Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/01

Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 860-893).
II  ►

DU


MOUVEMENT INTELLECTUEL


PARMI LES POPULATIONS OUVRIÈRES.




I.
L’ENSEIGNEMENT INDUSTRIEL EN FRANCE.




À entendre les déclarations du gouvernement proclamé à l’Hôtel-de-Ville de Paris en 1848, on aurait pu croire que la révolution de février allait immédiatement ouvrir une ère toute nouvelle pour l’enseignement du peuple. L’instruction populaire devenait à coup sûr plus nécessaire que jamais sous un régime qui appelait tout le monde à la vie politique : elle allait être une condition essentielle de la paix sociale. Personne ne pouvait contester que la question ne fût désormais considérablement agrandie. Cependant les hommes qui se trouvèrent chargés alors, par le hasard des événemens, des destinées de la France, ne surent mettre en avant, sur ce grave sujet, aucune idée qui leur appartînt en propre : avec l’école libérale de la restauration, pour laquelle ils professaient en secret un profond dédain, ils se contentèrent de répéter solennellement ces mots élastiques et vagues : Il faut instruire le peuple. Oui, sans doute, il est aujourd’hui indispensable que le peuple soit étroitement associé à la vie intellectuelle du pays, et pour cela il faut l’instruire ; mais comment ? Quel système pourra suffire à cette impérieuse nécessité, qui est une conséquence absolue de la civilisation moderne ? Voilà ce qu’il aurait fallu déterminer.

Nos gouvernemens antérieurs avaient eu chacun sa tâche particulière. Lorsque le premier consul, il y a un demi-siècle, jetait les bases d’un vaste système d’instruction publique, il en appropriait le programme aux besoins d’une société qui avait rompu avec les traditions des grandes études littéraires. En relevant le niveau de l’enseignement, il servait la cause de l’esprit humain et cherchait à retenir entre les mains de la France cette initiative intellectuelle si profondément empreinte dans notre histoire. — La restauration suivait la voie tracée en s’efforçant de rattacher davantage l’éducation à une pensée religieuse ; elle y aurait mieux réussi sans aucun doute, si elle n’avait pas mêlé d’aussi près à la politique proprement dite les intentions qui la dirigeaient. — Le gouvernement de juillet vint ensuite asseoir l’enseignement primaire sur une base élargie et renouvelée. Descendant des hautes régions de la société, l’instruction projeta bientôt ses rayons sur les populations laborieuses. Les masses commencèrent à participer, en une certaine mesure, au mouvement intellectuel de la France. Ce ne sera pas le moindre honneur du dernier gouvernement devant l’avenir que d’avoir contribué à rehausser le travail en relevant l’état moral du travailleur. Facile encore à détourner de la voie régulière, parce qu’il, n’est pas suffisamment éclairé, l’esprit du peuple ne s’en est pas moins prodigieusement étendu ; le domaine du raisonnement s’est agrandi, et, après avoir un moment cédé à des excitations irritantes en 1848, le bon sens des masses a été la digue contre laquelle est venu expirer un débordement impétueux et inattendu. Ce résultat, on en était redevable aux efforts antérieurement accomplis pour développer la raison populaire.

Qu’a fait à son tour la révolution de 1848 ? En se plaçant au point de vue philosophique, on reconnaît qu’elle a eu pour effet de rappeler l’attention sur tous les grands problèmes de la sociabilité humaine. Elle a obligé la société à reprendre l’étude trop délaissée de ses lois fondamentales, et à expliquer ces mêmes lois de manière à les rendre accessibles aux esprits les moins cultivés. Elle a provoqué de cette façon, parmi les intelligences populaires, un grand travail qui s’est accompli dans l’ordre moral, religieux, politique, comme dans l’ordre purement intellectuel, et qui mérite d’être étudié sous ces différens caractères ; mais quelles institutions a-t-elle créées jusqu’à ce jour pour répondre à ce mouvement des esprits, et, par exemple, pour développer l’instruction spéciale qui convient aux masses ? Nous voyons bien dans la constitution le mot d’éducation professionnelle placé là comme un point de départ. C’est une parole stérile encore ; rien de nouveau n’a été tenté pour la réalisation de cette promesse, et beaucoup d’idées fausses, engendrées par l’inexpérience, sont venues même en obscurcir les termes. Il y a là cependant un germe qu’il importe de dégager. Les intelligences sont aujourd’hui préparées à recevoir l’enseignement, dont il ne s’agit plus que d’assurer la bonne distribution en renouvelant, en complétant le système actuel d’éducation industrielle. C’est ici une des plus graves questions que soulève l’état moral des classes populaires, et, en s’aidant de quelques documens, de quelques études récentes, il y a, ce semble, utilité aussi bien qu’opportunité à en chercher la solution.

L’enseignement professionnel est déjà constitué chez nous pour les professions qualifiées du nom de libérales, mais il n’est constitué que pour celles-là. Comment s’étonner dès-lors que les facultés de droit, les facultés de médecine, toutes les écoles qui conduisent à des emplois publics, soient littéralement encombrées, puisqu’on a pris si peu de soin d’ouvrir d’autres voies à l’activité individuelle et à l’ambition des familles ? Au lieu de contenir cette propension naturelle de nos mœurs, qui pousse chacun à sortir de son état, on semble tendre à l’exciter davantage. Demandez à ce fabricant, à ce marchand, à cet ouvrier que le travail a conduit à une certaine aisance, ce qu’il rêve pour son fils : vous obtiendrez presque invariablement la même réponse,-une profession dite libérale ou une place du gouvernement. Comme la société ne peut occuper en définitive qu’un certain nombre d’avocats, de médecins, d’hommes de lettres, de fonctionnaires publics, elle laisse impitoyablement sans emploi des capacités souvent réelles qui ont eu le tort de se lancer dans une voie où l’on n’a pas besoin de leurs services. Les enfans de citoyens utiles sont ainsi à charge à leur famille et à eux-mêmes ; luttant péniblement pour s’ouvrir une issue au milieu de rangs trop pressés, ils ne s’en prennent pas des déceptions qu’ils essuient à la mauvaise direction de leurs études, mais à la société qui les repousse.

Dans un pays comme le nôtre, où l’esprit traditionnel exerce si peu d’empire sur les familles, où toutes les carrières sont ouvertes à toutes les ambitions, l’éducation professionnelle s’élève à la hauteur d’une mesure de salut social. Étendre cet enseignement aux classes ouvrières, c’est une mission que notre époque doit savoir accepter résolûment. L’instruction primaire toute seule ne suffit plus aux populations laborieuses. Ce n’est point assez de donner à un enfant un certain développement intellectuel, ou même de semer dans son cœur les germes de quelques vérités morales et religieuses ; il reste encore à le préparer pour la place qu’il est appelé à remplir dans l’immense arène ouverte au travail. Quand l’homme apprend de bonne heure à envisager sa profession d’un peu haut, il est mieux disposé à s’y tenir ; il conçoit mieux aussi que tous les, métiers ont une utilité qui les relève et donne naissance à de légitimes avantages.

Après ce qui a été réalisé sous les gouvernemens antérieurs en manière d’instruction publique, c’est seulement sur le terrain de l’enseignement spécial que des perspectives nouvelles se déploient devant nos regards ; des luttes de partis n’ont jamais pu réussir à dénaturer le problème, à rétrécir la question qu’il est si important de résoudre. Ici notre initiative n’est pas gênée par ce qui existe. Ainsi, en ce qui concerne l’instruction industrielle, nous ne possédons que d’insuffisantes ébauches qui deviennent de plus en plus incomplètes à mesure qu’on se rapproche des masses. Nous voudrions tâcher d’indiquer les moyens d’asseoir sur de larges bases, et surtout en vue des classes ouvrières, cette partie si essentielle de notre système d’enseignement. Quelques germes se rencontrent, soit en France, soit au dehors : il faut d’abord les connaître. Après avoir recueilli avec soin les leçons que peut nous fournir l’expérience, nous serons mieux en état d’apprécier l’insuffisance de nos institutions actuelles. Nous pourrons nous demander, en dernière analyse, comment, en tenant compte de nos idées et de nos mœurs, l’enseignement industriel devrait être organisé, afin de suffire à sa mission économique et sociale. Aujourd’hui, la raison populaire pèse trop fortement dans la balance des destinées du pays pour que la question ne touche pas tout le monde de fort près. Nul ne saurait être indifférent au mouvement irrésistible qui élève les masses ; nous ne sommes pas de ceux qui s’en effraient comme d’une calamité publique. Nous y voyons au contraire un nouveau progrès accompli par l’humanité ; mais, pour écarter les périls attachés à toute grande évolution sociale, il faut savoir préparer les voies où la société s’élance, et adapter l’instruction de la classe ouvrière à ses besoins, à ses devoirs, en un mot à son rôle dans la vie. Les masses aspirent à s’éclairer. Déjà les instincts populaires se sont rectifiés, en une certaine mesure, au spectacle des événemens qui se sont succédé depuis trois ans et au rude contact des expériences de 1848. Les ouvriers sont presque partout moins accessibles maintenant à l’esprit d’agitation qui arrête le travail et met toutes les existences en danger. Ils comprennent mieux comment leur propre bien se lie étroitement au maintien de l’ordre dans la société. Si le calme règne depuis deux années dans, le pays, sans prétendre diminuer en rien la juste part qui vient ici à l’assemblée nationale et au gouvernement, on doit en faire honneur aussi aux sentimens intimes de cette partie de la population qui naguère était la plus docile aux provocations des apôtres du désordre. Disons-le bien haut : la situation n’aurait, sous ce rapport, rien d’alarmant, si le resserrement des affaires, l’interruption du travail et la misère qui en est l’immédiate conséquence, venaient pas altérer le cours naturel des choses et rouvrir ames aux suggestions perfides et envenimées. Plus on approfondi l’état intellectuel et moral de la masse laborieuse, et plus les faits abondent pour corroborer cette opinion. On verra dès aujourd’hui, dans le cercle de l’enseignement industriel, se révéler des dispositions propres à calmer les inquiétudes publiques, et qui, à ce titre, ne sauraient trop être mises en évidence.


I

L’idée d’associer dans l’instruction des classes laborieuses un travail manuel à la culture de l’intelligence n’a reçu qu’au rixe siècle une application un peu étendue. Cette idée, qui marque le point de départ de l’enseignement industriel, n’est pas néanmoins particulière à notre époque. Réalisée dès long-temps dans quelques établissemens hospitaliers de l’Italie, elle s’était produite en Angleterre avant même que cette contrée eût étalé aux yeux du monde, avec le spectacle de sa colossale industrie, les problèmes qui s’y rattachent ; mais on n’en avait pas compris la portée politique. Locke publiait au XVIIe siècle un remarquable mémoire sur la question, sans en voir lui-même tous les côtés. Ce qu’il attendait surtout de la création des écoles industrielles, c’était un moyen de diminuer le nombre des pauvres et d’amoindrir, la taxe imposée pour venir à leur secours. Encore devançait-il son temps ; le parlement, saisi d’un bill élaboré par Locke, en qualité de commissaire du bureau du commerce, repoussait l’innovation, parce qu’il n’y trouvait qu’un sujet de nouvelles dépenses. Pitt reprit plus tard ce même projet : sous le rapport pratique, il le développa en homme accoutumé au maniement des affaires ; au point de vue moral, il resta au-dessous du penseur qui en avait eu l’initiative. Le bill de Pitt n’obtint du reste pas plus de succès que la proposition de Locke.

