’apporter. Satisfaire aux besoins matériels, telle a été la première préoccupation des chefs de ce clan. Ils ont pourtant songé aussi, en une certaine mesure, à développer l’instruction primaire. Quoique sautes les communes de la vallée où résident les familles ouvrières soient pourvues d’écoles, on a institué différentes classes intérieures, dont l’une remonte à 1810, mais dont le programme devrait être un peu élargi.
Moeurs et caractères offrent à Wesserling quelques traits saillans et tout-à-fait singuliers. Au milieu du mouvement inhérent à la vie industrielle, on aperçoit toujours la trace des coutumes simples et paisibles, long-temps héréditaires dans ces montagnes. L’organisation du clan était de nature à servir de rempart contre les mauvaises influences du dehors. Dans ce pays où presque tous les ouvriers sont catholiques et respectent profondément les ministres de leur culte, les idées religieuses ont été aussi un moyen de résistance contre la démoralisation. Ainsi le concubinage, fait rare, est regardé comme un scandale. On se marie de très bonne heure, et les familles, qui sont fort nombreuses, restent en général assez unies. Il faut les voir le dimanche, pendant l’été, descendre les collines pour aller aux fêtes des villages environnans : le père a quelquefois deux enfans sur les bras ; la mère porte le plus jeune, tandis que cinq ou six autres suivent le long du sentier. Les chefs de l’usine tiennent au besoin la main à ce que le faisceau de la famille se conserve le plus long-temps possible, et à ce que les enfans restent sous le toit paternel jusqu’à l’âge où doit commencer pour eux une destinée plus libre. Quoique le vice endémique de l’Alsace, l’ivrognerie, règne assez despotiquement parmi cette population, on a remarqué depuis quelques années un fait heureux et significatif : la consommation du vin a diminué dans les cabarets et s’est accrue dans les familles.
Le désir du bien-être, très vivace et très répandu parmi les ouvriers, n’a pas aveuglé les esprits au point de leur faire méconnaître les services rendus par la fabrique. S’il se rencontre ici comme partout quelques mécontens, ils n’accusent pas les patrons du mal dont ils se plaignent ; ils s’en prennent plutôt à des commis dont ils jalousent le sort, ou aux contre-maîtres, qui sont dans le système d’organisation intérieure les intermédiaires obligés, mais quelquefois peu sûrs, des ouvriers avec les chefs. Quant à la masse, elle s’entend assez bien à raisonner sur ses intérêts à l’aide de son seul bon sens. Les esprits ont une naturelle vivacité qu’aiguillonne encore une certaine vie intellectuelle. Les ouvriers de Wesserling aiment à lire ou du moins à entendre lire, et il n’est pas rare de voir, le dimanche ou le soir des jours d’été, surtout depuis que le travail est réduit à douze heures[10], toute une famille groupée pour écouter une lecture à haute voix. Plusieurs villages ont des bibliothèques qui prêtent gratuitement des livres au dehors. En fait de journaux, ici comme à Munster et par les mêmes motifs, on ne lisait que les plus exaltés. Quelques feuilles modérées, bénévolement répandues dans les ateliers, n’étaient pas même dépliées. Le mouvement des intelligences appartient-il donc en réalité, malgré le calme de la surface, aux idées de désordre ? Non ; mais on associe à des instincts droits des désirs d’indépendance qui égarent quelquefois les esprits. Toute direction qui ne paraît pas sortir du rang des ouvriers devient suspecte. La presse radicale et socialiste avait réussi à faire croire qu’elle appartenait à la famille ouvrière : telle était la raison de l’accueil qu’elle recevait ; son succès moral était toutefois beaucoup moins étendu parmi les travailleurs de Wesserling qu’on ne le croyait généralement. Restés étrangers aux idées socialistes qu’ils s’expliquent mal et qui répugneraient à leurs sentimens, s’ils pouvaient s’en rendre compte, que prétendent donc les ouvriers de ce district ? Leurs désirs, comme ceux des autres clans, se résument en un seul vœu : avoir du travail. Or, on commence à comprendre assez clairement que sans le maintien de l’ordre, sans le respect des droits acquis, la production s’arrête, et qu’en même temps toutes les sources de l’aisance se ferment pour les individus.
L’organisation des clans peut se ramener à deux conditions fondamentales : patronage de la part des chefs, attachement à leur travail de la part des ouvriers. Cette organisation, nous ne prétendons pas la proposer partout comme un modèle. Née des circonstances locales, elle s’approprie à une situation donnée ; mais elle contient des élémens utiles à consulter par tous ceux que leurs fonctions rapprochent des masses laborieuses. La tendance vers le régime du clan est du reste un fait très frappant dans les mœurs industrielles de l’Alsace. Loin d’être particulière à ces colonies isolées où les hommes ont plus besoin de se grouper et de s’entr’aider, elle se décèle encore, quoique sous un aspect moins systématique, dans la plupart des grandes usines du Haut-Rhin, à Mulhouse, à Dornach, à Cernay, à Thann, etc. Presque partout vous êtes assuré d’avance de rencontrer des institutions intérieures qui cherchent à réunir les intérêts et à les placer sous l’égide d’une pensée commune ; mais dans les villes, à Mulhouse surtout, l’initiative propre à chaque fabrique est dominée par un effort collectif émanant soit de la communauté tout entière, soit au moins d’une partie des membres de la communauté. Là le tableau présente deux faces, l’action commune et l’œuvre purement individuelle ; des influences plus nombreuses qu’au sein des clans atteignent les ouvriers, et soulèvent des questions d’un haut intérêt pour la société.
II. — LES VILLES INDUSTRIELLES. — MULHOUSE, SAINTE-MARIE-AUX-MINES, BISCHWILLER.
L’industrie manufacturière, en Alsace, n’a pas choisi pour siège, comme en Flandre et dans la Haute-Normandie, les cités qui occupent le premier rang officiel. La capitale de la province, Strasbourg, cette ville si singulière, où les idées françaises sont entées sur des mœurs allemandes, n’est pas une ville de fabrique. Si quelques établissemens de ce genre existent dans la banlieue, la masse de la population strasbourgeoise est absolument étrangère à la vie industrielle proprement dite. Elle est adonnée à la pratique des arts et métiers, tels qu’ils s’exercent dans toutes les autres villes, et quelques-unes de ses habitudes contrastent même avec les exigences manufacturières. Une bonhomie sans gêne, qui s’étale à plaisir dans les lieux publics, et surtout dans ces nombreuses brasseries où se mêlent assez confusément des hommes de conditions diverses, tel est le trait le plus apparent qui s’y révèle dans la physionomie des masses. La brasserie joue du reste un rôle important dans l’existence de la population laborieuse, et la faveur qu’elle obtient porte souvent préjudice à la vie de famille. Passer là en commun des momens plus ou moins longs, avec une pipe et un pot de bière, c’est la jouissance préférée, même par ceux qui savent le mieux faire une légitime part au travail. Comment ce laisser-aller quotidien, ce besoin de pouvoir disposer de soi-même à toute heure s’accorderaient-ils avec la discipline sévère des fabriques, où la machine à vapeur tient les bras incessamment enchaînés ? Pas plus que Strasbourg, la ville préfectorale du Haut-Rhin, Colmar, dont la physionomie manque d’ailleurs de caractère, n’est un centre de fabrication. Quelques filatures situées à une petite distance, au Logelbach, bien qu’empruntant à ses faubourgs une partie de leurs ouvriers, ne sauraient lui communiquer un aspect industriel.
