Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/02

Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 893-920).
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DU


MOUVEMENT INTELLECTUEL


PARMI LES POPULATIONS OUVRIERES.




II.[1] LES OUVRIERS DU NORD DE LA FRANCE.




À aucune époque de notre histoire, les classes ouvrières n’ont été complètement étrangères au mouvement général de la société. Durant les siècles mêmes où elles sont plongées dans les plus profondes ténèbres, si nous pouvons saisir, au milieu des récits des chroniqueurs, quelque peinture de leur état moral ; nous les voyons ressentir en une certaine mesure les grandes émotions qui agitent au-dessus d’elles les autres classes sociales. Aux temps des croisades, des guerres avec l’Angleterre ou des guerres de religion, par exemple, le mouvement n’avait-il pas pénétré jusqu’aux dernières couches populaires ? Cependant, sous l’ancienne monarchie, on chercherait en vain, parmi les masses, un courant d’idées, un travail intellectuel qui leur fût propre. Exclues de toute participation à la vie publique, elles n’ont pas, comme le clergé, la noblesse et la bourgeoisie, une histoire politique à elles. La condition des travailleurs éprouve, il est vrai, de successives transformations : grace à l’idée chrétienne elle se relève de l’avilissement antique ; mais en définitive les ouvriers restent renfermés dans la corporation, qui, après les avoir protégés à l’origine, les entoure peu à peu d’inextricables liens.

Après la révolution de 1789, les classes ouvrières entrent dans la société générale ; le tourbillon les emporte et les confond au sein de la grande unité française. Quand elle cherchait à déraciner jusque dans leurs fondemens toutes les anciennes classes, la révolution ne pouvait pas songer à en former une avec les travailleurs affranchis : elle appelait les intelligences populaires à participer activement et non plus par reflet au mouvement général des esprits. Il y avait encore dans le passé cette différence, que le développement prenait un caractère politique et que le mur étroit de la corporation n’était plus là pour l’arrêter. La législation disciplinaire du consulat et de l’empire posa les premières assises de la société industrielle. Restant fidèle au principe de la liberté du travail, mais cherchant à en prévenir les écarts, elle donna à l’industrie une sorte de droit public. À une époque où toute la vie du pays débordait au dehors sous nos drapeaux victorieux, il étai impossible que les masses ne subissent point l’influence des idées militaires communes à toute la nation. De même que le sentiment politique les avait agitées après 89, de même alors ce qui les dominait et les passionnait, c’était le sentiment national. On le reconnut bien au moment de nos désastres ; toute l’activité morale des populations laborieuses s’était réfugiée, dans ce noble instinct.

Sous la restauration, à mesure que l’industrie, se développant après le rétablissement de la paix étonnait les regards par la rapidité de ses triomphes, quelques symptômes semblèrent déjà présager pour les classes ouvrières une vie propre dont les élémens s’élaboraient ; mais rien encore n’annonçait un courant d’idées et d’intérêts assez spécial et assez fort pour commander l’attention des hommes d’état. De la révolution de 1830 date un changement considérable. À voir le soin avec lequel le gouvernement de juillet s’inquiète du sort des ouvriers, soit en cherchant à créer de nouvelles sources de travail, soit en multipliant les écoles, en développant l’institution des caisses d’épargne, des salles d’asile, etc., il est facile de juger qu’une force naguère inconnue le presse et le sollicite. Les gouvernemens, quels qu’ils soient, n’ont pas l’habitude de s’avancer dans une voie nouvelle sans y être poussés par le besoin de la société. L’initiative chez les dépositaires du pouvoir consiste, en général, à reconnaître les nécessités publiques avant qu’elles éclatent violemment. Dès ses premières années, le gouvernement de 1830 comprit que la réalité, sociale acquise déjà aux ouvriers réclamait de sa part une action vigilante. L’industrie favorisée prit un essor inoui jusque-là ; la population laborieuse employée dans les fabriques se développa rapidement ; son état moral et matériel appela les regards des publicistes et dies économistes. Les problèmes qui se rattachent à la vie industrielle acquirent une importance chaque jour croissante. La politique s’empara de ces questions, et leur prêta la publicité dont elle dispose. Mille écrits divers s’adressèrent aux ouvriers. On leur présenta le remède aux vicissitudes du travail et par suite le bien-être, ici dans la vie claustrale du phalanstère, là dans des ateliers publics élevés sur les ruines des ateliers privés, ailleurs dans quelque décevante et chimérique Icarie. Différentes sectes communistes se livraient en outre à des menées souterraines. Aucune de ces influences ne put arriver à prévaloir parmi les classes ouvrières ; mais leur action engendra une fermentation profonde où l’extravagance et l’injustice se mêlaient à des aspirations sérieuses et légitimes ; des besoins, factices a des nécessités réelles. Un résultat était constant ; c’est que les ouvriers commençaient à penser à part, à se considérer comme en dehors de la société générale dans laquelle les hommes de 89 avaient voulu les confondre, et dont un peu plus de réflexion et un peu plus d’expérience doit infailliblement les rapprocher.

La révolution de février éclata inopinément au milieu de ces circonstances ; les ouvriers ne l’avaient luis faite, mais ils s’en emparèrent immédiatement. Incapables de la diriger et de se diriger eux-mêmes, ils la tinrent entre leurs mains ; ils dominèrent un moment la nation stupéfaite et troublée. Quand on songe aujourd’hui à l’enivrement qui devait saisir une classe peu éclairée, conduite par des agitateurs ambitieux et pervers, on s’étonne bien moins de quelques excès qui ont été commis sur divers points du territoire que de la rapidité avec laquelle l’ordre s’est rétabli. Il fallait, je le dis à l’honneur de la société tout entière, il fallait qu’il y eût dans ces esprits égarés, dans ces ames ardentes, de profonds instincts d’honnêteté.

Quatre années nous séparent bientôt de cette époque. Un travail incalculable s’est accompli depuis dans les intelligences populaires. Héritier de toutes les écoles de toutes les sectes intérieures à la révolution de février qui conservent sous un seul nom leurs vues diverses, le socialisme a tâché de recruter une armée, parmi les ouvriers. Quelle impression a-t-il produite sur leurs esprits ? quels résultats a-t-il obtenu ? Chercher la réponse à ces questions, c’est chercher la clé de notre temps et prendre à sa racine le problème qui plane sur l’avenir. Il n’y en a point d’autres sur lesquelles la société ait plus d’intérêt à être fixée d’une manière précise. Il s’agit en effet de savoir si la virile population qui peuple nos usines et prend une si grande part dans l’accomplissement des merveilles de l’art, de la mécanique et de l’industrie, est véritablement livrée à des doctrines brutales et cupides ; il s’agit de savoir si la masse de la nation, impatiente de s’affranchir de la nécessité du travail, sourde aux idées de justice, en est venue à croise qu’il suffit de dépouiller ceux qui possèdent pour enrichir ceux qui n’ont rien. Impuissans à constituer un gouvernement assez fort pour remédier à des perturbations aussi profondes, sommes-nous condamnés à voir la civilisation chrétienne s’écrouler sur notre sol déchiré, et les magnifiques triomphes de l’esprit humain, l’œuvre des siècles et du génie, s’évanouir au milieu d’un épouvantable chaos ? En un mot, la société est-elle en proie à une décomposition irrémédiable, ou bien, au fond d’une fermentation parfois convulsive, conserve-t-elle assez de vitalité pour triompher des difficultés actuelles et poursuivre le cours de ses grandes destinées ? La vérité veut ici qu’on l’interroge pour elle-même, en dehors des préoccupations de parti. Plier les faits aux intérêts de telle ou telle opinion, ce serait préparer de gaieté de cœur des conclusions fausses et périlleuses. Pour répondre aux graves préoccupations du pays, une enquête sur l’état moral des classes ouvrières sur le progrès que le socialisme a pu faire dans leurs rangs, doit être avant tout rigoureusement impartiale.


I — LES CINQ RÉGIONS INDUSTRIELLES DE LA FRANCE ; — LILLE ET LA RÉGION FLAMANDE.

Le socialisme, dans ses rapports avec les classes laborieuses, se présente sous deux caractères : en premier lieu, comme doctrine sociale, ou plutôt comme un amas de doctrines qui, prétendant toutes établir un nouveau mode de répartition des avantages sociaux, aboutissent aux conséquences les plus diverses, les plus contradictoires ; en second lieu, comme moyen d’agitation. Le socialisme, envisagé comme doctrine, a été cent fois défini, et nous croyons inutile d’y revenir. Nous nous bornerons à rappeler qu’il est, dans sa donnée la plus générale, une exagération du principe d’association. Comme moyen d’agitation, le socialisme ne se discute pas : brandon de haine et de discorde, il fait appel aux plus mauvais instincts de notre nature ; il défigure les faits, aigrit les douleurs qu’il serait impuissant à soulager, et outrage indignement les idées de fraternité qu’il invoque.

La moitié de la France au moins reste en dehors du cercle où s’exerce l’influence du socialisme sous l’une ou l’autre de ces deux formes. Ainsi, dans les départemens de l’ouest et du sud-ouest, dans une grande partie de ceux du centre, dans d’autres qui se trouvent enclavés au milieu des zones méridionale et orientale de notre pays, la question n’a que peu ou point d’intérêt. Les parties du territoire sur lesquelles elle s’agite, sont la région du nord, — quelques-uns des départemens de l’est, — Lyon et les localités voisines, — le midi et quelques districts du centre, — enfin Paris avec le cercle industriel qui entoure cette grande capitale. L’état moral des ouvriers varie beaucoup dans ces diverses contrées, et chacune d’elles demande à être étudiée isolément. À ne considérer même en premier lieu que nos départemens septentrionaux, te régime de l’industrie y présente encore, malgré des ressemblances très réelles, de profondes variétés, qui agissent sur la condition morale comme sur le développement intellectuel des travailleurs.

