Anonyme
Du Danube à l’Adriatique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 86-116).
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DU
DANUBE A L’ADRIATIQUE

III.[1]
LES DIFFÉRENS CULTES.

Lorsqu’on parcourt les vallées de la péninsule, par exemple celles des deux Morava, on se lasse à la fin de n’apercevoir que des ébauches de civilisation dans le cadre naturel le plus admirable : des maisons grossièrement bâties en pisé, des toits rouges qui sourient de loin à travers les arbres, et qui, de près, recouvrent des intérieurs sordides ; des églises ; rares, sommairement blanchies à la chaux, et plus semblables à des granges qu’à des temples. Il semble que ces populations si anciennes aient vécu au milieu d’un éternel provisoire. Eh quoi ! se dit-on, est-il possible que ces vaillans Serbes, qui sont entrés ici vers le temps du roi Dagobert, n’aient rien créé de durable ? Et Byzance, qui a vécu jusqu’au milieu du XVe siècle, n’a-t-elle point laissé de traces de son passage ? Le Turc nomade a-t-il pu les effacer toutes ?

J’étais plein de ces réflexions lorsque, venant du nord, je m’engageai dans les défilés de l’Ibar. Ce sont des gorges étroites et pittoresques qui remontent, comme cette rivière elle-même, jusqu’au plateau de Novi-Bazar. Quelle ne fut pas ma surprise de rencontrer à chaque pas, sur les éminences boisées qui se mirent dans Ilbar, les restes d’une civilisation avancée, principalement des églises ! Elles sont bien effondrées, bien maltraitées par les siècles, mais elles montrent encore, sous les lierres et sous les ronces, le cintre régulier de leurs petites fenêtres byzantines. C’est un grand plaisir de philosopher sur ces ruines, tout en suivant d’un œil distrait le travail des pêcheurs qu’on voit émerger dans la brume. Ces excellens chrétiens n’ont que trop profité des leçons des Turcs, Ils pêchent à la dynamite, c’est-à-dire qu’ils détruisent tout le poisson de la rivière ; comme une bande de corbeaux acharnés sur un squelette, ils achèvent de dévorer la substance de leur propre pays. Le soleil du matin éclaire gaîment cette besogne édifiante. Il y a cinq ou six siècles, il baignait des mêmes rayions de petites communautés prospères, enrichies par le voisinage des mines du Copaonic, sur lesquelles l’herbe pousse aujourd’hui. De longues files d’ouvriers, pareilles à des fourmis actives, couraient tout le long de la montagne. Les mules chargées de minerai remplissaient la forêt du bruit de leurs sonnailles, et des fonderies, répandues sur tous les torrens, mêlaient le tapage de la forge au grondement des eaux. De distance en distance, on apercevait, au-dessus de l’église, la croix grecque ou la croix latine, suivant que le village était grec, saxon ou ragusain, et cette étoile d’or, brillant au-dessus de la poussière et de la fumée, faisait planer une espérance sur les travaux des hommes. Le travail s’est évanoui, mais l’espérance est demeurée. De tout l’héritage du passé, les peuples de la péninsule n’ont conservé que leur foi. Mais ils se cramponnent à cette épave avec une obstination touchante.


I

Ce passé revit tout entier dans le vieux couvent de Studenitza, qu’il faut aller chercher au fond d’une vallée latérale, en remontant un petit affluent de l’Ibar. Les abords n’en sont pas commodes. Tels ces palais dont un enchanteur défendait la porte : le chevalier assez hardi pour y grimper devait passer par une série d’épreuves terribles. L’aubergiste, évidemment ensorcelé, commence par vous refuser des chevaux. Puis c’est le cheval, sorcier lui-même, qui tourne la croupe du côté du précipice, couche les oreilles, et fait mine de reculer dans le vide. Chaque détour du lacet cache un piège : tantôt le sentier bien ouvert inspire une fâcheuse sécurité, tantôt il devient si abrupt et si incliné que mieux vaudrait marcher sur le bord d’un toit. Les bons pères se donneraient au diable plutôt que de réparer l’avenue de leur château. Non pas qu’ils soient pauvres : ces beaux pâturages qu’on voit de distance en distance, ces forêts de sapins, cette scierie qui répand une odeur de résine, tout leur appartient. Mais que voulez-vous, ils n’aiment pas les visites. Les ronces du chemin sont leurs verrous de sûreté. Quand enfin, comme le pèlerin de Bunyan, vous avez triomphé de toutes les embûches, le magicien donne un coup de baguette, les flancs du ravin s’écartent, et, dans le fond d’une combe verdoyante, apparaît aux yeux ravis la fiancée du Christ, blanche et rose dans sa robe nuptiale.

Tout d’abord, je n’ai vu qu’elle, la belle église élégante, éternellement fraîche, et j’ai à peine jeté un coup d’œil sur la foule bariolée qui se pressait autour. Il faut avoir vécu dans la demi-barbarie orientale, il faut avoir subi la fatigue de ce chaos de couleurs et de formes où ni l’homme, ni la nature ne semblent avoir une volonté suivie, pour sentir le charme d’une arête vive de marbre blanc sur un ciel bleu, pour savourer l’harmonie des angles et des courbes, que la prière chrétienne emprunte à l’art antique. Nous autres animaux civilisés, cela nous est aussi nécessaire que l’air que nous respirons. Notre poitrine se dilate lorsque, dans l’encadrement des arcs, une main savante entrelace des animaux symboliques avec ces feuillages disciplinés qui poussent dans le paradis des architectes. Dirai-je avec quel recueillement nous entrons dans le demi-jour du sanctuaire, où les marbres veinés de gris répandent une clarté bleuâtre et entretiennent une fraîcheur sépulcrale ? Avec quel respect nous considérons les fines colonnettes à moitié brisées des trois portails qui précèdent l’iconostase, et les lions héraldiques du baptistère ! Salut aux vieux saints immobiles, peints a fresque et rangés méthodiquement le long des murs ! Salut à ces dompteurs d’âmes, à ces précepteurs de barbares !… Ainsi devaient penser les pieux fondateurs de la basilique, ces rois serbes qui tranchaient du potentat et qui pensaient fonder un empire aussi durable que l’église elle-même. Leur joie dut être grande, le jour où la rustique vallée s’emplit pour la première fois du son des cloches. La couronne impériale au front, debout sous le riche portail ouvragé, ils imitaient un peu gauchement la tenue majestueuse de l’empereur de Byzance, de même que les sculptures de l’église, dans leur grâce d’emprunt, ont pour le connaisseur je ne sais quoi de lourd qui sent le parvenu. Ils crurent certainement, ces conducteurs de peuples, que le commun des mortels se précipiterait sur leurs pas, et que le monument mystique, étendant au loin sa grande ombre, leur soumettrait peu à peu toute la péninsule.

Tandis que je m’abandonne à cette rêverie, un moine chevelu, barbu, vêtu de noir, désigne à ma vénération les restes mortels d’un de ces monarques. En face de l’autel une espèce de longue boîte, recouverte d’une draperie de velours violet, repose sur une table, à portée de la main. Le moine ôte son bonnet, s’approche avec force génuflexions et petits signes de croix rapides, tire la draperie, soulève le couvercle, et, pour me faire plaisir, se dispose à violer pieusement la sépulture portative de son roi. Dans le cercueil entr’ouvert, un morceau d’étoffe moule la forme humaine d’un cadavre ; tout près de la tête, on a mis une sébile d’aveugle, déjà pleine de pièces de monnaie. Quel abîme ! Ce Bélisaire de la royauté tendant la main du fond de son cercueil ! Je dépose à mon tour ma modeste obole sur le squelette de Sa Majesté Etienne Uroch. Si j’avais doublé la somme, le moine aurait certainement poussé plus loin le sacrilège et montré la dépouille royale dans son horreur la plus intime. Il existe un tarif pour vaincre les derniers scrupules. Un reste de pudeur m’a retenu. J’ai pris congé du prince infortuné sans vouloir remuer sa cendre.

Pendant que ce montreur de rois tire le rideau et remet son bonnet, un ivrogne entre dans l’église, et manie les objets sacrés avec une singulière familiarité, tout en vociférant des psaumes très peu chrétiens. Mon guide n’a pas l’air de s’en apercevoir, et continue l’étalage de son musée religieux. Dans ce pieux bric-à-brac, quelques pièces curieuses racontent l’histoire du couvent. Des vases d’orfèvrerie, un charmant reliquaire de la renaissance italienne, de belles étoffes offertes par un sultan, montrent que le monastère n’a pas cessé de prospérer sous la domination turque : ce qui dérange quelque peu les idées courantes sur le sort des chrétiens d’Orient. Une plaque de cuivre finement gravée, où s’ébattent des angelots bouffis et bouclés, contemporains d’Anne d’Autriche, présente le plan complet du couvent, avec ses fortifications et ses dépendances ; et ce plan, tracé avec amour, atteste l’existence paisible des communautés chrétiennes aux beaux temps des Osmanlis. C’est seulement après le siège de Vienne qu’elles ont commencé à souffrir : il n’est point de pire tyrannie que celle d’une armée battue qui rentre dans ses foyers. Tel était parti bon soldat qui revient soudard. Mais on voit aussi que l’art religieux, comme le culte lui-même, n’a cessé de dégénérer jusqu’à l’époque moderne, et que l’émancipation n’a pas suspendu cette décadence. Tandis que les fresques les plus anciennes ont encore une grande allure, les dernières images de saints ne sont que de grossiers barbouillages. C’est de la barbarie sans naïveté.

Cependant les chants de l’ivrogne et la petite industrie mercantile du bon père ont rompu le charme du saint lieu. Je trouve maintenant qu’il exhale une odeur de cimetière et de boutique. À la longue, le spectacle de ce culte enfantin me cause une espèce d’oppression. Tout me paraît mort, ici. Je sors à la hâte et je suis tenté de dire au soleil d’orient, qui verse sur le portail sa lumière aveuglante : « Brûle-moi, mais fais-moi vivre ; » aux cailloux du chemin : « Blessez-moi, mais faites-moi connaître, par le contraste de la douleur, le prix du repos ; » — à mon cheval lui-même : « Donne-moi un peu de cette philosophie chevaline qui se devine dans le mol abandon de tes oreilles ; enseigne-moi l’âme obscure des bêtes et des choses. Mais avant tout, vivons ! » Telle est l’opinion d’un pâtre déguenillé qui souffle des notes incohérentes dans une flûte informe, tandis que des garçons et des filles se trémoussent en rond lourdement. Ces Estelles et ces Némorins n’ont pas de grâce ; mais leurs yeux brillent, leur sein s’agite, leurs mains se cherchent ; en un mot, ils vivent, tandis que ce culte paraît une momie dans ses bandelettes. Elle est bien vivante aussi, la vieille mendiante, accroupie sous le porche, et raclant une complainte criarde sur la corde détendue de sa guzla. Tout d’abord, il semble en l’écoutant qu’on avale une gorgée de vinaigre. Mais on s’y fait. Cela prend sur les nerfs, et vous donne à la longue une sorte d’angoisse agréable : témoin ce groupe de matrones, pêle-mêle dans l’ombre des murs, tas de chinons rouges et blancs d’où sortent au hasard des bras nus et des figures bronzées. Elles paraissent écouter avec componction, à moins qu’elles ne dorment.