Le gouvernement anglais, depuis cette époque, n’a renouvelé aucune, tentative pour constituer un système d’instruction industrielle. S’il est intervenu dans la question durant ces derniers temps, c’est seulement d’une manière partielle et locale. Il importe toutefois de se rendre compte des actes de cette intervention officielle, afin d’apprécier le véritable caractère des institutions spéciales que possèdent nos voisins. On doit chez eux au gouvernement quelques essais tentés en Irlande, oui la tâche administrative du pouvoir central est plus compliquée qu’en Angleterre ; on lui doit encore une vingtaine d’écoles de dessin industriel, créées successivement dans diverses villes des trois royaumes, sous la direction des lords du comité du commerce au conseil privé. La plus ancienne, celle de Londres, qui date de 1837, est établie dans le vaste et morne palais de Sommerset-House, où siège aussi l’université de la capitale. On y enseigne le dessin d’ornement et le dessin propre aux manufactures. Les autres villes qui possèdent une institution semblable sont : Manchester, Coventry, Leeds, Birmingham, Norwich, Newcastle, Stoke, Hanley, Shelfield, Spitalfields, Huddersfield, Nottingham, York, Glasgow, Paisley, Dublin, Belfast et Cork. Tous ces établissemens réunis reçoivent trois mille élèves environ. Telle est à peu près la seule part d’action qui revienne au gouvernement anglais dans l’enseignement industriel. Comme beaucoup d’autres instructions dans la Grande-Bretagne, cet enseignement est né du génie naturel de la race anglaise, de cet esprit essentiellement pratique qui, s’il ne s’élève jamais à une synthèse bien haute, saisit du moins de prime abord le côté utile des choses. L’initiative particulière a fondé l’instruction industrielle des classes laborieuses, de même qu’elle avait créé l’instruction primaire.

À côté de la part du gouvernement, il est bon de préciser celle de la société anglaise. Les associations privées et les paroisses ont tâché de suppléer à la législation absente. Si nos yeux se portent d’abord sur les institutions centrales, nous voyons une simple association autorisée par une charte royale de 1838, sous le nom de royal polytechnic institution, doter Londres d’un établissement propre à favoriser l’avancement des arts, des sciences pratiques et des différentes branches de l’industrie. L’établissement renferme, outre un amphithéâtre destiné à l’enseignement, plusieurs galeries où sont déposés des outils, des machines, des modèles de tout genre, ainsi que des échantillons de produits indigènes et exotiques. Il ne serait pas possible sans doute d’assimiler les ressources de ce musée particulier à celles de notre Conservatoire national des arts et métiers, dont il paraît vouloir imiter les fonctions. Il s’y mêle d’ailleurs une idée de spéculation qui en rapetisse le caractère. Comme le public y est admis en payant, on se préoccupe surtout des moyens d’y attirer un grand nombre de visiteurs. Cependant cette institution sert à populariser, au moins dans une partie de la société, les données pratiques de la mécanique, de la physique et de la chimie.

Les établissemens appelés mechanics’ institutions, qui, sans être des écoles, comme on pourrait le croire, touchent de plus près à l’éducation industrielle des classes laborieuses, sont également des créations particulières. Vastes cercles destinés aux artisans et aux ouvriers, ces maisons leur offrent une bibliothèque, une collection de journaux et de revues, et des cours sur les sciences appliquées aux arts et sur les branches les plus usuelles des connaissances humaines. L’institution, qui remonte à 1823, obtint d’abord un prodigieux succès. De Londres, elle se répandit dans toutes les villes de la Grande-Bretagne, et pénétra bientôt jusque dans les plus petites localités. Les résultats ont-ils répondu à cette confiance universelle ? Pas toujours ; les professeurs ont délaissé trop souvent les questions spéciales pour les matières littéraires ; trop souvent aussi des embarras financiers sont venus ralentir un premier essor. Les mechanics’ institutions avaient été montées sur un pied coûteux. On donnait bien des fêtes et des bals au profit de ces réunions, on recevait bien quelques souscriptions de la munificence aristocratique ; mais ces ressources ne suffisaient pas généralement aux besoins. Il fallut faire de larges appels à la bourse des sociétaires. Les ouvriers ne voulurent pas toujours y répondre, et ils s’éloignèrent, au moins dans un certain nombre de villes, de ces établissemens créés pour eux ; ils y furent remplacés par des commis ou de petits boutiquiers qui vont y chercher des récréations plutôt qu’une instruction sérieuse. Malgré ces déviations, les cercles fondés sous le nom de mechanics’ institutions ont rendu des services véritables toutes les fois qu’ils ont été prudemment administrés. On a fait le calcul que quatre cents de ces établissemens possédaient plus de cinq cent mille volumes dans leurs bibliothèques, et donnaient par an plus de quatre mille leçons sur des sujets divers. Bien qu’à l’origine whigs et tories eussent également songé à s’en faire un moyen d’influence politique, l’idée première qui avait présidé à ces créations était une idée libérale ; on voulait appeler l’esprit des artisans en dehors du cercle de leurs occupations manuelles ; on voulait élargir l’horizon de leur intelligence. Pour que les mechanics’ institutions produisissent tout le bien qu’en attendaient les fondateurs, il aurait fallu les consacrer exclusivement à un enseignement spécial. Ramenées dans ces conditions, dégagées d’un faste inutile, elles pourraient être alimentées avec les ressources propres des sociétaires, aidés seulement au début par des souscriptions qui ne manquent jamais en Angleterre aux œuvres vraiment utiles. On commence à réunir ces maisons sous la même administration que les écoles populaires : c’est là une bonne mesure. S’il importe que l’institution ne se confonde pas avec l’enseignement ordinaire, elle se trouvera moins exposée en s’en rapprochant à perdre de vue le seul rôle qu’elle doive remplir, celui de procurer aux ouvriers adultes les connaissances nécessaires pour l’exercice de leur état.

C’est ailleurs, c’est dans les écoles des paroisses annexées aux workhouses, dans les ragged schools (écoles en haillons), qu’il faut chercher l’instruction industrielle destinée aux enfans que la détresse ou les vices des parens réduisent à la misère. Le régime des ragged schools n’est pas inattaquable, la critique économique y pourrait relever des abus ; mais enfin l’Angleterre doit à ces écoles la première application un peu large de l’enseignement industriel (industrial training). Auparavant, on recueillait et on nourrissait les enfans dans les asiles des paroisses, on ne les préparait pas à se suffire à eux-mêmes. Pauvres êtres abandonnés sans état, sans valeur active, sans ressources, sans espérance, ils grandissaient pour l’éternelle misère ; et quelquefois pour être la honte et la plaie de la société. Leur âge mûr n’avait en perspective que le refuge abrutissant des workhouses. En face de cette jeune et misérable population des ragged schools, on se demande encore chez nos voisins quel est le meilleur mode d’enseignement à introduire dans ces maisons. Faut-il instruire les enfans en vue d’une émigration lointaine dans les colonies anglaises ? Faut-il leur apprendre à exécuter un travail qui leur permette de gagner leur vie dans la métropole ? — Jusqu’à ce jour, les écoles des pauvres se sont trop préoccupées de l’émigration ; elles ont trop souvent considéré leurs jeunes hôtes comme une matière toute prête pour ce que les Anglais appellent le drainage humain (human drainage). Il vaut mieux tendre à mettre les enfans en mesure de se rendre utiles, même dans leur patrie, s’ils y restent. Supposez que la nécessité ou leur goût les appelle à la vie du pionnier dans les vastes solitudes de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande ; il suffit qu’ils soient habitués à un rude labeur pour pouvoir supporter les exigences de leur nouvelle situation. Les établissemens qui obtiennent aujourd’hui les meilleurs résultats, notamment l’école des apprentis de Norwood et l’école industrielle de Limehouse, sont précisément ceux qui répudient tout système exclusif ; mais, si l’émigration ne doit pas être la seule perspective des ragged schools, qu’on se garde bien d’y enseigner des métiers dont l’exercice demanderait le moindre capital. Autrement l’avenir des enfans serait voué à la plus cruelle de toutes les souffrances, à celle qu’engendre l’impossibilité de tirer parti de son savoir-faire.

Les écoles industrielles de la Grande-Bretagne ne sont, comme on voit, que des corollaires de la loi sur les pauvres. Cette idée éclate partout. L’industrial training est le moyen employé par la charité locale pour préparer les enfans indigens à se soustraire par le travail au triste héritage qu’ils tiennent de leurs familles. L’école d’apprentis de Norwood a été établie sous le patronage de la commission de la loi des pauvres. L’united industrial school d’Édimbourg, une de celles où l’enseignement pratique est le mieux organisé, distribue à ses élèves le pain qui manque à leur misère. Comme nous n’avons pas en cette matière une législation analogue à celle de nos voisins, l’enseignement industriel ne saurait évidemment pas reposer chez nous sur une base aussi rétrécie. Qu’on s’occupe en France de l’instruction pratique des enfans pauvres, rien de plus nécessaire : la politique le demande aussi bien que la morale ; mais l’arène ouverte à l’enseignement professionnel est beaucoup plus étendue. De notre sol, remué par la philosophie du XVIIIe siècle et par la révolution française, ont surgi des exigences d’un caractère infiniment plus général. Au lieu d’appartenir au domaine de la bienfaisance, les écoles industrielles deviennent en France une institution économique. Elles doivent s’adresser surtout à cette partie de la population ouvrière qui peut nourrir ses enfans, mais qui a besoin d’être aidée pour les instruire. Elles intéressent encore à un degré plus élevé tous les jeunes gens des classes aisées qui se destinent aux professions industrielles : nos voisins n’ont pas organisé pour ces derniers un enseignement particulier ; les mœurs publiques et privées comblent le vide laissé par les institutions. Autour du foyer domestique, sous l’inspiration paternelle, dans les ateliers et les usines, les enfans reçoivent presque à leur entrée dans la vie une direction pratique. Ils apprennent qu’ils ont devant eux une carrière de travail, et que le meilleur moyen de la féconder, c’est de l’aimer et de s’y tenir. Cette influence des traditions de famille, sous le toit le plus humble comme dans les palais somptueux, forme un des traits distinctifs de la sociabilité anglaise ; elle fournit des ressources particulières à l’enseignement professionnel. Cependant, malgré la différence des situations, le système suivi de l’autre côté de la Manche en ce qui concerne les enfans pauvres reste pour nous un sujet d’études éminemment utile.

La Belgique et la Prusse sont, après la Grande-Bretagne, les deux contrées où les tentatives accomplies offrent le plus d’intérêt. Depuis quelques années, la Belgique a fait de grands efforts pour constituer un mode spécial d’instruction. Une loi de 1850 vient d’y prescrire l’organisation de ce qu’on appelle l’enseignement moyen. Les établissemens d’instruction moyenne sont de deux degrés : les écoles moyennes supérieures, les écoles moyennes inférieures. Ces institutions peuvent dépendre du gouvernement, de la province ou de la commune. Les écoles moyennes supérieures comprennent deux sections, une pour les humanités, une autre pour l’enseignement professionnel ; mais dans cette dernière section, comme dans les écoles moyennes inférieures, l’instruction a-t-elle bien le caractère pratique qu’on a prétendu lui imprimer ? Le programme des études renferme, on ne saurait le nier, des élémens tout-à-fait techniques. Ainsi, dans les écoles moyennes inférieures, on enseigne le dessin linéaire et industriel, l’arpentage et les autres applications de la géométrie. Dans la section professionnelle des écoles supérieures, on ajoute aux mathématiques élémentaires la physique, la mécanique, la chimie, les élémens de l’économie industrielle, etc. Les programmes peuvent d’ailleurs être modifiés suivant le besoin des diverses localités. Cet enseignement peut convenir à la grande et à la petite bourgeoisie ; mais ce n’est pas là l’instruction pratique telle que nous la concevons dans des écoles vraiment industrielles ouvertes aux populations ouvrières. Il n’y a pas de place pour ces institutions dans le système de la loi belge de 1850. Peut-être cette loi a-t-elle en outre le tort de poser en principe que la section d’humanités et la section professionnelle des écoles supérieures seront réunies, à moins d’une décision exceptionnelle prise par le gouvernement. Rien ne serait plus propre à dénaturer peu à peu le caractère de l’instruction spéciale. Avant 1850, une sorte d’enseignement industriel était déjà annexée à quelques-uns des athénées. On peut se convaincre, d’après les rapports officiels[1], que moins la section professionnelle était rapprochée de la section littéraire, et plus l’enseignement technique avait de réalité. À Gand, par exemple, où l’instruction industrielle était mieux constituée que partout ailleurs, les deux sections avaient été séparées. À Liège, le rapprochement était très intime, et l’enseignement professionnel presque nul ; Mons et Tournay se trouvaient à peu près dans le même cas : on y avait greffé sur le collége latin une instruction spéciale tout-à-fait insignifiante. La loi de 1850 n’a pas eu sans doute l’intention de mêler les deux enseignemens ; mais elle aurait dû rendre la séparation absolue.

