Anonyme
Du Danube à l’Adriatique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 313-344).
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DU
DANUBE A L’ADRIATIQUE

IV.[1]
L’ÉGLISE ORTHODOXE.


I.

Les formes du culte, dans les Balkans, s’écartent sensiblement du rite russe. On affirme, à Moscou, qu’elles ont dégénéré sous la domination turque. J’incline à croire, au contraire, que l’ancienne tradition s’est mieux conservée dans le berceau de l’église orthodoxe.

Un soir, en Serbie, j’entre dans une église de campagne. C’est la veille de Pâques. Entre des murailles blanchies à la chaux se presse une foule compacte. Tout le monde est debout. Chacun tient à la main un cierge dont la cire jaune dégoutte sur les dalles. On n’aperçoit d’abord que des casaques brunes, des jupons rouges, des têtes noires confondues dans un nuage lumineux. À force de jouer des coudes, j’arrive au premier rang, et je distingue, en me retournant, toutes les figures à la lueur vacillante des cierges : les traits rudes et simples des laboureurs, les traits fripés des marchands sédentaires. Ce sont en général d’honnêtes visages, bornés et têtus, tels qu’on pourrait en voir dans nos églises bretonnes. Chez nous, cependant, les femmes seraient plus recueillies. Elles égrèneraient leurs chapelets avec plus de conviction. Ici, hommes et femmes paraissent accomplir une besogne machinale. Leur corps est présent, leur esprit est ailleurs. Pour le moment, j’ai l’avantage de concentrer sur moi les regards, et je fais tort au service divin. Les versets et les répons vont leur train, pendant que l’assemblée tout entière passe en revue mon accoutrement.

Où l’Orient se trahit, c’est d’abord par l’iconostase, cette grande enluminure dorée qui se dresse entre les fidèles et le sanctuaire, dernier vestige des vieilles religions mystérieuses qui voilaient le saint des saints ; c’est aussi par l’aspect de l’officiant : sa face pâle se détache sur l’or des pieuses images, comme sur un fond de mosaïque. Il chante, ou plutôt il nasille, les yeux perdus dans l’espace. À vingt pas, on le croirait en extase devant quelque vision céleste. De plus près, sa physionomie respire la plus béate indifférence. L’air extatique fait partie du rite consacré. Il chante affreusement faux. Mais le plus curieux, c’est qu’il serait fâché de chanter juste. La fausse note lui paraît un devoir de son état. On a fait, dit-on, des efforts sérieux en Russie, en Roumanie et en Grèce pour modifier ce nasillement. Il se défend encore en Serbie, par les raisons les plus plausibles. Car le moyen de croire qu’un hiérophante, dans l’instant où il atteint le septième ciel, puisse encore observer les tons et la mesure ? Les caprices de son gosier ne sont-ils pas la meilleure marque d’un saint délire ? Ainsi pensent les prêtres serbes, et je suis tenté de leur donner raison. Il faut être conséquent avec soi-même ; du moment qu’on veut, dans le culte, du rare et de l’étourdissant, rien n’est plus rare, sans contredit, que cette manière de chanter. Elle est aussi la plus archaïque. Cette mélopée sort du lin fond des siècles ; je suis persuadé, pour ma part, que son origine se perd dans le christianisme le plus nébuleux, peut-être même au-delà. Seulement, venant de si loin, elle s’est déformée en route. Si conservateur que l’on soit, il est difficile de garder l’accord pendant vingt siècles. Je ne vous engage pas moins, si vous avez l’esprit large et l’oreille complaisante, à visiter, un jour de fête, la cathédrale de Belgrade. Vous y verrez les popes rangés en cercle, immobiles comme des statues dans leurs beaux habits sacerdotaux, et nasillant à l’envi les louanges du Seigneur. Ils s’excitent les uns les autres, non du geste, mais de la voix, s’interrompent mutuellement et repartent chaque fois de plus belle sur le fausset. Cet assaut de piété discordante fait un contraste avec leur extérieur impassible. Les gens du commun, c’est-à-dire les fidèles, conservent le droit de chanter juste. C’est une concession à l’humaine faiblesse Ils reprennent donc les versets dans le ton, d’une voix émue qui semble implorer grâce pour le martyre de leur oreille. Vous ressentez un double plaisir quand, des hauteurs vertigineuses de la musique sacrée, vous vous sentez glisser dans le suave des accens profanes, pareils à de tendres soupirs.

Vous ferez encore, pendant les offices, plus d’une remarque intéressante. Regardez bien les popes, et tâchez de fixer leurs traits dans votre mémoire. Cela paraît simple au premier abord. Vous comptez combien il en est de petits, de grands, de noirs, de roux, de gras, de maigres. Chez les uns, la chevelure tombe en longues boucles molles ; chez les autres, elle se déploie en éventail, comme celle de Menmon. Celui-ci étale une barbe longue et soyeuse ; celui-là n’apporte au pied des autels que des poils maigres et pileux. Maintenant, sortez de l’église, fermez les yeux et tâchez de revoir toutes ces figures : vous essaierez vainement de les distinguer les unes des autres. Vous n’apercevrez plus qu’un seul type de prêtre, immobile, hiératique, nasillant avec dignité. Bientôt ce type cessera de présenter les apparences de la vie. Vous verrez la face se décolorer peu à peu, les bras s’allonger le long du corps dans une attitude anguleuse, les yeux s’agrandir démesurément et le fantôme tout entier rentrer dans une muraille byzantine du Xe siècle, exactement comme au Roi d’Ys, le bon saint Colomban rentre dans sa niche après avoir chanté son couplet. L’illusion sera si forte, que vous éprouverez ensuite un certain malaise quand vous rencontrerez dans la rue ces vénérables icônes transformés en simples mortels et fumant des cigarettes. Mais c’est précisément ce que veut l’église orthodoxe. Il faut que, pendant l’office, le prêtre ressemble à une vieille miniature d’un livre de légendes. Sa messe dite, il peut faire ce qui lui plaît.