Mes yeux sont attirés plus loin par un groupe de moines. Ils sortent du couvent, bâti comme une grande ruche circulaire autour de l’église. De longues galeries de bois peint abritent les alvéoles, je veux dire les cellules, et le tout est adossé contre un vieux mur d’enceinte, à demi ruiné, dont les blessures racontent les sièges soutenus jadis par ces lévites, autour de l’arche sainte. Les hôtes actuels de ce lieu de méditation, transformé jadis en citadelle de la foi, ne ressemblent pourtant ni à des abeilles studieuses, ni à des guêpes armées de puissans aiguillons. Ce sont plutôt de bons, gros et gras frelons, tout occupés à manger tranquillement le miel des autres. Près de Belgrade, j’en connaissais un beau comme un ange, pâle et grave, avec des cheveux noirs tombant sur ses épaules, une barbe vaporeuse, moelleuse et véritablement mystique. Il n’ouvrait jamais un livre, mais il n’avait pas son pareil pour broder des petits chiens en tapisserie ; ses chiens étaient parlans. Comme régulier, il avait fait vœu de célibat ; mais il me présenta sa « nièce ; » et le regard en coulisse que cette jeune personne me décocha fit naître des pensées dont je rougis moi-même. J’ai moins pratiqué les pères de Studenitza, car ils ne sont pas d’humeur hospitalière. Au moment où ils s’avançaient dans la cour, les traits empreints de cette bienveillance qui suit un bon dîner ; lorsqu’avec une douce majesté, ils abandonnaient leurs mains potelées à la dévotion des paysans, ils reculèrent soudain, lorsqu’ils aperçurent, parmi les chemises blanches du troupeau, Satan lui-même, sous la forme d’un étranger vêtu modestement d’un « complet » de voyage. Cependant ils cessèrent bientôt de s’occuper de moi, ce qui me permit de les observer à mon aise. Ils promenaient de groupe en groupe leurs larges ceintures et leur toque des dimanches, en velours noir ou violet, tapant sur l’épaule des garçons, prenant le menton aux filles, évidemment entourés du respect universel, sans qu’on arrêtât de rire, de manger, de chanter, ou même de s’embrasser quelque peu sur leur passage. Ils n’en paraissaient nullement scandalisés ; et qu’ils avaient, ma loi, bien raison ! Ces ébats sur les pelouses, à l’ombre des beaux arbres, supposent des mœurs pastorales et saines. Pour eux, plus semblables à de bons seigneurs parmi leurs serfs qu’à des moines parmi leurs ouailles, ils offraient l’image parfaite d’une domination patriarcale ; de sorte qu’après avoir constaté le creux de leur cerveau, il est impossible de méconnaître la bonhomie de leurs manières et l’empire bénévole qu’ils exercent sur toutes les calottes rouges et les figures de brique répandues autour d’eux.

En partant le soir, tandis que je laissais reposer ma monture au sommet d’une rampe, je jetai un dernier regard sur le monastère. On ne voyait plus que les tours de l’église et le gros mur d’enceinte, tout crevassé. Le soleil couchant allumait une lueur rose au sommet des marbres, pendant que l’ombre grandissante accusait le relief puissant du rempart. Il me semblait voir en raccourci l’histoire du christianisme en Orient : d’abord la nef antique, œuvre logique et forte, d’une seule venue ; puis les complications imprévues, le couvent, construction déjà plus hâtive ; ce gros mur de défense, témoin d’une époque barbare ; puis cette forteresse elle-même abandonnée, rongée de plantes parasites ; des brèches ouvertes, moins par le canon que par l’incurie ; de pauvres restes de royauté, confiés à quelques gardiens ignorans et cupides ; un trésor à demi dilapidé, où les cadeaux des princes chrétiens se confondent avec ceux du chef des infidèles ; une foule, enfin, pleine de bons sentimens, unie à son clergé par des relations affectueuses, moins farouche à coup sûr, mais à peine plus dégrossie que iles premiers catéchumènes qui furent baptisés dans les eaux de l’Ibar.


II

Certes, à l’origine, les convertisseurs de peuples durent concevoir de grandes espérances. Cette unité morale, qui manquait à tant de races dispersées sur un sol tourmenté, la religion n’allait-elle pas la leur donner ? Quelle institution paraissait mieux faite pour refondre à nouveau la péninsule et lui imprimer ce caractère solide que la nature et l’histoire lui avaient refusé jusque-là ? Est-ce que les filets de la propagande sacrée ne s’étendaient pas tout autour de la presqu’île, depuis Aquilée jusqu’à Byzance, de Raguse à Corinthe et à Thessalonique ? Ne semblait-il pas qu’une main providentielle poussât les hordes barbares dans ce quartier privilégié de la foi, comme le courant d’un fleuve entraîne les poissons dans la nasse, pour offrir à l’église l’occasion d’une pêche miraculeuse ? Chaque ville, chaque rocher de ce sol béni marquait une étape du christianisme. Là, saint Paul avait prêché : l’on se montrait encore le degré de marbre d’où il avait parlé au peuple. Ici, sur la côte dalmate, dans Salone encore debout, les tombeaux des premiers chrétiens rappelaient ces sociétés funéraires où les fidèles persécutés mettaient en commun leurs espérances, à peine voilées dans d’ingénieux distiques latins, dont la forme seule était païenne. Encore aujourd’hui, le voyageur qui déchiffre ces touchantes épitaphes se rappelle que ces humbles pierres ont forcé l’empire à changer de route. À Constantinople, le Christ parlait en maître. Les grands conciles venaient de fixer le dogme après de longues et subtiles discussions ; la foi se paraît d’un reflet de philosophie grecque.

Même au déclin de l’empire, comme la croix de Sainte-Sophie dominait le chaos des peuples ! Je me représente les impressions d’un contemporain qui aurait traversé le pays au plus fort des invasions. D’abord, l’image de la désolation et de la guerre, les ponts rompus, les routes effondrées, les files de chevaux morts que se disputent les corbeaux et les chiens errans, le silence morne répandu sur les campagnes, la charrue rouillée dans le sillon, les grands horizons vides où l’homme se cache ; de temps en temps, le roulement des chariots et la clameur d’une troupe en marche ; parmi les ruines encore fumantes, les grandes compagnies d’aventuriers slaves qui sillonnent la péninsule, puis les campemens des Bulgares aux pommettes saillantes. Ce voyageur n’aurait respiré qu’après avoir franchi le grand mur d’Anastase. La douce langue grecque eût alors frappé son oreille. Le bourdonnement d’une ruche immense, les fontaines jaillissantes, la foule affairée, les églises somptueuses et pleines, l’Europe et l’Asie contenues dans une seule enceinte, eussent d’abord effacé les impressions funèbres de la route. Dans les écoles des rhéteurs et des philosophes, il aurait entendu commenter les chefs-d’œuvre de l’antiquité. Peut-être même aurait-il eu la bonne fortune d’assister à quelque dispute théologique, et de voir siéger, parmi les prélats de cour, quelques-uns de ces évêques d’Asie-Mineure, au geste brusque, à la langue intempérante, dans lesquels revivait encore l’esprit de la primitive église. Devant une aussi docte assemblée, notre spectateur eût senti renaître sa confiance. Il n’eût pas douté que la foi ne demeurât maîtresse du champ de bataille où reculaient les armes de César. La Grèce chrétienne devait absorber une fois de plus ses farouches vainqueurs.

Les commencemens furent pleins de promesse. Les peuples barbares se jetaient dans les eaux baptismales, militairement, leur prince en tête. On les voyait solliciter l’honneur d’être chrétiens avec autant d’empressement que certaines peuplades en mettent aujourd’hui à nous emprunter nos mœurs. Les chefs députaient à Constantinople ou à Rome pour solliciter des instructeurs en religion, comme l’empereur du Maroc prend des caporaux européens pour former ses troupes. La veille, une armée barbare ressemblait à un repaire de bêtes fauves, respirant le meurtre et sentant la forêt. Le lendemain, ces mêmes hommes, nageant dans le bien-être, devenus propriétaires, grands seigneurs ; parés de titres byzantins, protovestiaires ou protospathaires adoptaient l’orthodoxie en même temps que la toge ou le pallium. Très souvent, la conversion figurait dans un traité de paix, à côté d’une cession de territoire, comme il advint au roi bulgare Boris, après une campagne malheureuse contre Constantinople. Ce même Boris, ayant quelque peine à convaincre ses boïars de l’excellence de la religion chrétienne, en fit décapiter cinquante-deux pour l’exemple. Cet argument dessilla les yeux des autres, qui se convertirent soudain. Ce sont les procédés de Pierre le Grand.