En Alsace, quand les manufactures ne se sont pas répandues dans les campagnes, elles ont préféré se grouper dans de petites cités, dans de simples chefs-lieux de canton, soit parce qu’elles y trouvaient quelques anciennes traditions manufacturières, soit parce que la vie et par conséquent la main-d’œuvre y étaient à plus bas prix, soit enfin parce qu’elles y régnaient en souveraines et n’étaient pas exposées à se heurter contre des règlemens de police municipale incompatibles avec les nécessités de la fabrique. Si ces villages se sont successivement agrandis, si une de ces petites cités est devenue, avec ses quarante mille ames, la première ville du Haut-Rhin, cette importance a suivi les développemens du travail, mais elle n’avait pas été la cause du choix primitif.
Trois villes représentent en Alsace, à des titres divers et avec un éclat très inégal, l’industrie agglomérée : Mulhouse et les différentes localités qui vivent dans son orbite, Sainte-Marie-aux-Mines, et Bischwiller. Dans l’étude des influences directes ou indirectes qui peuvent agir sur le mouvement intellectuel des masses, on doit s’attendre à d’énormes différences entre ces trois centres d’industrie.
Le prodigieux accroissement dont Mulhouse offre le spectacle ne date que d’environ cinquante années. C’est après la réunion de cette petite république à la France, en 1798, que sa fabrication, délivrée des lignes de douanes françaises qui la cernaient de toutes parts, se transforme et s’élargit. La population s’élève tout à coup comme une marée montante : le chiffre augmente de 60 pour 100 de 1800 à 1810, de 75 pour 100 de 1820 à 1830, et double dans les dix années qui suivent la révolution de juillet. Sur les 40 000 habitans[11] que l’ancienne petite ville de 6 000 ames renferme aujourd’hui, on compte une masse d’ouvriers dont le nombre, variant selon les saisons et l’activité des fabriques, peut être évalué en moyenne à 20 ou 25 000. Cette population se presse dans des ateliers immenses, dont quelques-uns sont les plus vastes que possède le continent européen, et qui sont consacrés à la filature, au tissage, à l’impression du coton, à l’impression sur des étoffes de laine et à la construction des machines. Depuis 1848, le chiffre des ouvriers employés s’est accru dans le coton et dans la laine, tandis que dans les ateliers métallurgiques il a baissé en une proportion à peu près équivalente.
Au sein des rapides évolutions de la fabrique, l’ancien noyau de la population mulhousienne se conserve intact, malgré les envahissemens du dehors. Il possède je ne sais quelle énergie native qui renouvelle incessamment les forces de l’industrie. Tous les noms illustrés depuis cinquante ans par les progrès industriels, les Dollfus, les Kœchlin, les Zuber, les Blech, les Schlumberger et d’autres encore, appartiennent au livre d’or de la petite cité, où le génie manufacturier éclatait dès long-temps dans certaines fabrications abandonnées aujourd’hui. Ce coin de terre, à peu près ignoré du monde, placé sous un ciel rigoureux, entouré à l’ouest, au sud et à l’est, par les Vosges, le Jura et les sommets de la Forêt-Noire, recélait la mystérieuse fortune d’une des premières cités manufacturières de la France et de l’Europe. On y apercevait dans toutes les classes de la société des habitudes de travail auxquelles demeurent fidèles les chefs d’industrie, même quand ils se sont élevés à une splendide existence. À ces mœurs laborieuses, Mulhouse joignit de tout temps un esprit d’association qui provenait de l’ancienne division des corps d’état en tribus, dont les membres étaient unis par des liens fort étroits. Peut-être faut-il attribuer à cette confraternité entre les individus d’une même profession l’usage où sont les fabricans de se communiquer leurs procédés et leurs découvertes, au lieu de se claquemurer chacun chez soi. Ce que l’un a seulement ébauché, un autre le développe ou le perfectionne, au grand bénéfice de la communauté tout entière. Libérale et hardie dans ses allures, l’industrie mulhousienne s’efforce en toute occasion de se placer haut, de manière à pouvoir embrasser les choses d’ensemble et viser à des résultats lointains. Cette tendance, nous la devons signaler, parce qu’elle se retrouve dans les rapports des manufacturiers avec la population ouvrière, dont la physionomie et les mouvemens si divers contrastent avec l’unité d’origine et l’uniformité d’esprit des chefs d’établissement.
La masse laborieuse est, en effet, composée d’élémens très mélangés, que le vent de la misère pousse vers Mulhouse de tous les points de l’horizon. Les imprimeurs sur étoffes appartiennent généralement au pays ; la filature compte un grand nombre d’individus nomades accourus des départemens voisins, traînant souvent après eux de nombreuses familles en haillons. Placée près de la frontière, Mulhouse, qui s’alimente assez abondamment par les capitaux de la Suisse, reçoit de ce pays et de l’Allemagne un cinquième environ de sa population ouvrière, pesant fardeau dans les momens de crise. Les femmes occupent une large place dans les fabriques, surtout depuis la substitution du tissage à bras au tissage mécanique opérée dans le coton[12].
Les travailleurs de l’industrie mulhousienne n’ont l’intelligence ni ouverte ni prompte, ils éprouvent de la peine à saisir une explication : tout ce qu’on peut dire d’eux, c’est qu’ils finissent par comprendre ; mais ce qu’ils ont une fois saisi demeure gravé dans leur pensée en traits si profonds, que rien ne saurait l’en arracher. Si la culture intellectuelle atteint à peu près partout dans les ateliers un égal niveau, il n’en est pas de même de la culture morale. Ici des distinctions deviennent indispensables entre les différentes catégories d’ouvriers. Les plus relâchés dans leur vie sont incontestablement ces travailleurs venus de pays étrangers, qui ne tiennent à rien et peuvent être contraints, par des mesures de police, à quitter la ville aussitôt qu’ils manquent d’ouvrage : voyageurs d’un jour sur un sol prêt à les repousser, ils n’y voient guère à respecter que les gendarmes. Ouvriers fileurs pour la plupart, ils habitent le plus près qu’ils peuvent des établissemens qui les emploient, sauf à y vivre dans un rapprochement excessif, parce que le travail des filatures, bien qu’il ne dure aujourd’hui que douze heures, commençant l’hiver avant le jour, les obligerait à partir de trop grand matin, s’ils se disséminaient dans un rayon étendu. Les imprimeurs sur étoffes sont placés, du moins sur ce point, dans des conditions meilleures. Comme ils ne travaillent guère à la lumière, ils ne sont pas aussi pressés d’arriver à la fabrique durant l’hiver, où ces voyages sont le plus pénibles : aussi ont-ils, pour la plupart, leurs demeures dans les campagnes environnantes, et quelques-uns cultivent un lambeau de terrain ; mais, d’un autre côté, les intermittences du travail sont plus fréquentes dans l’impression que dans la filature, et l’oisiveté résultant du chômage enfante trop souvent de déplorables excès.