Sur l’assemblée, je ne veux rien dire de désobligeant, et je laisse à d’autres le soin de sonder les cœurs. Mais si l’on consulte les apparences, à la ville pas plus qu’à la campagne, on ne se croirait dans une maison de prière. Certes, l’intérieur de nos églises n’offre pas toujours un spectacle édifiant. Le va-et-vient de la foule, la hallebarde du suisse, le branle-bas des chaises, le petit commerce affairé des loueuses, ne favorisent guère la méditation. Telle est cependant chez nous la ténacité des fidèles, qu’ils arrivent à prier tant bien que mal, tout en cherchant leur porte-monnaie. Il y a des chapelles écartées où l’on peut faire son examen de conscience. On s’isole du mieux qu’on peut ; on se prosterne dans tous les coins. En Italie et en Espagne, où les chaises sont rares, les femmes se mettent à genoux sur la dalle et se frappent la poitrine dans l’ombre des piliers. Ici, il n’y a ni chaises, ni chapelles, ni piliers, ni coins d’aucune sorte : tout au plus quelques stalles le long des murs. On ne s’agenouille guère, et l’on se recueille encore moins. Les yeux sont distraits, les lèvres ne s’ouvrent que pour chanter. Surtout on ne voit pas chez les fidèles cette variété de poses qui marque l’inspiration individuelle. Ils se tiennent pêle-mêle, dans une respectueuse indifférence, et c’est assez pour eux d’avoir respiré l’air du temple. Rappelez-vous les mines satisfaites de nos magistrats, lorsqu’ils vont rendre visite au bon Dieu le jour de la première audience et lui témoignent la même politesse familière qu’au président suprême de la corporation. Telle est à peu près la religion de commande qu’on professe dans la péninsule.

Il faut voir l’aspect d’une église un jour de mariage. Chez nous, c’est un murmure discret, un froufrou de robes, un chuchotement joyeux qui court sur la majesté du temple et se mêle aux chants de l’orgue, comme le parfum des fleurs à celui de l’encens. Chez eux, c’est un véritable tapage de conversations et de lires. On se croirait sur la place publique. Pendant que le prêtre prononce des paroles que personne n’écoute, les invités tournent le dos à l’autel, échangent des nouvelles et des poignées de main. Quant aux futurs époux, le rituel les soumet à une gymnastique fatigante. On place sur leur tête une couronne de vermeil pour les riches, de fer pour les pauvres. Ce diadème a bon air quand la mariée est jolie. Mais le plus beau garçon paraît grotesque, en prince du saint-empire, avec son habit à queue de morue. J’assistai un jour à l’union d’un commerçant maladif et d’une grosse matrone. Le pauvre petit homme faisait peine à voir sous su couronne fermée, pareille à celle de Charlemagne. Il ne cessa de trembloter qu’après qu’on l’eut délivré de ce fardeau. Mais d’abord il avait dû faire trois fois le tour du pupitre, sa grosse compagne à la main, le diacre par devant, les témoins par derrière ; puis rompre le pain, boire le vin de ménage, épuiser d’avance la coupe de la vie conjugale. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. Ses yeux inquiets paraissaient demander à quel nouveau genre de torture on allait le soumettre. Les gens bien élevés se prêtent de bonne grâce à ces épreuves maçonniques dont, sans doute, ils se dédommagent le soir. Mais avec tout ce manège, ils n’ont guère le loisir de penser à ce qu’ils font. Point de répit ; point de ces courtes harangues où se montre le tact du prêtre, et qui souvent touchent l’homme au bon endroit, dans le moment le plus solennel de sa vie. Point de ces larmes heureuses que le cœur débordant de la fiancée laisse tomber sur son prie-Dieu. D’abord, elle n’a pas de prie-Dieu. Une chaise de plus ou de moins décide souvent de nos plus fortes émotions. Toute la cérémonie se fait au pas de course, et le mariage n’en est pas plus solide. J’en ai vu se dénouer le lendemain même. J’ai vu la mariée de la veille restituée lestement à sa famille. La facilité du divorce est proverbiale en Roumanie. Cependant l’église orthodoxe n’a point épargné les symboles d’union indissoluble. De même, en droit romain, l’enlèvement fictif, la manumission, et le reste. Jamais les formes n’ont été mieux observées qu’à l’époque où les Messaline se mariaient deux ou trois fois à la barbe d’un vieil époux.