Le malheur, c’est qu’il est plus facile de changer l’habit que les âmes, et qu’en religion surtout, les conversions en masse font par-lois d’étranges néophytes. La propagande chrétienne, au VIIIe et au IXe siècle, ne ressemblait guère à celle des premiers apôtres. Ce n’étaient plus des hommes simples, parcourant le monde le bâton à la main, s’adressant de préférence aux humbles, et fondant partout de petites communautés vivaces. Les deux fameux missionnaires, Cyrille et Méthode, que les peuples slaves honorent d’un culte particulier, étaient des hommes de la meilleure société : ils vivaient dans la familiarité des grands, s’asseyaient volontiers à la table des princes, traitaient avec eux ide puissance à puissance, et ne s’occupaient que subsidiairement de ces drôles qui se tiennent à la porte des palais. Cyrille, ou plutôt, de son vrai nom, Constantin, d’abord bibliothécaire à Constantinople, avait contracté une certaine philosophie indulgente dans le commerce des parchemins. Son frère Méthode, avant d’aller réfléchir, au mont Olympe, sur la vanité des plaisirs, avait beaucoup vécu dans le monde : c’était un élégant de Thessalonique. Il n’est pas de saints plus aimables ni plus persuasifs que ceux qui ont débuté par l’amour profane. Ces deux hommes de cœur subirent bien des traverses. Mais on ne les voit pas tourmentés, comme un Boniface, du salut de leur âme ; ils ne brûlent pas, comme saint Paul, du zèle de la maison du Seigneur. Ce sont avant tout des négociateurs ; dans la hiérarchie des saints, leur place est au département politique. Sans cesse, ils se portent médiateurs entre les petits princes et les papes, entre la barbarie et la civilisation. Contre le formalisme de l’église de Rome, qui veut imposer partout son rite et sa langue, ils prennent la défense des langues locales. Ils se multiplient, vont à Rome, en reviennent, cherchent des transactions. Nul doute que le génie de Rome ne leur paraisse étroit. Qu’importe, disent-ils au pape, que ces peuples adorent Dieu dans leur patois ? La croyance est-elle affaire d’orthographe ? Et ces lettrés inventent un alphabet pour exprimer les sons slaves. On est bien tenté de leur donner raison contre Rome ; et de nos jours, la résurrection des nationalités prête à leur mémoire un nouveau lustre. Cependant les vues du pape étaient profondes. Il voulait faire l’unité des âmes à travers celle des mots, dans un temps où les mots devançaient les idées, tandis que ces beaux esprits jetaient à leur insu le germe d’un schisme.

Ces conversions en masse inspirent des réflexions mélancoliques. On se demande parfois si leur rapidité même n’a pas compromis la fortune de la chrétienté. Ces ouvriers de la dernière heure avaient-ils eu, comme les anciennes populations de l’empire, cinq ou six siècles de catéchisme de persévérance pour s’assimiler les dogmes ? Avaient-ils passé par les mystères d’Eleusis, par les idées pures de Platon, par la discipline stoïcienne, par l’école d’Alexandrie, par Marc-Aurèle et par Simon le Magicien, avant de recevoir la pleine lumière du Christ ? On les poussait pêle-mêle dans le temple, tout éblouis, tout chancelans sous le vin trop fort des doctrines nouvelles. Pour concevoir la simplicité de ces grands enfans, il faut lire la liste des cent six questions qu’ils adressaient au pape Nicolas, dans le courant du IXe siècle. Leur principal souci est de savoir s’ils pourront, en tant que chrétiens, continuer à porter des culottes (femoralia) pareilles à celles de leurs grands-pères.

Notez que le christianisme a été dès l’origine une religion triste, une religion d’hommes mûrs et désabusés. C’était la foi d’une société qui avait largement joui de la vie à l’époque de son adolescence, et qui, lasse de ses débordemens, dégoûtée de tout, même du nectar des anciens dieux, se repliait sur elle-même pour faire son examen de conscience, après avoir abdiqué le gouvernement du monde entre les mains d’un maître. Est-il prudent de communiquer aux enfans, sans précaution, les fruits amers de l’expérience ? N’est-ce pas un lieu-commun de la sagesse humaine qu’il faut respecter les illusions de cet âge, frêle enveloppe qui retarde et protège l’éclosion des idées ? Heureux les peuples robustes et simples ! Dans leur enfance insouciante, ils ont pu goûter la saveur des mythes ensoleillés qui poussent à travers champs. Leurs conceptions naturelles et vivantes n’ont pas été étouffées d’ans l’œuf par le voisinage d’un culte supérieur, mais sombre et subtil. Qui peut dire quelle fleur de poésie se fût épanouie parmi les peuples slaves, s’ils avaient eu le loisir de déployer leur génie propre avant d’entrer dans le christianisme ? Quels aspects nouveaux du monde, quel sens plus intime de la nature ondoyante et fuyante, auraient pris corps dans ces dieux trop vite proscrits qui n’étaient ni grecs, ni romains, ni défigurés par les vieux moules classiques, dans ces Willis qui dansent sur le sommet des montagnes, dans les Judes, filles des rivières, ou dans le dieu suprême, père du soleil, vague et indéterminé comme le ciel lui-même ? Tout cet Olympe barbare a péri de mort violente, ou revit à l’état d’amusement littéraire. Ce sont des métaphores, des fantômes qui s’évanouissent en fumée comme les notes légères d’un scherzo de Mendelssohn. En attendant, les peuples de la péninsule, marqués au front d’une maturité précoce, n’ont pas eu d’enfance, et c’est peut-être la cause principale de leur incurable mélancolie. Tandis que les autres peuples chantent longtemps avant d’écrire ; tandis que la jeunesse des Grecs fut bercée par la sérénité harmonieuse des poèmes homériques, les Bulgares et les Serbes grandirent en pleine scolastique. Leurs premiers jouets furent les écrits d’un Clément, d’un Constantin le Pannonique, d’un Jean l’exarque, d’un moine Chraber et autres abstracteurs de quintessence. Un de leurs historiens remarque qu’ils ont l’imagination froide. Je le crois bien ! on se refroidirait à moins. Cela rond indulgent pour les Bulgares modernes. Leur caractère de paysans processifs s’est formé dans ces âges lointains.

Les peuples de la péninsule seraient morts d’ennui, ou de théologie rentrée, si, pour leur bonheur, ils n’avaient gardé quelques lambeaux de paganisme. Je ne parle pas seulement de ces pauvres dieux honteux qui revivent par-ci par-là dans les superstitions des campagnes. Mais ne trouve-t-on pas, dans le culte oriental, bien des pratiques païennes ? Que dire de cette fête des eaux, lorsque, sur un autel de glace dressé au bord du Danube, un prêtre dit la messe au milieu des « guerriers assemblés, » peu semblables, il est vrai, sous leur uniforme, aux hardis aventuriers qui adoraient le fleuve lui-même, mais à peine plus éclairés sur le véritable but de la cérémonie ? Que faut-il penser de cette slava des Serbes, convertie par l’église en fête de famille, transparente image du culte des pénates ? In monceau de cartes de visite, entre deux cierges allumés, remplace l’offrande que le père de famille présentait jadis aux dieux lares. Les visiteurs entrent et sortent, mangent du gâteau consacré, accomplissent machinalement un rite dont ils ne savent plus le sens. On dirait qu’ils éprouvent un certain malaise, et qu’une place est demeurée vide auprès du foyer, depuis que le petit dieu familier a été exorcisé par un saint rigide. Et ces lamentations qui font partie du cérémonial des enterremens, ces gâteaux de blé partagés sur la tombe ! Au moment où l’on enlève le corps, la veuve se frappe la poitrine, jette des cris rauques sur un rythme funèbre, offre l’image vivante de la douleur antique, bien qu’un sentiment d’économie tout moderne l’empêche de déchirer ses vêtemens ; puis, quand le cortège se met en marche, elle étouffe incontinent ses sanglots et redevient une chrétienne décente : comme si l’église tolérait l’expression païenne de la douleur jusqu’au seuil du lieu saint, mais point au-delà. — Cette mélopée lamentable recommencera plus tard, quand la veuve ira prier sur le tombeau de son époux. Ce cri monotone et machinal m’a poursuivi bien souvent le soir, dans le cimetière de Belgrade. Je voyais les pleureuses s’arrêter de temps en temps pour causer de leurs petites affaires, puis reprendre leur lamentation rythmée. Ce torrent de plaintives doléances prenait sa source, moins dans un chagrin personnel que dans la tradition : c’est qu’autrefois les pleurs n’étaient pas seulement permis, mais commandés ; la religion consistait à célébrer la vie ; elle enseignait la manière officielle de se révolter contre la mort, au lieu de l’accueillir comme un ange libérateur.

Je pourrais citer vingt autres réminiscences du même genre, par exemple, les bénédictions particulières et locales ; les aspersions d’eau bénite à tout propos, sur les fondations des édifices, sur les intérieurs ; les prières dites à la hâte et sans recueillement, sur les lieux mêmes et dans toutes les circonstances, comme si les paroles avaient une vertu matérielle, et devaient être prononcées dans un endroit plutôt que dans un autre. En général, je nomme païenne cette forme religieuse qui consiste moins dans l’élan du cœur que dans certaines pratiques machinales, et qui découpe en menus morceaux l’influence divine pour la disperser sur tous les actes de la vie, au lieu de la considérer dans sa source unique et simple, d’où elle rayonne sur le monde. C’est ainsi que les Romains avaient des dieux pour les champs, d’autres pour les maisons ; des dieux pour la paix et pour la guerre, pour les naissances et pour les mariages, des dieux tristes et des dieux gais. Le Dieu unique de l’Évangile s’est multiplié, pour remplacer cette foule de divinités secondaires ; il sortit souvent de son temple, et quelquefois il oublia d’y rentrer.

Parmi ces échos du temps passé, il en est de plus vagues, où vibre encore l’âme des âges barbares. Tout le monde connaît aujourd’hui ces mélodies hongroises, que les Tziganes ont rendues populaires. Allez les entendre à Pesth, dans ces grands caravansérails, où le bruit des assiettes et le cliquetis des verres se mêlent si singulièrement aux accens mélancoliques des airs nationaux. Un rythme d’une joie sauvage alterne avec des plaintes d’une tristesse inexprimable. Ces chansons, tout imprégnées du parfum de la steppe, sont tantôt larges comme la plaine immense, tantôt indécises comme les nuances de l’horizon. Des sons à la fois métalliques et doux prolongent l’accord et l’éparpillent en une sorte de brume harmonieuse, comme un cri d’appel se perd en ondes décroissantes dans la sonorité de l’air. Il faut voir les dignes bourgeois de Pesth, ou bien quelques hobereaux de passage en ville, qui laissent tomber leur fourchette pour écouter le front penché. Le chef d’orchestre, un Tzigane, se rapproche alors peu à peu, les fascine de son œil indien et caressant, et vient jouer en sourdine, jusque dans leur oreille. À leur insu, c’est la voix des ancêtres nomades qu’ils entendent. Ils cèdent au prestige de la déesse de la plaine, « Delibab, » la fée hongroise des mirages. Ils redeviennent pour un instant païens, nomades eux-mêmes, jusqu’au moment où, poussant un grand soupir, ils se lèvent, rentrent dans le XIXe siècle, et s’en vont au club discuter la politique de M. Tisza.