Une première distinction doit être faite ici entre les cités du littoral maritime et les villes manufacturières de l’intérieur. Ces dernières ont infiniment plus accessibles au mouvement des idées bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses, qui peuvent agiter une époque. Dans les ports, l’intérêt commercial domine les autres ; on est négociant avant tout. Entendue dans un sens légitime, l’idée du lucre y entraîne les imaginations. Le commerçant ne vit pas seulement dans le pays qui l’a vu naître, il disperse son existence sur tous les coins du monde où il a des intérêts. On dirait que le sol tient moins ici qu’ailleurs à la plante des pieds ; les pensées comme les intérêts y sont naturellement cosmopolite. C’est le vieil esprit de Tyr et de Carthage toujours subsistant à travers les siècles. Je ne prétends pas dire que le terrain soit rebelle aux sentimens généreux, aux nobles inspirations ; mais enfin, entraînées incessamment sur les mers à la suite du négoce, les ames y sont moins faciles à se laisser emporter sur l’océan des idées. C’est dans les districts manufacturiers qu’éclate surtout le mouvement dont nous voulons étudier la portée et la profondeur. Sous ce rapport, la zone septentrionale de la France se place au premier rang ; elle peut être scindée en deux parties : la région flamande et la région normande. La première comprend, outre la Flandre proprement dite, les anciennes provinces de l’Artois et de la Picardie ; on doit y rattacher encore, à cause du rapprochement géographique, deux annexes importantes : la fabrique de Saint-Quentin et celle de Sedan. La seconde division embrasse toute la riche et industrieuse Normandie.

La contrée flamande, la seule qui nous occupera aujourd’hui, s’étend des frontières de la Belgique à l’embouchure de la Somme et englobe avec ses annexes, cinq départemens. Quelques détails de statistique matérielle sont ici indispensables pour faciliter l’intelligence de la situation morale. Dans cette Revue même, nous avons eu l’occasion d’apprécier l’importance relative des différentes zones de la France en ce qui concerne la richesse manufacturière[2] ; nous sommes placé aujourd’hui au point de vue du régime des diverses industries et de l’influence que chacune peut avoir sur la condition intellectuelle des travailleurs. La région flamande est la partie de la France où la grande fabrication manufacturière s’exerçant dans de vastes ateliers est le plus répandue. Les ouvriers étant sans cesse rapprochés les uns des autres, et pour ainsi dire enrégimentés, se communiquent plus aisément leurs idées et leurs impressions. Les industries de la laine, du coton et du lin y occupent infiniment plus de bras que toutes les autres. La laine, par exemple, on la peigne et on la file à Lille, Roubaix, Tourcoing, Sedan, Amiens, etc. ; on la tisse en étoffes drapées et foulées, fines ou communes, à Sedan, Abbeville, Saint-Omer. etc. en étoffes légères et non foulées à Roubaix, Amiens, Cambrai, Saint-Quentin. Des milliers d’ouvriers se pressent dans les filatures de coton du Nord. Les fils courent ensuite sur d’innombrables métiers et deviennent les jaconas, les nansouks de Saint-Quentin, les tulles du Pas-de-Calais, où se transforment en mille tissus divers mélangés de laine ou de soie. La filature ou le tissage, du lin se pratique sur une grande échelle à Lille, Halluin, Marquette, Armentières, Amiens, Pont-Remy, etc.

Dans le département du Nord, sur une population totale de 1,132,000 ames, les familles ouvrières n’y embrassent pas moins de 500,000 individus. Quelques nombreuses que soient ici les fabriques, tout le travail n’y est pas concentré. Si la filature, les apprêts, la teinture ont lieu dans les établissemens industriels, le tissage au contraire, en laissant de côté quelques usines à moteur mécanique, s’exécute chez le tisserand. À Lille même, les ouvriers sont presque tous attachés à des ateliers plus ou moins considérables. À Roubaix où l’industrie est si active et si puissante, à Tourcoing, à Armentières, à Hallum, les fabricans de tissus donnent de l’ouvrage dans les campagnes environnantes à une nombreuse population. Dans le Pas-de-Calais, l’industrie manufacturière, qui ne saurait être comparée à celle du Nord, compte cependant de vastes établissemens, qui occupent de trois cents à huit cents individus, tels que des filatures de lin et de chanvre à Boulogne, à Rollepont-lez-Frévent, à Saint-Pierre-lez-Calaisetc. Bien que travaillant également en commun, les ouvriers sont beaucoup moins nombreux dans les papeteries, les forges, les usines pour les fontes brutes et moulées et les fonderies de cuivre du même département. — A Calais, à Saint-Pierre-lez-Calais, ils vivent très rapprochés les uns des autres au sein des ateliers de l’industrie tullière, dont l’introduction dans ce pays ne remonte pas au-delà d’une trentaine d’années et occupe un personnel d’environ cinq mille individus. Dans d’autres industries importantes, celles que la fabrication des batistes, des cotonnades, des tissus de laine, les tisserands emportent chez eux les chaînes et les trames après les avoir reçues de la main de contre-maîtres spéciaux à chaque partie, qui sont eux-mêmes les commissionnaires des négocians de Paris, Rouen, Lille, Saint-Quentin, etc. — L’industrie de la Somme offre de frappantes analogies avec celle du Pas-de-Calais. Ici se rencontrent également des filatures où sont agglomérés de deux cents à huit cents ouvriers. Quelques ateliers de tissage en rassemblent aussi plusieurs centaines. Cependant la majorité des tisserands, dont les produits sont d’ailleurs extrêmement divers, ont leurs métiers à leur domicile. Dans l’Aisne, à Saint-Quentin, nous voyons cinq ou six filatures, deux ou trois fabriques de tissus et huit ou neuf ateliers de blanchiment ou d’apprêt ; mais déjà nous nous éloignons du régime de travail établi dans la Flandre proprement dite. Sur cent à cent vingt mille individus qu’alimente la fabrique de Saint-Quentin, sept ou huit sont éparpillés dans des hameaux plus ou moins éloignés, et font mouvoir isolément leur métier. Dans les Ardennes, la fabrique de Sedan fait une plus large part au travail aggloméré. Le tissage qui s’effectue à domicile occupe seulement quinze à dix-huit cents ouvriers sur un total de huit à neuf mille.

Comment ce grand nombre d’ouvriers, ceux qui sont enfermés dans les fabriques et ceux qui travaillent à leur domicile, ont-ils traversé les deux années d’où nous sortons ? Ont-ils éprouvé que la société est impuissante à leur donner du travail, et doivent-ils être aigris pour n’avoir pu utiliser leur force oisive ? L’esprit du peuple a-t-il été poussé par la misère dans les voies hostiles à l’ordre social ? En se reportant à la fin de la campagne de 1850, avant que les inquiétudes nées d’une situation difficile eussent altéré le cours naturel des transactions économiques, on remarque dans toutes les industries une activité prodigieuse. Si on excepte les usines métallurgiques, dont le retentissement des travaux de chemins de fer paralyse encore les allures, partout dans cette contrée du nord les feux éteints en 1848 se sont rallumés, et les métiers immobiles ont repris leur marche accoutumée. Les commandes abondent dans les filatures et dans les fabriques de tissus. Le lin et le chanvre en particulier ont eu, en 1849 et en 1850, deux années d’une très haute prospérité. Durant cette période, la continuité du travail et l’élévation des salaires forment, au point de vue de l’intérêt des travailleurs, les traits saillans de la situation générale de l’industrie. La fabrication n’a éprouvé aucune de ces crises ultérieures qui, en amenant le chômage et en réduisant la rétribution payée aux ouvriers, retranchent, comme l’a dit M. Léon Faucher, quelque chose de leur sueur et de leur sang. De plus, le pain et les denrées de première nécessité ne cessent pas d’être à bas prix. Le milieu où vit le travailleur se présente donc à nos regards dans les conditions les plus favorables. Le tableau s’est rembruni, il est vrai depuis les derniers mois de 1850. Un renchérissement survenu dans le coton et le lin, en forçant les manufacturiers à hausser les conditions de la vente, avait déjà resserré les débouchés et par conséquent la production. D’un autre côté, la douceur exceptionnelle de la température durant l’hiver dernier a considérablement nui à la vente des draps et de tous les tissus de laine. En des temps ordinaires, ces embarras d’un moment seraient bientôt emportés par le grand courant de la consommation. Si les inquiétudes répandues dans le pays n’interrompent pas trop long-temps le roulement habituel des affaires, la situation morale des contrées flamandes, on peut l’espérer, ne sera point altérée. Du moins est-il vrai qu’au jour où nous voulons sonder les intelligences populaires et suivre les directions du mouvement qui les emporte, aucune circonstance extraordinaire dans l’ordre de la vie matérielle n’est venue, depuis trois ans, irriter les esprits. On ne saurait donc choisir un meilleur moment pour chercher à mesurer l’influence qu’a pu exercer le socialisme sur les classes laborieuses.

Bien que le caractère et l’étendue de cette action, de même que le mode suivant lequel se développe l’esprit des ’masses, diffèrent assez notablement dans les divers districts qui composent la zone septentrionale, quelques observations d’ordre purement moral peuvent également s’appliquer à tous. Ainsi, dans toute la zone flamande, on n’a eu à déplorer pendant les deux dernières années aucun de ces désordres extérieurs qui dénotent des haines sourdes et des cœurs ulcérés. Depuis que les fabriques fermées en 1848 se sont rouvertes devant une population empressée d’y rentrer, point de coalitions ni de grèves. Quelques émotions partielles et toutes locales sont aisément calmées aussitôt qu’elles se manifestent. Étrangers à la crise que subit le travail en ce moment, les ouvriers n’ont pas à se reprocher cette fois d’avoir abandonné eux-mêmes l’atelier et épouvanté les capitaux démonstrations. Ces premiers signes, qui ne suffisent pas, il est vrai, pour faire apprécier l’état moral de la population industrielle dans le nord de la France, indiquent du moins qu’il n’y a pas là un vase d’où le désordre coule à pleins bords. On le comprendra mieux encore en suivant l’ouvrier dans sa vie ordinaire et au milieu des institutions locales qui s’offrent à lui.