Les orthodoxes ne considèrent pas comme indécent de faire du bruit dans l’église un jour de noces. Suivant la fiction de leur culte, les portes de l’iconostase une fois closes, le temple est divisé en deux parties : Dieu n’est plus dans la nef, il est dans le sanctuaire. Entre les offices, l’église est fermée. Si vous désirez la visiter, le sacristain qui vous introduit par le haut, crache, se met à l’aise et souvent garde son chapeau sur la tête. Je ne discute pas cette conception religieuse ; mais je préfère l’hospitalité plus large, et, en même temps plus discrète de nos églises catholiques, dans lesquelles un Dieu toujours présent tient sa porte toujours ouverte à des visiteurs presque toujours respectueux. Chez nous, l’office terminé, on ne cesse pas d’avoir des égards pour le maître de la maison. Chacun parle à voix basse et marche avec précaution. Nombre de gens viennent à toute heure raconter leurs peines au Très-Haut. Dans toutes les villes catholiques, à Pesth aussi bien qu’à Paris, j’ai observé ce défilé continuel de passans qui traversent l’église. La cuisinière y coudoie la duchesse. L’une renonce peut-être à ses petits profits, l’autre à son orgueil. Elles en prennent du moins le ferme propos. Essayez vous-même, vous, esprit fort, positif, scientifique. Vous êtes triste ou découragé ? Vous touchez à un carrefour de la vie ? Vous hésitez sur la route à suivre ? Allez vous asseoir dans le coin le plus sombre d’une vieille église, vous verrez si vous ne subissez pas malgré vous la paix du saint lieu. Votre cœur est peut-être bien dur ; mais des soupirs anciens semblent flotter dans l’air ambiant. L’âme des ancêtres habite ces murailles : elle prie pour vous, qui ne savez plus prier. Or cette influence du temple, les orthodoxes ne la connaissent pas, au moins dans les Balkans.


II

Simples nuances, dira-t-on, qui ne touchent pas au fond de la doctrine. Mais c’est le cas de dire que la forme emporte le fond. À quoi sert, en effet, que deux hommes croient à peu près la même chose, s’ils marchent dans des directions opposées ? Il faut en user avec les peuples comme les jeunes filles avec un prétendant. Elles ne vont pas sottement l’interroger sur ses goûts ni même sur ses opinions, certaines d’avance que le candidat, dans le feu de l’examen, se fera le champion de tous les principes et le miroir de toutes les vertus. Elles ne sont pas questionneuses ; mais elles observent du coin de l’œil ; elles attendent que l’homme naturel se trahisse. Tout leur est bon pour démêler le caractère de leur futur maître : un geste, un mot qui échappe, un pli involontaire du visage. De même des peuples. Demandez à un orthodoxe ce qu’il pense. Il vous récite immédiatement le Credo ; et vous voilà bien ébahi de voir que le monde s’est divisé en deux sur la filiation du Saint-Esprit. Mais considérez les deux religions dans leurs actes : vous verrez qu’elles se tournent le dos.

Je cherche ce qui marque le mieux la frontière des deux mondes, l’orient et l’occident. Ce n’est ni le cours capricieux d’un fleuve, ni les démarcations arbitraires des géographes, ni telle différence de costume ou de mœurs qui s’affaiblit tous les jours : ce sont les croyances. Qu’on pénètre on Russie par la Pologne, ou dans les Balkans par la Dalmatie, l’impression est la même : on est en Orient lorsqu’on mot le pied sur la terre orthodoxe. Entre ce culte et les vieilles religions de l’Asie, l’air de parenté frappe l’esprit le moins prévenu. C’est la même confiance dans l’efficacité des pratiques, le même formalisme, la même discipline, et, par-dessus tout, l’immobilité sainte considérée comme le premier degré de la béatitude. Tout le monde a visité, ne fût-ce qu’une fois dans sa vie, ces catacombes du Louvre où donnent les peintures des tombeaux égyptiens : de longues files de rois, de prêtres, de moissonneurs et d’esclaves accomplissent mécaniquement le même geste et répètent à l’infini le même profil. Voilà, depuis les pyramides jusqu’aux pagodes chinoises, la conception maîtresse de l’Orient. L’âme individuelle y compte pour rien ou pou de chose. Elle doit fléchir sous un joug uniforme. Si par hasard elle s’élève au-dessus de ce terre-à-terre, son plus grand bonheur est de se perdre et de s’absorber dans l’infini. La puissance de Dieu écrase tout ; elle broie l’effort de la créature dès que celle-ci sort de la règle établie depuis le commencement du monde. Le mieux serait de vivre géométriquement, comme les fourmis et les abeilles. Certes, l’église orthodoxe n’a pas poussé jusqu’aux dernières conséquences ; et si engourdie qu’on la suppose, elle conserve toujours une force de sève qui se manifeste, comme en Russie, par des soubresauts imprévus. Mais ce n’est point impunément qu’elle a subi le contact prolongé des Asiatiques. Comment les deux églises ont bifurqué ; comment la phalange chrétienne s’est partagée en deux colonnes, dont l’une a poursuivi vers l’Occident ses orageuses destinées, tandis que l’autre semblait remonter vers l’antique berceau des religions, c’est un des épisodes les plus curieux de l’histoire de l’esprit humain ; c’est peut-être le véritable nœud de la question d’Orient.

À vrai dire, la querelle est aussi vieille que le monde. Jacob, on s’en souvient, rêva un jour d’une grande échelle qui montait jusqu’au ciel. Tel tableau naïf représente cette échelle d’après nature. Les premiers échelons paraissent assez solides pour y poser le pied ; mais les derniers, de plus en plus vaporeux, se perdent dans une gloire lointaine. Seuls les anges impondérables continuent de faire la chaîne sur l’escalier divin. C’est la vivante image de toute religion : les degrés inférieurs, c’est-à-dire les assises tangibles de ce monde périssable, sont assez fermes pour notre esprit grossier. Mais les plus élevés s’enfoncent dans une splendeur incompréhensible. Retenus par le poids de notre enveloppe terrestre, nous perdons pied dès que nous voulons monter trop haut. Nos prières ailées achèvent seules l’ascension.

Tout irait bien si nous étions raisonnables. Il nous suffirait de savoir que l’échelle existe et qu’elle mène quelque part. Sur le but du voyage, nous n’aurions qu’à nous remettre entre les mains du Créateur. Mais non : nous sommes dévorés de la soif du surnaturel ; il nous faut à tout prix discerner la cime de la montagne, et nous n’avons pas de cesse que nous n’ayons contemplé face à face la majesté divine.