Que des causes particulières d’immoralité soient inhérentes à ces grandes agglomérations dans des bâtimens où les deux sexes sont confondus ou très rapprochés, c’est incontestable ; cependant la discipline intérieure les a notablement amoindries. Le tableau de la moralité mulhousienne est loin d’être aussi sombre qu’on se le figure généralement. Une circonstance très affligeante, je veux parler des nombreux exemples de concubinage, a porté quelquefois à le rembrunir ; ce désordre pourtant ne procède pas toujours de volontés corrompues ; il s’explique par les entraves que rencontre, dans quelques-uns des pays d’où Mulhouse tire ses ouvriers, la consécration légale des unions formées à l’étranger. Cela est si vrai, que le concubinage entre un ouvrier français et une femme de la même nation est un fait rare, ou qu’une union régulière vient bientôt terminer. Dans divers états d’Allemagne et en Suisse, le mariage n’est reconnu que si la femme justifie de l’acquisition du droit de bourgeoisie pour elle et pour ses futurs enfans au lieu du domicile de son mari. La dépense à faire, les formalités à remplir deviennent dès-lors, pour les ouvriers étrangers qui voudraient se marier, des obstacles presque insurmontables. Pour rendre possible l’achat du droit de bourgeoisie, on avait employé, il y a quelques années, un moyen qui avait produit de bons effets et qui paraît se recommander à la vigilante sollicitude de la municipalité actuelle. On obligeait les ouvriers placés dans certaines conditions à verser à la caisse d’épargne une faible somme proportionnelle à leur salaire et à se créer ainsi un petit capital. On comprendra qu’à Mulhouse les mesures prises contre le concubinage puissent avoir une rigidité particulière, car il s’agit d’étrangers qui ont besoin pour résider dans la ville d’un permis de séjour, et qui jettent dans la situation la plus affligeante des femmes françaises qu’ils ne peuvent épouser et des enfans qu’ils ne peuvent légitimer. Les enfans nés de ces unions figurent pour une très forte part dans le chiffre des naissances illégitimes constatées sur les registres de l’état civil de Mulhouse, où plus de la moitié des enfans naturels sont d’ailleurs reconnus par leurs pères. Des recherches statistiques, faites avec le plus grand soin et dues à M. le docteur Penot, professeur très distingué de chimie industrielle et habile observateur, ont établi, entre autres faits, que cette ville, comparée à d’autres cités françaises placées à peu près dans une situation analogue, était une de celles où, sur un chiffre donné d’enfans naturels, il y en avait le plus de reconnus.
Si on s’en rapporte à certains signes extérieurs, la classe laborieuse, dont la très grande masse appartient au culte catholique[13], a conservé un fonds de religion qui, sans avoir une grande influence sur les mœurs, en possède une véritable sur les idées. Hommes et femmes s’entassent le dimanche matin dans l’enceinte beaucoup trop étroite d’une église appropriée, vers le commencement de ce siècle, aux besoins d’un millier seulement de catholiques. Certes on peut reprocher des vices à la classe laborieuse de Mulhouse, certes il y a dans ses rangs, comme dans toute grande agglomération, des cœurs viciés, rebelles à tout enseignement moral ; mais la majorité n’est pas atteinte de cette perversité essentielle qui ravit tout espoir de régénération, et en une foule de circonstances on voit percer d’excellens instincts.
On ne pourrait citer aucune ville de France où l’on se soit plus occupé et depuis plus long-temps des divers besoins de la population ouvrière. L’esprit de recherche qui distingue Mulhouse dans l’industrie s’est aussi étendu à l’œuvre de la bienfaisance sociale. Les premiers noms de cette fabrique, ceux qui sont à la tête du progrès manufacturier, reparaissent ici ayant en main l’initiative de toutes les fondations utiles. Que les besoins aient dû s’accumuler en raison directe du rapide accroissement de la cité, c’est un fait évident. Grandissant ainsi au-delà de toutes les prévisions, Mulhouse pourrait être comparée à un enfant qui croît trop vite et à qui tous ses vêtemens vont mal. Quelles ressources possédait-on pour répondre à de subites et impérieuses exigences ? Aucune en dehors des produits éventuels de l’octroi. En 1798, lors de la réunion de la petite république à la France, les habitans, assemblés dans l’église par le magistrat, avaient décidé que le patrimoine commun, même celui de l’hospice, sauf une faible réserve, serait vendu à l’encan, et que le prix en serait partagé entre tous les citoyens ayant droit de bourgeoisie[14]. Si on n’avait eu pour consacrer au soulagement des classes ouvrières que les revenus publics d’une communauté où, sur quarante mille habitans, deux mille sept cent cinq seulement sont inscrits à la contribution personnelle et mobilière, il aurait été impossible de satisfaire à tous les besoins. Heureusement la générosité se manifesta par des contributions abondantes, et les ressources semblèrent jaillir du sol comme par enchantement.
Collectifs ou individuels, les efforts ne se sont jamais arrêtés en face de nécessités réelles. Dans le domaine de l’action collective rentrent les œuvres dues à la municipalité, à une institution locale très connue sous le nom de Société industrielle, à différentes associations particulières et à des souscriptions publiquement organisées. Quant aux actes isolés, lorsqu’ils n’échappent pas par leur nature même à tous les regards, il faut les chercher dans les nombreuses créations intérieures des fabriques ou dans quelques témoignages de munificence individuelle, dont les exemples sur de pareilles proportions ne se rencontrent guère. Le mouvement des classes ouvrières à Mulhouse se trouve enveloppé par cet immense réseau de généreuses institutions qui s’adressent parfois directement aux intelligences et qui réagissent toujours plus ou moins sur l’état moral.
Quand on considère les créations municipales, l’école primaire apparaît sur le premier plan et prouve qu’on est entré résolûment dans la voie de l’instruction gratuite. Sur deux mille enfans qui fréquentent les classes, onze cents environ jouissent de bourses complètes ou partielles représentant une dépense de 22 000 francs. Mulhouse n’ayant qu’une seule et grande école communale pourvue d’une trentaine de maîtres ou institutrices et située au centre de la ville, on peut aisément aller passer en revue, à l’heure de l’entrée ou de la sortie des classes, toute la jeune population qui à ce moment-là encombre littéralement les rues voisines. Ces enfans sont convenablement vêtus, et leur physionomie atteste de la vigueur. Quels sont-ils pourtant ? d’où viennent-ils ? Un grand nombre appartient à des familles d’artisans et ne doivent pas aller travailler dans les manufactures ; les autres n’y vont pas encore, mais peut-être les retirera-t-on trop tôt de l’école pour les y conduire. Une fois qu’ils sont entrés dans les usines, quels que soient les louables efforts de plusieurs fabricans, l’instruction devient en général moins fructueuse. Aussi compte-t-on encore un assez bon nombre d’individus, même parmi les familles sédentaires, qui ne savent pas lire. Quant à la population roulante, il est bien difficile de faire arriver l’instruction primaire jusqu’à elle. Des écoles du dimanche et peut-être aussi des écoles du soir seraient le seul moyen de répandre quelques lueurs sur l’ignorance grossière où les ouvriers nomades restent souvent plongés. La ville alloue déjà une petite subvention et fournit un local à une école du dimanche. Dix ou douze salles d’asile, où commence la première éducation des enfans et dont profitent principalement les travailleurs des manufactures, sont aussi entretenues par le budget municipal et coûtent environ 6 000 francs[15].