Pour les cinq départemens de la région appelée flamande, cinq villes industrielles d’une importance diverse, Lille, Calais, Amiens, Saint-Quentin et Sedan, nous présentent tous les traits de la physionomie morale des classes laborieuses dans cette partie de la France. À dire vrai, en ce qui concerne le Nord, le Pas-de-Calais et la Somme, il pourrait presque suffire de s’arrêter à Lille, où se rattachent les principaux fils de la vie industrielle de toute cette contrée, où les ouvriers sont si nombreux, où les influences qui les sollicitent en sens divers revêtent des aspects si singuliers et si curieux : L’action dépensée en vue de relever la condition morale et la condition matérielle de la classe ouvrière a pris depuis trois ans, dans un grand nombre de villes de province, un développement rapide et étendu ; mais cette action n’est nulle part peut-être plus énergique, plus ingénieuse, plus persévérante qu’à Lille, bien qu’elle n’y frappe pas les regards de prime abord. Voulez-vous en découvrir l’étendue ? vous devez pénétrer dans le sein d’institutions souvent peu apparentes, et étudier de près des mœurs et les habitudes tout intérieures. Là, en effet, rien de vif et de saisissant dans le caractère de la population. La masse, qui a de la droiture dans l’esprit et de la générosité dans les sentimens, est peu éclairée et souvent apathique. Sous un ciel froid et pluvieux, la vie ne se passe guère au grand jour, dans les rues ou sur la place publique. Entre les murailles d’une ville fortifiée, on ne saurait s’attendre à trouver de vastes promenades, où le peuple va chercher ces perspectives riantes qui ravissent l’imagination. Sur les remparts ou l’esplanade, partout l’horizon est extrêmement resserré. Il n’y a pas ici, comme à Rouen, à Bordeaux, à Nantes, un grand fleuve dont les rives attirent toujours une partie de la population et forment une sorte de lieu de rendez-vous. Il faut sortir des portes de la cité, traverser de longs faubourgs, devenus quelquefois des villes de 12,000 ames, comme Wazemmes, avant de rencontrer des espaces agrandis. Que dans des conditions pareilles le goût du peuple Lillois ne le pousse pas vers la vie en plein air, rien de plus facile à comprendre. L’été, quand il fait beau ; à l’heure ou les ateliers se ferment, les ouvriers se promènent quelques instans dans les rues centrales ; mais ce n’est pas là évidemment qu’ils occupent la plus grande partie de leurs loisirs. Et cependant on reconnaît promptement en eux des hommes qui ne se plaisent point dans l’isolement, qui aiment au contraire à se rapprocher les uns des autres. Doués d’un caractère hospitalier et sympathique, les Flamands sont portés à s’aider mutuellement ; ils affectionnent les réunions de tout genre et recherchent les occasions de passer en commun les heures qui ne sont pas données au travail. Rebelle à l’esprit d’individualisme, le sol lillois est très favorable à l’esprit d’association ; aussi les sociétés y sont-elles le moyen à l’aide duquel s’exerce l’influence morale et se développe le mouvement intellectuel. Leur rôle y est considérable ; c’est dans leur sein que se révèlent le véritable caractère de la population et le niveau du développement des esprits.

Les associations lilloises se partagent en deux grandes catégories celles qui sont fondées sous l’inspiration d’une idée religieuse, et celles qui en sont plus ou moins éloignées. En y regardant d’un peu près, on retrouve bientôt ici la lutte entre l’esprit chrétien et l’esprit socialiste, lutte qui formera dans l’avenir une des pages les plus saillantes de l’histoire contemporaine. Le socialisme a pris dans l’Evangile ses idées sur l’égalité et la fraternité ; mais, comme il en exagère l’application sur le théâtre de la vie présente, il rencontre aussitôt le christianisme pour adversaire inconciliable. Qu’on ne s’étonne pas que la doctrine socialiste se soit montrée si souvent comme à plaisir irréligieuse et impie. M. Proudhon savait bien ce qu’il faisait quand il déclarait la guerre à Dieu, au Dieu qu’adore le monde civilisé. Admettre le christianisme, c’eût été abdiquer toute originalité et toute raison d’être. Le christianisme n’est pas venu, comme les sectes socialistes, prêcher la ruine des sociétés existantes et attaquer les gouvernemens établis ; il s’est adressé à l’homme pour le régénérer à l’aide d’une nouvelle loi morale d’où la rénovation des lois politiques devait ensuite naître d’elle-même. Comme, d’ailleurs aucun système social ne peut se flatter sans folie de mettre l’individu à l’abri du malheur et de la souffrance, il y aura toujours une masse d’hommes que l’esprit chrétien seul pourra soutenir et consoler. Le côté de l’ame humaine que le socialisme laisse en dehors de lui, le sentiment religieux s’en empare pour ressaisir les coeurs. Les diverses associations lilloises fondées sous l’empire d’une idée chrétienne agissent dans ce sens. Bien qu’elles soient placées sur un théâtre restreint, bien qu’elles ne comprennent peut-être pas toute la portée de leur œuvre, elles tireur de la nature même des choses une influence vraiment sociale et politique. On compte à Lille cinq associations de cette espèce : la société de Saint-Joseph, a société de Saint-Vincent de Paul, celle de François-Xavier ; celle de Saint-François Régis et une société de patronage pour les jeunes ouvriers.

En parlant de la société de Saint-Joseph, un des hommes de la ville de Lille qui s’occupe avec le zèle le plus éclairé des associations religieuses me disait : « C’est un estaminet catholique. » Pris en bonne part, ce mot est exact. La société de Saint-Joseph n’a point pour objet des exercices religieux ou un enseignement moral : elle se propose de fournir à ses membres un moyen de passer honnêtement et agréablement la soirée du dimanche et celle du lundi, où les ateliers sont fermés. Elle possède à Lille une vaste maison pour l’hiver, et une belle villa à Esquermes pour les jours trop rapides de l’été : tous les jeux habituels des cercles sont réunis dans l’établissement de Lille, tous les exercices champêtres dans la maison de campagne. Une courte prière faite en commun, au moment où les portes se ferment et à laquelle on n’est pas obligé d’assister, rappelle seule que l’association se rattache à une idée religieuse. On s’en rapporte, quant au résultat, à cette règle générale, que toute institution suit la loi de son origine. Le nombre des membres s’élève environ à mille, dont la majorité se compose d’ouvriers des divers corps d’état ; il s’y joint des commis de magasin et quelques chefs d’atelier. La bonne intelligence et une sorte de cordialité fraternelle n’ont jamais cessé de régner entre ces divers élémens. Toute discussion politique est défendue dans la société, qui vise comme on voit, à moraliser le plaisir et à diminuer la clientelle du cabaret.

La confrérie de Saint-Vincent de Paul arrive aux masses populaires par la charité ; elle visite les familles pauvres et distribue des secours soit en nature, soit en argent : en adoucissant les rigueurs de la misère, elle tend à pacifier les cœurs et à resserrer les liens si réels, bien que souvent contestés de nos jours, qui unissent les différentes classes sociales. Oui, le président de cette société avait raison de le dire, il y a quelques mois, dans une circonstance solennelle, l’accomplissement d’une pareille tâche réclame cette éternelle jeunesse du cœur, toujours ardente, toujours infatigable, et ce dévouement ignoré et furtif qui puise en lui-même sa récompense.

L’enseignement chrétien, tel est le put principal de la société de Saint-François-Xavier. Les réunions, qui ont lieu le dimanche soir, comprennent des exercices pieux et des instructions sur des sujets relatifs à la religion ou à la morale religieuse : ces conférences s’adressent aux ouvriers, mais un assez petit nombre en profite. Le personnel de la société, qui s’est en grande partie renouvelé dans le cours de quelques années, demeure aujourd’hui à peu près stationnaire. Nous est-il permis de sonder la cause de cette immobilité ? Ne serait-ce pas que, pour devenir et surtout pour rester sociétaire de Saint-François-Xavier, il faut être déjà fort avancé dans la voie chrétienne ? Si le sujet habituel des instructions roulait dans un cercle moins spécial, si les ouvriers, sans même faire partie de l’association, pouvaient être admis aux conférences, il y aurait là le germe d’une influence infiniment plus sérieuse sur l’éducation des masse.

Le bien que produit la société de Saint-François Régis est malheureusement le signe d’un désordre incontestable dans la vie de la population laborieuse. Quoique les chefs d’établissement, on doit le dire à leur honneur, se préoccupent de plus en plus de la dignité morale de l’ouvrier, le rapprochement des âges et des sexes devient trop souvent la source d’une précoce altération des mœurs. Oui, les ateliers sont bien tenus ; oui, la discipline est irréprochable ; mais, quand le seuil de la fabrique est franchi, qui peut prévenir les conséquences des relations qui s’y sont formées ? Il en résulte de fréquens concubinages et un grand nombre de naissances illégitimes. La société de Saint-François Régis a été fondée en vue de faciliter les mariages et par suite la légitimation des enfans naturels. Depuis une dizaine d’années, elle est intervenue dans plus de deux mille quatre cents mariages, et elle a procuré la légitimation à plus de 800 enfans. Son concours consiste à se charger elle-même d’une partie des formalités égales à remplir, à faire venir à ses frais, des localités éloignées, les actes de l’état civil ou les pièces nécessaires dans cette grave circonstance de la vie. La loi récente, qui accorde en pareil cas aux indigens la remise des droits de timbre et d’enregistrement, sera pour elle d’un utile secours. Bien placés pour juger du mérite de cette œuvre, les conseils municipaux de Lille et de Wazemmes l’ont inscrite au budget communal : une association qui agit aussi largement sur la constitution de la famille parmi les classes ouvrières n’appartient plus seulement au domaine de la charité chrétienne, elle devient une institution sociale ; mais la pensée religieuse répand sur elle un caractère de désintéressement et de bienveillance qui la rehausse et la féconde.