Il semble même que plus un culte est primitif, plus l’homme dédaigne les premiers échelons de la connaissance, les lois simples qui sont à sa portée, pour s’élancer d’un seul bond dans l’infini. Le nègre qui saute à perte d’haleine devant son fétiche poursuit l’extase à sa manière, comme les derviches tourneurs et les avaleurs de sabres. On sait que les moines musulmans ont jalonné le chemin du ciel. Ils comptent tout juste sept degrés jusqu’à l’extase parfaite, en passant par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et toutes les nuances de l’abrutissement. D’autres, comme les fakirs de l’Inde, obtiennent l’ivresse divine à force de contempler leur nombril. Pour un habitant de Saturne, qui nous regarderait du haut de l’empyrée, ce trémoussement universel ou cette stupidité volontaire paraîtrait quelque chose de bouffon. Chétif avorton ! dirait-il ; embryon de Titan ! Tu te travailles, tu te hausses pour escalader le ciel et tu sautes à peine à quelques pouces du sol. Tels ces inventeurs chimériques qui pensent avoir découvert l’art de voler. On les voit se hisser un instant sur quelque machine grimaçante, puis retomber lourdement par terre. Pour nous, qui connaissons le tourment du divin, nous aurions plutôt envie de pleurer que de rire en voyant les efforts grotesques de la pauvre humanité pour secouer son enveloppe.

Les religions les plus pures sont sujettes au vertige. C’est même leur principal écueil, car, faisant profession d’expliquer la nature de Dieu, elles subissent l’attrait dangereux de l’infini ; la tête leur tourne au bord d’un si grand gouffre. Aussi, la tâche la plus importante des églises, une fois le dogme établi, consiste à régler cet appétit de surnaturel. Il leur appartient d’enseigner aux hommes à se servir de leurs jambes avant de vouloir voler. On voit alors se former deux camps dans le sein de la même communion : celui des ascètes et des rêveurs qui veulent partout du bizarre, de l’inattendu, qui ne conçoivent Dieu qu’au milieu du tonnerre et des éclairs ou dans les transports d’une vision surhumaine ; — et le parti des hommes d’action, qui font sortir le divin de la nature elle-même et de l’harmonie de ses lois. Tandis que pour les uns, c’est, dit Montaigne, « une occasion de croire que de rencontrer une chose incroyable ; et que, si elle était selon raison, ce ne serait plus miracle ; » pour les autres, les prodiges ne sont pas nécessaires. Le tableau leur paraît d’autant plus digne de Dieu qu’il est plus régulier. La constance, la variété, la beauté des lois leur semblent une marque suffisante de l’ouvrier sur son ouvrage. Ils estiment, comme dit encore Montaigne, que « ce monde est un temple très sainct dedans lequel l’homme est introduict pour y contempler des statues non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faictes sensibles, le soleil, les estoilles, les eaux et la terre pour nous représenter les intelligibles. » Ils ont horreur de la spéculation vaine et pensent que notre premier devoir est de cultiver notre jardin. Le plus grand titre du christianisme est de se maintenir entre ciel et terre, et d’avoir fait descendre jusqu’à nous un Dieu qui connût la faiblesse humaine. Mais il n’a pas échappé à la dispute des mystiques et des réalistes. Les uns se sont attachés davantage au caractère divin de la figure du Christ, les autres ont insisté sur sa compassion pour nos misères. Dès l’origine, il y a eu le parti du don des langues, des apocalypses, et, plus tard, toute la série des pieux acrobates, tels que Siméon le Stylite, ou son émule slave, Jean de Rylle, qui passa la moitié de sa vie dans un tronc d’arbre, et l’autre moitié sur une colonne. De tout temps, de respectables énergumènes ont travaillé de leur mieux à détraquer notre machine et se sont efforcés d’honorer Dieu en détruisant son ouvrage. Fort heureusement, ils n’ont pas prévalu contre la sagesse des Pères, dont la qualité dominante était précisément l’équilibre et le sens pratique.

Rappeler que l’Orient chrétien penchait vers le merveilleux ; que la plupart des thaumaturges ont vu le jour sur les côtes d’Afrique ou d’Asie ; que les thébaïdes pullulaient à l’ombre des sphinx ; — opposer à ces rêveries orientales le ferme génie de l’église de Rome, ce sont des vérités courantes. L’abus de la théologie sortait du même fond. Alexandrie n’est pas loin du désert : les controverses et les prodiges ont germé sur le même sol. Pieux solitaires ou docteurs subtils prenaient également leur vol pour le pays de l’incompréhensible.

C’est en Orient que sont nées toutes les grandes hérésies : celles d’Arius, de Nestorius, d’Eutychès. L’esprit grec est un instrument d’une rare précision, mais c’est un instrument trop sensible : la moindre variation métaphysique lui imprime une oscillation énorme. Eutychès combat victorieusement Nestorius ; mais il tombe dans l’erreur contraire et se fait condamner à son tour. Autre symptôme : les doctrines avantageuses pour la dignité humaine s’acclimatent de préférence en Occident ; celles qui la rabaissent au profit de la majesté divine prennent plutôt racine en Orient. Quelles sont les hérésies vraiment européennes ? Celle d’un Arius, ce Lamennais de l’antiquité qui réduit le Christ au rôle de prophète inspiré ; celle d’un Pelage, ce Jean-Jacques Rousseau, qui repousse la tache originelle comme une injure à la liberté de l’homme. Au contraire, Eutychès séduit les Orientaux en idéalisant la figure du Christ jusqu’à la dépouiller de tout caractère humain ; opinion si conforme au génie asiatique, qu’elle subsiste encore aujourd’hui chez les Arméniens, les Cophtes et les Abyssins : ces peuples répugnent à faire descendre Dieu de son trône solitaire.