La Société industrielle de Mulhouse est arrivée, sans posséder aucune autorité officielle et presque sans ressources financières, à conquérir, par des travaux utiles et désintéressés, une influence morale qui s’étend même hors de l’Alsace. Composée d’un personnel nombreux, elle réunit en un faisceau toutes les forces vives de la cité et sait employer la bonne volonté et les connaissances particulières de chacun de ses membres au profit de l’œuvre commune. La chambre de commerce lui abandonne l’étude des questions spéciales qui sont adressées par le gouvernement, ou que soulève le jeu des divers élémens économiques. Comme la société se perpétue tandis que la chambre est appelée à se modifier périodiquement, l’unité des vues est mieux assurée. Centre d’un mouvement d’idées fort actif, cette association publie un Bulletin où presque toutes les questions industrielles de notre époque sont discutées par des hommes pratiques au point de vue des faits et de l’expérience[16]. L’esprit libéral de ce recueil qui reflète naturellement la pensée de la communauté mulhousienne ne s’est jamais démenti. La même société dirige une école de dessin industriel rendue gratuite pour les jeunes ouvriers qui la fréquentent. Parmi les questions dont elle se préoccupe, il en est deux qui ont une importance capitale pour les classes laborieuses : celle des logemens d’ouvriers et celle des accidens dans les fabriques. Les habitations des familles laborieuses ont été un moment à Mulhouse dans un état très fâcheux par suite de l’accroissement trop rapide de la population. Depuis vingt ans, la situation, sous ce rapport, s’est considérablement améliorée ; mais si les maisons basses et humides ont été abandonnées, si l’insalubrité a disparu[17], le mode adopté pour les nouvelles constructions présente des inconvéniens d’un autre ordre. On a bâti dans les divers quartiers de la ville de ces grandes maisons, de ces véritables casernes où, comme nous avons eu déjà l’occasion de le faire observer, le rapprochement excessif des ouvriers engendre de déplorables désordres. Une commission a été chargée par la Société industrielle de se mettre en rapport avec toutes les personnes qui ont construit en Alsace des habitations pour les ouvriers et de réunir des renseignemens sur les avantages ou les désavantages des divers systèmes mis en pratique. Une fois saisie de ce travail préliminaire, la société se propose d’adopter des plans qu’elle rendra publics et de bâtir elle-même une maison modèle. Mêmes investigations en ce qui concerne les accidens occasionnés dans les manufactures par les appareils mécaniques. On cherche à se rendre compte des essais déjà tentés pour prévenir de semblables malheurs, puis on conseillera les précautions à prendre, et l’action morale suffira sans doute pour les faire adopter. Accomplie sur une échelle aussi large, l’œuvre de la Société industrielle constitue une mission d’une haute importance sociale et justifie avec éclat le titre qui lui a été conféré d’établissement d’utilité publique.
L’action très énergique des nombreuses associations privées qui s’occupent à Mulhouse du sort des classes laborieuses peut se ramener à trois objets : encourager la prévoyance, propager l’instruction, patroner et secourir la faiblesse et le malheur. Une institution de prévoyance d’un caractère tout-à-fait neuf, éclatant témoignage de la bonne volonté des manufacturiers envers les ouvriers qu’ils emploient, mérite surtout d’attirer les regards. Onze des premières maisons de la ville se sont entendues pour constituer une société dite Société d’encouragement à l’épargne, qui a pour but d’engager les ouvriers, au moyen d’une prime, à s’assurer par leurs propres économies une pension à la caisse publique des retraites, de créer et d’entretenir une maison de refuge pour les invalides de l’industrie, enfin de distribuer des secours temporaires aux anciens ouvriers dont les moyens d’existence sont reconnus insuffisans. Où la société puise-t-elle les ressources nécessaires à ses dépenses ? Comme elle ne demande aucune cotisation aux ouvriers qu’elle encourage, elle ne pouvait trouver ses moyens que dans la munificence des fondateurs de l’œuvre. Les onze fabricans dont les noms figurent dans l’acte social se sont engagés à verser, pendant vingt ans, une somme égale à 3 pour 100 de la totalité des salaires payés par eux[18]. Les deux tiers de cette mise importante sont affectés aux primes pour les dépôts faits à la caisse de retraites ; l’autre tiers, accru des contributions volontaires que l’on pourra recueillir, sert à l’entretien de la maison de refuge, à la distribution des secours à domicile et aux frais d’administration. À peine le projet conçu et les statuts rédigés, on s’est mis à l’œuvre avec la tenace résolution du caractère alsacien ; le terrain a été acheté ; un bel hôtel, dont nous avons pu apprécier l’habile appropriation, s’est élevé dans une des situations les plus salubres de la ville, et il est aujourd’hui sur le point de s’ouvrir. Les secours à domicile seront certainement moins lourds pour la Société d’encouragement que la pension dans cet asile, mais on a voulu exécuter le programme tout entier et bâtir un édifice qui fût pour les ouvriers une preuve visible des intentions de la fabrique à leur égard. Si des circonstances imprévues ne viennent point la troubler dans son développement, cette institution est appelée à exercer une notable influence sur le sort de la population laborieuse.
Parmi les établissemens rentrant dans le cercle des associations de secours, il faut citer encore une Société alimentaire et une Société de patronage. Pour juger l’œuvre de la Société alimentaire, il faut savoir que les ouvriers sont dans l’usage, à Mulhouse, de s’approvisionner à crédit en présentant leur livret chez le boucher, l’épicier, etc. Or, il est inévitable que le consommateur qui achète à crédit achète plus cher la marchandise dont il a besoin. Le rôle de l’association consiste à vendre des alimens au prix de revient[19]. Comme les masses ont appris à se défier des institutions qui leur promettent des ventes à bon marché, il était essentiel que la Société alimentaire eût à sa tête, ainsi qu’elle en a effectivement, des personnes dont le nom seul suffit pour répondre du complet désintéressement des opérations. Des jetons pris à l’avance facilitent la régularité des distributions, qui n’a jamais été troublée. Avec un pareil mode d’assistance, le secours n’est pas une aumône ; il se mêle étroitement à un effort propre à l’individu qui en profite, tout en ayant pour point d’appui une bienfaisance éclairée qui abrite l’institution contre les suites de faux calculs ou de fâcheuses éventualités.
La Société de patronage, créée comme la Société alimentaire dans ces derniers temps, donne des secours sous la forme de travail ; elle y joint des distributions en nature et des prêts gratuits d’objets mobiliers. Les familles ouvrières nécessiteuses sont placées sous la protection immédiate d’un ou plusieurs membres de l’association. Une fois admise à jouir de ce patronage, une famille obtient de la besogne appropriée à l’état de ceux de ses membres qui, sans pouvoir utiliser leurs forces dans les ateliers de l’industrie privée, ne sont pas cependant frappés d’une incapacité absolue de travail. On occupe de cette manière des gens affectés de maladies chroniques, des convalescens, de vieilles femmes et quelques enfans. Les ouvrages exécutés par de tels ouvriers sont, comme on le pense bien, des plus communs ; on utilise souvent des matières premières qui seraient perdues, parce que la valeur de l’objet confectionné ne rendrait pas le prix de la main-d’œuvre. Le paiement peut avoir lieu en argent, si l’ouvrier le désire ; mais, pour faciliter aux ménages pauvres les moyens de se munir de linge dont ils manquent presque toujours, on a imaginé de payer aussi le travail avec des articles de lingerie qu’on cède à très bon marché. L’avantage d’un pareil arrangement a été si bien compris, que le salaire, sous cette seconde forme, est aujourd’hui généralement préféré.