À l’instruction spéciale que sont appelées à fournir les institutions d’enseignement moyen, se rattache le musée de Bruxelles, que dirige un homme éminemment entendu dans les matières industrielles. Ce musée contient une collection de machines et un cabinet de physique. Il est entretenu dans un bon état ; mais, faute d’argent, on ne saurait l’enrichir. On n’y fait pas de cours public sur les sciences appliquées ; un professeur de dessin de machines y est seulement attaché, et forme tous les ans une douzaine d’élèves qui se placent ensuite dans les grandes usines du pays. Il avait été question d’annexer au musée de Bruxelles une école pour la gravure sur pierre ; une réduction opérée dans le budget a fait ajourner indéfiniment la réalisation de ce projet. Le musée possède une bibliothèque technologique qui reçoit tous les bulletins industriels du monde, en échange du bulletin de l’établissement. L’école centrale de Bruxelles se lie encore à l’enseignement industriel ; elle est tout-à-fait indépendante des athénées ; on lui reproche de se montrer trop accommodante pour les prétentions de ses élèves et d’avoir un programme plus pompeux que solide. En résumé, l’enseignement professionnel que la politique du gouvernement belge a cherché à constituer convient surtout à la population aisée. Les écoles industrielles pour les classes laborieuses manquent encore dans le pays. Il existe bien des établissemens appelés écoles de manufactures, qui se sont même multipliées depuis peu en une forte proportion, surtout dans les Flandres ; mais ce sont de simples ateliers qui prennent à tort le nom d’écoles.

Le régime adopté en Prusse diffère complètement de celui qu’a inauguré en Belgique la loi de 1850. Toute ville un peu importante possède un gymnase et une école supérieure dite école civique ou bourgeoise. Ces deux établissemens sont indépendans l’un de l’autre. L’école supérieure se divise bien en deux sections comme les athénées belges une section littéraire et scientifique appropriée aux besoins de la bourgeoisie, et une section industrielle proprement dite ; mais là s’arrête la ressemblance. Tandis que chez les Belges l’enseignement professionnel a pour principal élément des notions plus ou moins étendues sur les sciences mathématiques et physiques, toute l’instruction des écoles industrielles de la Prusse se dirige vers les arts et métiers, dont les études plastiques et graphiques forment la base. La constitution économique du pays assure à ces écoles un rôle déterminé. Le principe de la liberté du travail n’est pas, en Prusse, la loi souveraine de l’industrie. Des conditions sont imposées pour l’exercice de certaines professions : ainsi il faut avoir un certificat de capacité pour être charpentier, maître maçon, fontainier, constructeur de moulins, etc. La section industrielle des écoles bourgeoises donne les connaissances nécessaires pour obtenir ces titres. Au-dessus de ces institutions disséminées sur toute la surface du royaume, il existe à Berlin un institut central de l’industrie, où les meilleurs élèves des écoles bourgeoises peuvent obtenir une bourse et venir perfectionner leurs études. Cet établissement embrasse quatre sections d’états : 1° les constructeurs de bâtimens (maçons, charpentiers, menuisiers) ; 2° les ciseleurs, graveurs, lapidaires, sculpteurs en bois et en ivoire, fondeurs en bronze ; 3° les teinturiers et les fabricans de produits chimiques ; 4° les mécaniciens. Une telle division révèle évidemment des intentions tout-à-fait pratiques. Cependant on a accusé l’institut de Berlin de viser à l’art et de s’écarter ainsi de son but ; au lieu d’ouvriers habiles, on y formerait plutôt des artistes, dont l’industrie n’a pas autant besoin.

Dans les autres parties de l’Allemagne, l’instruction industrielle, sans être organisée comme en Prusse, compte pourtant des institutions nombreuses qui rendent des services incontestables dans les localités où elles existent. Déjà, durant la seconde partie du dernier siècle ; la Bohême avait vu naître et prospérer plusieurs de ces écoles, où le travail matériel était associé à la culture de l’esprit. Quelques hommes de bien avaient voué leur existence à la propagation de cet enseignement mixte. Une classe d’industrie fondée à Prague servit de modèle aux établissemens du même genre. Le Hanovre et la Hesse suivirent bientôt cet exemple. Dans le premier de ces deux pays, Goettingue créa d’abord une école dont l’administration encouragea l’essor, et qu’elle prit ensuite pour type de fondations ultérieures. Dans la Hesse, la société des arts de Cassel plaça sous son patronage l’institution, à peine introduite dans cette dernière ville. La Bavière, la Saxe, la ville de Hambourg, établirent aussi des classes industrielles appropriées à divers âges de la vie. Ces écoles se sont particulièrement multipliées dans le Wurtemberg et dans le duché de Bade, où elles exercent une influence salutaire. Le gouvernement de Stuttgart en a même rendu la fréquentation obligatoire pour les enfans des familles qui sont inscrites sur le livre de l’assistance publique : c’est là une condition pour obtenir des secours. Partout en Allemagne le régime de ces maisons est à peu près le même. Le travail manuel succède à l’instruction primaire. Les jeunes gens faisant partie des divisions d’une même école se remplacent successivement à l’atelier et dans les classes. Les travaux sont répartis de façon qu’un même exercice ne se continue pas assez long-temps pour fatiguer l’attention des élèves.

Ce mode d’instruction, que l’Allemagne a si favorablement accueilli, compte en Suisse plusieurs établissemens destinés aux enfans de l’un et de l’autre sexe, notamment à Bâle, à Lausanne, à Berne, etc. Il y a plus de vingt ans que la société helvétique pour l’instruction publique s’est prononcée dans un sens favorable à ces institutions. Parmi les états de l’Europe centrale, la Hollande est peut-être celui où l’enseignement industriel est le moins développé. On pourrait s’étonner qu’il en soit ainsi dans un pays où tout est dirigé vers l’utile, si on ne savait pas que les mœurs privées des familles sont chez le peuple hollandais un moule où se façonne l’éducation professionnelle des enfans. La question a perdu de son importance, il faut le dire, depuis la séparation des provinces belges, qui étaient le principal siège de l’industrie nationale. C’est surtout en vue des exigences de la Belgique qu’avait été rendue en 1825 une ordonnance royale pour instituer dans les universités des cours de chimie et de mécanique appliquées aux arts. Aujourd’hui, en fait d’institutions spéciales, la Hollande n’a guère qu’une école, fondée à Delft en 1832, qui forme des ingénieurs, et dont l’état fait les frais. L’athénée de Maëstricht se distingue aussi des autres établissemens du même genre par un ensemble de cours scientifiques un peu plus rapprochés de la pratique. Il n’y a pas en Hollande, sous le rapport de l’instruction professionnelle, un mouvement comparable à celui qui s’opère en Belgique ; on dirait d’ailleurs que le Rhin forme entre les deux peuples, en ce qui concerne les communications intellectuelles, une muraille chinoise. La Haye est plus loin de Bruxelles que Londres, Paris ou Berlin.

Dans le midi de l’Europe, l’Italie elle-même, la molle Italie, a déployé plus d’efforts que l’infatigable et laborieuse nation néerlandaise. Elle est moins arriérée que ne le feraient supposer les fréquens déchiremens auxquels elle a été en proie. On ne doit citer qu’en passant certaines créations annexées aux hospices de Rome et de Naples, et qui remplissent, à l’égard des enfans pauvres, le rôle d’écoles professionnelles ; mais, dans le royaume, lombard-vénitien, dans les états sardes, des institutions spéciales sont consacrées à un enseigneraient technique. En Lombardie, ces écoles sont généralement fondées et soutenues par des familles riches que la politique autrichienne a tenues écartées des fonctions publiques, et qui ont cherché dans des œuvres utiles un moyen d’exercer leur activité dédaignée. Le cabinet de Vienne a vu naître ces écoles sans ombrage ; durant sa longue carrière ministérielle, M. de Metternich les a regardées comme un élément de cette bonne administration par laquelle il aurait voulu faire oublier la liberté absente et la nationalité perdue. Dans la Sardaigne, l’école industrielle de Novare, fondée, il y a une quinzaine d’années, par un grand acte de munificence individuelle, reçoit des enfans des deux sexes dans des bâtimens spéciaux, et se préoccupe à la fois d’exercer leurs forces physiques par la pratique de divers métiers et d’éclairer leur esprit par l’instruction élémentaire.

Ainsi, le sentiment plus ou moins prononcé des besoins de l’éducation professionnelle pour les classes laborieuses se retrouve à peu près partout ; mais en réalité cet enseignement n’existe guère encore qu’à l’état d’ébauche. Nulle part il n’est mis d’une manière assez libérale et assez complète à la portée des familles ouvrières. Il y a seulement une tendance plus ou moins marquée à s’avancer dans cette voie. Laissant de côté les résultats obtenus, si nous comparions les exigences particulières créées par la situation des divers pays, nous verrions surgir des différences encore plus frappantes. Les états du Nord ont d’autres besoins que ceux du Midi. Les intérêts économiques ont généralement pris dans les premiers un essor beaucoup plus rapide et beaucoup plus étendu que dans les autres. Ce n’est pas pourtant que le génie industriel manque aux nations méridionales ; mais ce génie s’y tourne de préférence vers l’art. Le sentiment délicat des proportions et des formes, l’idée du beau, passent avant la recherche de l’utile. Sans aller prendre bien loin nos exemples, mettons en parallèle les productions de nos cités méridionales, Lyon, Saint-Chamond, Tarare, Nîmes, etc., avec les articles analogues fabriqués en Angleterre. On reconnaît bien vite que ce n’est pas ici qu’excelle l’industrie manufacturière de nos voisins ; ses produits plus communs visent à se rendre accessibles à l’immense majorité des consommateurs. En outre, les nations du Nord se distinguent par une plus grande intelligence du négoce, par le goût des spéculations et des entreprises. L’éducation commerciale est chez elles fort avancée, et s’y fait toute seule pour ainsi dire, tandis qu’elle est à peu près nulle chez les peuples du Midi.

Ces distinctions étaient indispensables pour qu’on pût apprécier la situation relative des états européens, et se rendre compte du but vers lequel doit principalement tendre dans chaque contrée l’éducation professionnelle des masses : il s’agit maintenant de savoir en quelle mesure la France s’associe au mouvement qui pousse les sociétés modernes à rendre l’instruction spéciale dans tous les rangs, et quelles sont les ressources que possède notre pays en fait d’enseignement industriel.