Que faisaient cependant les papes ? Pendant que l’Orient s’épuisait en vaines querelles, ils faisaient des conquêtes. On ne leur voit aucun goût pour ces assemblées tumultueuses où les serviteurs d’un Dieu de paix se prennent aux cheveux à propos de la substance et de l’hypostase. Bons ou mauvais, la plupart des conciles se tiennent en Orient. Le pape n’intervient que par l’entremise de ses délégués pour dire le mot de la fin. Le plus souvent, il renvoie les combattans dos à dos. C’est qu’il n’a cure de solutions philosophiques. La logique est son moindre souci. Ce qu’il veut, c’est une religion solide et substantielle : il sait que les barbares ne se nourrissent pas de viandes creuses ; — mais en même temps, un dogme portatif qui tienne aisément dans le bagage d’un apôtre. Lorsque, sur l’ordre du pape Grégoire, saint Boniface s’en alla convertir les Germains, je doute qu’il ait emporté, comme viatique, les dix-sept volumes de controverse, heureusement perdus, que Théodoret écrivit contre Eutychès. Pour la même raison, les papes prirent la défense des images, parce que les peuples sont de grands enfans qui apprennent à lire dans les livres d’images. Ce qu’ils pensaient de toutes ces disputes, on le devine à travers les phrases de chancellerie : « Que nous importe, disaient-ils, votre opinion sur la nature du Christ ? Pensez-vous que les Saxons, les Avares ou les Slaves donnent dans le fin de vos distinctions théologiques ? Pendant que vous faites la guerre aux statues, les barbares sont là qui menacent de tout emporter : les statues, les livres et vous-mêmes avec. Apprivoisez d’abord ces bêtes féroces et laissez faire au Saint-Esprit. »

Maintenant, jetons un regard sur les deux édifices que les églises rivales ont élevés face à face. Je m’arrête au pied d’une de nos cathédrales, celle de Reims, par exemple. La vie circule sur toutes les faces du temple. Elle envahit les murailles, se blottit dans les corniches, déborde sur les frises, escalade les flèches. Au sommet du grand portail, au milieu des clochetons, des rosaces et des trèfles empanachés qui éclatent comme un bouquet triomphal, le Christ se tient assis dans la pose d’un souverain débonnaire. La tête souriante, légèrement rejetée en arrière, il se tourne à demi vers la Vierge, qu’il couronne d’un geste à la fois fier et tendre. Autour de lui, les anges s’empressent, et balancent l’encensoir ; leurs grandes ailes frémissantes supportent des corps souples sur des escaliers de nuages. Aux pieds du couple auguste, à travers la végétation luxuriante des nervures et des entrelacs, tous les êtres de la création se groupent et se croisent dans une chaîne sans fin. Des vignerons font la vendange, des chevaliers s’arment pour la bataille, des pèlerins s’avancent, la robe relevée dans la ceinture, le bourdon à la main ; des mères allaitent leurs enfans ; et le rayon de soleil qui perce l’ombre des voussures accroche au passage des pans de draperies flottantes, des bras levés, des fronts pensifs, de beaux seins de femme moulés dans leur corsage. Les princes, les ducs et les barons, drapés dans leurs manteaux, se rangent en longues files sous les pieds des saints. Plus loin, des rois tout nus, la corde au cou, vont cuire dans l’enfer, en bonne compagnie de prélats et de moines. Tout a sa place marquée dans l’échelle infinie, les fleurs, les fruits, les animaux, les serfs et les seigneurs, les métiers et les blasons, tout, jusqu’aux monstres informes de la nuit, les gargouilles et les vampires au regard louche, la satire au rictus énorme, le vice à la bouche tordue : tout s’ordonne et se perd dans la majesté de l’ensemble, de même qu’en une symphonie, les dissonances suivent et rehaussent le thème principal. Large et tolérante philosophie, si sûre d’elle-même alors, qu’elle n’avait besoin de proscrire aucune forme de la pensée.