Les associations qui cherchent à développer l’instruction parmi les classes ouvrières remplissent leur tâche, soit au moyen de quelques écoles destinées aux enfans ou aux adultes, soit au moyen de salles publiques de lecture ouvertes le dimanche, et qui possèdent plusieurs centaines de volumes en allemand ou en français. Une de ces salles, réservée exclusivement aux jeunes gens, est fréquentée par cinq ou six cents lecteurs. À ces institutions si ingénieuses et si actives, il s’en joint beaucoup d’autres qui, comme la Société de Saint-Vincent de Paul, la Société des Amis des pauvres, la Société de Charité, représentent, sous des faces diverses, l’esprit de la bienfaisance chrétienne en l’unissant à des pensées de moralisation sociale. Les souscriptions volontaires forment le fonds commun d’où ces différentes sociétés tirent leurs moyens d’action ; mais, outre ces contributions périodiques, on fait, pour des besoins accidentels qui se produisent dans la cité, de fréquens appels à la générosité particulière. On a obtenu de cette façon, dans ces derniers temps, 300 000 francs pour construire la nouvelle église catholique que réclame l’intérêt moral de la population. Un seul fabricant, M. Jean Dollfus, a donné 20 000 francs pour bâtir un lavoir public ouvert depuis plusieurs mois, et il s’est engagé à contribuer tout aussi largement à la construction de la maison-modèle pour le logement des familles ouvrières projetée par la Société industrielle. On a calculé qu’en 1850 et 1851 le total des souscriptions à des œuvres collectives intéressant le public touchait au chiffre de 500 000 francs.
L’initiative purement individuelle continue en sous-œuvre cette série d’efforts ininterrompus. Tantôt on lui doit des salles d’asile, dont une, par exemple, qui renferme à peu près trois cents enfans et comprend une école et un ouvroir, est alimentée par la libéralité aussi touchante qu’inépuisable d’une seule personne ; tantôt ce sont de petites classes, des écoles du soir ou du dimanche annexées à une fabrique ; ailleurs, une usine possède un lavoir et des bains gratuits ; ailleurs encore, on administre fort libéralement des caisses de secours pour les malades. Ici, une boulangerie attenant à nue usine procure un bénéfice net sur le prix ordinaire du pain ; là, pendant l’hiver, on distribue des soupes aux jeunes enfans employés dans les ateliers. Quelquefois des bibliothèques semblables à ces institutions connues en Angleterre sous le nom de Workmen’s libraries prêtent des livres à domicile. Il est une fabrique à laquelle on a attaché un homme de loi qui s’y rend une fois la semaine pour donner gratuitement des conseils aux ouvriers sur les questions d’intérêt privé qu’ils peuvent avoir à débattre au dehors, afin de soustraire leur ignorance à la ruineuse exploitation de prétendus agens d’affaires. L’acte de société de la même manufacture affecte expressément une part des bénéfices à des œuvres de bienfaisance. Enfin une usine des environs de Mulhouse attribue une prime aux ouvriers sur les profits réalisés. Au lieu de se murer dans le domaine de l’industrie, la concurrence, on le voit, s’est activement déployée dans la sphère de la bienfaisance publique.
Les ouvriers de Mulhouse, auxquels s’appliquent des moyens d’assistance morale et matérielle si multipliés, ont-ils conscience des efforts dont ils sont l’objet ? Quels sentimens les animent, soit envers leurs chefs, soit envers la société ? On a répété à cette population, comme à toutes les populations laborieuses de la France, qu’elle était la proie d’avides spéculateurs : elle a dû naturellement ressentir les effets de ces prédications qui auraient voulu préparer la guerre du travail contre le capital. Il est un fait pourtant qui plaide ici en faveur des ouvriers : c’est que, sous le feu d’incessantes provocations, sans échapper à toute suggestion funeste, ils sont demeurés inaccessibles à ces animosités brutales qui se traduisent en actes de dévastation dans les établissemens industriels. L’histoire des dernières années est là pour le démontrer : en remontant au-delà de 1848, lors de la disette de 1847, on avait vu une catégorie d’ouvriers, les fileurs, auxquels les travailleurs des ateliers de construction refusèrent positivement de s’associer, envahir les boutiques des boulangers qu’ils accusaient de la cherté du pain ; mais les fabriques ne furent pas même menacées. En 1848, au milieu d’une effervescence grosse d’égaremens, aucun dégât matériel ne fut commis. N’est-ce pas là une preuve que les ouvriers sentent, au moins d’une manière vague, qu’une relation étroite unit leurs destinées à celles des fabricans et des capitalistes ? Tant qu’il ne s’agit que d’écouter des promesses dont ils sont incapables de découvrir le vide et le danger, ils peuvent bien prêter à la déclamation une oreille attentive ; mais, quand ils sont amenés sur le terrain de la vie pratique, leur bon sens naturel reprend le dessus, et ils comprennent alors que détruire les instrumens du travail, ce n’est pas le moyen d’améliorer leur propre condition. C’est grace à cet instinct, c’est grace à la conduite généreuse et prévoyante des chefs d’usine, que les rapports entre les différens intérêts engagés dans la production n’ont pas été troublés par la violence. Jamais les principes viciés que contient inévitablement une si grande agglomération d’élémens hétérogènes n’ont prévalu contre les sentimens vrais de la majorité.
La discipline des ateliers est à la fois sévère et bienveillante ; des intentions paternelles percent même à travers des répressions nécessaires. Une grande bienveillance d’un côté, une véritable déférence de l’autre, voilà, dans ses termes les plus généraux, la vérité sur les relations des ouvriers de Mulhouse avec leurs chefs, sauf, bien entendu, des exceptions heureusement rares, qui tiennent à des natures foncièrement perverties ou à de funestes conseils trop facilement écoutés. Si les déclamations contre l’ordre social ont quelquefois trouvé faveur parmi ces ouvriers si soumis à leurs chefs, cette contradiction s’explique aisément : la société est un être abstrait, dont le rôle est plus difficile à apprécier que celui d’une manufacture qui fait vivre ceux qu’elle emploie. Sous une surface calme une inquiétude assez profonde, telle était, au point de vue politique, jusqu’à ces derniers temps la situation des travailleurs mulhousiens. Si, dans les conversations particulières, ils laissaient échapper des paroles hostiles aux pouvoirs publics, ils n’étaient pas livrés pourtant à l’influence des agitateurs au point de suivre aveuglément leurs impulsions. On a pu en juger au mois de décembre dernier ; on essaya de les entraîner dans la rue pour faire ce qu’on appelait une démonstration pacifique ; mais ils s’y refusèrent positivement, déclarant qu’ils avaient du travail, et qu’ils ne voulaient pas le compromettre en jetant l’alarme dans la cité. Il y a bien loin de là au désordre pour le désordre même.
Quand on compare les ouvriers de l’industrie manufacturière de Mulhouse aux paysans des communes rurales du même district, combien les premiers paraissent supérieurs aux seconds ! Ce sont les habitans de la campagne qui avaient naguère brutalement accueilli l’idée du partage des biens, et qui considéraient cette opération comme un fait très prochain. Un riche propriétaire des environs de Mulhouse, qui a su féconder, au moyen de l’irrigation, des terres presque improductives, conseillait aux petits cultivateurs de suivre son exemple, et, pour les y déterminer, il leur fit offrir généreusement les fonds nécessaires remboursables à long terme. Les villageois répondirent crûment qu’ils n’avaient pas besoin de se donner tant de peine, puisqu’ils auraient bientôt leur part dans le patrimoine qu’on leur présentait comme un modèle. Il est triste d’être contraint d’ajouter que la commune où se tenait un pareil langage avait été comblée de bienfaits de toute nature par le propriétaire dont l’héritage envié défrayait d’avance une cupidité grossière. Jamais pensée analogue ne s’est produite dans le sein de la population industrielle de Mulhouse : on peut dire d’elle que ses instincts ont été troublés sans avoir été pervertis.