II

Avant et depuis la révolution de février, on a beaucoup disserté sur l’instruction professionnelle. En cette matière comme en beaucoup d’autres, on dirait qu’au lieu d’aborder la question pour la résoudre, nous n’y avons cherché qu’un sujet de controverse. Nous en sommes encore réduits à de rares établissemens, isolés les uns des autres, qui ne se mêlent guère à la vie quotidienne des populations, et ne sauraient s’emparer des esprits et des mœurs de manière à réagir sur la conduite et sur les habitudes des familles.

Dans la hiérarchie des institutions vouées à cet enseignement spécial, le premier rang appartient au Conservatoire des arts et métiers de Paris. Ce grand établissement remplit un double rôle : il forme des collections de modèles, dessins ou descriptions de machines, instrumens, appareils et outils propres., et l’industrie ; il donne des leçons publiques sur les sciences mathématiques et physiques appliquées aux arts. L’idée première du Conservatoire avait été conçue, sous le règne de Louis XVI, par un mécanicien fameux, qui semblait avoir puisé aux sources mêmes de la vie une ame pour en doter ses merveilleux appareils. La pensée de Vaucanson, transformée en loi dans le cours de l’an ni de l’ère révolutionnaire, ne fut véritablement réalisée qu’en l’an VI. Depuis cette époque, le Conservatoire a suivi les développemens de l’industrie nationale ; ses moyens d’action se sont successivement accrus au point de vue de son double rôle. Il comprend aujourd’hui quatre élémens : les collections d’instrumens, une bibliothèque spéciale, l’enseignement supérieur, une petite école pratique élémentaire[2].

Les galeries, qui renferment des richesses matérielles très précieuses, forment ce qu’on peut appeler les archives des arts industriels. Dès son origine, le Conservatoire avait recueilli, outre les appareils de Vaucanson, les machines entassées dans les greniers de l’Institut, les machines et outils d’horlogerie de Ferdinand Berthoud, le riche cabinet de physique de l’habile et intrépide Charles, et les instrumens déposés dans la galerie des arts mécaniques de la maison d’Orléans. Enrichies chaque année, ces collections se sont étendues à d’autres objets, et composent aujourd’hui treize galeries.

L’enseignement supérieur a été institué vers les commencemens de la restauration. Jusqu’en 1817, il y avait seulement au Conservatoire un dessinateur et trois démonstrateurs qui devaient donner des conseils et des explications à ceux qui venaient les consulter. En fait, ces fonctions étaient restées à peu près inutiles au public. Mieux valaient des cours réguliers, comme ceux qui s’ouvrirent en 1819 sur la géométrie appliquée aux arts, la chimie industrielle et l’économie industrielle. Auprès de ces trois premières chaires, on en a érigé d’autres, sous le gouvernement de juillet, pour la mécanique industrielle, la géométrie descriptive, la chimie appliquée aux arts, la législation industrielle, l’agriculture et les arts céramiques. Placé au centre d’un quartier populeux, cet enseignement attire un auditoire qui se compose en majorité d’hommes appartenant aux professions laborieuses. C’est le mérite des cours du Conservatoire d’être clairs, simples, accessibles à toutes les intelligences et de tendre immédiatement à l’application. La théorie s’y montre sans cesse en contact avec les faits. Avides de s’instruire, les ouvriers se pressent à ces leçons ; ils y accourent chaque soir en quittant l’atelier. C’est un heureux symptôme à signaler que l’ordre admirable qui règne au milieu de ces auditeurs en blouse entassés dans un amphithéâtre immense et qui se trouve souvent trop étroit. Tout le monde y est silencieux et attentif. Il n’y a pas là d’exemple de ces scandales qui se sont trop souvent produits dans un enseignement plus élevé.

La bibliothèque du Conservatoire des arts et métiers est appropriée au rôle de l’établissement ; elle se distingue par une belle collection d’ouvrages scientifiques français et étrangers ; on y trouve toutes les publications qui peuvent éclairer les praticiens dans les diverses branches des arts industriels. Quant à la petite école fondée sous l’empire, elle peut être regardée comme une école primaire de l’industrie raisonnée. Les trois cours de géométrie descriptive et élémentaire, de dessin des machines et d’architecture, et de dessin industriel, qui y sont institués, sont fréquentés par cent cinquante à deux cents élèves.

En dernière analyse, le Conservatoire des arts et métiers, tel qu’il est constitué, offre des élémens précieux pour l’instruction industrielle.. Ouvriers, contre-maîtres, chefs d’établissemens, enfans des familles laborieuses, y peuvent venir puiser un enseignement qui éclairera devant eux la carrière du travail. L’achèvement des constructions entreprises depuis six ans permettra de rendre plus faciles et plus étendues les communications réclamées par l’intérêt publie. De larges améliorations viennent déjà d’être réalisées. D’autres développemens projetés par une administration active et intelligente élargiront encore l’arène ouverte à l’action de cet établissement. On se demande toutefois si, en se bornant à ces termes, l’éducation industrielle, envisagée dans ses rapports avec les besoins du pays tout entier, trouverait là une grande cause de progrès, si les diverses questions qu’elle soulève seraient plus près d’être résolues. Comme aujourd’hui, nous aurions toujours au Conservatoire le faîte d’un édifice, mais d’un édifice dont le corps n’est représenté que par des lignes éparses. Quelle que soit d’ailleurs la richesse des collections de l’ancienne abbaye Saint-Martin, quel que soit l’essor qu’il donne à son enseignement, le Conservatoire ne saurait remplacer les institutions locales. Dans ces dernières réside le germe le plus fécond de l’instruction professionnelle des classes ouvrières.

Les trois écoles d’arts et métiers de Châlons, d’Angers et d’Aix, qui, comme le Conservatoire, relèvent directement de l’état, se lient de plus près à l’enseignement pratique. La plus ancienne, celle de Châlons, établie un moment à Compiègne, a été instituée par un arrêté du gouvernement consulaire de l’an XI. La seconde, créée en 1811, avait été placée d’abord par la politique impériale à Beaupréau, au milieu du pays vendéen, pour devenir dans cette région peu avancée un centre d’activité nouvelle. La troisième date seulement de 1843. Les écoles d’arts et métiers sont destinées à former des ouvriers habiles ; chacune d’elles se divise en quatre ateliers : la forge, la fonderie, l’ajustage et la menuiserie. Les trois établissemens de Châlons, d’Angers et d’Aix sont inscrits au budget de 1851 pour 1 million 1,000fr. ; mais, en déduisant de ce chiffre les sommes payées par les élèves pensionnaires et le produit de la vente des objets fabriqués, la dépense nette qu’ils imposent au trésor ne monte guère au-dessus de 600,000 fr. Il s’agit de savoir si les résultats justifient ces sacrifices, et si ces écoles ont répondu à la pensée qui leur a donné naissance.

L’existence de ces institutions, ou tout au moins de l’une d’elles, a été récemment menacée par la commission du budget de 1851. On soutenait que la majorité des élèves ne suivaient pas la carrière industrielle pour laquelle on avait entendu les préparer, et que la théorie tenait trop de place dans l’enseignement. À la première de ces objections, on a opposé des chiffres officiels, d’où il résulte que plus de la moitié des élèves sortans chaque année entrent dans l’industrie comme ajusteurs, fondeurs, forgerons, mécaniciens ou menuisiers. Encore parmi les autres en trouve-t-on un certain nombre qui se placent dans les ponts-et-chaussées comme piqueurs ou conducteurs ; quelques-uns sont occupés comme dessinateurs soit dans les ateliers de construction de machines, soit chez des architectes. Les écoles d’arts et métiers contribuent encore en une proportion notable au recrutement des compagnies de mécaniciens pour les bateaux à vapeur de l’état. Ainsi, dans les sept dernières années, on a admis près de cent élèves de ces écoles en qualité de contre-maîtres ou de chauffeurs. Quant au partage qui s’opère dans l’enseignement entre la théorie et la pratique, il suffit de dire que les élèves passent sept heures et demie par jour dans les ateliers et cinq heures et demie seulement dans les classes et dans les salles de dessin. Les professeurs sont rigoureusement astreints à se placer dans leurs leçons au point de vue le plus usuel, à celui d’où l’esprit voit le mieux le moyen de tirer parti des connaissances acquises. Lorsque le concours a été substitué, il y a deux ans, au choix ministériel pour la nomination des professeurs, les programmes ont été rédigés de manière à écarter les hommes de théorie qui ne sauraient pas exécuter eux-mêmes ce qu’ils enseignent. Ainsi tombent devant les faits les accusations dirigées contre l’enseignement des écoles d’arts et métiers. Porter atteinte à l’institution, amoindrir encore l’enseignement industriel dans notre pays, c’eût été agir dans un sens diamétralement opposé aux vrais besoins de la situation.

Le principal avantage des écoles ne consiste pas à nos yeux dans l’in fluence directe qu’elles exercent sur l’industrie nationale. Les deux cent cinquante élèves qui en sortent à peu près chaque année représentent à peine la millième partie des ouvriers que la France voit se former durant le même laps de temps ; mais les écoles offrent un niveau d’enseignement qui sert au dehors de terme de comparaison et de modèle. Les élèves apportent dans les ateliers privés des connaissances théoriques qu’ils ne pourraient point y acquérir, et qui éclairent fort utilement la pratique. Ouvriers encore imparfaits, ils se perfectionnent plus vite que d’autres et sont plus aptes à devenir d’excellens contre-maîtres. Tandis que chez divers peuples étrangers les mœurs, comme nous l’avons vu, suppléent aux institutions, chez nous les écoles viennent stimuler un peu nos mœurs rebelles. Elles ont encore une destination d’une importance plus haute : elles pourront être une pépinière de professeurs pour cet enseignement industriel dont le pays attend l’organisation, et auquel nous cherchons en ce moment même à préparer la route. Une fois éprouvés par la pratique dans les usines et les manufactures de l’industrie privée, les bons élèves pourront prêter un concours utile au développement de cette éducation spéciale qui aura besoin d’un corps enseignant particulièrement approprié à ses exigences.

Une institution établie à Paris, l’École centrale des arts et manufactures, peut aussi concourir à l’accomplissement de cette même œuvre. Une pareille fonction justifierait seule l’aide que le gouvernement lui accorde, et qui lui confère une sorte de caractère public[3]. Éprouvée par une existence de vingt ans, l’École centrale a pleinement justifié la pensée de ses fondateurs ; elle est consacrée à former des ingénieurs civils, des directeurs d’usines, des chefs de fabriques et de manufactures. Avec les quatre grandes spécialités qu’elle embrasse, les arts mécaniques, les arts chimiques, la métallurgie et la construction des édifices, elle dirige ses élèves dans toutes les branches du travail industriel. Depuis que la chimie a franchi l’enceinte des laboratoires pour entrer dans les usines et y perfectionner les procédés de fabrication, depuis qu’on a cherché dans la physique les moyens d’employer la chaleur et la vapeur, qui sont devenues un si puissant instrument de production, l’industrie n’a pu rester abandonnée à l’empirisme. Il n’est pas Une seule fabrique qui n’ait été obligée de demander à la science des moyens plus prompts, plus sûrs, plus économiques. L’École centrale satisfait à ce besoin. Par les études physiques et chimiques, elle prépare des hommes spéciaux pour la direction des travaux industriels, de même que l’École polytechnique, par l’étude des sciences mathématiques, forme une pépinière pour les travaux publics et pour quelques autres professions spéciales.