Tout autre est l’impression qu’on éprouve devant une église orthodoxe. Allez voir la plus fameuse de toutes, cette coupole de Sainte-Sophie qui trouble le sommeil des tsars. L’œil est tout d’abord ravi par le chatoiement des dorures, par les lueurs fauves des mosaïques, par les grands jets de lumière, harmonieusement coupés à la rencontre des arcs. S’il s’agissait seulement d’un concours d’architecture classique, la cathédrale de Reims devrait s’incliner devant le temple byzantin. Toutes ces figures jetées comme au hasard sur l’énorme façade du temple catholique, et brisant à chaque instant l’équilibre des lignes, paraîtraient autant de verrues sur un visage ridé, si l’on apercevait à côté cette savante pondération, cette sobriété, cette grâce, cet emploi judicieux des couleurs, qui distinguent l’œuvre orientale. Évidemment, à Constantinople, l’ouvrier était plus habile. Ce n’est pas lui qui commettrait la faute d’exagérer les angles, d’y accrocher de lourds fleurons, de multiplier d’inutiles pendentifs. Cet artisan supérieur a fondu tous ces styles. Il a emprunté à la Grèce, à Rome, à la Perse, supprimant plus qu’il n’ajoutait, redressant, allégeant, mariant ensemble les formes géométriques dans une élégante épure. Amoureux d’un profil, fier de la beauté de ses lignes, il tient en bride la fantaisie du sculpteur. Il lui confie le soin d’orner discrètement les fonds, les frises, les tympans. Il lui permet de varier le motif d’une broderie délicate, de faire courir, dans quelques pieds carrés, une ingénieuse passementerie de pierre. Mais il lui interdit les puissans reliefs, les refouillemens profonds, les masses dégagées. Il se réserve de faire miroiter les marbres sur la belle nudité des murs. Certes, je suis sensible à cette magie de la couleur et de la forme. À l’heure où le soleil vient animer ces voûtes, aussi correctes, dans leur courbe, que la révolution des astres, et toute brillantes d’un éclat mystérieux, je crois entendre les longues vibrations d’un accord parfait : me voilà transporté dans la musique des sphères, qui nous enivrerait, dit-on, si nous pouvions l’entendre. Je m’écrie, moi aussi, comme ce voyageur : c’est bien la demeure d’un Dieu ! — Oui, mais de quel Dieu ? si impersonnel, si général, si vague, qu’il a suffi de quelques retouches pour approprier ce marbre aux cultes les plus dissemblables. Je reconnais ici les colonnes du temple d’Ephèse, et plus loin celles de Baalbeck. Ce baptistère servait aux ablutions des adorateurs d’Apollon, à Delphes. Quand les Turcs à leur tour se sont emparés du monument sacré, ils n’ont eu qu’à barbouiller de plâtre la figure des saints et des empereurs ; ils ont orienté le miram du côté de la Mecque ; et soudain l’église chrétienne est devenue la mosquée par excellence. D’emblée, Mahomet s’est trouvé chez lui. Pour s’installer à Reims, il aurait dû faire d’autres aménagemens.

Je soulève avec respect cet enduit de plâtre, et dans les mosaïques encore fraîches, je peux déchiffrer la pensée des Grecs. Je cherche en vain le rappel des scènes familières et le tribut touchant des humbles. En revanche, des saints géométriques me regardent avec leurs grands yeux vides. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des formules d’algèbre, des signes cabalistiques de la sainteté. Les religieux du mont Athos, dont quelques-uns n’ont jamais vu les mosaïques de Sainte-Sophie, n’ont pourtant rien changé à la vieille recette qui servait dès lors à fabriquer un père de l’église. Elle est bien simple : on prend un nez, une bouche, deux yeux ronds, et l’on met de l’or autour. De même, sur une stèle égyptienne, quelques flèches désignent une bataille. Dans les deux cas, c’est une écriture hiératique, ce n’est pas de l’art. La pensée humaine est emprisonnée dans la lettre morte. Je sors enfin de ce temple, qui m’a charmé, transporté, si l’on veut, mais qui ne m’a point ému. Je préfère à sa majestueuse nudité l’incorrection vivante et fourmillante ; à l’harmonie des sphères, le chant pathétique et douloureux de l’âme, et même les éclats de rire, les brusques saillies, les cris de, joie ou de rage qui interrompent sa prière. J’admire la science consommée d’un Antemius de Trolles et d’un Isidore de Milet, qui ont élevé Sainte-Sophie ; mais je regrette l’absence d’un collaborateur anonyme, sans lequel il n’est rien de vivant ; d’un maladroit sublime qui allonge, déforme, surcharge, repétrit et finalement fait parler la pierre, en un mot : du peuple.

Continuez le parallèle : suivez le monument catholique de pays en pays, de siècle en siècle. Quelle variété ! Quelle souplesse ! Quoi ! c’est là le vêtement terrestre de cette église qui se croit immobile ? Il n’en est pas qui se soit pliée davantage au génie particulier des nations et des âges : au nord, sévèrement « agenouillée dans sa robe de pierre ; » au midi parée de l’éclat des marbres, toute en fête sous le beau ciel d’Espagne ou d’Italie ; tantôt buvant à flots la lumière à travers les cintres romains, tantôt veillant à la lueur des sept lampes dans le demi-jour des sanctuaires. Presque huguenote à la cathédrale d’Anvers où Rubens lui-même contient sa verve, elle est presque orientale à Venise où saint Marc jette sur ses épaules le somptueux manteau des doges, aux reflets de pourpre et d’or. De même, elle change de figure selon les temps : souffrante au moyen âge, douloureuse et symbolique dans le prisme sanglant des vitraux, elle rejette son linceul au XVe siècle et s’élance du tombeau toute revêtue de grâce antique, pour sourire avec Raphaël, pour triompher avec Michel-Ange. Elle promène alors à travers le monde sa prodigieuse fantaisie, sème d’arabesques les arceaux gothiques, tolère les audaces les plus étranges, badine avec les adorables nudités de Corrège ; puis de nouveau réveillée en sursaut par la Réforme, elle passe de l’austère Port-Royal à la chapelle pompeuse de Versailles ; elle est compassée avec le Grand Roi, mondaine, insinuante et contournée dans le siècle des jésuites, presque coquette avec les abbés de cour, puis bientôt héroïque entre les murs grossiers d’une chapelle vendéenne.