À Sainte-Marie-aux-Mines, le tableau change complètement : plus de cadre aussi large, plus de traits aussi accentués ; un régime industriel différent engendre d’autres conditions pour les existences individuelles. La petite ville de Sainte-Marie n’est pas placée sur une de ces grandes voies de communication que suit le mouvement du commerce et où les hommes sont appelés à des rapports fréquens les uns avec les autres ; elle est enfouie au milieu de la chaîne des Vosges, dans une vallée étroite et pittoresque que cernent à droite et à gauche des monts inégaux confusément entassés. Cette fabrique emploie dix ou douze mille ouvriers, soit pour le tissage du coton teint, qui fut long-temps la seule industrie de la localité, soit pour une fabrication récemment introduite dans cette contrée, celle des tissus de laine mélangés. Une faible partie de la population travaille en atelier ; si on excepte quelques établissemens de tissage à la main et quelques teintureries, la plupart des fabricans n’ont chez eux qu’un petit nombre d’ourdisseurs pour monter les chaînes qu’ils donnent à tisser au dehors. Trois ou quatre mille tisserands habitent la ville même ; les autres sont répandus dans les montagnes, et leurs chaumières sont disséminées dans les gorges voisines, souvent à d’assez grandes hauteurs. Une pareille organisation ne saurait guère se prêter à une initiative hardie, pas plus dans le domaine de la fabrication que dans celui de la bienfaisance publique. On suit le sillon tracé avec la lenteur inhérente au système du travail à domicile, et on conserve ainsi, sans l’accroître, la bonne renommée des produits du district.
Diverses causes donnent naissance à une assez grande misère parmi la population laborieuse de Sainte-Marie : des chômages fréquens, la concurrence que se font entre eux les tisserands, trop nombreux pour les besoins de la fabrique, — le prix relativement élevé des denrées alimentaires à cause de l’isolement de la ville, où tout vient d’assez loin, enfin le grand nombre d’enfans dans la plupart des familles. Les moins malheureux parmi les ouvriers sont ceux qui ont une parcelle de terre à cultiver, et les plus misérables appartiennent à la partie de la population vouée à l’ingrate tâche du bobinage. Ne réclamant aucune aptitude particulière, cette besogne est confiée communément à des vieillards, à des enfans, à des femmes, à des infirmes ou même à des idiots, et la rétribution en est excessivement modique. Telle qu’elle est cependant, elle aide ceux qui la reçoivent à se nourrir et allège le poids de la charité publique ou privée. On se demande avec inquiétude ce que deviendra cette classe infortunée, si le bobinage mécanique s’installe dans la vallée, où il menace effectivement de s’introduire.
Dans l’ordre moral, la population ouvrière de Sainte-Marie n’étale point aux regards ces plaies profondes qui affligent d’autres régions, mais elle ne laisse pas voir non plus cette énergie intérieure qui fait luire un rayon d’espoir même au milieu de l’immoralité. Partout tiédeur et abattement ; on dirait une classe qui s’abandonne en face d’insurmontables difficultés. Les habitudes du cabaret, les fréquens exemples d’un concubinage qui devance presque toujours l’union conjugale, restreignent et contrarient l’influence de la vie de famille. Quant à l’empire des idées religieuses, il n’est guère mieux établi. Pour une population de dix à douze mille ames, dont les deux tiers appartiennent à la religion catholique, on compte deux églises consacrées à ce culte, deux temples protestans et une petite synagogue ; mais au fond tout se réduit pour le plus grand nombre à des actes extérieurs qui n’impliquent en rien un sentiment religieux ayant conscience de lui-même. Aussi, avec des débordemens moins scandaleux qu’ailleurs, le sens moral est tout aussi relâché, et il manque absolument de la base que pourrait lui prêter dans l’individu l’idée de la dignité personnelle.
L’attitude des ouvriers envers les patrons, sans être exempte de défiance, ne porte pas l’indice de haineuses rancunes. Malheureusement nul lien durable entre les deux élémens de la production, pas de ces rapports suivis d’où procèdent une certaine bienveillance d’un côté, un certain attachement de l’autre. Les deux parties s’unissent ou se séparent avec une grande facilité et une souveraine indifférence. Calmes par nature, obligeans les uns pour les autres, avenans envers les étrangers, les ouvriers de Sainte-Marie méritent d’ailleurs d’exciter une sympathie qui ne leur est pas refusée par la classe aisée de la ville. Si les moyens d’une action commune n’ont pas pris un grand essor, la bonne volonté individuelle s’est à l’occasion révélée. On s’est cru obligé, par suite de la pénurie de la caisse municipale, de rayer du budget pour l’année 1852 la subvention accordée aux deux salles d’asile existant dans la cité, et on s’est alors adressé aux souscriptions particulières pour réaliser la somme de 3 000 francs nécessaire au maintien d’une aussi utile institution. L’instruction primaire impose des sacrifices assez lourds à la commune. Les écoles catholiques pour les garçons sont dirigées par des frères de Sainte-Marie de Bordeaux, et les écoles des filles par les sœurs de la Providence. Presque tous les pareils envoient leurs enfans à l’école ; mais, pressés par la misère, ils ne les y laissent point assez long-temps. Il s’ensuit que l’état de l’instruction parmi les adultes ne répond pas au grand nombre d’enfans qui fréquentent les classes élémentaires. Chez les tisserands de la campagne, l’ignorance est encore plus générale, les moyens d’apprendre à lire et à écrire étant beaucoup moins à la portée des familles. Des efforts se sont produits parmi les ouvriers de Sainte-Marie en vue d’opposer la prévoyance aux funestes effets des chômages occasionnés par la maladie. Plusieurs sociétés de secours mutuels plus ou moins solides, dont l’une reçoit de la ville une subvention de 1 500 fr., se sort formées à cet effet. Dans les limites un peu trop restreintes de leur action, elles rendent des services réels, et la somme allouée sur le revenu municipal témoigne qu’on a su comprendre le rôle social de ces institutions. La propagande des fausses doctrines qui ont inquiété notre époque ne s’est pas ouvert une large voie dans les montagnes de ce pays. Même au lendemain de la révolution de février, bien qu’un peu plus émus qu’à l’ordinaire, les ouvriers ne s’y occupaient guère de politique ; mais le calme qui règne ici ne découle pas du sentiment même confus d’un devoir social, il tient à l’empire de l’habitude et à l’engourdissement des ames.
Dans la troisième ville manufacturière de l’Alsace, à Bischwiller, située tout-à-fait au nord de la province, dans le département du Bas-Rhin, l’organisation de l’industrie locale se rapproche bien plus du régime de Mulhouse que de celui de Sainte-Marie. Tous les ouvriers travaillent en atelier, sans y former toutefois des agglomérations de plus de deux ou trois cents individus. Une seule fabrication existe sur cette place, celle des draps, qui s’est heureusement transformée depuis environ quinze ans. De cette industrie dépend aujourd’hui le sort de quatre à cinq mille ouvriers.