Au-dessous de ces divers établissemens, qui ont un caractère de généralité, viennent des institutions qu’on peut appeler locales. Ces dernières se divisent, au point de vue de leur destination, en deux larges catégories : les unes ont pour but d’enseigner tel ou tel élément des sciences envisagées dans leurs rapports avec les arts industriels ; les autres, plus spéciales, portent principalement sur la pratique même d’un art, d’un métier, ou sur des connaissances accessoires qui sont indispensables pour l’exercer. Quand on veut mesurer l’influence réelle des unes et des autres, il faut les considérer dans le lieu même où elles existent ; mais on ne saurait alors trop se tenir en garde contre les apparences. Le mot professionnel est à la mode. Vous le voyez adopté par de nombreux établissemens qui n’ont pas le moindre caractère pratique, et dans lesquels on ne songe guère à préparer les enfans pour les carrières industrielles. Aussi, malgré certaines additions faites au programme en vue de justifier un nom nouveau, ces maisons rentrent dans le domaine de l’enseignement ordinaire. On a essayé d’introduire dans les écoles primaires du second degré l’étude des principes de quelques-unes des sciences les plus susceptibles d’application. Cependant il y en a bien peu qui puissent être signalées comme la source d’une éducation technique même incomplète. Les frères des écoles chrétiennes s’efforcent tout particulièrement, depuis plusieurs années, d’imprimer ce caractère à quelques-unes de leurs excellentes institutions : ils y réussiront vraisemblablement ; mais, pour le moment, sans contester certains résultats partiels, nous ne voyons encore là que l’instruction élémentaire plus ou moins développée, et, en recherchant quelles sont dans les diverses zones de la France les ressources de l’enseignement industriel, nous ne devons y relever que les seuls élémens pratiques.

Dans la région septentrionale, où l’industrie manufacturière domine en souveraine, nous n’apercevons guère que le dessin appliqué aux arts et métiers qui soit enseigné gratuitement. Les écoles de dessin établies dans la plupart des villes un peu importantes sont, en général, de création assez récente. Les plus anciennes datent de la restauration ou de l’empire ; trois ou quatre ont une origine plus reculée ainsi l’école d’Arras, dont l’enseignement se rapporte en partie aux professions industrielles, avait été fondée par les états-généraux d’Artois en 1775 ; celle de Saint-Omer remonte à 1780, et celle de Calais à 1787. Partout ces institutions sont fort appréciées des populations ouvrières. Certaines classes réunissent jusqu’à cent cinquante élèves. Quelques-unes sont spéciales pour les enfans ; le plus grand nombre concernent les adultes. Le dessin d’architecture et du bâtiment y occupe assez souvent une place. On y donne beaucoup plus rarement des notions de géométrie pratique pour la coupe des pierres, des bois, etc. Quelques rares essais pour l’enseignement de la mécanique élémentaire méritent à peine d’être mentionnés. On avait établi à Arras, en 1833, un cours public de modelure et de broderie ; mais il a été malheureusement interrompu. Dans toute cette zone si populeuse qui s’étend des frontières de la Belgique jusqu’aux extrémités occidentales de la Normandie, et renferme des métropoles manufacturières comme Rouen et Lille, on ne saurait guère citer que deux petites institutions locales qui aient réellement le caractère d’école industrielle. L’une est située à Dieppe : c’est une école pour la dentelle et la couture ouverte aux jeunes filles. Fondée sous la restauration, accrue sous le gouvernement de juillet, elle reçoit environ trois cents élèves, et, tout en leur donnant l’instruction primaire, elle leur enseigne un état. L’établissement a exercé une influence heureuse sur la fabrication des dentelles ; on y a réuni, depuis 1836, un internat où quelques jeunes filles pauvres sont nourries et entretenues gratuitement ; et élevées pour former des ouvrières de choix et des sous-maîtresses. L’autre institution, située à Mesnières, dans l’arrondissement de Rouen, recueille une soixantaine de jeunes garçons orphelins et les prépare à un métier dans des ateliers appropriés à diverses professions manuelles. Quelques sociétés locales, comme la Société des travailleurs de Saint-Quentin, etc., essaient de propager certaines connaissances spéciales parmi les populations laborieuses ; mais on n’a pu encore obtenir sur ce terrain que d’assez faibles résultats.

Dans nos départemens de l’est, le domaine de l’instruction industrielle est un peu moins restreint. On y trouve quelques écoles, quelques institutions techniques, qui s’adressent aux ouvriers. Les classes de dessin y sont plus multipliées que dans le nord, et y prennent en général une tendance plus essentiellement manufacturière. Des fabriques de la Suisse, de l’Allemagne et de l’Angleterre ont appelé plus d’une fois dans leurs ateliers d’impression sur étoffes des dessinateurs, des graveurs et des coloristes formés dans les écoles gratuites du Haut-Rhin. Certaines classes de dessin moins spécial rendent cependant de remarquables services à l’industrie. On peut le dire surtout de l’école de Saint-Étienne, où s’instruisent ces dessinateurs de tout genre employés par les fabriques locales, et surtout par la rubannerie, si jalouse du bon goût de ses articles de mode. À l’enseignement du dessin sont annexés de temps en temps des cours publics fondés et entretenus par les villes, notamment des cours élémentaires de chimie, de mécanique, de physique et de mathématiques, propres à développer dans l’esprit des ouvriers l’intelligence de leur profession. Parmi les cités qui jouissent à un degré quelconque d’un enseignement de ce genre, on peut nommer Metz, Mulhouse, Colmar, Bar-le-Duc, Besançon, Reims, Nancy, Dijon, Rive-de-Gier, Langres, etc. Quelquefois ces créations sont dues à l’initiative individuelle ainsi, à Besançon, c’est un simple citoyen qui a fondé en 1823 un cours public et gratuit sur les mathématiques dans leurs rapports avec les arts. À Bar-le-Duc, des cours industriels avaient été institués par une association de souscripteurs ; ils ont été pris à la charge du budget communal. Des sociétés particulières, à la tête desquelles figure, par son influence et ses ressources, la Société Industrielle de Mulhouse, ont stimulé l’activité locale et donné l’élan aux populations. Dans une petite ville de la Côte-d’Or, à Sémur, une société privée a établi des cours de physique et de chimie. Quelques manufacturiers sont entrés dans la lice : ainsi, dans un grand établissement de Guebwiller (Haut-Rhin), on donne aux ouvriers des leçons gratuites sur le dessin linéaire, la géométrie et les machines.

On rencontre encore dans l’est de la France plusieurs institutions vouées à une destination toute spéciale. Les plus importantes, celles dont le régime mérite le plus d’être étudié, sont situées à Lyon, Strasbourg, Nancy et Saint-Étienne. La ville de Lyon vient, sous ce rapport, au premier rang comme sous celui de la population et de la richesse industrielle. Outre l’école Lamartinière, qui joint à l’enseignement de la mécanique, de la physique, de la chimie et du dessin, des cours sur la fabrication des étoffes, un assez grand nombre d’institutions particulières démontrent par pratique le tissage au métier, et par théorie la décomposition des étoffes ; elles apprennent ainsi à monter les métiers conformément à tous échantillons donnés. On y enseigne la mise en carte, le dessin pour la fabrique, la comptabilité des ateliers ; ces leçons pénètrent, comme on le voit, au cœur même de l’industrie lyonnaise ; il serait à désirer seulement que l’instruction fût ici plus libéralement dispensée, et que la ville la rendît gratuite. Lyon compte aussi des cours de tracé de figures et de coupe des pierres, et plusieurs écoles de dessin pour les ouvriers menuisiers ; mais on regrette encore qu’il faille payer pour y être admis. Strasbourg possède une école industrielle fort bien organisée et entretenue par la munificence communale. En dehors d’un enseignement théorique élémentaire sur les sciences mathématiques et physiques, l’instruction pratique y comprend le travail- du fer à la forge et à l’étau, l’art du tourneur, la menuiserie, la lithographie, les manipulations chimiques. Pour le choix de l’atelier, on se règle sur les goûts et l’aptitude des élèves. À Nancy, on a créé, il y a quelques années, une maison pour les apprentis sur un plan tout-à-fait neuf. Les résultats obtenus ont paru dignes des encouragemens du conseil-général de la Meurthe. Les apprentis forment une famille et s’appellent frères. Les infractions au règlement sont jugées par un tribunal composé de tous les apprentis qui ont obtenu un certain nombre de bonnes notes ; la bonne note est votée par tous les élèves. Les peines consistent dans un système de réparations tirées de la nature même de chaque faute. Ainsi, celui qui rompt le silence quand le silence est ordonné, est condamné à le garder quand il est permis de parler. Lorsque deux apprentis se querellent, ils doivent s’embrasser et devenir compagnons de jeu pendant un temps déterminé. Les élèves de cette maison travaillent dans les ateliers qui y sont établis, et se rendent aux écoles communales pour y recevoir l’instruction primaire. À Saint-Étienne, une école des mines est destinée à former des conducteurs gardes-mines, des directeurs d’exploitations et d’usines minéralogiques. Comme l’enseignement y est gratuit, des ouvriers peuvent y venir recevoir l’instruction nécessaire pour l’emploi de garde-mine.

Quelques autres tentatives pour développer, sur divers points de la zone orientale de la France, l’enseignement industriel n’ont pas également réussi. Dans le Doubs, par exemple, une école pratique d’horlogerie avait été fondée, en 1836 ; à Morteau, en vue de conserver et de développer la belle industrie qui fournit au travail, dans cette contrée, un si important, aliment. Durant les loisirs d’hiver, toujours si longs dans les montagnes, les cultivateurs, murés si long-temps chez eux par les neiges, n’ont pas ici d’autres moyens de s’occuper. La ville de Besançon, le département, l’état même, avaient encouragé la fondation de l’école de Morteau, qui paraissait susceptible de prendre un large essor ; mais, diverses causes ayant fait diminuer le nombre des demandes que le commerce adressait aux horlogers du Doubs, l’école, après avoir déjà rendu des services, s’est vue forcée de fermer ses portes. Des institutions analogues n’ont pas pu se maintenir non plus à Dijon et à Mâcon. Peut-être les départemens et les villes auraient-ils dû leur prêter un concours plus libéral. On doit en dire autant d’une école d’un autre genre, pour le montage des métiers, créée à Reims par une société locale, dans laquelle s’étaient déjà formés d’excellens monteurs et tisseurs, et qui a péri faute de ressources financières.

Dans cette même région, sur un des points les plus ignorés du département de la Meurthe, on s’occupe en ce moment de l’exécution d’un projet auquel nous souhaitons de meilleures destinées. Il s’agit d’établir une école spéciale pour une industrie fort modeste, mais à laquelle est lié le sort d’une population assez nombreuse. Au pied des montagnes des Vosges, les habitans de six communes de l’ancien comté de Dabo, réuni à la France seulement en 1801, n’ont d’autres moyens d’existence, avec leurs droits d’usage dans les forêts de l’état, que l’exécution d’ouvrages en bois grossièrement travaillés. Leur industrie héréditaire, étant demeurée absolument immobile, se trouve dépassée par d’autres fabrications analogues, et peu à peu le commerce en refuse les produits. L’école projetée a pour but d’enseigner à ces tourneurs malhabiles un mode de travail plus en rapport avec les goûts et les besoins actuels. On leur apprendrait à faire des jouets d’enfans, des ustensiles de ménage dans le genre de ceux qui s’exécutent en Suisse et dans la Forêt-Noire. Pour avoir ici des chances de succès, c’est aux jeunes gens qu’il faudrait s’adresser, et non pas aux ouvriers adultes, dont il serait difficile de rectifier les habitudes traditionnelles. Ces derniers acquerraient bien difficilement de la délicatesse dans la main, après avoir été exclusivement adonnés à la fabrication de grossiers ouvrages. Sous cette seule réserve, la pensée des fondateurs de l’institution nous paraît excellente ; quand elle aura été réalisée, elle sera mi bon exemple de plus que nos départemens de l’est offriront en matière d’enseignement industriel.