La péninsule possède aussi des chants étranges, bien plus anciens que leurs paroles. Même sans les comprendre, vous leur trouviez une saveur exotique, en les écoutant au Champ de Mars. Les Roumains, ces Parisiens de l’Orient, les avaient transposés à votre usage, en les ornant de quelques flonflons. Mais, saisis au vol et sur place, ils sont plus rudes, plus sauvages, plus mordans. Il faut entendre, dans une ville serbe, un orchestre de Tziganes, bien primitif celui-là, bien déguenillé, racler sur de méchans violons les airs monotones du pays. Le refrain se compose de trois ou quatre notes, presque toujours les mêmes ; et cependant il y a dans ces accords je ne sais quel accent barbare qui vous reporte au*crépuscule des temps fabuleux. J’ai vu des hommes instruits, des officiers, des professeurs demeurer immobiles pendant des heures entières, en écoutant cette mélodie bizarre. On a d’abord envie de hausser les épaules. Peu à peu, on entrevoit dans cette plainte incohérente l’image affaiblie et comme déformée d’un vieux rêve primitif. Parfois vous diriez que ce peuple a été amputé d’une partie de son âme, et qu’il souffre à l’endroit des croyances qu’il n’a plus.


III

Ils sont à plaindre, les hommes qui n’ont point eu de jeunesse ; mais plus encore ceux qui n’ont ouvert les yeux que pour assister aux brouilleries de leurs parens. Tristes préliminaires du divorce : tous les jours ce sont des récriminations, des scènes violentes. Les enfans se taisent d’abord ; plus tard, ils entrent dans la dispute, exploitent avec un naïf égoïsme les passions paternelles, entretiennent une rivalité dont ils profitent et savent se faire donner par le père le gâteau que la mère a refusé. On se sépare enfin, mais trop tard : les enfans ont perdu la première fraîcheur de leur foi.

C’est en deux mots l’histoire des peuples de la péninsule. Quand ils entrèrent dans la chrétienté, le ménage intérieur de l’église n’était pas édifiant. Rome et Constantinople se toisaient d’un œil jaloux. Plusieurs fois déjà, le pape avait dû, selon le mot de Bossuet, « réprimer l’orgueil du patriarche. » La théologie devenait de moins en moins désintéressée. Dans les conciles, on ne se battait plus pour des théories, mais pour des provinces. Les prélats se disputaient une frontière et ferraillaient pour une juridiction. Ces débats masquaient de vilaines questions d’argent : « Les Croates m’appartiennent ! » disait Rome. — « Ils sont à moi ! » disait Byzance. — Je prends les Serbes ! — Et moi les Moraves ! — Naturellement, Serbes, Moraves, Croates se donnaient et quelquefois se vendaient au plus offrant. Les chefs barbares, quand des apôtres paraissaient sur leur territoire, ne demandaient pas ce que valait la doctrine, mais ce qu’elle rapportait. Quelquefois, dans le prédicateur, ils flairaient un émissaire et l’invitaient à passer au large, comme fit Ratislav, roi des Moraves, lorsque d’honnêtes Allemands du diocèse de Salzbourg voulurent le catéchiser. — « Oh ! oh ! dit-il, voilà qui sent terriblement l’empire franc ! Je préfère Constantinople. Parlez-moi d’un apôtre qui ne soit pas mon voisin. »

La conversion des Bulgares est le modèle du genre[2]. Ce prince Boris, dont j’ai rapporté les procédés sommaires, n’était point un chrétien sentimental ; et s’il trouva son chemin de Damas, on peut dire qu’il en connaissait les détours. D’abord, on le voit tâter le pape et donner des espérances à l’empereur Louis. Mais les Francs sont bien envahissans. Réflexion faite, il vaut mieux se tourner vers Byzance. Va donc pour le baptême byzantin ! Justement, il vient de remporter quelques avantages sur l’empereur Michel III. Il signe la paix et se fait baptiser séance tenante. Sa résolution est si soudaine que le patriarche Photius la qualifie d’événement paradoxal. On l’explique après coup par l’influence d’une femme ou par la vue d’un tableau miraculeux. Mais, en réalité, il n’obéit qu’à l’intérêt bien entendu, qui lui montre trois ou quatre états chrétiens tout prêts à l’étrangler s’il reste païen. La première effusion passée, il veut palper les bénéfices de l’opération : il réclame pour la Bulgarie un évêque indépendant. Constantinople fait la sourde oreille : « Vous ne voulez pas ? dit Boris. Très bien ! Je vais à Rome. » Effectivement, il députe auprès du pape Nicolas pour obtenir non plus un évêque, mais un patriarche complet. En cour de Rome, on reçoit les Bulgares à bras ouverts, mais on élude la requête : « Il faut d’abord connaître l’état du pays… Nous enverrons une mission… » Au mois de novembre de l’année 866, deux évêques débarquent en Bulgarie avec une cargaison de livres latins. Les prêtres grecs sont reconduits à la frontière, et le peuple bulgare reçoit l’ordre de louer le Seigneur dans la langue de Tite-Live. Cependant, à Rome, la nomination du patriarche traîne en longueur. Le pape Nicolas est mort. Son successeur se montre moins traitable. On discute les candidats. Boris soutient un certain Marinus. Le pape aimerait mieux un certain Sylvestre. La vérité, c’est que le saint-siège n’a plus besoin de ménager les Bulgares. Il le croit au moins. Une de ces révolutions de palais, si fréquentes à Constantinople, a fait disparaître un empereur et déposé un patriarche, l’un des plus ardens adversaires du pape. Les chances de divorce s’éloignent. On parle de conciliation. Dès lors, pourquoi gâter les enfans ? Ils n’auront pas leur patriarche. Alors le Bulgare furieux perd patience ; il court à Constantinople, et fait sa paix avec les Grecs, qui, cette fois, ne lâchent plus leur proie. On prodigue les caresses à l’évêque de Bulgarie, on lui donne la première place après le patriarche Boris envoie Siméon, son fils, faire ses humanités à Constantinople. Pendant cet échange de politesses, le clergé latin, qui n’a plus rien à faire, plio bagage à son tour et reprend tristement le chemin de la frontière sous la conduite de son évêque Grimoald. — Voilà comment les Bulgares devinrent orthodoxes.

Le cas des Serbes n’est pas meilleur. On ne sait trop quand ils reçurent le baptême. Mais on sait très bien que pendant des siècles leurs princes firent la bascule entre Rome et Byzance. Leur hésitation est d’abord sincère. Ils comprennent qu’il faut à leur couronne toute neuve une bénédiction. Mais laquelle ? où trouver la plus efficace, la plus fructueuse, soit en qualité, soit en quantité ? L’embarras n’est pas mince. Il ne s’agit plus, comme pour les Bulgares, d’exploiter les divisions intérieures de la maison : le divorce est maintenant consommé ; entre les églises rivales, il faut choisir. Qu’à cela ne tienne : ils iront d’abord à droite, et, si leur intérêt l’exige, ils reviendront à gauche. Etienne Nemanya se fait couronner par le pape ; mais il s’aperçoit un beau jour, en lisant son discours du trône, que cet ornement, d’origine italienne, ne flatte pas l’œil de ses compatriotes. Immédiatement, il en commande un autre à Byzance et le met sur sa tête en grande cérémonie. Au fond, l’hostilité réglée des deux cours pontificales fait très bien les allaires de ces rusés despotes. Les communications sont difficiles : les nouvelles ne vont pas vite, de Rome à Constantinople. Placés presque à mi-chemin, les rois serbes peuvent conduire une négociation en partie double et offrir simultanément leurs services des deux côtés, sauf à comparer les enchères. Ils ne s’en firent pas faute, et suivant qu’ils avaient sur les bras les Hongrois ou les Grecs, ou les deux en même temps, on les voit écrire de la même encre une supplique en latin au saint-père et des soumissions en grec au patriarche. Il en est un, dans la série, qui poussa le procédé jusqu’à la perfection. Il s’appelait Milutin Uroch. Ce monarque ingénieux menait de front la controverse, les femmes et la politique, au point de confondre ces différens moyens d’action. Quand il voulait s’étendre au nord, il épousait une Hongroise et priait en latin. Si de nouveau le midi l’attirait, il renvoyait la Hongroise à ses parens, prenait une Bulgare et chantait en slavon. Un peu plus tard, il accommoda encore par un mariage ses démêlés avec l’empereur Andronicus. Sa nouvelle fiancée avait huit ans. De femme en femme et d’église en église, il fit tant de chemin qu’un jour il rencontra les Turcs. Le temps lui manqua pour monter un harem et se faire musulman.

D’aussi fréquentes palinodies donnaient beau jeu à tous les inventeurs de doctrines merveilleuses, à tous les marchands d’orviétan religieux, de même qu’aux anciens adversaires de l’église. Dès le IXe siècle, la Bulgarie, à peine baptisée, en est littéralement inondée. Ce sont les juifs d’abord, animés à cette époque de l’esprit de propagande, puissans sur les bords de la Mer-Noire et fiers de se dire les seuls éditeurs patentés de la parole divine. Puis les Arméniens monophysites, puis les pauliciens, dont on me dispensera d’expliquer le système, mais qui guettaient les Slaves, dit un auteur, pour les surprendre dans la première nouveauté d’un christianisme superficiel. Chez les orthodoxes même, on comptait plus d’une brebis galeuse. On cite un mauvais plaisant qui baptisait à tort et à travers et qu’on dut expulser, non sans lui avoir coupé les oreilles. Parmi les popes, c’était à qui, pour attirer le public, inventerait les prescriptions les plus bizarres : défense d’aller au bain le mercredi et le vendredi (je ne pense pas que ce commandement serait nécessaire aujourd’hui) ; défense de manger la chair d’un animal tué par un eunuque, etc. Plus tard, ce fut le tour des charlatans grossiers, des macérations extraordinaires, des faiseurs de miracles. Pauvres Bulgares, tombés au beau milieu de cette confusion des langues, des croyances et des pratiques ! Je ne m’étonne point qu’ils aient été si souvent traités d’hérétiques ou sentant l’hérésie. Leur christianisme me paraît, comme à cet auteur byzantin, un tendre bourgeon dont la frêle enveloppe s’écaillait à tous les vents.