Il n’y a pas en Alsace une autre localité où la classe laborieuse s’appartienne autant à elle-même. Le tissage de la laine se faisant à la main, les ouvriers ne sont pas tenus sous la continuelle dépendance d’un appareil à vapeur. De plus, dans une petite ville isolée et naturellement paisible, les règlemens de police ne sont ni très multipliés ni très sévères. Enfin, cette fabrique s’étant accrue sans qu’il s’y formât de ces vastes établissemens où il est indispensable d’introduire une discipline rigoureuse, les manufacturiers laissent une grande liberté aux hommes qu’ils emploient. Tandis qu’ailleurs il était interdit d’apporter des journaux dans les établissemens industriels, — à Bischwiller il n’était pas rare jusqu’à ces derniers temps de voir, pendant les heures de repos, les ouvriers réunis en groupe écouter la lecture d’une feuille publique que l’un d’eux faisait à haute voix. Malgré leur goût pour l’indépendance, ces travailleurs ont senti plus d’une fois le besoin d’une main étrangère qui les soutînt et les aidât. Singulière circonstance dans le mouvement des esprits ! S’abstenir, telle paraît être la tendance préférée des patrons ; rechercher l’intervention des chefs, tel a été au contraire, dans diverses occasions, le penchant visible des ouvriers. Dans une ou deux maisons, ces derniers pensèrent, il y a quelques années, qu’ils auraient intérêt à s’entendre pour acheter en commun divers objets d’une consommation quotidienne, notamment pour fonder une boulangerie. Un fabricant fut sollicité de prendre en main cette affaire ; mais, instruit par quelques tentatives antérieures qui avaient échoué, il repoussa nettement la proposition : « Je vous ferai, dit-il à ses ouvriers, les premières avances pour vos achats ; si vous croyez avoir besoin de mes avis, je les tiens volontiers à votre disposition, mais nommez vous-mêmes vos délégués, établissez vos comptes, et réglez tout à votre guise. » La boulangerie ainsi constituée n’a pas mal réussi, et le chef d’établissement n’a pas été exposé à ces soupçons qui viennent parfois décourager la bienveillance la mieux résolue.
Cette tendance à laisser l’ouvrier se diriger lui-même n’a pas toujours, il faut bien le dire, la réflexion pour origine ; elle procède aussi quelquefois d’une certaine indolence, d’une certaine appréhension de la part des chefs d’établissement. Quelle qu’en soit la cause, il importe d’en chercher les conséquences sur la conduite journalière de la classe laborieuse ; il faut savoir si cet abandon la livre à l’imprévoyance, au désordre, à des influences corruptrices. Des indices rassurans se rencontrent dans cette petite cité, où l’administration locale sait au besoin s’écarter un peu des règles habituelles. Sans atteindre à un niveau fort élevé, la moralité privée n’a pas à souffrir de ces dérèglemens profonds qui laissent sur une contrée le stigmate d’une corruption générale. Malgré la faveur que les brasseries obtiennent ici comme à Strasbourg, il reste une place à la vie de famille. L’ivrognerie est un peu moins commune que dans les autres districts de l’Alsace. De plus, le désir général qu’éprouvent les ouvriers de devenir propriétaires au moins de leur maison leur inspire un certain esprit d’ordre et d’économie. Ce goût a même donné lieu à une industrie spéciale : des entrepreneurs construisent chaque année quelques habitations en terre et en bois, dont le prix varie de 12 à 1 500 francs, et ils les vendent ensuite avec des facilités de paiement. Est-il besoin de dire combien, une fois logé chez lui, l’ouvrier tient à cette propriété, qui représente de longues peines et de rudes privations ? On voit de jeunes hommes se vendre pour le service militaire dans le seul espoir d’acheter plus tard ce chez soi qu’ils ont appris à convoiter dès leur enfance.
L’idée de la prévoyance mutuelle, mise en pratique par diverses sociétés de secours, est également très répandue parmi les masses à Bischwiller. Il est seulement à regretter que les forces de l’épargne se soient éparpillées sur un trop grand nombre d’associations de cette espèce, en sorte que le chiffre des membres de chacune d’elles est beaucoup trop restreint. À l’origine, une seule société, qui recevait et qui conserve encore une subvention communale, existait pour toute la fabrique ; mais, cédant à une inspiration peu fraternelle, des ouvriers jeunes et vigoureux se séparèrent du noyau commun, afin de n’avoir point à supporter les charges qu’imposaient les vieillards et les infirmes. N’ayant pas, ainsi que l’association générale, un local à la mairie, ils s’établirent dans une auberge. Comme leurs réunions entraînaient quelques dépenses, d’autres cabaretiers de la ville poussèrent leurs habitués à rompre aussi avec la souche primitive, et on arriva bientôt à un fractionnement excessif, qui finira, si on n’y prend garde, par anéantir l’institution même.
Bien que la vie soit à très bon marché dans ce pays[20], la plaie de l’indigence afflige la ville, surtout à certains momens de l’année. Cela tient à ce que les familles sont nombreuses, et que le travail ne suffit pas pour occuper tous les bras. La mendicité, qui prenait chaque jour une nouvelle extension, vient d’être supprimée à l’aide d’une sorte de taxe des pauvres, dont le paiement n’est pas obligatoire. Des souscriptions particulières ont formé un fonds sur lequel chaque indigent reçoit un secours une fois par semaine, soit pendant toute l’année, soit seulement durant l’hiver. On a même étendu cette assistance aux indigens des communes voisines qui venaient mendier à Bischwiller.
Dans l’indépendance dont ils jouissent, les ouvriers de Bischwiller n’ont pas pris à l’égard des patrons une attitude agressive. Sous le coup de la révolution de 1848, aucun désordre n’a éclaté dans les ateliers ; plus tard, une propagande active produisit une certaine émotion, qui, même en se calmant, a laissé derrière elle les germes d’une défiance inconnue auparavant, et qu’entretenaient jusqu’à ces derniers temps les publications socialistes. Au fond, malgré de trompeuses apparences, la politique ne se mêlait guère aux aspirations qui avaient agité la classe laborieuse ; tout le mouvement des intelligences peut être ramené à cette seule pensée : les ouvriers doivent s’entendre sur leurs besoins et agir de concert pour résister aux vicissitudes dont leur situation est assaillie.
Ce sentiment, ce besoin d’association domine, on peut le dire, parmi les populations laborieuses de nos départemens du Rhin. Le socialisme avait essayé de se faire une arme de leur esprit d’indépendance. Souverainement anti-chrétien dans ses doctrines, parce qu’il ouvrait carrière à tous les instincts matériels, il avait cru assurer son triomphe en évoquant l’image d’un bonheur impossible. L’émotion qu’il avait produite, il la devait à ses vaines promesses. Les événemens de ces derniers mois, à quelque point de vue qu’on les considère, mettent en évidence ce fait général, que les mouvemens des ouvriers de l’Alsace n’appartenaient pas aux agitateurs qui croyaient les diriger depuis quatre ans. Une théorie célèbre et puissante dans la seconde moitié du dernier siècle, celle de l’auteur du Contrat social, n’aurait pas trouvé dans cette contrée un terrain propice. On n’y a jamais agi d’après cette idée, que la société est une cause de dépravation pour l’homme. On a cherché, au contraire, à rapprocher les individus en vue d’obtenir des efforts et des résultats plus considérables. Il suffit de quelques mots pour expliquer comment les exagérations socialistes n’ont pu réussir à dénaturer les habitudes d’association inhérentes à ce sol et à égarer les ouvriers des clans ou des villes manufacturières des bords du Rhin en des voies où l’ordre social eût été en butte à d’incalculables hasards. — Si les travailleurs de Bischwiller, de Wesserling, de Mulhouse, aiment à se rapprocher, à se concerter, ce n’est pas avec l’envie d’offrir en holocauste à une communauté chimérique leur propre individualité ; c’est au contraire pour devenir plus forts contre les influences extérieures qui tendraient à en paralyser les mouvemens. Au fond, ce besoin même de s’unir pour se posséder davantage a été pour l’Alsace une garantie contre le socialisme, qui, en dissimulant les conséquences de ses principes, a pu y fasciner quelques imaginations, mais non y conquérir les ames.