La zone méridionale n’est pas aussi favorisée sous ce rapport ; elle prend une physionomie analogue à celle des départemens septentrionaux. Des écoles de dessin linéaire industriel, d’architecture ou d’ornement existant à Marseille, Avignon, Montauban, Digne, Auch, Grenoble, Tarbes, Grasse, etc., quelques cours dans trois ou quatre villes sur les élémens de la chimie, de la physique, de la mécanique, de la géométrie, telle est à peu près l’unique part faite à l’enseignement industriel. La ville de Nîmes seule est plus largement dotée ; peut-être même n’y a-t-il pas dans toute la France une autre cité où l’instruction spéciale ait des bases aussi étendues. Un cours de dessin de fabrique y embrasse la fleur brochée et la fleur d’impression. Un autre cours sur le dessin géométrique complète les notions que les enfans ont reçues dans les écoles élémentaires. L’enseignement de la chimie comprend des leçons sur la teinture, cette branche si essentielle de l’industrie locale. Dans toutes ces classes, l’admission est gratuite. Une école de tissage, qui date de 1836, s’ouvre tout aussi libéralement pour un enseignement théorique et pratique sur la fabrication des étoffes. La théorie porte sur les procédés employés, soit pour les tissus unis, soit pour les tissus brochés ; la pratique consiste dans l’exécution même des étoffes sur le métier. La ville fournit les outils, machines et matières premières nécessaires aux travaux. En éclairant l’industrie dit tissage sous un double aspect, cette école a eu d’excellens effets sur la fabrication nîmoise. On devrait tendre seulement à y attirer le plus possible les chefs d’atelier et les ouvriers. Dans ce même département du Gard, à Alais, on a institué une école de maîtres-ouvriers mineurs. L’enseignement n’a pas ici un caractère et un but aussi élevés qu’à Saint-Étienne, du moins dans les cours de cette dernière école réservés aux directeurs d’usines. Les exercices pratiques consistent en levées de plans tant à la surface du sol que dans les mines, et en travaux manuels dans les exploitations de houille situées autour d’Alais. Les élèves s’exercent aussi au travail de la forge, de la charpente et du charronnage. Les admissions n’y sont pas gratuites, mais on n’y compte guère que des pensionnaires entretenus soit par quelques départemens, soit par quelques compagnies houillères. On pourrait encore trouver dans deux ou trois autres villes du sud des institutions privées qui touchent à l’enseignement industriel par quelques côtés, mais cette spécialité n’y est en somme qu’assez faiblement prononcée.

Dans nos départemens de l’ouest, les deux grandes cités de Bordeaux et de Nantes sont les seules qui se soient un peu largement préoccupées de l’éducation spéciale. Dans la capitale de l’ancienne Guyenne, le conseil municipal a fondé en 1834 et en 1835 des cours publics et gratuits sur la chimie industrielle, les mathématiques et la mécanique appliquée aux arts et métiers. De son côté, la chambre de commerce, qui est riche et active, a institué en 1843 un cours de chimie et d’histoire naturelle. Une société particulière dite Société Philomathique, dont l’action tutélaire a secouru, en maintes circonstances, la population laborieuse de Bordeaux, subvient depuis dix années aux frais d’un enseignement spécial, dont la partie pratique embrasse le dessin linéaire et la démonstration des machines à vapeur. À Nantes, bien que la ville entretienne une école gratuite de dessin, fondée en 1789, c’est une société particulière, connue sous le nom de Société industrielle, et dont les efforts en faveur des jeunes ouvriers sont aujourd’hui appréciés de toute la France, qui est à la tête de l’éducation professionnelle des masses. Elle reçoit de la commune, du département et de l’état des subventions auxquelles vient se joindre le montant de souscriptions particulières. On compte par centaines les ouvriers dont elle a guidé les premiers pas dans la rude carrière du travail. Donner à ses élèves une instruction soigneusement accommodée à leur état, pourvoir à l’apprentissage des enfans dans les diverses professions manuelles, telle est la double action de cette société.

La Rochelle et Brest ont fait aussi quelques efforts pour développer l’enseignement professionnel dans l’ouest de la France. À la Rochelle, on a établi en 1844 un cours théorique sur les constructions navales ; à Brest, une société appelée Société d’émulation cherche à propager la connaissance du dessin linéaire, de la levée des plans, etc. Au fond, quelque utiles qu’elles soient, ces créations ne touchent que de loin à la pratique. Il n’y a là rien d’assez technique, rien qui se rapporte assez directement à l’application. Dans cette partie de la France, voici comment les choses se passent : tous les enfans, non-seulement des classes aisées, mais encore de celles qui ne sont pas sous le poids d’une gêne trop grande, suivent tant bien que mal l’enseignement littéraire des collèges. Interrompus bien souvent dans leurs études par l’impuissance où se trouvent leurs parens de suffire à des dépenses prolongées, ils réussissent rarement à utiliser plus tard l’instruction incomplète qu’ils ont reçue. Les familles qui ne peuvent envoyer leurs enfans au collège se contentent de l’instruction ordinaire. L’idée de l’enseignement spécial est à peine en germe sur ce sol, qui semble la repousser. Nulle part ailleurs le mot professionnel n’est appliqué dans un sens plus étroit ou plus faux.

Le centre de la France, si on laisse de côté le département de la Seine, qui domine au nord, et dont les établissemens méritent d’être mentionnés à part, n’est guère moins déshérité que la région occidentale. La plupart des départemens manquent là aussi d’établissemens sérieux. Des cours de dessin linéaire et de dessin plus ou moins applicable à l’industrie y existent seulement de loin en loin. On doit citer cependant quelques institutions qui accordent à la pratique une certaine part dans leur enseignement. Ainsi, le prytanée de Menars, institué, en 1832, dans le département de Loir-et-Cher, reconstitué récemment après avoir été fermé quelque temps, s’applique aux études industrielles. Conçu sur un plan analogue à celui de nos écoles d’arts et métiers, l’établissement est loin par malheur de disposer d’égales ressources. La ville de Tours a créé un cours de physique et de chimie, mais elle ne l’a point organisé sur des bases assez larges pour appeler beaucoup d’auditeurs. À Limoges, le conseil municipal et la société d’agriculture, en réunissant leurs efforts, ont obtenu de meilleurs résultats au moyen de leçons publiques et gratuites sur la géométrie, la mécanique, le dessin, le modelage, la stéréotomie. Dans la Haute-Loire, le Puy a été doté, en 1827, par des souscriptions particulières, d’une école industrielle gratuite, dont la ville acquitte les dépenses annuelles. Moins complète que celle de Strasbourg, cette institution est taillée sur le même modèle et reçoit une centaine d’enfans appartenant à des familles ouvrières. Le Puy possède encore quelques cours spéciaux ; mais le côté pratique de la science n’y est pas suffisamment mis en relief. Dans le département de la Corrèze, si pauvre et si maltraité par la nature, on voit avec plaisir à Tulle une école gratuite de géométrie mécanique ; le dessin linéaire y est appliqué au tracé des figures et des machines, à la coupe des pierres, à la charpente et à l’architecture.

À l’autre extrémité de la zone centrale, dans le département de la Seine, dont la richesse et l’éclat contrastent singulièrement avec le dénûment et la simplicité du pays que nous quittons, on a réuni la plupart des moyens d’instruction industrielle répandus çà et là sur la surface de la France. Paris n’a rien cependant qui soit comparable à l’école de tissage de Nîmes, aux institutions privées de la ville de Lyon pour le tissage des étoffes, aux écoles nationales d’arts et métiers de Châlons, d’Angers et d’Aix. On y chercherait vainement d’ailleurs un enseignement pratique systématiquement organisé et pourvu de toutes les ressources nécessaires pour répondre aux besoins publics. Les établissemens qui s’y rencontrent, en dehors du Conservatoire national des arts et métiers, peuvent être rangés dans deux catégories : les unes sont réservées aux classes aisées, à celles du moins qui peuvent paver une subvention mensuelle, les autres sont gratuites et dès-lors accessibles aux populations ouvrières. À la première division se rattachent le collége municipal Chaptal et l’école Turgot, qui dirigent une partie de leur enseignement du côté des professions industrielles ; plusieurs écoles préparatoires pour les écoles d’arts et métiers ; des écoles d’architecture, d’horlogerie, etc. Au point de vue où nous sommes placés, la seconde catégorie réclame surtout notre attention. Le nombre des établissemens publics qui en font partie n’est pas considérable. Après la petite école du Conservatoire, je ne vois guère que des classes gratuites de dessin industriel. Encore le dessin de fabrique n’y occupe-t-il pas la place qu’il devrait y avoir : on ne sera pas surpris que le côté artistique y soit prépondérant, quand on saura que, par une de ces singularités dont notre système administratif offre plus d’un exemple, ces écoles sont tout-à-fait étrangères au ministère du commerce, et relèvent exclusivement de la direction des beaux-arts.

Dans le vaste champ de l’instruction professionnelle des classes ouvrières, la tâche principale à Paris échoit à des oeuvres particulières inspirées par la charité ou par la prévoyance économique. Au milieu (le gouffre immense de la capitale, l’action de ces établissemens ne frappe pas l’œil indifférent ou distrait du monde ; mais, silencieuse et à peu près ignorée, elle soulage bien des infortunes, aide bien des impuissances et profite largement à la communauté. L’Œuvre des apprentis de la ville de Paris, placée sous la présidence de M. Armand de Melun, recrute pour le travail, sur le pavé de la cité, dans les greniers de la misère, une foule d’enfans qui grandissaient jadis pour aller peupler les prisons. En même temps qu’on illumine leur esprit par l’instruction primaire et qu’on cherche à former leur cœur au sentiment du bien, on les initie peu à peu à la vie réelle qui les attend. Une autre oeuvre, celle de Saint-Nicolas, reçoit quelques centaines d’élèves dans deux maisons, dont l’une est située à Paris, et l’autre à Issy. Une direction intelligente y sait associer en une juste mesure l’instruction élémentaire à des travaux manuels. Malheureusement les ressources dont dispose l’institution ne lui permettent pas de varier assez les métiers qu’on y enseigne. D’autres associations analogues sont entrées dans la même voie. Les ouvroirs des filles constituent de véritables écoles professionnelles pour la partie la plus faible, la plus exposée, et par conséquent la plus digne d’intérêt de toute la population laborieuse. On trouve encore à Paris de petites écoles d’apprentis créées presque exclusivement avec les ressources de quelques chefs d’atelier pour recueillir des orphelins pauvres. De telles intentions se recommandent d’elles-mêmes à la judicieuse libéralité du conseil municipal.

Dans un ordre d’idées et par des moyens tout différens, des cours publics et gratuits, fondés sous les auspices de sociétés particulières contribuent à répandre l’instruction spéciale parmi les ouvriers. Quand l’homme a un état, quand il a été mis en mesure de remplir ainsi un rôle utile à la société et de gagner sa vie, un enseignement de ce genre, soigneusement adapté aux nécessités industrielles, plus nourri de faits que de théories, simple et s’adressant au bon sens des masses, est de nature à produire les plus excellens effets moraux. Je ne voudrais, pas dire que les programmes actuels remplissent toutes ces indications ; il y a des additions et des retranchemens à y opérer. Le sentiment philosophique de la grande tâche de l’enseignement professionnel des masses ne s’y révèle pas assez, et de plus on s’y tient souvent trop loin des conditions de la vraie pratique. Cependant beaucoup d’efforts individuels éminemment honorables ont été dépensés sur ce terrain-là ; ils ont produit un bien réel, et ils méritent les encouragemens effectifs de la municipalité parisienne.