Que les temps sont changés ! Tout ce tapage de doctrines contradictoires s’est éteint tout à coup pour faire place à un silence de mort. Aujourd’hui, la famille orthodoxe se divise en deux branches sur lesquelles il est impossible de porter le même jugement : car l’une est vivante, active et féconde, tandis que l’autre semble frappée de stérilité. En Russie, on discute, on médite, on invente des sectes[3]. Les vieux croyans eux-mêmes font acte d’indépendance à leur manière. La pensée religieuse ne cesse de bouillonner sous le sol immobile et fait jaillir des sources nouvelles qui témoignent d’une puissante vitalité. Là-bas, dans les Balkans, c’est bien fini. Lorsque les Serbes et les Bulgares se disputent, c’est pour un bout de prairie sur les bords du Timok et non sur le saint-sacrement. Autant les frontières matérielles sont instables dans la péninsule, autant les frontières spirituelles sont à jamais fixées. Chacun s’est retranché dans sa croyance et n’en bouge plus. Qu’est donc devenu l’esprit sectaire ? a-t-il disparu dans un élan fraternel ? Le malheur a-t-il opéré le miracle de donner à ce peuple une seule âme ? Je voudrais le croire. Mais les divisions religieuses n’ont fait que changer de forme. On parle moins, c’est vrai : peut-être on se massacrerait davantage. C’est lorsque le fanatisme se tait qu’il est redoutable. Tantôt on rencontre trois religions côte à côte, comme en Albanie, où les trois cultes rivaux semblent avoir institué jadis un concours de propagande et n’ont abouti tous trois qu’à faire des sauvages. Tantôt ou rencontre çà et là des fragmens d’hérésie pétrifiée, qui se sont enfoncés parmi les peuples, comme un corps étranger pénètre dans la chair et gêne la circulation du sang. C’est justement l’impression que j’ai rapportée d’une promenade en Bosnie.


IV

Dès les premiers pas, cette terre de Bosnie paraît pleine de mystère. Quand on arrive de Serbie, le contraste est frappant. Ce ne sont plus les molles ondulations, les horizons compliqués et vagues, les vallées tournantes, les larges plaines où pousse le maïs : le climat est plus rude, la nature plus sauvage et plus décidée. Nous sommes au mois de mai, cependant la verdure naissante disparaît sous un manteau de neige. Les vaches flairent avec inquiétude la couche glacée. Les arbres secouent sur nos têtes de petites avalanches. La forêt, poudrée à frimas, semble éclairée d’une lumière fantastique. Des rocs sourcilleux suspendent au bord des précipices leur crinière de sapins, tandis que des nuages gris roulent, montent ou s’accrochent à leurs aspérités. On traverse des bas-fonds pleins d’un ruissellement d’eaux, des colonnades de troncs lisses où brillent les feux des petits pâtres. Un torrent mugit au fond d’un entonnoir. Un vieux burg, triste comme un vautour déplumé sur le sommet d’un roc, regarde passer le voyageur d’un air maussade. On aperçoit cent mètres plus loin le geôlier, c’est-à-dire un petit fort autrichien tout neuf, aux talus bien rasés. La Bosnie se lève devant nous, dans son charme austère, avec son manteau de sombre verdure. Elle n’a pas, comme la Suisse, une couronne royale de glaciers ; mais il y a de la fierté dans son délabrement ; ses montagnes peu élevées, mais abruptes, ont la grandeur picaresque d’un repaire de bandits. Tout porte ici la trace de la bataille encore chaude entre chrétiens et musulmans. Ce sont des murs noircis, des maisons sans toit, des villages abandonnés, toutes les blessures mal fermées de l’insurrection de 1876. Le pays paraît vide et comme dépeuplé. Le premier bourg de quelque importance qu’on rencontre est Vichégrad, sur la Drina : quelques masures misérables, en bois ou en pisé, hantées par une population plus misérable encore, et, dans cette ville déchue, sordide, un pont admirable, aux arches en ogive, aux élégantes saillies, construit par quelque Vénitien sur les ordres de Soliman : aujourd’hui ces pierres, usées, par le temps, tout imprégnées de la lumière dorée des siècles, ne joignent plus que des rives désolées. Dès qu’on sort de Vichégrad, le désert recommence, éternel, verdoyant et vide. Sur la route de Rogatitza, nous faisons près de 80 kilomètres sans rencontrer âme qui vive, si ce n’est des patrouilles autrichiennes. Après tout, n’est-ce pas le spectacle qu’auraient offert les provinces de France au sortir des guerres de religion ?

D’un bord à l’autre de la Drina, les mœurs et les visages diffèrent autant que le sol. C’est un saut prodigieux dans le passé. Vous venez de quitter la figure bonnasse et la redingote râpée du douanier serbe ; et deux pas plus loin, voici les larges culottes orientales, les feredjés, les femmes bibliques montées sur des ânes : elles se cachent et tournent bride dès qu’elles nous aperçoivent ; — les jeunes garçons déhanchés, coiffés du fez, traînant leurs savates ; — les hommes au visage placide et régulier, le front rasé, les yeux bien fendus, l’ovale pur, la démarche lente ; — puis les accoutremens pittoresques, les couleurs harmonieuses, un pays et un peuple profondément imprégnés d’islamisme : car les chrétiens, quoiqu’ils se distinguent par leur costume, n’échappent pas à cette influence. Une famille chrétienne nous croise sur la route. Les hommes portent le turban rouge foncé, noué négligemment autour de la tête. Ils ont de grands traits, la face osseuse, l’œil noir profondément enchâssé, le teint de couleur cuivrée. Leurs larges ceintures, composées de petits carrés multicolores, ont des nuances d’un vert-rougeâtre. Les femmes ont le large pantalon serré à la cheville. On n’a rien imaginé de mieux pour protéger la pudeur. La grâce y perd un peu ; mais il reste le mouvement des hanches, que ne défigurent ni la cuirasse du corset, ni l’ampleur artificielle de la jupe. Elles ont des coiffures larges et compliquées, des vestes brodées et soutachées de nuance vert pâle ou saumon, mais jamais sombre. Là se montre, en Bosnie, la différence de la chrétienne et de la musulmane. Le chrétien fait de sa femme un oiseau blanc, coloré, coquet. Pour lui, l’aspect de la bien-aimée doit être un hymne de joie. Elle tranche sur le train monotone de la vie, comme son riche costume sur le vert uniforme des paysages. Pour les détails, relisez le Cantique des cantiques. Les musulmans, au contraire, cachent leurs femmes. Suivant eux, le soleil est un dangereux rival : il accuse les formes, fait chanter les couleurs, et, sous ce/beau ciel d’Orient, favorise le nu. Pour réagir contre ce perpétuel séducteur, l’Islam inventa le feredjé.

Pénétrons-nous de ces contrastes : ils expliquent le pays. Notre premier mouvement est un plaisir d’écoliers en vacances, devant ce moyen âge ambulant, qui vit pour lui-même, sans la moindre envie de s’exhiber derrière une grille, au jardin d’acclimatation. Les rôles sont renversés. Nous devenons ici les bêtes curieuses. Leurs regards nous disent : « Que vous êtes donc laids et piteux dans vos pantalons noirs ! Vous n’avez ni pistolets, ni poignards dans votre ceinture ? Vous vous laisseriez donc égorger comme des poulets, sans la protection des gendarmes ? Vous portez des ombrelles comme les femmes ! Vous tenez donc bien au teint fade de vos précieux museaux ? Et vos costumes, avec ces culottes pattues qui vous font ressembler à des pigeons malades ! allez ! Vous êtes les serviteurs d’une machine très puissante, mais des serviteurs misérables, sans prestige personnel, sans force et sans élégance. »

Nous pourrions répondre : « Tout cela est vrai ; mais nous avons du moins cette supériorité sur vous, que, depuis deux cents ans, nous avons cessé de nous égorger pour un Credo ; tandis que votre pays porte partout les marques de vos lamentables querelles. « Il faudra plus de cent ans pour repeupler ces belles vallées, ces espèces de larges fleuves de verdure délaissée qui coulent entre des rangs de montagnes bleues. Et toujours le même problème qui vous poursuit : pourquoi ces haines féroces et séculaires entre hommes du même sang ? La conquête n’explique pas tout. Avant les Turcs, ils vivaient côte à côte, frères par la langue et par la race ; et puis tout à coup, les nobles abjurent en masse, et se font plus Turcs que les Turcs. Pour garder leurs privilèges, dit-on ? mais ils entraînent avec eux la moitié du pays, qui n’avait pas de privilèges, toute la population des villes, hommes de peine, bourgeois, marchands ; l’autre moitié, cultivateurs et fermiers pour la plupart, restent chrétiens, et avec tant d’obstination, que les mauvais traitemens n’y peuvent rien ; ils s’entêtent dans leur loi comme les autres dans leur apostasie : pareil fanatisme des deux côtés. C’est nous la bailler belle que de faire, de tant de persévérance ou d’endurcissement, une simple question agraire, une querelle irlandaise entre propriétaires et fermiers.

Je poursuivais le mot de cette énigme, tout en gravissant un sentier fort raide à travers la montagne, lorsque mes yeux tombèrent, sur d’énormes pierres grises d’un aspect druidique, mais régulièrement taillées en forme de sarcophages. Quelques-unes portaient, sur leur paroi, l’image d’une croix grossièrement sculptée ; la plupart étaient sans aucun ornement. La rencontre me frappa, dans un endroit si solitaire, car j’étais loin de toute habitation. Ces étranges monumens, semés sur le flanc d’un ravin sauvage dessinaient leur puissant relief sur un fond uniforme de verdure bleuâtre. J’appris par mon guide que c’étaient les tombes des anciens bogomiles, ou patarins, hérétiques enfin, de quelque nom qu’on veuille les nommer, frères aînés de nos albigeois, et disparus comme eux de la surface de la terre, après avoir été, suivant l’opinion de l’église, l’opprobre de la chrétienté. J’appris également qu’il existait en Bosnie des milliers de ces pierres, attestant l’importance de la secte, et qu’elles se trouvaient généralement dans les vallons les plus reculés, où les derniers des sectaires s’étaient réfugiés, pour échapper aux persécutions ; que ces hérétiques avaient joué un rôle considérable dans l’histoire intérieure du pays, et que les musulmans témoignaient pour leur mémoire une vénération particulière.

Vous êtes-vous jamais divertis à chercher les racines d’un grand arbre ? C’est la distraction favorite de M. Gladstone, ce bûcheron radical qui abat un chêne dans sa journée. On creuse autour de l’arbre un grand trou circulaire, puis on tâche de découvrir la racine maîtresse. On n’aperçoit d’abord qu’un gros serpent rougeâtre dont la courbe s’enfonce dans la terre. On creuse, on fouille : le serpent de bois se dérobe et s’enfonce toujours plus avant, dans les mystères de la vie souterraine. On s’aperçoit enfin que le chêne va puiser la sève loin de la surface du sol, au fond des vieilles formations géologiques. De même en histoire, lorsqu’on cherche à pénétrer les racines des événemens contemporains. On donne d’abord un petit coup de bêche, en amateur, avec le désir de savoir sans se fatiguer. Puis on s’anime, on creuse toujours plus avant, et l’on est stupéfait de découvrir, sous une couche de huit ou dix siècles, l’origine du chêne vénérable, tordu par l’orage, creusé par le temps, que maintes fois la cognée a entamé sans l’abattre. L’islamisme, en Bosnie, se dresse ainsi comme un vieux tronc décharné, mais solide, que ni la force ouverte du canon, ni la sape de la diplomatie n’ont encore pu détruire ; et le secret de sa longue résistance gît peut-être dans l’histoire oubliée des bogomiles.