L’église orthodoxe croirait déroger, si elle changeait ainsi de robe suivant la couleur du temps. Elle a mis tous ses soins à rester stationnaire. Dans la péninsule, en Asie, la forme du temple orthodoxe ne change guère. À peine quelques variantes dans les combinaisons géométriques : un vaisseau plus élancé en Grèce, quelques ornemens nouveaux dans la Syrie centrale, une certaine grâce d’origine persane dans l’Arménie ou dans la Géorgie. Mais nulle invention ; nulle trace d’un caractère propre à ces peuples. Un seul s’est montré original. Du moins son esprit jeune et vivace a fécondé ses emprunts : ce sont les Russes. Ils ont eu beau copier les vieux modèles dans le temple comme dans la doctrine, ils ont été novateurs, presque à leur insu. Pourquoi ? parce que de temps en temps, ils recevaient en plein visage le vent d’Asie, qui leur arrivait directement, sans passer sur les coupoles de Constantinople. Sans doute, ils avaient été domptés par l’église byzantine, qui leur avait soigneusement rogné les ongles. Elle réprimait sévèrement les écarts de l’imagination russe, et la tenait en lisière. Mais l’enfant robuste par instans s’échappait ; de sa première nourrice, la grande Asie, venaient des bouffées de rêves, des contes à dormir debout, d’éclatantes fanfares de formes et de couleurs. Tantôt il s’éprenait de quelque bijou persan, damasquiné, niellé d’arabesques, couvert d’animaux symboliques, et l’imitait naïvement sur les murailles. Tantôt un souffle étrange et capiteux lui apportait les parfums de l’Inde, dans le coup de vent de l’invasion mongole, et le lendemain, on retrouvait sur le temple chrétien les colonnes fuselées, les chapiteaux pansus, les coupoles bulbeuses, les hautes pyramides à huit pans, qui abritent là-bas la demeure du Bouddha. Les vases sacrés se couvraient de fleurs de lotus et de roses pareilles à des escarboucles. Ainsi se forma cet art unique, symbole de la double destinée d’un grand peuple, élégant, hardi, coloré, qui découpe sur le ciel du nord la silhouette audacieuse et molle d’un temple indien, et qui jette dans la monotonie des grands horizons, comme autant de cris aigus, l’éclat métallique de ses clochers. Mais cet art, en se rajeunissant, restait fidèle à la conception hiératique : l’Asie ne pouvait lui en fournir d’autre : l’Asie, cette mère des cultes formalistes ; cette reine de la beauté matérielle, qui varie à l’infini le dessin capricieux d’une étoile, et qui ne saurait enfanter une statue. De sorte que la Russie, dans son mouvement même, remontait aux sources de la vie contemplative ; elle était en grand danger de bouddhisme ; et si le bon goût déplore les emprunts maladroits qu’elle fit plus tard à l’occident, du moins cette forte secousse l’empêcha de s’endormir dans la stérile extase d’un rêve oriental.

Enfin, voici la figure du Christ, qui domine de haut les deux églises. Dans les traits du Sauveur, chaque religion a dû mettre le plus pur de son âme, le dernier mot d’une prière, d’une action de grâce ou d’un symbole. Et vraiment, je le vois, ce Christ de nos temples, marcher, lui aussi, avec le temps. Il compatit si bien à nos misères, que toute l’histoire de l’humanité chrétienne est écrite sur sa face pâle. Le voici dans les siècles sombres : il souffre, il n’en peut plus ; son corps décharné se traîne lamentablement ou saigne sur la croix. Son cadavre s’effondre sur les genoux de sa mère. Il a souvent une expression indicible de découragement et de tristesse : mais il n’est jamais indifférent. C’est que, pour notre Europe, la semaine sainte a duré longtemps, le drame de la passion s’est joué pendant des centaines d’années. Mais soudain, l’heure de la résurrection sonne. Le monde renaît ; et le Christ triomphe avec lui : Michel-Ange le couronne de lierre, et lui met au front ce fier courroux qui d’un regard, sans effort, rejette à l’abîme toutes les impuretés des âges précédons, tout le cauchemar qui s’agite dans l’enfer de Dante. Raphaël le transfigure dans une apothéose. Il est partout ; il entre dans les bouges avec Rembrandt ; il éclaire même la laideur. Le secret de son éternelle jeunesse est précisément son éternelle métamorphose. Il est mobile comme nous et cependant identique à lui-même. Les attributs de sa majesté divine, pareils au sceptre et à la main de justice des princes, reposent sous le verrou du dogme. Mais dans l’ordinaire de la vie, cette majesté s’incline vers ses fidèles. Elle a si grande pitié d’eux, qu’à la longue elle finit par leur ressembler. Ainsi se renouvelle chaque fois ce mystère du Dieu fait homme, d’une divinité humaine et abordable.

Quelle différence, si mes yeux rencontrent un Christ selon la formule orthodoxe ! Ce squelette, qui plane dans l’or mystique des coupoles, est-ce bien le Rédempteur ? Est-ce le doux maître qui a conquis le monde par la voix du pécheur Pierre et du tapissier Paul ? Les docteurs byzantins ont si bien étiré le dogme dans tous les sens, ils l’ont fait passer par de tels laminoires, que l’image du Sauveur en est sortie tout amaigrie, et comme volatilisée. Les pauvres bras, raides et minces, ont perdu la force d’embrasser le monde. Les yeux fixes, qui devaient être surnaturels, n’ont eu qu’une expression morne. À force de discuter s’il était plus ou moins un homme et plus ou moins un Dieu, on lui a retranché sa chair, son sang et son cœur. Il me semble voir à l’œuvre certains philosophes, abstracteurs de quintessence qui, à force de tourner et retourner l’idée de Dieu, l’ont réduite à l’état de fantôme. Dans leur laboratoire, ils en ont retranché successivement la bonté, la providence, la justice, voire même l’intelligence, pour ne laisser que les attributs mathématiques : l’espace et le temps. Ce n’est plus l’être immense dans lequel le monde vit et se meut, in quo movemur et sumus. C’est une entité scolastique. Étonnez-vous après cela que le monde s’en soit dégoûté ! Mes bons messieurs, de grâce, un peu moins d’ergotage ; et ce Dieu qui vous échappe, nous saurons bien le retrouver dans notre cœur.