Voilà sans doute des sacrifices isolés, des créations particulières dignes d’un très haut intérêt. Cependant, il faut bien le reconnaître, à Paris même, dans cette ville si justement fière de ses lumières, de son opulence, de ses mille institutions d’utilité publique, l’enseignement industriel des classes laborieuses n’est assis sur aucune base certaine ; partout il est livré au hasard de programmes arbitraires. Est-il difficile, après cela, de voir combien il demeure incomplet et combien est faible le nombre des travailleurs en mesure d’en tirer profit ? Si, du vaste centre où aboutissent les grandes artères de la vie nationale, nous cherchions à embrasser d’un regard toute l’étendue du pays, à quelles étroites proportions l’instruction professionnelle vraiment pratique ne nous paraîtrait-elle pas réduite ! Sur les deux cent cinquante à trois cent mille ouvriers qui atteignent chaque année l’âge d’homme, combien y en a-t-il qui aient pu puiser dans cet enseignement, avec le sentiment de leur rôle social, de sérieuses connivences pour l’exercice de leur état ? Nous n’avons pas vingt-cinq départemens qui jouissent d’institutions techniques ouvertes aux travailleurs. Encore ces établissemens ne sont-ils à la portée que d’une partie très minime de la population. Soyons, si l’on veut, plus accommodans, et contentons-nous d’une instruction qui, sans être tout-à-fait pratique, présente du moins une tendance professionnelle : nous la rencontrerons encore à peine dans la moitié de nos divisions départementales. Si nous disions, en dernière analyse, que l’éducation industrielle, telle que nous l’avons définie, est à la portée d’un ouvrier sur cinquante, nous croirions embellir le tableau. Appliquée seulement aux deux millions de travailleurs qui peuplent les manufactures et les usines, une telle évaluation serait surtout en dehors de la vérité. Dans les localités où quelques ébauches d’enseignement professionnel existent sur des bases vraiment libérales, les ouvriers se montrent presque toujours avides d’en profiter. Ils sont frappés de l’utilité pratique de cette instruction spéciale. Tels sont les faits, telles sont les tendances qui se manifestent ; mais quelles conséquences faut-il tirer de ce tableau de la situation ? Comment satisfaire à ce besoin de s’instruire qui est la garantie de l’avenir, et qui caractérise parmi les classes laborieuses le mouvement intellectuel auquel nous assistons ?


III

Toutes les institutions d’enseignement professionnel accessibles aux ouvriers sont antérieures à la révolution de 1818. L’examen de l’état actuel des choses nous a dit assez haut que l’instruction industrielle n’avait encore reçu depuis cette époque aucun développement sérieux. L’éducation donnée aujourd’hui aux travailleurs ne suffit point pour les éclairer sur leur position. Si le système de l’enseignement ordinaire restait tel qu’il est, s’il n’était pas complété par un enseignement spécial, il nous exposerait à des désastres. Avec des sentimens dont l’honnêteté et le désintéressement ont survécu à tous nos déchiremens politiques et sociaux, les ouvriers ne pourraient encore que se presser confusément dans cette grande mêlée de la vie générale, faute d’avoir appris à se guider sur le chemin où le destin les pousse. Combler des lacunes désolantes, et, par une intelligente organisation ; donner la vie an principe de l’éducation professionnelle, c’est le meilleur moyen de raffermir les bases de notre société. Une synthèse un peu hardie rattacherait facilement à cet objet la politique intérieure de la France.

Les vices du régime actuel sautent aux yeux. Le cercle de l’enseignement industriel est infiniment trop restreint ; les institutions existantes sont, et par la nature de leur organisation et à cause de leur petit nombre, beaucoup trop éloignées des masses. De plus, cette partie de l’éducation publique manque d’une direction raisonnée ; il ne serait pas difficile de trouver des établissemens qui n’ont pas la moindre idée du rôle qu’ils sont censés remplir ; on ne touche pas assez au côté positif de la vie, on ne met pas les élèves en contact assez immédiat avec la pratique. Non-seulement le travail manuel est presque toujours abandonné, l’instruction générale elle-même reste trop théorique, trop étrangère à l’application. Comment s’étonner dès-lors que nos prétendues institutions spéciales ne rendent, la plupart du temps, leurs élèves capables d’exercer aucune profession ? Comment s’étonner qu’elles se bornent à les recouvrir d’une sorte de vernis plus ou moins scientifique qui s’efface promptement et reste sans profit pour l’avenir ? L’instruction industrielle manque de sens, si elle n’est pour un enfant un capital susceptible de porter des fruits ; plus on se rapproche des masses, et plus elle doit représenter le pain du lendemain.

Dès qu’on approfondit un peu les programmes de cet enseignement, on est frappé d’une autre circonstance également fâcheuse. L’instruction est à peu près semblable partout. Cette uniformité, qui ne convient même pas aux jeunes gens destinés à remplir une profession industrielle, non comme ouvriers, mais en qualité de chefs d’établissement, est radicalement mauvaise pour les classes laborieuses. Veut-on que l’enseignement soit efficace pour elles, il a besoin de varier dans les différens districts comme les industries qu’on y cultive, d’être approprié au caractère du travail local. Qu’il s’y trouve inévitablement un fonds commun et invariable, cela n’est pas douteux ; mais on doit en outre préparer les esprits et les bras à un emploi probable et déterminé. En se ressemblant partout, l’instruction ne saurait disposer les hommes à être ce qu’ils doivent être. Quelle influence voulez-vous qu’exerce sur les mœurs un enseignement aussi rare, aussi vague, aussi dédaigneux de la réalité ? On ne cherche point à éclairer les masses en vue d’aplanir pour elles les difficultés de la vie laborieuse ; on ne sait pas, en montrant à chacun son état d’un peu haut, préparer la satisfaction des cœurs et guider l’activité de chacun dans la voie où elle pourrait le mieux se déployer, et on se plaint ensuite de la stérilité de ses efforts et de l’insignifiance des résultats moraux obtenus ! A qui la faute ? Sans doute nos habitudes ne se prêtent pas d’elles-mêmes à une influence disciplinaire ; mais, si elles demeurent aussi rebelles à la main qui les veut modérer, il faut bien en accuser un peu l’insuffisance des moyens mis en œuvre. L’instruction professionnelle est, suivant les cas, ou la préparation ou le complément de l’apprentissage ; elle seconde les intentions des parens qui élèvent leurs enfans pour le travail en leur proposant de bons exemples à suivre, et répare quelquefois les fautes de ceux qui n’ont pas su se mettre en position d’accomplir dans l’intérieur de leur famille leurs devoirs sociaux. Le but est atteint quand on a donné à un homme, avec la science de son métier, l’idée et le goût de sa destinée.

Ces vérités-là procèdent si évidemment de la nature des choses, qu’elles resteraient inattaquables, quand même nous supposerions réalisées quelques-unes des utopies sociales écloses dans notre temps. Il est impossible de les méconnaître, à moins de nier que les fonctions doivent être diverses, ce qui serait répudier le bénéfice même de l’association. Chacun doit donc se préparer pour la carrière qui s’ouvre devant lui : c’est l’intérêt de l’homme envisagé isolément, car il n’aurait pas sans cela de place indépendante dans la vie ; c’est l’intérêt de la communauté, car il importe au bien-être général et aux progrès des arts que tous s’acquittent de leur tâche le mieux possible. Comment parviendrons-nous à mettre l’instruction industrielle en parfaite harmonie avec ces principes ? Comment faut-il organiser l’enseignement professionnel pour le peuple de façon à venir en aide à l’instruction primaire et à en féconder la pensée ?

Il ne s’est encore produit sur cette importante question aucune idée large et systématique qui pût embrasser la vie populaire tout entière ; mais on a mis en avant quelques moyens partiels qu’il n’est pas inutile de mentionner. Ainsi, avant que nos écoles nationales d’arts et métiers aient été en butte aux attaques inattendues qui les ont naguère assaillies, on avait parlé d’en créer de nouvelles, en vue de développer l’enseignement relatif à l’industrie. Ce n’était pas là résoudre le problème. Quand on en eût doublé ou triplé le nombre, ces établissemens n’eussent toujours été abordables qu’à une très faible minorité de la population laborieuse. Les écoles d’arts et métiers ont d’ailleurs au rôle particulier, et, dans l’état actuel de la fabrication nationale, il n’est pas nécessaire, pour l’accomplir, qu’elles soient plus nombreuses qu’aujourd’hui. Très propres à seconder le développement de l’instruction industrielle, elles ne sont pas cependant un patron sur lequel toutes les autres institutions doivent être modelées. Dans le désir d’attirer les esprits vers une éducation technique et d’agir sur les volontés, d’autres personnes auraient voulu que le gouvernement instituât pour les arts et métiers des diplômes d’ingénieurs, qui auraient été délivrés après l’accomplissement de certaines conditions. Le Conservatoire national de la rue Saint-Martin aurait été chargé d’examiner les candidats. Qu’on nous permette de le dire, c’était vouloir commencer l’édifice par le toit. Les diplômes supposaient une hiérarchie d’écoles industrielles primaires et secondaires qui n’existent point ; on aurait été, dans tous les cas, entraîné beaucoup plus loin qu’on ne l’avait prévu. Un dernier projet, qui n’atteint pas mieux le but, s’est fait jour sur cette matière il consiste à annexer aux lycées et collèges, en dehors des études littéraires, un enseignement spécial, qui préparerait un certain nombre de jeunes gens aux carrières industrielles. Ce projet est aujourd’hui en cours d’exécution. Avant d’exprimer notre opinion sur cette tentative dans ses rapports avec l’enseignement professionnel, nous aurions volontiers attendu que l’épreuve eût été plus prolongée ; mais on a déjà essayé d’en prôner les résultats. Des éloges aussi prématurés légitiment quelques observations impartiales : l’institution fût-elle susceptible de produire tout le bien que certaines personnes ont cru pouvoir en attendre, il est évident d’abord qu’elle ne comblerait pas les lacunes signalées dans notre régime d’instruction populaire. Ce n’est pas en effet aux populations ouvrières que s’adresserait l’enseignement annexé aux collèges ; quelques enfans appartenant aux classes aisées en profiteraient seuls. Une objection beaucoup plus grave naît en outre du fond même des choses : jamais l’enseignement industriel ne pourrait prendre, dans les mains de l’université, un caractère pratique. L’université n’a pas les moyens de lui imprimer ce caractère ; elle manque d’un corps enseignant formé pour cette mission nouvelle, elle n’a aucune ressource pour en créer un. Ses professeurs de mécanique, de chimie, de géométrie appliquée aux arts et métiers, qui n’ont jamais pratiqué ce qu’ils enseignent, seront toujours murés, malgré eux, dans la théorie. Où auraient-ils puisé ces connaissances expérimentales qui constituent l’essence même de l’enseignement professionnel ? quels ateliers ont-ils fréquentés ? quels travaux ont-ils exécutés de leurs mains ? Hélas ! ils n’ont cherché la pratique que dans les livres, c’est-à-dire où elle n’est pas. Aussi, nous pouvons le dire, — en ce qui concerne les carrières industrielles, — les classes spéciales annexées à quelques collèges, quels que soient les talens et la bonne volonté des hommes qui se sont occupés de ces créations, n’ont produit aucun effet et n’en promettent pas davantage pour l’avenir.