Nous les connaissons seulement par les diatribes de leurs ennemis. Dès l’origine, leur figure triste et pâle se dresse derrière les visages enflammés des docteurs de l’église, qui les accablent de leurs invectives. Il n’est pas jusqu’à la douce Anne Comnène, la muse de Byzance, qui ne soit saisie d’un saint transport, quand elle fait le compte des hérétiques brûlés par son père. Elle raille les bogomiles sur leurs cheveux incultes, sur leur basse extraction, tout en déplorant que ce fléau commence à gagner la noblesse. Elle nous les montre cachant leur longue face maigre, courbés sur la terre, vêtus comme des moines, et marmottant des patenôtres entre leurs dents. Il est vrai que ces gens étaient sans excuse, de porter des cache-nez sous le beau ciel d’Orient.

Au premier coup d’œil, le fond de leur doctrine ne justifie pas cette grande colère. C’était à peu près l’erreur ancienne des manichéens. Notre pessimisme à la mode s’en arrangerait assez. Nos philosophes de salon n’auraient pas d’objection à considérer Satan comme le collaborateur officiel de la Providence dans la confection de cette planète bizarre. Cela permet d’expliquer beaucoup de choses qui, pour un optimiste, sont encore obscures, et notamment le cœur de l’homme. Selon le Credo des bogomiles, Satan, après avoir bâti de toutes pièces son ciel et sa terre, c’est-à-dire les nôtres, prit un peu de terre et fit Adam. Seulement, pour lui donner un semblant d’âme, il dut s’adresser au père éternel, qui consentit à laisser tomber un peu du souffle divin. La condition du pacte lut que l’homme servirait deux maîtres. Eve eut également Satan pour père spirituel. Les bogomiles n’avaient point une haute idée de notre mère commune. Ils enseignaient que le diable, après avoir formé, pour notre damnation, ce chef-d’œuvre de grâce et de perversité, se demanda ce qu’il pourrait faire de pire, et ne put produire que Cain : après quoi, son pouvoir créateur fut épuisé. Il n’eut qu’à régner tranquillement sur ses nouveaux sujets, jusqu’au jour où l’apparition du Sauveur vint le contraindre à donner quelques libertés constitutionnelles. Mais les bogomiles pensaient que, comme beaucoup de souverains, il s’était résigné de mauvaise grâce à ce partage, qu’il ne cessait d’intriguer contre la charte évangélique, et qu’il conservait des intelligences secrètes parmi les représentans du bon principe. Leur méfiance était universelle. Ils croyaient voir le pied fourchu jusque sous la robe des évêques ; et dans leurs églises de bois, sans image et sans autel, ils montaient la garde nuit et jour auprès du livre saint posé sur une nappe blanche, de crainte que le Malin ne vînt en tourner les pages.

Si puériles que fussent leurs croyances, ils avaient cet avantage sur le pessimisme moderne que, tout au moins dans la première ferveur de la secte, ils suivaient leur principe jusqu’au bout. On ne les entendait point parler du néant de la vie en étalant le linge le plus fin, ni gémir sur leur sort en se drapant dans un pallium taillé à la dernière mode. S’ils accusaient l’éternelle duperie de la nature, cette marâtre, ils ne se laissaient pas choir sur des sièges moelleux, après un repas succulent, l’estomac doucement échauffé par des vins exquis. Sans doute, le prêtre Cosmas, leur ennemi mortel, prétend qu’une fois hors de chez eux, invités à dîner en ville, « ils buvaient et mangeaient comme des éléphans. » Mais le témoignage de Cosmas est suspect ; et d’ailleurs, si parfois un satanique appétit, trop longtemps comprimé, les jetait dans une ripaille exceptionnelle, ils n’avaient pas plus tôt avalé la dernière bouchée qu’ils s’en repentaient cruellement et qu’ils s’administraient d’une main ferme de terribles coups de discipline.

Leur originalité n’est pas dans leur dogme. Vingt fois avant eux, on avait discuté sur le principe du bien et du mal, de même que sur les deux natures du Christ, sans que les puissans du jour en fussent très alarmés. Le véritable péril qui mit en mouvement contre eux les foudres de l’église et le bras séculier, ce sont les tendances nettement socialistes de la secte. Ils n’en voulaient pas seulement à la Jérusalem céleste : ils entendaient bien reconstruire sur un nouveau modèle le royaume de la terre. Pour comprendre le travail obscur qui se faisait dans leur âme, on n’a qu’à lire les écrits d’un Tolstoï, ou à pénétrer, sous la conduite de M. Melchior de Vogué, dans la cabane d’un Soutaïef. Nous le connaissons tous à présent, ce paysan russe, rejetant toutes les anciennes Écritures, penché le soir sur un livre unique, l’Évangile, qu’il épelle péniblement en promenant son gros doigt durci sur le texte sacré, tandis que les veines de son front têtu se gonflent sous la pression de l’idée fixe. C’est lui qui veut aller parler au tsar pour dévoiler les abus des fonctionnaires et du clergé ; lui qui ensevelit son enfant mort sous le plancher de sa chambre, plutôt que de marchander la terre de l’église ; lui enfin qui se laisse juger, condamner, voler, plutôt que de résister à la malice des hommes, et qui veut appliquer à la lettre la morale du sermon sur la Montagne.

Tel était aussi l’idéal des bogomiles. Il est instructif de voir comment l’expérience a tourné dans un siècle de foi. Dès les premiers pas, ces « vrais chrétiens, » comme ils se désignaient eux-mêmes, durent entrer en composition avec les passions humaines. Le code de charité sublime édicté sur la Montagne a des clauses terriblement dures. Je connais des hommes qui accepteraient tout, sauf de tendre la joue gauche à celui qui frappe la joue droite. Les bogomiles se tirèrent d’affaire en distinguant deux catégories de fidèles : le commun des martyrs et les parfaits. Ces derniers, dont on comptait environ 4,000 au XIIIe siècle, se chargèrent de la partie la plus désagréable du précepte. Par exemple, il entrait dans leurs attributions de tendre la joue gauche lorsque la communauté recevait un soufflet. Mais à leurs côtés, un frère, moins parfait sans doute, avait le droit de riposter par un vigoureux coup de pied. Ces fidèles du second degré ne s’en firent pas faute, et la chronique affirme qu’ils avaient coutume d’asséner de bons horions sur le heaume des papistes et des orthodoxes. De même pour les autres préceptes : les saints se chargeaient de fournir des modèles de chasteté accomplie ; mais les autres prenaient femme, en se réservant même le droit d’en changer si elle n’avait pas un bon caractère (si non eril bona). Le mérite des saints se reversait ainsi sur les pécheurs et leur procurait l’absolution pendant le péché. On comprend la diffusion rapide d’une doctrine aussi indulgente pour les défaillances de la chair. On conçoit même qu’elle ait pu prendre pied dans notre joyeuse Provence et fleurir à Marseille aussi bien qu’à Tarascon. Si la fin tragique des albigeois n’imposait pas le respect, il serait permis de croire que les Méridionaux s’arrangeaient assez d’un ascétisme exercé par procuration, qui ne troublait nullement leurs petites habitudes. Il est vrai que tout fidèle devait, au moins une fois en sa vie, se faire admettre au nombre des saints. Mais il en était quitte pour se repentir à l’article de la mort. En Occident, cette espèce de lessive finale, qui liquidait toutes les peccadilles passées, s’appelait la Convenenza. Commentaire frappant du mot de Pascal : « Qui veut faire lange, fait la bête. » Triste lendemain du rêve de charité universelle dont Tolstoï voudrait faire la loi des sociétés modernes.

Cependant, ni le relâchement graduel de la secte, ni ses extravagances, n’expliquent son étendue et sa durée. Dans un temps où les deux pouvoirs étaient confondus, elle couvrit d’un masque religieux tantôt la protestation des humbles contre tous les genres d’oppression, tantôt la révolte des esprits turbulens contre l’autorité dominante. Ce fut une espèce d’Internationale, couvée de bonne heure en Orient par le désordre des guerres et par les troubles de l’église, répandue peu à peu dans la péninsule et de là dans toute l’Europe méridionale, d’où elle trouva, dit-on, des chemins souterrains jusqu’en Bohême, et vint tendre la main aux premiers hussites. Pour la première fois, peut-être, mais non pour la dernière, des individus appartenant aux races et aux nations les plus diverses se trouvèrent unis contre l’église, moins par l’unité de croyance que par une communion de haine contre l’ordre établi et par une vive répugnance pour la hiérarchie du moyen âge, soit que cette rébellion prît sa source dans le libre génie des cités du midi, soit qu’elle fût entretenue par l’indépendance farouche des montagnards. En Occident, l’édifice religieux était dans toute sa force. À peine quelques pierres, détachées des ouvrages extérieurs, écrasèrent les assaillans sous leurs décombres. Mais l’église d’Orient, partagée en autant de cénacles que la péninsule comptait de despotes, en fut profondément ébranlée. Le dédale des races et des montagnes favorisait les mécréans. Dispersés d’un côté par le bras séculier, ils passaient un fleuve et trouvaient l’impunité sur l’autre bord. Chose étrange ! Cette association subversive faillit réaliser un instant l’union morale de la péninsule. En menaçant les pouvoirs établis, elle renversait les frontières. De l’archipel à l’Adriatique, elle formait un réseau de franc-maçonnerie qui aurait pu frayer les voies à l’unité politique. Mais, au contraire, suspectée, poursuivie, traquée partout par les dominations particulières, refoulée dans les montagnes de Bosnie, elle devait périr, et l’esprit de concorde périt avec elle. L’ébranlement qu’elle laissa dans sa retraite ne servit qu’à miner davantage le sol de la péninsule. Quelques années plus tard, il suffit aux Turcs d’y poser le pied pour faire tomber toutes les défenses du christianisme.