L’oeuvre des apprentis prend les fils des ouvriers au moment où ils sortent de l’école ; elle les place en apprentissage et s’applique à les préparer à la vie réelle, dans laquelle ils vont bientôt avoir un rang à tenir. Dans des réunions du soir, des instructions religieuses auxquelles on a heureusement mêlé le chant des cantiques, tendent à tenir et à développer le sens moral. Inaugurée au mois de novembre 1849, cette institution a été parfaitement accueillie par les classes laborieuses. De cent trente, le nombre des jeunes ouvriers patronnés bientôt élevé à deux cents, et le local primitif est devenu trop étroit. En s’appliquant à un âge où les impressions reçues se gravent si profondément dans le cœur, une tutelle bienveillante et éclairée peut obtenir des résultats qu’il serait presque impossible d’espérer plus tard. Il n’y a pas plus de bons citoyens sans une éducation morale que de citoyens utiles sans une instruction spéciale. Réunir à l’apprentissage d’un métier un enseignement propre à élever l’ame, c’est agir à la fois selon l’intérêt de chaque individu et selon l’intérêt de la société tout entière.

Les associations religieuses de Lille répondent évidemment à des besoins réels et rendent d’incontestables services ; mais embrassent-elles tous les élémens de la vie de l’homme ici bas ? satisfont-elles à tous les instincts légitimes de l’ame ? Elles n’y prétendent pas ; elles ont un rôle défini et circonscrit, où le meilleur côté du cœur trouve un aliment. L’individu, considéré comme membre d’une grande association politique qui lui impose des devoirs, mais qui en même temps lui confère des droits, n’y est pas et ne pouvait pas y être entièrement compris. À défaut d’autres motifs, les divisions si tranchée auxquelles nous sommes en proie y auraient opposé un obstacle invincible. Est-ce une raison, d’ailleurs ; pour ne pas applaudir au bien très réel que produisent ces diverses institutions ? Parce que tout le champ n’a pas été défriché, devons-nous dédaigner la moisson dorée qui couvre une partie de sa surface ? Notre âge doit-il d’ailleurs prendre en jalousie les œuvres du sentiment religieux ? Quand le parti libéral, sous la restauration, se montrait si ombrageux à cet endroit, il avait au moins pour prétexte l’invasion momentanée du clergé dans le domaine de la politique. De 1814 à 1830, en effet, le clergé avait paru oublier que les pouvoirs publics ont plus besoin de la religion que la religion n’a besoin d’eux. Aujourd’hui, aller encore puiser ses inspirations dans l’esprit haineux du siècle dernier, c’est commettre un anachronisme sans excuse et se placer en dehors du courant de l’opinion publique. Disons-le : dans un temps comme le nôtre, où rien d’individuel n’est efficace, les idées de moralisation et de charité qui ont présidé à l’établissement des sociétés religieuses de Lille ont pris la bonne route pour agir sur l’esprit des masses.

Le socialisme de son côté on s’y attend bien, s’efforce d’exploiter l’esprit d’association si naturel à la population lilloise. Il a cherché à s’infiltrer dans les réunions formées en dehors de la pensée religieuse. En fait d’associations de cette seconde espèce, dont les mouvemens méritent à coup sûr l’étude la plus attentive, nous trouvons à Lille la société dite de l’Humanité, des sociétés de secours mutuels, des sociétés chantantes, et enfin les cercles des cabarets. Quels résultats le socialisme a-t-il obtenus sur ce terrain, où il ne rencontrait pas la digue impénétrable du sentiment chrétien ? Où en est-il aujourd’hui dans ses rapports avec la population ?

La Société de l’Humanité, fondée le 7 mai 1848, se propose de procurer à ses membres, à bon compte et en bonne qualité, la viande de boucherie, le pain, les vêtemens et le chauffage. Il est vrai que, dans l’intention des fondateurs, on y voulait joindre une caisse de secours et une caisse de retraite ; mais ce sont là des hors-d’œuvre. Les dispositions des statuts qui y sont relatives n’altèrent pas du reste le caractère essentiel de l’association, le seul, selon nous, par lequel elle puisse produire de sensibles avantages. Cette société ouvre ses rangs à tous ceux qui se présentent, pourvu que leur moralité ne soit pas entachée. La cotisation exigée de chaque membre est de 15 centimes par semaine. Le nombre des sociétaires était de quatorze cent-trente-deux au mois de juin dernier ; comme le chef de la famille est seul inscrit, ce chiffre englobe une masse très considérable d’intérêts. Les associés sont divisés par groupes de vingt ; chaque groupe nomme un vingtainier ; cinq groupes forment une centaine et choisissent un centainier. Placée sous la direction d’un président élu chaque année, l’association est administrée par une commission générale qui se réunit au moins une fois par mois et se divise en sous-commissions dites des subsistances ; de l’habillement, de la comptabilité, etc.

Quels bénéfices la société procure-t-elle à ses membres en échangé de leurs modiques cotisations ? réalise-t-elle son programme en faisant payer moins cher les objets de consommation habituelle sans rien sacrifier sur la qualité ? Après une expérience de deux années, on peut juger ses œuvres. Pour le pain, l’habillement et le chauffage, la société n’achète pas elle-même les matières premières, elle a traité avec des fournisseurs particuliers qui vendent aux sociétaires à un prix inférieur au prix courant les articles de leur commerce. Ainsi, pour le pain, le rabais est de 2 cent. 1/2 par kilog. Quant à la viande, la société fait acheter elle-même les bêtes qu’elle abat et les vend en détail dans quatre boucheries ; c’est ici surtout que son action est intéressante à suivre. À Lille comme dans beaucoup d’autres villes, la viande de boucherie n’est pas tarifée ; avant l’institution de la Société d’Humanité, les bouchers se refusaient à établir des catégories de viandes ; on cherchait à vendre les morceaux les moins estimés aussi cher que les autres. Pressés par la concurrence de la société, les bouchers ont compris qu’il n’était plus possible de résister à un vœu souvent et inutilement exprimé jusque-là. Il y a donc aujourd’hui des différences reconnues entre les viandes ; C’est un service rendu par l’Humanité à toutes les classes laborieuses de la population lilloise. À ses membres munis de leur carte, l’Humanité offre un avantage plus direct : tandis que la viande de bœuf de la première catégorie se vend chez les bouchers 65 c. le demi-kilogramme, la société la donne à 50 c. Une cuisine tenue avec une propreté remarquable distribue en outre de la viande cuite et un bouillon à un prix très modéré.

Toutes ces opérations entraînent nécessairement une comptabilité développée et minutieuse. On ne saurait prendre trop de soin mettre en évidence la régularité des comptes ; la classe à laquelle s’adresse l’Humanité est d’au tant plus accessible au soupçon qu’elle est moins éclairée. J’ai vu les livres de la société, j’ai pu juger un système de ses registres à souche, de ses livrets et de ses cartes : si la société peut être frustrée, ce n’est pas faute de vérifications. Les nombreuses écritures sont parfaitement établies, et les constatations s’opèrent avec une prodigieuse facilité. Cependant l’association porte en elle des germes de dissolution contre lesquels elle a besoin de se prémunir avec l’attention la plus vigilante : elle doit savoir résister par exemple, à la tendance qui la pousse à élargir démesurément le cercle de ses opérations. Une question réglementaire, celle du crédit pour le paiement du pain, est venue, d’un autre côté, provoquer des discussions orageuses et amener plusieurs démissions. Exploitée par la rivalité jalouse du commerce de détail, cette question du crédit menace d’agir comme un dissolvant au sein de la société ; mais l’Humanité doit craindre par-dessus tout de laisser la politique pénétrer dans ses rangs. Je commence par le dire : dans les salles où se réunit la commission générale, dans la cuisine où se distribuent les viandes cuites, partout, en un mot, où plusieurs associés peuvent se rencontrer, la défense des discussions politiques est inscrite en gros caractères. Cependant, éclose au lendemain de la révolution de février, il était impossible que cette association ne se ressentît pas de l’influence qui passionnait alors les esprits ; aussi la police lilloise se défie-t-elle des pensées qui pourraient encore y éclater. Au fond, cette vigilance protége l’institution, car la discorde entrerait inévitablement chez elle avec la politique et aurait bientôt compromis son présent et son avenir. Le socialisme n’aurait pas mieux demandé que de faire son œuvre propre de cette société ; mais elle lui échappe en principe comme en fait. D’une part, elle ne prétend s’imposer à personne ; créée au profit de la grande famille ouvrière, elle laisse chacun libre d’utiliser son concours ou de s’en passer. Pour se soutenir et prospérer, elle a soin, d’autre part, que le calme règne dans le pays et l’activité dans le travail. Les quatorze cents actionnaires de l’Humanité sont rattachés plus qu’ils ne le croient eux-mêmes à la cause de l’ordre.