Comme c’est en bas qu’on veut porter la lumière, c’est en bas qu’il faut agir. De petites écoles industrielles communales, dirigées par des hommes pratiques, où les enfans seraient admis avant, pendant ou après l’apprentissage, et où ils recevraient une instruction adaptée aux exigences des industries locales, sont les seuls moyens d’arriver au but. Qu’un travail manuel y soit ou non, suivant les circonstances, annexé à l’éducation morale et intellectuelle, les jeunes ouvriers devraient y trouver mises à la portée de leur intelligence les données les plus simples, les plus élémentaires, les plus pratiques de la théorie. On n’y recommanderait pas à l’enfant d’aimer son état, mais on le préparerait à le mieux comprendre, on le mettrait à même de le mieux exercer, et on se reposerait pour le reste sur le cours naturel des choses, sur cette loi de la nature humaine qui veut qu’on s’attache davantage aux travaux où l’on réussit. L’école de tissage de Nîmes, l’école dentellière de Dieppe, l’école industrielle de Strasbourg, donnent quelque idée du caractère spécial de ces écoles professionnelles. Quelques exemples rendront encore notre pensée plus claire. Transportons-nous dans la ville de Lyon, où règne en souveraine une si magnifique industrie. La plupart des écoles, dans la partie pratique de leur enseignement, se rapporteraient ici à la soie, à la nature de ce produit, aux différentes préparations qu’il doit subir, aux influences qui l’altèrent soit en masse, soit en fil, soit en tissu, aux transactions auxquelles il donne lieu dans les divers pays du monde, à la teinture, au dessin pour les étoffes soit brochées, soit imprimées, etc. À Lille, Rouen, Saint-Étienne, Mulhouse, Saint-Quentin, Roubaix, Limoges, il ne serait pas plus difficile de reconnaître le caractère principal que l’enseignement aurait à revêtir.

À côté des écoles industrielles se placeraient des cours également appropriés aux exigences des différentes régions de la France et destinés en général aux adultes. En restant invariablement élémentaire et pratique, l’enseignement pourrait ici recevoir une certaine extension. Déjà, comme nous l’avons vu, des cours institués sur un plan plus ou moins adapté aux besoins vrais des travailleurs existent dans un certain nombre de villes : il faut les multiplier en les rapprochant davantage de l’application. Quant à la spécialité que les leçons embrasseraient, elle serait naturellement indiquée par les circonstances. N’est-il pas visible, pour ne citer qu’un exemple, qu’un cours sur les couleurs conviendrait merveilleusement dans les villes qui teignent nos tissus de soie, de laine et de coton[4] ? De pareilles leçons, mises en rapport avec les exigences réelles du travail, seraient éminemment propres à attirer la population laborieuse ; elles serviraient ses intérêts aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre matériel. La création de bibliothèques spéciales, libéralement ouvertes aux ouvriers et composées d’une manière conforme à leurs besoins, fournirait à l’enseignement oral un très utile complément. Chez nos voisins d’outre-Manche, on voit de temps à autre dans les grandes manufactures des bibliothèques destinées aux travailleurs qui y sont employés (workrnen’s libraries). En France, la mission d’en former de pareilles semble revenir plutôt aux communes qu’aux établissemens particuliers. Ces bibliothèques, on ne saurait trop le dire, devraient se garder d’offrir un aliment à des lectures frivoles, comme on l’a reproché à quelques-unes des mechanics’ institutions de la Grande-Bretagne. On choisirait des livres qui se rapportent au travail local et des écrits élémentaires sur l’industrie, le commerce, les arts, les sciences appliquées ; on s’empresserait de recueillir les rares ouvrages qui simplifient les notions morales et religieuses, et donnent à l’homme une idée de ses devoirs sociaux. Les dons de livres peuvent aussi prendre place dans le système de l’enseignement industriel du peuple. De même que les communes distribuent des secours aux indigens, nous aimerions à les voir distribuer- aux ouvriers des livres propres à éclairer la pratique des arts et métiers.

Ces écoles industrielles, ces cours, ces bibliothèques, en un mot toutes ces institutions laisseraient d’ailleurs subsister les moyens de l’enseignement ordinaire, qui serait complété et vivifié sans recevoir aucune atteinte. Dans l’état de nos idées, il sera toujours ouvert une voie assez large aux vocations littéraires pour qu’on ne craigne point d’en arrêter l’essor par une instruction spéciale. On ne vient pas non plus peser violemment sur les volontés individuelles, ni porter atteinte à la liberté de disposer de soi-même, qui est le premier et le plus précieux patrimoine du citoyen. Tout mode d’enseignement qui méconnaîtrait le grand principe de l’égale admissibilité de chacun à tous les emplois sociaux formerait un contre-sens avec nos mœurs et avec nos lois écrites depuis soixante années ; il heurterait des tendances profondes qui dominaient dans l’esprit public à l’état de vagues aspirations long-temps avant la révolution de 1789, et qui sont l’ame de la civilisation moderne. Frayer des voies, offrir des facilités, indiquer des directions, éclairer les choix individuels, en un mot recourir à des moyens d’influence morale en faisant mieux comprendre à chacun son propre intérêt, tel est le but que doit se proposer un système d’enseignement industriel qui veut rester d’accord avec nos idées, nos mœurs et les tendances essentielles de notre sociabilité.

Mais cet enseignement peut-il se suffire à lui-même ? Comme l’industrie suppose le commerce, l’instruction industrielle n’implique-t-elle pas l’instruction commerciale ? Oui, sans doute. Chez les peuples civilisés, dans le vaste champ où l’activité humaine s’exerce sur la nature physique, on ne fabrique que pour placer ses produits ; le travail a besoin d’être stimulé et fécondé par l’échange. Malheureusement, sous le rapport de l’enseignement commercial, notre pays est encore plus mal partagé qu’en fait d’enseignement industriel. Parmi les institutions privées, où l’on prétend préparer les jeunes gens aux professions commerciales, il en est bien peu qui remplissent leur programme. Quant au gouvernement, il a toujours encouragé de préférence l’enseignement industriel. Un seul établissement, l’École spéciale du commerce créée à Paris il y a une vingtaine d’années, reçoit du budget une allocation pécuniaire ; encore cette subvention est-elle très restreinte[5]. Cette école forme cependant des élèves dont la coopération comme professeurs sera éminemment utile, si on veut développer cette branche de l’enseignement spécial. L’instruction y porte principalement sur la géographie commerciale, la comptabilité, la tenue des livres, le droit commercial, l’économie commerciale dans ses principes généraux, et, en dehors de toute controverse, l’histoire particulière du commerce, etc. Ce n’est plus l’art de fabriquer des produits, ce sont les connaissances nécessaires pour les vendre qui deviennent ici le thème essentiel des leçons. Il serait à désirer qu’un enseignement analogue fût constitué dans toutes nos villes du littoral maritime. Quand l’instruction industrielle et l’instruction commerciale se prêteront un mutuel appui, on ne sera plus exposé à voir dépérir l’esprit d’entreprise au moment même où la production prend le plus grand essor.

Quelle main sera chargée de créer, d’organiser un système d’éducation spéciale accommodée aux exigences économiques des différentes contrées de la France ? A qui confiera-t-on le soin de constituer l’enseignement professionnel pour les masses laborieuses, et de réaliser ainsi une des pensées les plus hautes de notre siècle ? Est-ce à l’état ? Faut-il établir une université du travail placée sous la main du gouvernement, avec les lourdes charges qu’entraînerait une semblable institution ? Nous ne pensons pas que les prérogatives de l’état en matière d’instruction publique doivent ici s’exercer de cette manière. Une autre route nous paraît à la fois plus courte, plus sûre, moins coûteuse : il s’agit de besoins qui changent suivant le caractère de l’industrie dans les diverses régions du pays ; qui pourrait dès-lors mieux apprécier ces besoins que les conseils-généraux ou les conseils municipaux ? La nature des choses l’indique nettement : les petites écoles industrielles et les institutions qui s’y relient doivent être des créations communales ou départementales entretenues aux frais des départemens ou des communes. Tout au plus pourrait-on admettre dans une limite restreinte et seulement au début, à titre d’encouragement, les subventions du trésor. Est-ce à dire qu’il ne revient au gouvernement aucune part d’action ? Est-ce à dire qu’une œuvre qui intéresse de si près la stabilité sociale s’accomplira complètement en dehors de son influence ? Non certainement : le pouvoir central doit être investi d’une haute direction morale, qui consisterait à stimuler l’activité sommeillante, à propager les bons exemples, à signaler les meilleures méthodes, à rectifier ou à compléter les programmes vicieux ou insuffisans, à recueillir des renseignemens et à les porter à la connaissance de tous, à composer enfin le tableau général des résultats obtenus. Plus l’administration serait débarrassée de ces mille détails d’une intervention journalière qui entraînent toujours d’affligeantes pertes de temps, et plus elle pourrait exercer son influence avec sûreté et avec ampleur. L’action serait naturellement placée entre les mains du ministre dont relèvent les intérêts industriels et commerciaux du pays. Non-seulement le département du commerce est seul assez rapproché de la pratique des arts et métiers pour en observer fidèlement la marche, mais encore il a seul le moyen de former dans les institutions qu’il administre ou qu’il encourage un personnel pour l’instruction spéciale.

Dans l’accomplissement de la mission réservée à l’état, le Conservatoire des arts et métiers trouverait un rôle qui élargirait sa base. Le conseil de perfectionnement deviendrait naturellement une sorte de comité consultatif de l’enseignement industriel. C’est en servant de lien entre les diverses institutions éparses dans le pays que le Conservatoire peut s’associer le plus utilement aux destinées de l’instruction professionnelle. Le conseil de perfectionnement ne demanderait pas mieux, dans les circonstances extraordinaires, pour donner encore plus d’autorité à ses avis, et comme il l’a déjà fait dans diverses occasions, que d’admettre dans son sein des élémens extérieurs puisés surtout dans la pratique, dans les ateliers de l’industrie privée.

En essayant de tracer une voie à l’enseignement professionnel des populations ouvrières, nous n’oublions pas quels obstacles s’opposent de ce côté à un brusque changement de système ; mais il importe, au moment où la question s’agite, qu’on se fasse une idée exacte de l’œuvre à tenter, des moyens d’action qui s’offrent pour l’accomplir, et qu’on se place au moins sur la route qui conduit au but. Initiation de l’homme à la vie pratique, l’enseignement professionnel lui communique un caractère d’utilité sociale et le rattache à un centre déterminé. Envisagé isolément, l’individu n’aurait aucun besoin de se préparer à un emploi spécial, puisque l’exercice de ses facultés ne se rapporterait qu’à lui-même. Membre d’une association, il est obligé de se rendre utile aux autres pour légitimer les avantages qu’il tire de la société et la place qu’il y occupe. Plus la civilisation se développe, plus les fonctions se divisent, et plus il est indispensable que l’homme reçoive de bonne heure une instruction appropriée à l’usage qu’il doit faire de son activité. La société a toujours elle-même un avantage évident à lui faciliter les moyens d’acquérir cette instruction ; mais son intérêt devient, suivant les circonstances, plus ou moins impérieux. Supposez-vous dans un pays où tous les principes ont été remis en question, où tous les ressorts de l’organisation sociale sont à nu, où personne ne se croit à sa place, et dites si, dans des conditions pareilles, une organisation puissante de l’enseignement professionnel ne doit point être comptée parmi les plus urgentes nécessités du moment, parmi les plus solides garanties de la prospérité commerciale et de la sécurité intérieure.


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez notamment un remarquable rapport adressé au ministre de l’intérieur en 1848 par M. Trasenster, ingénieur des mines et professeur à l’université de Liège.
  2. Le budget de 1851 alloue au Conservatoire une somme de 150,000 francs, dont 50,8440 sont affectés au personnel, et 59,160 au matériel.
  3. L’état alloue à l’École centrale une somme annuelle de 30,000 francs, qui est répartie entre les candidats à la suite d’un concours.
  4. Il y a quelques années, la chambre de commerce de Lyon avait appelé de Paris, pour faire un cours sur les couleurs, un savant professeur qui s’est acquitté de cette honorable mission avec autant de succès que de désintéressement.
  5. 8,000 francs, divisés en seize demi-bourses de 500 francs chacune, qui sont données au concours.