En Bosnie, les bogomiles durèrent plus longtemps, à l’abri de leurs montagnes. Ils eurent même une sorte de pape dont l’autorité était reconnue de nos albigeois. Des princes bosniaques les favorisèrent. La noblesse presque tout entière, lorsqu’elle n’était pas retenue par des liaisons avec la maison de Hongrie, se jeta dans l’hérésie : placée sur la frontière des deux cultes, aussi éloignée de Rome que de Byzance, également hostile aux deux dominations, et n’ayant rien de plus cher que son indépendance, elle saisit le premier prétexte de s’émanciper d’un joug religieux que le roi de Hongrie exploitait au profit de son ambition. Quelques cités dalmates furent séduites à leur tour par les mêmes raisons qui déterminèrent nos villes du Midi. Les papes suscitèrent contre les dissidens de furieuses croisades. Il ne dépendit pas du saint-siège que ces bogomiles de Bosnie ne fussent exterminés comme les albigeois. Mais les tueries en masse sont moins faciles dans un pays hérissé, abrupt, fertile en embuscades, que dans les plaines de Provence. Les têtes de l’hydre renaissaient toujours. Ces batailles durèrent pendant plusieurs siècles avec des succès partagés ; tel était l’aveuglement des haines religieuses, que l’approche des Turcs n’y mit point un terme. La Bosnie avait éprouvé la force des infidèles, et la Serbie leur était soumise depuis longtemps, que la croisade continuait au nord contre les bogomiles. Depuis la bataille de Kossovo jusqu’au règne de Mahomet II, les Bosniaques, inquiets, mais toujours libres, eurent près de cent ans pour prendre parti. Harcelés par les catholiques, gouvernés par des princes irrésolus qui ne surent ni gagner le cœur de leur peuple en l’affranchissant de Rome, ni s’assurer l’appui de Rome par une soumission complète, ces montagnards, accoutumés à voir dans l’église une ennemie, se sentirent de plus en plus entraînés vers cette autre religion guerrière et asiatique qui ne sondait pas les cœurs. Celle-ci n’atteignait que les dehors, prescrivait des pratiques sans imposer des dogmes, et surtout laissait debout les abus en même temps que les privilèges. Aussi cette contrée, réputée imprenable, tomba devant Mahomet II presque sans coup férir. Les portes des forteresses s’ouvraient toutes grandes devant les Turcs : il est démontré que les gouverneurs bogomiles furent les premiers à se rendre. Presque toute la noblesse adopta bientôt l’islamisme ; et, dans cette populace des villes qui suivit son exemple, il est difficile de ne pas reconnaître les descendans des hérétiques, à moins de supposer que ces derniers aient été engloutis par un tremblement de terre. La veille delà conquête ils formaient le tiers, sinon la moitié de la population. Le lendemain, il n’est plus parlé d’eux ; mais la même proportion se retrouve entre musulmans et chrétiens. Une présomption déjà si forte est confirmée par la ressemblance de l’hérésie elle-même avec le culte simple et sommaire de Mahomet, que nous allons trouver dans toute sa gloire à Serajevo.


V

Déjà nous approchons de la capitale de la Bosnie. La route n’est plus une simple expression kilométrique : les piétons, les cavaliers, les chars à bœufs se suivent de près. On devine le voisinage d’un centre. Mais où se caché la ville ? On nous dit qu’elle est à deux pas, et nous ne voyons rien, que ces beautés alpestres qu’on va chercher dans les défilés solitaires. Nous distinguons à nos pieds des profondeurs bleuâtres, d’où la cime des arbres émerge dans la lumière. Un rayon de soleil, coupé par l’ombre oblique de la montagne, nous montre au fond du précipice les reflets argentés d’un torrent, qui s’enfonce, comme une couleuvre peureuse, dans les replis du roc. Et toujours point de ville ! Cependant, le gouffre s’écarte et développe ses contours sinueux : c’est un dédale de pentes vertigineuses, dont les teintes fauves s’amortissent dans le crépuscule grandissant. Tout un écheveau blanc de routes neuves, avec leurs longs chapelets de bornes, se croise sur cette muraille de granit. Quoi ! des routes là-haut ! C’est invraisemblable. C’est réel pourtant : les canons autrichiens ont délogé les chèvres sur les sommets les plus inaccessibles.

Nous descendons, nous tournons sur ces rampes ; et positivement le cœur nous bat. Qui n’a connu cette émotion du voyageur au-dernier coude de la route ? Quel mystère se dérobe derrière ce pan de muraille qui masque l’horizon ? Nous franchissons maintenant un vieux pont de pierre ombragé de tilleuls. Un groupe de jeunes gens graves, portant avec élégance le fez et l’ample culotte, regarde couler l’eau. Quelques pas de plus, un bout de forteresse édentée, une grosse poterne trapue, toute sombre au dehors, toute lumineuse du côté du couchant, — porte de prison donnant sur un paradis, — et nous sommes en ville. Quel coup de théâtre ! Serajevo, que nous-avons abordé par la montagne, se déploie d’un seul trait devant nous. C’est une vraie corbeille de jardins, de coupoles et de toits rougeâtres, un mélange exquis de masses verdoyantes et de blancheurs ; de distance en distance, la fusée d’un minaret file dans le ciel pur, et se termine par une étincelle de métal. Toute cette grâce riante est répandue à flots d’étage en étage, de cascade en cascade sur les flancs de la montagne, ou plutôt sur les deux parois d’une gorge, au fond de laquelle coule un fleuve. Et notez qu’il ne s’agit pas d’un village aux promesses trompeuses, comme tant de beaux noms d’Orient : non, c’est une vraie capitale embaumée de fleurs et de verdure ; une princesse de harem, ensevelie dans une retraite enchantée : longtemps elle hésite à faire tomber son voile ; elle se décide enfin, et devant ce mystère d’éternelle jeunesse, il faut tomber à genoux.

J’ai vu bien d’autres cités alpestres : Berne et sa Jungirau, Lucerne et le front nuageux du Pilate, Genève et son lac, Innsbruck dans son manteau de forêts ; mais toutes ces villes en prennent à leur aise : elles contemplent de loin la montagne. Elles n’ont point été, comme Serajevo, poser leur tête sur le sein même du géant, et se blottir amoureusement contre lui, lorsque, tout à côté, l’épanouissement de la vallée permettait de bâtir en rase campagne. Image frappante de la Bosnie musulmane, deux fois jalouse de sa solitude et de sa liberté, séparée du reste du monde par les mœurs et par la religion, refuge de fanatiques et de montagnards : pendant des siècles, elle a défendu son isolement farouche, et caché son secret dans les replis de ses défilés. À saisir ainsi le génie de la race, on conçoit de quel œil elle doit considérer la gare qui s’élève à l’autre bout de la ville, en plat pays, près d’une préfecture et d’une caserne. Je suppose que tout bon musulman doit maudire trois fois par jour ces chemins de fer bien ratisses qui envahissent le suprême asile de l’Islam en Europe. Cette population dédaigneuse dormait tranquille à l’ombre de la montagne, derrière le rempart encore plus épais de ses préjugés : voilà qu’on la réveille en sursaut pour la traîner sous la lumière crue de la plaine !

Douce et indolente Bosna-Séraï ! Il est impossible d’oublier ton charme intime, dans cette fraîcheur de mai ; ni les ruelles tortueuses où des jardins invisibles nous secouaient des lilas sur la tête, ni les sveltes fantômes, avec leurs petites bottes jaunes pointues, qui disparaissaient à notre approche, ni ces maisons de bois juchées sur le roc au bord du fleuve, au milieu d’un fouillis de plantes grimpantes qui retombent en grappes fleuries : un vieillard est assis là-haut sur sa porte ; il fume devant l’horizon de pourpre ; son regard glisse sur nos humbles personnes, mais ne s’y arrête pas. Que lui fait l’étranger qui passe ? Près de lui, des femmes accroupies sur la corniche du rocher, les pieds dans le vide, pareilles à de jolies perruches bariolées, bavardent et grignotent des bonbons. Puis, plus bas, dans le va-et-vient tumultueux de la ville centrale, ce sont des amours de petites chrétiennes qui courent gaîment en faisant claquer leurs socques sur le pavé : taille fine, œil agaçant, corsage dont la grâce menue ressort sur le large pantalon bouffant, et surtout, petit fez assassin, posé coquettement au sommet du crâne, avec deux grosses nattes pendant par derrière, et des boucles folles par devant. Elles ont ainsi je ne sais quoi de vénitien, ces Bosniaques ; elles sont bien orientales cependant lorsqu’elles font jouer leur petit pied nu sur leur marchepied ambulant, ou qu’elles butinent, comme des abeilles, dans le bazar, ou qu’elles s’arrêtent avec un déhanchement exquis, perchées sur une patte, devant l’étalage d’un fruitier sérieux et barbu comme un prophète. Par exemple, pour se coiffer comme elles, il est bon d’avoir quinze ans. Cette petite calotte provocante produit un effet comique sur les vieilles et les laides, les pâles et les bouffies, qui suivent, comme partout, la tyrannie de la mode.

Le lendemain, nous flânons à travers les rues déjà modernes, où l’Orient et l’Occident se coudoient, tantôt sur un pont de pierre en dos d’âne, dont l’arche bossue menace ruine, tantôt sur un pont métallique raide, commode et bête. Traversons le bazar, où la cotonnade imprimée hurle sa note fausse à côté des cuirs délicieusement ouvrés, faufilés d’or ou tailladés en noir et rouge. Voici la rue des armuriers, celle des orfèvres, celle des ferblantiers : quelle aimable ferraille, toute ciselée, semée d’étoiles et de croissons, pleine encore de fantaisie et de rêve, en attendant qu’elle soit détrônée par notre insipide chaudronnerie ! On voudrait s’arrêter partout, marchander ce vase au long col, cette lanterne d’étoffe à couvercle repoussé… Mais le temps presse. Il est midi. Sur les galeries des minarets, brodés de festons d’un vert foncé, l’appel du muezzin retentit et se répercute de proche en proche : mélopée traînante, née sous la tente du nomade, et toute pleine de la grandeur du désert. Soudain, les échoppes se vident ; l’étalage est confié à la bonne foi publique et les mosquées s’emplissent.