Les sociétés de secours mutuels, nées des sentimens les plus instinctifs de la population, existaient à Lille bien long-temps avant qu’on y eût entendu parler de socialisme. Quelques statuts encore en vigueur attestent une durée de trois siècles. À l’origine, l’intention religieuse s’y mêlait étroitement. Un grand nombre de ces associations portent encore le nom d’un saint, et plusieurs conservent en tête de leur charte ces mots : A la plus grande gloire de Dieu et du glorieux saint N… Ces sociétés sont de deux sortes : les unes réunissent tous les ouvriers d’un même établissement, sans distinction d’âge ni de sexe, et leurs statuts, font partie intégrante du règlement de la fabrique. Les autres se composent d’ouvriers de toute profession et de tout atelier. Tandis que celles-là sont obligatoires, celles-ci restent facultatives. Les premières, qui sont d’une création plus récente et taillées sur le même modèle, ont pour aliment, outre les cotisations hebdomadaires de leurs membres, le produit des retenues ou amendes de toute nature payées dans l’atelier. Avant 1848, les amendes encourues, par exemple, pour absence ou retard profitaient au chef de l’établissement, par cette raison que les frais généraux marchant toujours, il y avait pour lui une perte évidente. Ce raisonnement était juste, et cependant on était choqué de voir le patron s’adjuger cette indemnité prélevée sur le salaire de l’ouvrier ; il en était de même des retenues pour mauvais ouvrage qui exposaient sans cesse à d’injurieux soupçons la bonne foi des chefs d’établissement. Le mode actuel de pénalité, en donnant au patron une position plus haute, est infiniment plus propre à maintenir la bonne harmonie entre les divers intérêts engagés dans la production.

Les sociétés de la seconde catégorie ont seulement pour ressource la mise volontaire de chaque associé, fixée à 20 ou 25 centimes par semaine, et qui est perçue à domicile par un receveur désigné quelquefois aussi dans les vieux règlemens sous le nom de clerc ou de valet. Ressort principal de l’association, le receveur touche sur le montant des cotisations une remise qui peut être évaluée à 10 pour cent de la recette totale. Certains statuts, qui portent le cachet de leur temps, lui allouent une ou deux paires de souliers ou une seule paire et un ressemelage. Un même receveur peut desservir plusieurs sociétés. Un ouvrier n’est admis à faire partie que d’une seule en dehors de celle de l’établissement même où il travaille.

Les sociétés mutuelles de Lille ont ce caractère singulier, qu’elles sont formées à la fois pour l’assistance et pour le plaisir. Autre trait qui les distingue : elles ne durent qu’une année et recommencent ensuite un cours tout nouveau. Voici comment on procède : un sociétaire tombe-t-il malade, on lui paie sous des conditions déterminées une indemnité de 5 à 6 francs par semaine, indemnité qui diminue et s’éteint ensuite complètement au bout d’un certain temps. Puis au mois de mai, à la Saint Nicolas, tous les associés partagent entre eux l’excédant des recettes sur les dépenses. Cette épargne est généralement consacrée à fêter le grand patron de la filature. Durant cette solennité appelée en patois la fête du broquelet (fuseau), les ateliers sont fermés trois jours, les patrons donnent habituellement une gratification aux ouvriers qui n’ont pas encouru d’amende pendant le cours de l’année. Après cette interruption traditionnelle du travail, les sociétés de secours mutuels recommencent à opérer leurs versemens dans la caisse épuisée.

On devine sans peine qu’avec le fractionnement de ces associations, et le but spécial qu’elles se proposent, le socialisme n’a pas dû avoir une grande prise sur elles. Il a bien cherché à s’emparer des receveurs ; mais les receveurs sont presque des fonctionnaires, qui tiennent à leur emploi et se trouvent ainsi engrenés dans l’ordre social. Il aurait voulu aussi pouvoir prendre ces sociétés sous son égide ; mais comme ni les patrons ni l’autorité ne les ont attaquées, il n’a pas eu à les défendre. L’exagération du principe socialiste n’a donc pas pénétré dans leur organisation.

La population lilloise se complaît trop dans les réunions de tout genre pour ne pas aimer les chants qui les animent et qui sont un des plus sûrs moyens d’éveiller à la fois le même écho dans les armes. Les sociétés chantantes germent ici spontanément tout comme les sociétés de secours mutuels. Affranchies en fait de la nécessité d’une autorisation préalable après la révolution de février, elles s’étaient extrêmement multipliées. Une décision du préfet, qui a rappelé les dispositions légales relatives aux réunions, a eu pour effet d’en diminuer un peu le nombre. L’autorité locale veut pouvoir connaître leurs mouvemens ; mais, en cherchant à prévenir les écarts qui menaceraient l’ordre public, elle ne saurait avoir l’intention de réagir contre les inoffensives satisfactions d’un goût populaire. Les destinées de la chanson survivront aux discordes de notre temps.

Quels sont les chants en faveur auprès des sociétés lilloises ? Il y a bien une place pour nos fameuses chansons patriotiques, qui, depuis l’ardente Marseillaise, ont tant de fois gonflé les poitrines ; elles n’entrent plus néanmoins dans les répertoires quotidiens. Les œuvres de Béranger en ont aussi à peu près disparu. Les compositions plus actuelles de M. Pierre Dupont ont été au contraire et sont encore assez souvent répétées en chœur, mais la préférence marquée des ouvriers se porte sur des chansons qu’on nous permettra d’appeler des chansons du cru, composées en patois par des poètes de la localité. Ce sont celles-ci qui retentissent incessamment dans les sociétés chantantes. Le patois de Lille a des charmes particuliers pour les oreilles populaires. À défaut d’harmonie, il se prête, comme notre vieux français, à des tours de phrase très naïfs et très faciles à comprendre. Lille compte de nombreux chansonniers, en tête desquels marchent MM. Desrousseaux et Danis, tous les deux poètes drolatiques et burlesques, et qui ont également tous les deux publié plusieurs recueils de chansons. Beaucoup d’ouvriers composent aussi des chants patois qui sont imprimés sur des feuilles volantes et se vendent généralement à un assez grand nombre d’exemplaires. Les idées mises en œuvre dans toutes ces poésies n’ont rien de bien original : ce sont le plus souvent de nouvelles paroles sur des thèmes très connus ; mais il s’y trouve des couplets assez drôlement tournés et des scènes de la vie habituelle fort exactement rendues. Presque jamais on ne touche à la politique. Les sujets sont pris dans la région de la fantaisie, ou bien tirés de quelque circonstance fortuite de la vie locale. Tout devient matière à chansons : une fête, un concert, un ballon lancé, etc. Ainsi dernièrement une société musicale de Lille recrutée dans différentes classes sociales et désignée sous le nom bizarre de société des Crick Mouls, dont personne n’a pu me dire l’étymologie, est conviée à un concours de musique ouvert par la ville de Troyes. Les enfans de Notre Dame de la Treille[3], si hospitaliers chez eux, ont trouvé très parcimonieuse l’hospitalité des Champenois. Leur déconvenue forme tout de suite, pour M. Desrousseaux, le sujet d’une chanson assez piquante intitulée l’Garchon Girotte au concours de Troyes. Sous ce titre, M’Cave et min Guernier (ma cave et mon grenier), un ouvrier tapissier a composé quelques couplets à propos de la discussion parlementaire relative aux habitations des ouvriers de Lille. Je choisis cette chanson pour en citer quelques passages, comme une peinture très significative de certaines préférences de la classe ouvrière. C’est l’apologie de la cave et la réprobation du grenier.

On a lu sur l’a gazette,
Dins chés derniers jours,
Sur les cav’s et les courettes
Gramint (beaucoup) d’longs discours.

Chés monsieux ont mis d’s’intraves
Dins min p’tit métier,
Y me f’ront sortir de m’cave
Pour mette au guernier.

Y m’ont dit, chés gins habiles :
« Vo cave est malsain. »
J’y vivos avé m’famille
Sans besoin d’médecin…

Allons, y n’y a point d’répliques,
Du moins j’intindrai

Les anges canter des cantiques
Pa’l’sus d’min guernier.

Le sentiment : exprimé dans cette chanson est véritablement celui des masses. Les ouvriers de Lille aiment mieux descendre cinq ou six marches que monter deux étages. J’ai vu des chambres bien aérées rester inoccupées, quand des caves se louaient dans le voisinage à un prix plus élevé. La cave permet d’exercer un petit métier, et les habitudes indolentes du peuple lillois trouvent leur compte dans ces réduits en communication si facile avec la voie publique. Toutes détestables que soient ces habitations il faut savoir d’ailleurs si on veut s’en faire une idée exacte, qu’il n’y a pas ici, comme à Paris ou à Lyon, par exemple, des maisons de six étages bordant des rues étroites. Les maisons ne sont pas hautes ; les rues sont généralement larges et disposées de telle manière que l’air y circule et s’y renouvelle avec facilité. Ce sont les caves situées dans quelques cours rétrécies du quartier Saint-Sauveur que M. Blanqui avait particulièrement en vue dans son rapport à l’Académie des sciences morales et politiques en 1848, rapport qui visait d’ailleurs, nous aimons à le rappeler en passant, l’éclat des passions déchaînées à cette époque. Aujourd’hui, grace aux efforts de l’édilité municipale, les caves reconnues malsaines ont à peu près cessé d’être habitées. Les logemens des classes laborieuses à Lille offrent en général des conditions de salubrité satisfaisantes ; mais l’ouvrier chassé de son logis souterrain par une philanthropie importune y jette encore un œil plein de regret lorsqu’il monte péniblement l’escalier de sa mansarde.

Avec les habitudes invétérées de la population lilloise, le logement exerce peu d’influence sur le côté moral de la vie. On ne reste pas chez soi, et eût-on un palais pour demeure, on ne s’y tiendrait peut être pas davantage, s’il fallait y rester sans compagnie. Les ouvriers ont des espèces de cercles où ils passent les heures de loisir dans les nombreux cabarets de la ville, dont les volets verts se présentent plus agréablement à l’œil que les devantures rougeâtres des guinguettes de la banlieue parisienne. Le cabaret n’est pas seulement un lieu où l’on va boire, bien qu’on s’y enivre trop souvent ; c’est avant tout un lieu où l’on se réunit. Les mêmes visiteurs fréquentent habituellement les mêmes maisons. Quelquefois les ouvriers d’un même atelier prélèvent un sou par semaine pour leur cercle, afin de pouvoir y aller quand ils le veulent, sans être obligés de rien consommer.