Les chefs de grandes manufactures ont, dans cette province, devancé les ouvriers dans la voie des institutions qui procèdent de l’esprit d’association. La route était donc frayée quand les travailleurs de l’industrie alsacienne voulurent eux-mêmes s’occuper en commun de leurs intérêts. Le concours des patrons n’a été nulle part refusé aux tentatives utiles, pas plus dans les clans des montagnes que dans les centres manufacturiers. Une différence essentielle s’est produite pourtant entre les clans et les cités : dans les clans, l’esprit de réforme s’est allié à l’esprit de tradition ; dans les villes, où les habitudes ont moins d’empire, il n’a pu chercher ses inspirations qu’en lui-même. Partout, dans les réformes accomplies, on a respecté les exigences du caractère local ; c’est là une garantie de solidité et de durée. Les institutions économiques de cette région ont encore eu cet avantage de rapprocher les deux grands élémens de la production, le travail et le capital. Les ressources réalisées, les garanties acquises sortent du sein même de la population industrielle. On ne demande au gouvernement que son appui moral pour imprimer la haute direction et vulgariser le résultat des expériences locales et partielles. Si l’action du pouvoir doit s’exercer directement en Alsace, c’est en se plaçant sur un terrain plus large que celui de l’industrie. Ainsi, pour apaiser les haines aveugles dont les Juifs sont l’objet, sentimens qui sont aussi contraires à la paix sociale qu’aux principes de l’économie politique, on pourrait venir en aide aux petits propriétaires ruraux par quelques institutions de crédit et chercher à les éclairer sur le rôle qu’ils créent eux-mêmes aux usuriers. Il est encore plus facile de tempérer la rigueur de ce régime forestier dont l’interprétation trop rigoureuse a créé tant de rancunes. Quant aux deux cultes qui se partagent cette province, et dont le contact entretient dans les idées un certain esprit de lutte, il suffit de continuer à tenir entre eux la balance d’une main équitable et ferme. En un mot, pacifier les ames par l’instruction, les moraliser par le travail, c’est un programme dont l’Alsace paraît merveilleusement disposée à favoriser l’application, et c’est aussi celui qui résume le mieux la tâche de notre temps à l’égard des populations ouvrières.
- ↑ Voyez dans les livraisons du 1er septembre et du 15 novembre 1851, les Ouvriers du nord de la France et les Ouvriers normands.
- ↑ On évalue à 4 500 000 le nombre total des broches existant en France.
- ↑ Le département du Haut-Rhin est le plus boisé de toute la France ; l’Alsace entière renferme environ trois cent mille hectares de forêts.
- ↑ Un capital de 10 000 francs placé en rentes sur l’état a été donné au département du Bas-Rhin en 1850 par le propriétaire de l’usine du Zornoff, M. Goldenberg. Ce don, accepté par le conseil-général, est destiné au soulagement de la misère dans les campagnes par l’encouragement de la production agricole.
- ↑ Il est défendu d’établir un débit de liqueurs spiritueuses dans la maison commune, sous peine d’amende pour la première contravention, et d’expulsion en cas de récidive.
- ↑ On sait comment s’opère le partage d’une église mixte : le chœur, qui est exclusivement catholique, se ferme avec une grille ou un rideau pendant la réunion des protestans, dont le ministre a sa chaire au milieu de la nef.
- ↑ Les coteaux exposés au midi qui touchent à la fabrique produisent un vin extrêmement capiteux, fort connu en Alsace sous le nom de ketterlen de Guebwiller.
- ↑ Les amendes disciplinaires profitent à la caisse de secours. L’amende est à peu près parvenue à éteindre ici la funeste habitude du lundi. L’ouvrier qui s’absente ce jour-là, outre son salaire perdu, paie une somme équivalente à une journée de travail.
- ↑ Non-seulement l’instruction est gratuite, mais on fournit encore sans frais les livres, le papier, etc. On en fait autant dans la plupart des établissemens qui ont créé des écoles gratuites.
- ↑ On ne saurait se figurer jusqu’à quel point la limitation du travail à douze heures est regardée comme une conquête parmi les populations laborieuses. Nous avons entendu un ouvrier, associant deux idées d’un ordre très différent, dire, à propos des discussions sur le suffrage universel : « On veut nous ravir le droit de voter pour nous ramener aux seize heures de travail. »
- ↑ Le chiffre officiel est de 29 415 habitans ; l’excédant s’explique par la population flottante.
- ↑ Le tissage des étoffes de laine qui s’impriment à Mulhouse s’effectue à bras dans un rayon de quinze à vingt lieues, particulièrement dans les Vosges, où la main-d’œuvre est à vil prix.
- ↑ Sur ses 40 000 habitans, Mulhouse compte à peu près 25 000 catholiques, 12 000 protestans et 3 000 Juifs. Les usines ne renferment qu’un petit nombre de protestans et pas de Juifs, les premiers ayant en général une certaine aisance, et les autres ne pouvant guère, à cause du sabbat, s’accommoder aux exigences du travail manufacturier.
- ↑ Le fonds à partager fut d’à peu près 2 millions, et chaque part d’environ 250 livres. Exemple frappant d’un faux calcul économique ! la quotité reçue par chaque bourgeois dut être à peu près insensible pour lui, et la communauté fut privée d’immenses ressources dont la valeur aurait au moins quadruplé depuis 1798.
- ↑ L’hôpital, qui comprend une maison d’orphelins et dépense à peu près 76 000 fr. par an, et le bureau de charité rentrent dans le cercle des institutions municipales ; mais les contributions de la bienfaisance privée figurent pour une somme importante dans les fonds affectés au bureau de charité. La construction de l’hospice actuel, vaste bâtiment merveilleusement approprié à sa destination, est même, au moins pour une partie, le résultat d’actes de munificence individuelle dus à M. André Kœchlin, alors maire, et à trois chefs des principales familles de Mulhouse, MM. Kœchlin père, Jean Zuber père et Jean Dollfus père.
- ↑ Parmi les noms connus qui reviennent le plus fréquemment au bas des articles du Bulletin, on trouve ceux de MM. Émile Dollfus, A. Penot, Jean Zuber, Émile, Édouard et Joseph Kœchlin, Henri Schlumberger, Jérémie Risler, etc.
- ↑ L’application rigoureuse de la loi sur les habitations insalubres n’a donné lieu à Mulhouse qu’à la fermeture de seize logemens.
- ↑ En 1851, la somme de ces versemens a été de 77 345 francs.
- ↑ Le prix de trois repas par jour est au minimum de 35 centimes, et au maximum de 65 centimes, soit au siège de la société, soit au dehors. Le détail de chaque repas peut donner une idée de la vie des ouvriers à Mulhouse. La nourriture à 35 centimes par jour, qui ne saurait guère suffire qu’aux femmes et aux enfans, est ainsi composée : déjeuner, pain et café, 10 centimes ; dîner, soupe, légumes, pain, 15 centimes ; souper, soupe, 10 centimes. — La nourriture à 65 centimes comprend le déjeuner, 10 centimes ; le dîner, soupe, légumes, viande, vin, pain, 35 ; le souper, viande, soupe, pain, 20 cent.
- ↑ La viande de boucherie se vend 15 et 20 centimes le demi-kilogramme.