Entrons dans la plus importante. Nulle trace de décadence, nul abandon. Ce ne sont pas les marbres de Salonique, décolorés par le temps, ni les vieilles mosaïques byzantines. Ce n’est pas davantage la lèpre maladive des monumens d’Uskup. L’Islam est ici chez lui, au milieu des couleurs vives et gaies, où domine la chanson du vert sur le blanc : vert sombre sur les entablemens et les corniches, sur le portique de bois, blancheur mate et douce des murs intérieurs ; verdure mouvante et diaphane du grand platane qui ombrage la fontaine aux ablutions ; joyeux murmure de l’eau dans la vasque immense, sous les renflemens et les trèfles d’une armature en fer forgé. Les fidèles arrivent. Par tous les robinets de la fontaine, l’eau lustrale coule à flots. C’est un ruissellement continu sur les figures bronzées, sur les mains calleuses, sur les pieds durcis. Riches, pauvres, jeunes, vieux, ils y vont tous et sérieusement, à grande eau, non par métaphore et pour accomplir un rite. D’ailleurs, aucune distinction de classe ni d’âge : voici des jeunes gens qu’on prendrait pour de hardis sacripans, s’ils ne remplissaient si bien leurs devoirs religieux ; puis des vieillards à barbe de bouc, aux traits creusés, à la démarche lente ; de longues figures ovales, des yeux à fleur de tête, des crânes presque entièrement rasés ; des visages de marchands placides, blêmis par la boutique ; des portefaix cuits et recuits par le soleil, portant leur ceinture nouée autour de leur tête ; des begs à la tournure indolente, à la mine fière ; de jeunes muftis en robe noire, reconnaissables à la finesse et à la correction de leur turban.

Tous ces vrais croyans ne semblent pas s’apercevoir de notre présence. On m’assure qu’ils seraient moins endurans si quelque chrétien du pays pénétrait dans la mosquée. Ils ne seraient pas gens à se laisser braver par leurs anciens esclaves. C’est avec ceux-là qu’ils aimeraient en découdre. Quant à nous, sommes-nous même des chrétiens pour eux ? Avons-nous supporté trois ou quatre siècles de schlague plutôt que de passer au croissant ? Connaissons-nous cette foi robuste qui enfonce la croyance dans la chair au point de la confondre avec le souffle qui nous anime ? Non, nous ne sommes pas du bois dont on fait les fanatiques. Nos « convictions, » comme dirait M. Prudhomme, succomberaient à la première saignée. Pour les musulmans, nous sommes des êtres incompréhensibles, des habitans de la lune. Et s’ils passent devant nous sans nous regarder, je crois qu’il entre beaucoup de mépris dans leur indifférence.

En un clin d’œil, toute cette foule s’engouffre dans la mosquée ou s’aligne sous le portique. Toute différence de visage, de rang, de richesse disparaît. C’est une file de des inégaux, de culottes pendantes, qui seules trahissent l’âge ou la condition de leurs propriétaires. Il en est de superbes et de bouffantes, d’autres loqueteuses et mélancoliques, de pleines et de vides, de neuves et de rapiécées. Le mufti frappe dans ses mains, et tout le troupeau se jette à genoux, avec un bruit sourd de crosses de fusil qui retombent au commandement. Pendant quelques minutes, on ne voit plus que des plantes de pieds nus, sous un amas de chiffons rouges, bleus ou noirs. Les dos se relèvent, s’inclinent, se balancent, avec un ensemble parfait, comme à la manœuvre. Et l’effet n’est nullement grotesque. Cette gymnastique uniforme, où personne ne cherche à se distinguer du voisin, renferme une belle leçon d’humilité. C’est une armée qui manœuvrerait directement sous l’œil de Dieu, et qui manifesterait sa ferveur par la précision de ses mouvemens. Imaginez ce que peut une pareille troupe une fois lancée, quand elle croit obéir à Dieu même.

L’Europe s’est longtemps trompée sur la force de l’Islam. Il était condamné par tous les médecins. Depuis Montesquieu, l’on se passait de main en main une philosophie courante sur la faiblesse des empires musulmans. Personne ne paraissait soupçonner que, derrière les gouvernemens en ruine, il reste quelquefois des hommes. Voyez ce que coûte un sophisme ! à nous, Français, cinquante ans ; de guerre en Algérie ; — aux Anglais, les épisodes sanglans de Caboul et de Khartoum ; — aux Autrichiens eux-mêmes, 30, 000 baïonnettes pour garder le cadeau que Berlin leur a taillé dans le terrain d’autrui. Partout, nous apprenons à nos dépens que l’Islam est vivant, bien vivant ; que dis-je ? plus frais, plus dru, plus militant que notre propre religion. Car son seul tort est peut-être d’envahir l’homme tout entier. Je dirai par où nous sommes supérieurs. Mais considérez, je vous prie, ces marchands qui laissent leur boutique trois fois par jour pour se prosterner dans la poussière ; et demandez aux notables commerçans de la rue de la Paix de courir à la Madeleine en faire autant ! — Mais dites-vous, leur religion n’est pas raisonnée. — Soit : elle n’en est peut-être que plus puissante. Je voudrais bien savoir qui peut se flatter d’être en meilleurs termes là-haut, ni s’il est de plus belle prière que de répéter, le front contre terre : Dieu est grand ! Vous appelez leur résignation du fatalisme ? Mais les mots d’humilité, de renoncement conviendraient encore mieux.

Dans tous les cas, il existe d’étranges rapports entre l’Islam et l’enseignement tout oriental que les bogomiles tiraient des écritures. C’est le même esprit d’égalité, c’est le même temple nu, dépouillé de toute parure inutile, c’est presque le même Dieu, dictant des lois dans un livre unique, et rédigeant lui-même le code naïf et simple d’une société rudimentaire. On peut donc dire que l’Islam a ses racines dans le passé le plus lointain de la Bosnie. Les fruits de l’arbre ont une saveur exotique : mais la greffe importée d’Asie n’a modifié ni le tronc, ni les branches, qui continuent de puiser leur sève dans le vieux sol réfractaire où germaient les anciennes hérésies. Les musulmans, dit-on, sont campés en Europe : c’est vrai peut-être en Épire, en Roumélie. Mais ils règnent à Serajevo. Pour les faire disparaître, il faudrait une guerre d’extermination. Ce n’est pas Vienne qui l’entreprendra. Vienne fait aujourd’hui bon ménage avec les musulmans. « Braves mécréans ! me dit un officier, qui me paraît avoir là-dessus les sentimens d’un Richard Cœur-de-Lion. Honnêtes Sarrasins de Bosnie ! qu’ils sont agréables à gouverner ! qu’il est doux de les faire pirouetter sur le champ de manœuvres ! Ce n’est pas comme ces chiens de chrétiens. Ceux-là ne sont jamais contens. D’abord, ils nous rompent la tête avec leurs satanées cloches. Puis ils font du scandale, ils murmurent ; et même, horreur ! ils parlent quelquefois sous les armes ! »

La maison de Habsbourg a le sens politique : elle ne veut pas l’impossible. Ne pouvant se débarrasser des musulmans, elle a juré de s’en faire aimer. C’est plus que de la tolérance : on en est aux petits soins. La bureaucratie autrichienne a doublé les revenus des mosquées, en les gérant avec probité. Les biens vakoufs ont aujourd’hui leur palais au centre de la ville, avec une belle inscription en lettres d’or, comme une banque. Plus loin, sur une éminence, se dresse un autre palais bien en vue ; c’est la nouvelle école de théologie musulmane, un modèle du genre, où l’esprit utilitaire se marie étrangement à quelques arabesques orientales : un Orient tiré au cordeau, surveillé, contrôlé, un minimum d’Orient sous l’œil paternel de l’autorité. Ce sont là des nouveautés qui doivent surprendre les begs et chatouiller leur amour-propre au bon endroit. Jugeant des autres par eux-mêmes, ils s’attendaient à être écrasés : on les traite au contraire avec une rare considération. Je ne sais si leur estime pour l’Europe s’en est beaucoup accrue. Dans tous les cas, ils en profitent. Ils deviennent même familiers. Tous les jours, des femmes musulmanes viennent en solliciteuses au palais du gouvernement : on les trouve accroupies dans l’antichambre de l’adlatus civil.

Démonstration sans réplique de la force des musulmans. Le premier axiome, en politique, est celui-ci : on me prend au sérieux, donc j’existe. Notre bonne Europe, avec ses phrases, ne respecte au fond que ce qu’elle craint. Depuis tantôt vingt ans, elle a découvert que l’Islam était une puissance. Elle veut s’en servir. Aujourd’hui, tout état désireux de faire figure doit emprunter quelques fidèles à Mahomet. C’est une domination qui a de l’élégance. La Russie et l’Angleterre les comptent par millions ; nous avons les nôtres, l’Italie en cherche et l’Allemagne se plaint de n’en point avoir. On rivalise de politesse avec ces hommes qui font de si bons soldats, et qui ont tant de frères dans les pays convoités. Ce qui est mort, et bien mort, ce n’est pas l’Islam, c’est l’esprit de croisade. Je n’engagerai pas un Oriental, embarrassé de sa personne, à se faire chrétien : on le renverrait de mauvaise grâce à son évêque ou à son archimandrite. Les ambassades n’apercevraient en lui qu’un protégé fâcheux, un national indiscret. Qu’il reste musulman, qu’il fasse en conscience ses trois ablutions par jour, les consulats se disputeront l’honneur de son amitié, tandis que la Sublime-Porte lui fera sous-main des propositions. Demandez plutôt aux fils d’Abd-el-Kader. En attendant mieux, les Autrichiens font, avec les musulmans, d’excellens cochers du train et des tirailleurs indigènes qui portent un fort joli costume ; et tout le monde s’en trouve bien.

Maintenant, pensons à l’amertume d’un saint Paul ou d’un Chrysostome, s’ils avaient pu prévoir ces déviations de leurs premiers enseignemens : une religion établie sommairement, dans des vues étroites, sur un terrain mal préparé, jetant sur l’enfance des races un voile de tristesse ; étouffant leur originalité sans les purger d’un reste de paganisme ; leur offrant l’image d’un pouvoir divisé contre lui-même ; favorisant ainsi la duplicité des princes ; suscitant de redoutables hérésies, dont les dernières fournirent des armes à l’Islamisme et lui conférèrent droit de cité dans un coin de l’Europe. Les politiques auraient joint leurs lamentations à celles des pères de l’église ; ils eussent déploré le morcellement de la société chrétienne dans la péninsule, la différence des mœurs au moins égale à celle des rites, les nuances imperceptibles du dogme transformées en barrières de peuples, les groupes de musulmans semés un peu partout, mais particulièrement tenaces en Bosnie, et dressés comme autant d’écueils contre les espérances des Slaves chrétiens.

Mais pour concevoir en même temps la faiblesse politique de ces peuples et leur force de résistance, il faut considérer l’église orthodoxe dans ses œuvres vives, c’est-à-dire dans son culte et dans sa discipline.


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  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 mai 1889.
  2. C. J. Jiretchek, Geschichte der Bulgaren.
  3. Sur la religion en Russie, M. A. Leroy-Beaulieu a écrit un livre définitif, dont les principaux chapitres ont paru ici même.