L’idée d’un prélèvement organisé sur le salaire est tout à fait entrée, comme on le voit, dans les mœurs de la population lilloise ; mais ce prélèvement a moins, pour objet de mettre en commun une certaine quantité des chances de la vie que de donner satisfaction au côté sympathique de l’ame. Tout en s’unissant, on garde sa personnalité et son libre arbitre. Ce système de cotisations qui se reproduit à tout moment, qui revient pour le carnaval, pour des danses durant l’hiver, etc., donne naissance à une infinité de petites caisses gérées par un trésorier et autour desquelles il se passe parfois des faits propres à jeter une lueur nouvelle sur les habitudes populaires. Quelques-unes de ces caisses consentent à prêter au sociétaire qui le demande une partie de la somme par lui versée ; ainsi, à l’époque de l’année où on a payé cinq francs, on peut être admis à en emprunter trois. Ce prêt n’est point gratuit ; il n’y a pas de banquier qui vende le crédit aussi cher. L’emprunteur doit donner un liard par semaine et par franc, ou cinquante-deux liards par an, c’est-à-dire 65 pour 100 d’intérêt. Que devient cet intérêt ? Il accroît la masse, et, à l’époque fixée pour le partage, celui des sociétaires qui n’a rien emprunté touche une somme supérieure à son propre versement. Les ouvriers ne se gâtent pas, comme on en peut juger, les uns les autres ; jusque-là, cependant, nous ne voyons dans ce procédé qu’une dureté extrême : n’en résulte-t-il point des abus plus graves ? Nous ne voudrions pas affirmer, après les renseignemens que nous avons recueillis, que certains trésoriers peu scrupuleux n’aient jamais continué, quand le partage de la caisse était accompli, à faire, pour leur propre compte, ces prêts à la petite semaine, moyennant le même intérêt de 65 pour 100.

Dans tout ce mouvement des sociétés de plaisir et des cercles des cabarets, la politique occupe-t-elle une place ? l’agitation socialiste y trouve-t-elle un moyen d’influence ? quant aux sociétés dansantes et autres réunions analogues, il faut vivre dans un temps où la politique a presque tout envahi pour être obligé de dire que des intentions de cette nature en sont tout-à-fait absentes, pour les cercles des cabarets, c’est différent : sans en être l’objet, la politique y pénètre naturellement avec les journaux qu’on y reçoit, et qui sont ordinairement des journaux exaltés. Il est pourtant bien rare qu’en temps ordinaire les conversations y roulent sur le gouvernement ou sur ses actes. Le journal n’est pas lu à haute voix : ceux qui le lisent passent par-dessus la polémique pour courir aux faits divers et aux annonces[4] ; mais, si les ouvriers lillois restent étrangers à la polémique courante, pour laquelle ils n’ont aucun goût, ils prêtent l’oreille à ce qui les concerne. Il n’y a pas dans l’assemblée nationale une seule discussion relative au travail qui n’ait au milieu d’eux un grand retentissement. Quelques-uns lisent alors le journal, et racontent aux autres ce qui s’est passé. Cette attention qu’ils donnent à leurs intérêts, naturellement liés aux intérêts généraux du pays, peut à coup sûr offrir des dangers chez des hommes peu instruits, et par conséquent faciles à égarer. En elle-même cependant, elle est un signe incontestable du mouvement qui élève les masses, et dont l’origine se mêle étroitement à toute notre histoire depuis soixante années. Qu’on réprouve ou non ce travail de la pensée, il existe ; il a pénétré jusque dans les entrailles de notre société industrielle. Voudrait-on le supprimer, on reconnaîtrait bientôt qu’il est assez puissant pour déconcerter tous les efforts. Tâcher d’éclairer les classes laborieuses et de mettre la vérité à la portée de leur esprit, étendre le rayon lumineux qui luit sur notre pays c’est la mission et ce sera, nous l’espérons, la gloire de ce siècle. Tant qu’aucune idée un peu générale n’a pénétré dans l’esprit d’une population, tant que la masse se laisse docilement conduire au travail sans s’interroger sur son rôle, l’ignorance est peut-être un moyen de domination ; mais, aussitôt que les hommes commencent à réfléchir sur la situation relative des différentes conditions sociales, le développement des intelligences et le développement du sens moral peuvent seuls assurer la paix dans la société. Il faut alors arriver à faire comprendre aux intérêts la raison des phénomènes sociaux.

En dernière analyse, malgré l’apathie flamande ; la population ouvrière de Lille s’habitue peu à peu à raisonner. « Si l’esprit de nos ouvriers n’est pas ouvert et prompt, me disait naguère un fabricant qui les a maintes fois entendus débattre leurs intérêts ; car il a fait partie pendant de longues années du conseil des prud’hommes de Lille, il ne résiste presque jamais à une explication un peu patiente. Quand un ouvrier a eu tort, on l’amène sans trop de difficulté à le reconnaître lui même. » Ce bon sens naturel n’a besoin que d’être dégrossi pour devenir un rempart contre des suggestions perfides. Les ouvriers lillois ont appris à leurs propres dépens que le désordre ne fait pas marcher le travail et cuire le pain du lendemain ; mais, si l’agitation a perdu du terrain, il y a toujours chez une partie de ces ouvriers des sentimens profonds de défiance à l’égard des chefs d’établissement : le bien même qui vient du patron est suspect. Pour activer la pacification des ames, un ancien manufacturier du département du Nord, dont les intentions bienveillantes envers les travailleurs de l’industrie reposent sur une profonde connaissance de leur état plural et physique, recommandait de s’occuper d’eux activement, mais sans le leur dire, de leur faire du bien constamment, mais sans chercher à s’en prévaloir. La défiance, on ne saurait en douter, s’évanouirait peu à peu devant l’application d’un pareil programme, qui compte d’ailleurs à Lille même d’énergiques et puissans adeptes, et peut opposer déjà des résultats acquis aux exagérations du socialisme.


II. – CALAIS ET AMIENS. – SAINT-QUENTIN ET SEDAN.

Dans les deux villes de Calais et d’Anciens, qui rentrent dans le cercle industriel de la Flandre, le mouvement des idées et des faits ne se présente point avec un caractère aussi animé, aussi large que dans la capitale de cette ancienne province. Les traits généraux vont en se rapetissant. La fabrique de Calais et de Saint Pierre lez Calais renferme quatre associations de secours mutuels qui se réunissent tous les quinze jours, et dans lesquelles les cotisations varient de 10 à 50 centimes par semaine. Bien que ces sociétés soient étrangères à la politique, on trouverait aisément dans chacune d’elles un noyau d’agitation socialiste. Tant que les métiers sont en mouvement, tant que l’ouvrier peut gagner sa vie, la grande masse des travailleurs échappe à une influence qui dissimule elle-même ; mais, dans un moment de crise industrielle, l’accès des ames deviendrait plus facile. Est-ce à dire que l’idée fondamentale du socialisme, l’idée d’une association exagérée et obligatoire ait pénétré dans les esprits ? Non, les ouvriers de Calais n’aspirent même pas, comme ceux de quelques autres districts, à une exploitation collective de l’industrie locale. Leurs vues ne s’étendent point aussi loin ; mais les cœurs sont tourmentés par un sentiment d’envie contre les chefs d’établissement. La source du mal est là. Peut-être aussi a-t-on trop négligé d’éclairer les intelligences, de leur rendre sensible l’intime corrélation qui existe au fond entre le travail et le capital. Il en résulte qu’une population, qui n’est pas une population égarée, qui s’est promptement rassise en 1848 ; au milieu de l’émotion générale, est plus susceptible de céder à des suggestions qui l’emporteraient bien loin de ses vrais intérêts comme de ses sentimens véritables.

La ville d’Amiens présente le contraste d’une belle cité où de larges perspectives s’ouvrent de tous côtés, où se déploient des boulevards spacieux, des promenades magnifiques, et d’une fabrique qui se replie sur elle-même, qui paraît craindre de demander à une initiative hardie les moyens d’un nouvel épanouissement. Les masses y participent moins peut-être qu’en aucune autre ville du nord de la France au mouvement intellectuel. Que les salaires soient élevés, tel est bien là, comme partout, le désir qui émeut les ouvriers, mais ce désir est peu éclairé ; il ne sait pas, quand il se manifeste au dehors, se régler et se limiter lui même. Le chef d’une des nombreuses teintureries établies sur les cours d’eau qui coupent la ville, d’Amiens me racontait dernièrement que ses ouvriers, trouvant trop faible leur salaire accoutume de 9 francs pour six jours de travail, étaient venus lui demander de le porter à 12 francs. « J’étais disposé, me disait-il, à consentir à cette demande, parce que l’ouvrage allait bien dans ce moment là ; j’y mis seulement pour condition que les autres fabricans de la ville accorderaient la même augmentation ; mon exemple et mon adhésion devaient, d’ailleurs, exercer sur eux un certain poids. Que firent cependant les ouvriers ? Ayant obtenu si facilement de moi une réponse favorable, ils imaginèrent d’aller plus loin et de réclamer une diminution dans la durée du travail. Je m’élevai contre cette nouvelle prétention. Les deux exigences réunies offrirent un excellent motif à ceux des patrons qui ne voulaient ni de l’une ni de l’autre, pour les repousser toutes les deux. Il en résulta des tiraillemens, des retards ; en fin de compte, nos ouvriers, pour n’avoir su ni se borner ni se contenir, obtinrent à grand’ peine, dans un très petit nombre d’établissemens, 10 fr. ou 1 0 fr. 50 centimes par semaine, tandis que, dans la plupart, les salaires restèrent à 9 francs. » Jusqu’à ces derniers temps, les sociétés de secours mutuels étaient inconnues dans cette ville. On s’efforce assez péniblement d’en constituer une aujourd’hui. Tout en manquant d’un élan qui lui soit propre, la population est extrêmement accessible au contre-coup des événemens extérieurs. Qu’une émotion un peu profonde se fasse sentir à Paris, elle peut entraîner de braves désordres à Amiens. L’agitation socialiste n’y trouverait pas pour obstacle, autant qu’ailleurs, la réflexion qui contrôle les faits et commence à savoir calculer les chances du lendemain.

Des traits de caractère plus singuliers et plus marqués apparaissent dans les deux grandes annexes de la zone septentrionale de la France. Saint-Quentin et Sédan ; mais le mouvement s’y produit sous d’autres aspects que dans la Flandre proprement dite. À Saint-Quentin d’abord, on chercherait vainement cet esprit de corporation si vivace parmi les ouvriers lillois. C’est l’individualisme qui domine ici. Point de sociétés religieuses qui s’appliquent à réunir en un faisceau les aspirations chacun et à les pénétrer de l’idée chrétienne, point de sociétés de secours mutuels qui fassent servir une épargne collective au soulagement d’un malheur particulier ; point de ces sociétés chantantes, de ces sociétés de plaisir où les ames se livrent aux mêmes impressions et semblent se toucher par la communauté des sentimens. On est encore bien plus éloigné des associations savantes et complexes qui enveloppent, comme l’Humanité de Lille, l’ensemble des consommations domestiques. Subsistant avec leur salaire quand le travail marche, ou secourus par la charité publique durant les momens de crise, les ouvriers de Saint-Quentin n’éprouvent le besoin de rien mettre en commun dans les relations ordinaires de la vie. Le cabaret est, en dehors de l’atelier, le seul lieu qui les rassemble ; encore n’y vont-ils pas comme à un cercle où ils doivent trouver d’autres hommes et passer en compagnie, les heures de loisir : le cabaret est pour eux, avant tout, un lieu où l’on vend à boire. L’ivrognerie est le grand vice de tout ce district industriel et le plaisir de boire la jouissance préférée. Comme le vin est cher dans le pays, bien qu’on y soit fort rapproché des contrées viticoles, on s’enivre avec de la bière ou avec des boissons alcooliques de mauvaise qualité, qui donnent à l’ivresse un caractère particulier de pesanteur et d’abrutissement. On aurait pu s’attendre au premier abord, en n’apercevant ici de sociétés d’aucune espèce, que le vide laissé par l’esprit d’association serait rempli par l’esprit de famille ; mais non : c’est le cabaret, comme on vient de le voir, qui accapare toutes les heures dérobées au travail.

La ville de Saint-Quentin est entourée de promenades verdoyantes ; bâtie sur le flanc d’un coteau elle est dominée.par une plate-forme couverte d’arbres magnifiques, et d’où la vue peut s’étendre sur une immense vallée. Ces lieux si propres à charmer les regards, l’ouvrier ne les fréquente guère, et jamais il n’y conduit sa famille. Tandis qu’il passe son temps au dehors, la mère et les jeunes enfans restent à la maison. Deux manières de vivre aussi distinctes entraînent deux catégories de dépenses dans le maigre budget du travailleur. Si la nourriture de la famille y a son chapitre, le cabaret doit y avoir le sien ; or, comme c’est le client du cabaret qui préside au partage, il consacre trop souvent une somme bien faible aux besoins domestiques, gardant pour lui quelquefois plus de la moitié de son gain. La femme s’arrange comme elle peut, c’est-à-dire que le foyer reste sans feu, et que les enfans, couverts de haillons, mendient sur la voie publique Avec de pareilles dispositions, quelle prévoyance serait possible ? L’ouvrier sans doute est plus heureux quand il gagne davantage, puisqu’il a plus de moyens de satisfaire ses goûts, mais il ne pense guère plus à se préparer des ressources pour le lendemain. Avant 1848, la moyenne des salaires dans la fabrique de Saint Quentin, en tenant compte des hommes, des femmes et des enfans, était de 20 à 22 sous par jour ; en 1848, sous le coup de la crise qui paralysa tant de métiers, les salaires tombent à 18 sous pour monter ensuite à 40 ou 45 durant les deux années si productives de 1849 et 1850. Eh bien ! à ces diverses époques, avec une rétribution si différente, on cherche également en train le produit des économies.

Cette population paraît, d’ailleurs, animée d’excellens instincts : visiblement touchée du bien qu’on lui fait, elle sait au besoin témoigner sa reconnaissance par les attentions les plus délicates. Il n’est pas besoin de beaucoup d’efforts de la part des chefs d’établissement pour gagner les sympathies de leurs ouvriers : qu’ils s’occupent un peu d’eux, cela suffit. Les inclinations des masses ne sont ni turbulentes, ni agressives, et Saint-Quentin s’endort chaque soir fort tranquillement, sans avoir chez elle un seul soldat en garnison.

Les classes ouvrières ainsi disposées, que fait on pour elles ? quelle influence les sollicite et comment y répondent elles ? Considérée indépendamment du district dont elle est le centre, la ville de Saint-Quentin renferme un nombre beaucoup plus considérable de commerçans, de commissionnaires que de manufacturiers. Le génie commercial y domine le génie industriel ; c’est par le commerce des batistes et des linons que cette ville, dont la population a monté en quarante années de dix mille à vingt cinq mille ames, avait commencé sa rapide fortune. Or, le commerce est déjà un peu éloigné des ouvriers, auxquels ils ne se mêle pas directement. Livré à ses spéculations, comment serait-il porté à s’occuper beaucoup d’une classe dont il ignore bien souvent le véritable état ? Voulons-nous dire qu’ici les travailleurs de l’industrie sont entièrement abandonnés, à eux-mêmes sans que personne songe à les aider et à les soutenir ? Non : quelques hommes généreux ont même su prendre une initiative intelligente qui a trouvé de l’écho et dans la municipalité et dans la population aisée mais cette action, d’ailleurs assez récente, est encore circonscrite dans un cercle peu étendu ; elle pourrait s’ingénier davantage à trouver des moyens d’atteindre à la source du mal. Voici, par exemple, les écoles communales qui sont insuffisantes : la ville continue néanmoins à fermer sa porte aux frères de la Doctrine chrétienne. Craint-on que les ouvriers n’envoient pas leurs enfans dans ces classes ? L’expérience accomplie dans tant d’autres villes de fabrique démontre combien cette appréhension serait erronée. Disons-le plutôt, il y a dans cette localité, parmi la bourgeoisie, un levain profond de cet esprit prétendu voltairien qui florissait au temps de la restauration. Une société de dames, dite Société de la Providence, et, il est vrai, instituée pour venir au secours de quelques familles au moyen de prêts gratuits d’objets mobiliers, notamment d’articles de literie. Dans une contrée où le mobilier des indigens est déplorablement négligé, où il n’est pas rare de voir un même lit servir à cinq ou six personnes, cette œuvre est sans doute d’une incontestable utilité. Resserrée toutefois dans des limites étroites, elle ne saurait avoir une influence sociale digne d’être signalée. Un seul mode d’action nous paraît largement approprié aux besoins de la localité, un seul attaque l’ouvrier dans le retranchement de ses vices. Ce mode consiste dans la destination donnée, depuis quelques années, à des terrains communaux voisins de la ville. Saint-Quentin possède une assez grande étendue de terres situées près de ses boulevards et qu’elle a l’intention d’aliéner ; en attendant des acquéreurs, on a imaginé de diviser ces terrains en petits lots et de les donner gratuitement à des ouvriers qui les cultivent. Le nombre de ces lots est de quatre à cinq cents ; pour en obtenir un, on doit adresser une demande à une commission spéciale prise dans le sein du conseil de la cité ; les allocations sont faites pour un an. À Saint-Quentin, où le chômage du lundi est universel, on voit tout de suite quels heureux effets peut produire une mesure qui fournit à l’ouvrier une occupation attrayante et productive. Les heures données à la culture sont prises au cabaret. Plaise à Dieu que la ville attende long-temps des acquéreurs et puisse laisser à ces terres une si bienfaisante destination !

Le socialisme ne se révèle dans la fabrique de Saint-Quentin par aucune institution spéciale ; mais il y compte des représentans isolés dont quelques-uns exercent une réelle influence. En général, la politique a le cabaret pour théâtre ; les maîtres de l’opinion sont les cabaretiers ; Ils choisissent le journal que reçoit leur maison, et le commentent à leur manière. Bien que les ouvriers sachent presque tous lire ; ils lisent peu la polémique et se contentent du commentaire qu’on leur en fait. Les journaux reçus dans les cabarets appartiennent presque toue à l’opinion radicale. Les votes électoraux se ressentiraient à l’occasion de cette influence à laquelle échappent pourtant les actes de la vie habituelle : Au fond, les ouvriers restent complètement en dehors de l’idée socialiste, parce qu’il n’y a point de place dans leur ame pour le désir de révolutionner l’industrie en lui imposant l’association de tous les élémens qui concourent à la production.

Cette dernière pensée, la pensée fondamentale du socialisme, s’est, au contraire, fait jour en une certaine mesure dans la fabrique de Sedan. Les masses n’y comprennent pas, il est vrai la doctrine même envisagée comme théorie sociale ; mais elles accueillent avec faveur, en matière d’association, de vagues aspirations qui en dérivent. Dans aucune autre ville du nord de la France, on ne trouve, au point de vue moral, autant de contrastes que dans cette industrieuse cité des Ardennes. Sous beaucoup de rapports, la situation des esprits y est satisfaisante. L’ivrognerie a pu être radicalement extirpée, grace au bon sens des populations et à la fermeté des chefs d’usine. Un ouvrier ivre est à Sedan une singularité. On y affectionne la vie de famille ; le plaisir préféré consiste dans des promenades qui ont un objet tout spécial. Beaucoup d’ouvriers louent sur les anciennes fortifications de la ville un petit jardin dont le prix varie de 10 à 15 francs par an ; ils s’y rendent tous les dimanches pendant l’été avec leurs femmes et leurs enfans. On y dîne sur un coin de gazon, et le père ramène le soir sa famille au logis, cent fois plus heureux, cent fois mieux préparé à reprendre son travail le lendemain que s’il avait passé, comme ailleurs, sa journée au cabaret. Les habitudes religieuses ne sont pas non plus entièrement abandonnées. Les parens apportent un soin particulier à l’éducation de leurs enfans. Un fait digne d’être mis en relief se produit sous ce rapport. La municipalité sedanaise, qui, en 1848, a eu le tort de rayer du budget communal les écoles chrétiennes, entretient trois classes d’enseignement mutuel complètement gratuites ; les ouvriers n’y envoient pas leurs enfans. Ils préfèrent les écoles des frères ignorantins, où ils sont obligés pourtant de payer une petite rétribution, parce qu’ils ont plus de confiance dans l’éducation qu’on y donne. Leur choix n’est dicté d’ailleurs par aucune intention de narguer le conseil municipal. Un grand nombre d’ouvriers fréquentent l’église le dimanche. À une époque où, dans les momens de presse, les fabriques ne s’arrêtaient pas le septième jour de la semaine, quelques chefs d’établissement avaient proposé à leurs ateliers de travailler jusqu’à une ou deux heures, sauf à se reposer le restant de la journée ; les ouvriers aimèrent mieux, au contraire, demeurer plus tard à la manufacture et avoir dans la matinée le temps d’aller à la messe. Tout récemment, le cardinal-archevêque de Reims visitait Seden pour la première fois depuis son élévation ; on lui préparait une réception solennelle. Les ouvriers demandèrent eux-mêmes à quitter l’atelier pour se rendre au devant de lui, et ils se présentèrent sur son passage dans une respectueuse attitude, malgré les recommandations d’une feuille locale qui leur conseillait de se mettre au dessus de ces vaines fantasmagories. Toutefois il ne faudrait pas croire qu’en dehors du domaine spirituel, le clergé ait une grande influence à Sedan, et toute tentative même pour étendre son action soulèverait immédiatement une invincible répugnance parmi les ouvriers sedanais. Aussi n’y a-t-il point dans cette ville d’institutions religieuses destinées aux ouvriers ; elles seraient mal accueillies et ne tarderaient pas à dépérir.

Au milieu des émotions de 1848 la population laborieuse de cette fabrique ne se laissa pousser à aucun excès. Des démonstrations violentes s’étant produite contre la maison d’un ancien et très honorable manufacturier qui avait long-temps occupé une place dans les conseils du dernier roi, les ouvriers y établirent un poste jour et nuit pendant un mois, afin de prévenir le retour de ces scènes affligeantes, auxquelles pas un d’entre eux n’avait participé. Long-temps même ils résistèrent à des sollicitations venues du dehors pour les embrigader en vue de balancer l’influence des chefs d’établissement. C’est seulement beaucoup plus tard, quand l’exécution de la loi sur la durée du travail fut généralisée, qu’un dissentiment profond, qui touchait au taux du salaire éclata entre eux et les patrons. Les ouvriers choisirent des délégués et se mirent en chômage pendant quatre jours. Une caisse centrale, dont ils s’efforcent d’entourer d’un certain mystère l’existence et le régime, fut alors créée par eux. Le minimum des versemens est de 50 cent. par mois ; beaucoup d’ouvriers paient 50 cent. par semaine. Quelle est la destination réelle de cette institution ? Sous prétexte d’aider les travailleurs quand l’atelier chôme, elle nous paraît avoir pour principal objet de les soutenir, s’ils jugent à propos de faire grève pour résister à telle ou telle prétention des fabricans. Nous ne voudrions pas affirmer que les fonds ne reçoivent jamais d’application politique. Serrés autour de leur caisse centrale, les ouvriers sedanais ont accueilli peu à peu des pensées d’association qui les flattent et qui les abusent. Honnêtes et laborieux, ils répugnent à tout projet de spoliation, ils ne recherchent point l’agitation pour elle-même, ou parce qu’ils s’imagineraient pouvoir vivre sans rien faire. Que veulent-ils donc ? A quelles impulsions cèdent-ils ? En allant au fond des choses, on retrouve dans leurs opinions la trace de la doctrine de M. Louis Blanc mêlée ; peut-être à je ne sais quel lambeau de la théorie fouriériste. Exploiter le travail de la fabrique sedanaise par associations d’ouvriers après avoir indemnisé les propriétaires actuels, tel est à.peu près l’idéal auquel tendent ici les aspirations de la masse laborieuse : Quelques créations récentes contribuent à égarer son esprit en offrant à ses yeux, sur une petite échelle, l’image de ce qu’elle désire. Ainsi les ouvriers ont établi une épicerie commune, dite épicerie sociétaire, en vue de payer moins cher les denrées de consommation quotidienne. Ils ont choisi parmi eux un gérant auquel ils allouent un traitement fixe ; ce gérant achète les marchandises en gros et les revend en détail presque à prix coûtant. Il en résulte pour les consommateurs une très notable économie. La pensée de cette création ; qui ressemble en petit à l’Humanité de Lille, est bonne ; elle est simple et elle n’était pas difficile à réaliser. Les ouvriers s’étant astreints à s’approvisionner exclusivement dans l’épicerie commune et à payer les achats comptant, il suffisait d’un très petit capital pour commencer l’opération sans avoir de risques à courir. Un tel établissement n’aurait, à coup sûr, rencontré que des sympathies, s’il ne s’y mêlait pas l’intention visible d’offrir un modèle d’organisation générale. Cette circonstance a effrayé quelques esprits et suscité les défiances de l’autorité locale. Un jour, on a fait arrêter le gérant ; on l’accusait de se livrer à une propagande anarchique et d’être un comptable infidèle. Tous les papiers de la société ont été visités sans qu’on découvrît la trace d’une propagande quelconque ; des experts ont examiné les livres et les ont trouvés en règle. L’épicerie sociétaire et son chef ont inspiré dès lors une confiance encore plus grande aux travailleurs. Ces derniers n’en ont été que plus portés à s’exagérer démesurément la signification d’une expérience aussi étroite. Qu’arrive-t-il ? On ne considère que le coin du pays sur lequel on vit, on ne se rend aucun compte des conditions générales du mouvement social, et on se figure que la France entière pourrait être organisée comme un magasin d’épicerie ? Voilà mise à nu l’erreur des ouvriers sedanais, erreur dangereuse, mais qui, tempérée par leur amour du travail et l’honnêteté de leurs sentimens par les habitudes de la vie de famille est loin de les associer à tous les rêves des écoles socialistes.

Si, au moment de quitter l’industrieuse région flamande, nous jetons un regard sur l’ensemble du pays parcouru, nous pourrons remarquer quelques points saillans qui se dégagent de la variété des situations. Une première observation se présente : depuis 1848, à mesure que les ateliers se rouvraient, à mesure que le travail reprenait son essor, l’agitation perdait du terrain. Dans les grands centres industriels, de larges améliorations ont été obtenues sous ce rapport ; la population laborieuse a été, pour ainsi dire, arrachée à l’influence anarchique qui l’avait entraînée si loin de ses intérêts réels. Dans les égaremens de 1848, les masses ont trouvé une sévère leçon, celle de la misère subie au sein d’un universel chômage. Cette leçon n’a pas été perdue pour elles : si les populations ouvrières ressemblent toujours a une mer immense dont une crise économique, traînant après elle l’oisiveté et la misère, pourrait encore bouleverser les flots, du moins ont-elles échappé à cet esprit d’agitation quotidienne qui les rendait accessibles à tous les entraînemens.

Le socialisme ne s’est pas présenté dans cette contrée en déployant franchement son drapeau et en présentant aux regards ses principes et leurs conséquences. Comme doctrine sociale, il demeure un livre fermé pour les ouvriers, incapables qu’ils sont de se reconnaître dans le dédale des sectes qui le composent. Le plus souvent il se voile sous la critique de l’ordre économique existant. Malgré ce déguisement l’immense majorité des populations laborieuses résiste instinctivement aux applications exagérées des idées d’association. L’individualité humaine est un instinct si naturel et si invincible, qu’elle refuse, même chez les esprits incultes, de se rendre aux plus séduisantes promesses. À mesure que les ouvriers s’instruisent davantage, qu’ils envisagent de plus près la vie sociale, ils apprennent à mieux distinguer le champ du possible du pur domaine des rêves. Chacun tient à ce qu’il a le plus pauvre comprend que son travail est sa richesse. Or, pour appliquer ses facultés et recevoir le prix de ses labeurs, n’a-t-il pas besoin de l’ordre dans la société ? Que les ouvriers se laissent aller parfois à des désirs excessifs et accueillent encore, comme à Sedan, de chimériques espérances, c’est malheureusement incontestable. Dans la région flamande cependant, les impressions populaires n’ont pas la même vivacité que dans d’autres contrées de la France. Il est ici plus facile d’éclairer, de guider les masses dans leurs aspirations vers un sort plus heureux. La justice et la prudence politique commandent également d’aplanir devant leurs pas les aspérités du chemin. En leur montrant que le travail est la source féconde de toute amélioration, la société, et la société seule, peut, avec le temps, réaliser ce qu’il y a dans leurs vœux de légitime et de possible.

  1. Voyez dans la livraison du 1er juin, l'Enseignement industriel en France.
  2. Voyez la livraison du 15 juin 1849, de l’Industrie française depuis la révolution de février.
  3. Notre-Dame-de-la-Treille est la patronne de la ville de Lille.
  4. Une des feuilles du parti conservateur qui tenait à se placer, dans les cabarets de Lille, et qui, grace à quelques sacrifices, à réussi à y glisser cinq ou six cents numéros, avait considéré comme une condition essentielle de succès de présenter une belle page d’annonces.