L’église orthodoxe, elle, ne connaît pas le doute ; mais ce qui ne vaut guère mieux, les trois quarts de ses fidèles se contentent d’une religion machinale. Voilà l’héritière de cette grande et subtile philosophie grecque, des Plotin, des Jamblique, des Eutychès et des Photius. La pauvre bête angélique que nous sommes retombe bien vite sur ses pattes, quand on veut l’entraîner trop haut dans les mystères de l’inconnaissable. La foule admire de loin, mais elle ne peut suivre. Un bon sens involontaire la maintient au ras du sol. L’effort continu vers le sublime ne se soutient pas. La recherche de l’extase tourne en routine, le saint délire en grimace de convention. Il s’opère un divorce définitif entre Ariel et Caliban. L’humanité suit sa pente vers les choses d’ici-bas. Elle honore d’un respect littéral le culte officiel, qui reste figé dans les formules hiératiques. Au sommet, les vieilles traditions immobiles ; en bas, la loi du charbonnier.

Cette foi reste-t-elle bienfaisante ? Est-elle pour les peuples de la péninsule une cause de force ou de faiblesse ? C’est ce que nous saurons mieux en examinant les rapports de l’église orthodoxe avec les pouvoirs établis.


III

J’ai connu à Belgrade un homme unique en son genre, qui n’aimait point la politique, bien qu’il eût été deux ou trois fois ministre et même, disait-on, ministre à poigne : les contemplatifs sont terribles dans l’action, parce qu’ils sont sincères. Il n’allait jamais s’asseoir sur la Terasia, devant l’hôtel de Paris, pour écouter ou débiter des nouvelles. On ne le voyait pas davantage à la « Couronne de Serbie, » où se tiennent les grandes assises de l’opposition. Il vivait presque toujours sur les livres, enfermé dans son cabinet. Ceux qui rencontraient une fois sa longue et honnête figure ne pouvaient guère l’oublier ; non qu’elle se recommandât par aucun caractère saillant : mais on y lisait clairement l’impartialité, la simplicité, la bienveillance, et ce sourire ingénu, véritable grâce du savant, charme pudique d’un esprit que le commerce des idées préserve du frottement des hommes. Je voulus connaître ce Cincinnatus, et j’allai le voir dans son ermitage. Il habitait tout au bout de la ville une petite maison basse ornée d’un jardin : un de ces vergers serbes tirés au cordeau, mais tout rempli d’herbes folles ; un jardin de curé dont on aurait depuis longtemps perdu la clé. C’est là que je trouvai mon homme dans une grande pièce bien fraîche, devant une table chargée de paperasses et d’in-folio, tandis que l’ombre diaphane d’une vigne sauvage passait et repassait devant les fenêtres. Une odeur studieuse de vieille pipe et de parchemin flottait sur ce paisible intérieur. Je pris l’habitude d’y venir de temps en temps. Cette pipe réfléchie me semblait préférable à la cigarette de quelques hommes d’état, auxquels les vastes projets ne coûtent rien, et qui remanient en cinq minutes la carte de l’Europe. Mon ignorance fit bientôt bon ménage avec son érudition, car le vrai savoir est indulgent. Je hasardais des conjectures, il répondait par des faits. Il daignait m’initier à des travaux qui roulaient principalement sur la comparaison de l’Orient et de l’Occident. Quand je posséderai à fond la syntaxe des idiomes jugo-slaves, ce qui prendra tout au plus quinze ou vingt ans, j’espère enfin satisfaire l’impatience du monde savant, et lui offrir une traduction fidèle de sa belle monographie sur le droit féodal des Serbes considéré dans ses rapports avec la coutume de Normandie. Parfois, l’ardeur de la controverse nous échauffait les oreilles. Nous eûmes une pique assez sérieuse au sujet de Godefroy de Bouillon, dont il contestait le caractère chevaleresque. Mais ces nuages passaient vite. Tout se terminait par une franche poignée de main. Nous disions : « Que ne nous charge-t-on d’arranger tous les deux les affaires d’Orient ! Nous serions bientôt d’accord. »

Un jour, il me faisait admirer ses manuscrits. C’étaient pour la plupart des livres saints rédigés en langue slavonne, couverts de fines miniatures. Il tournait les feuillets avec une respectueuse précaution. — Voyez, me dit-il, ces textes sont plus anciens que le livre d’heures d’Anne de Bretagne. Ces enluminures, où se trahit l’influence byzantine, rappellent, par leur gaucherie, vos estampes du moyen âge. Nous avons eu nos moines et nos preux, qui valaient bien les vôtres. Et puis, allez dire à Paris que nous n’avons pas d’histoire, et que nous nous forgeons des archives pour les besoins de la cause !

— Soit, repris-je ; mais à quoi servent les traditions si le fil de l’histoire est brisé ? N’entre-t-il pas quelque artifice dans ce patriotisme de fraîche date, qui se réclame de saint Sava ? Parmi vos anciennes institutions, l’église seule est restée debout. Ses quartiers de noblesse sont incontestables. Mais qu’a-t-elle fait pour vous ? Je me demande si cette respectable personne a jamais armé votre bras ou échauffé votre cœur. Au temps des croisades, quand l’Europe entière se ruait sur l’infidèle, je la vois marchander le passage à ces bandes héroïques : elle se garde bien de les suivre. Où étaient vos prêtres, lorsqu’à votre tour vous vous battîtes si glorieusement dans les plaines de Kossovo ? Et plus tard, le jour où Constantinople tomba, les vit-on prêcher la guerre sainte, soulever le monde orthodoxe ? D’un bout à l’autre de la péninsule, du Danube au Volga, du Bosphore au Liban, ils n’étaient occupés que de leurs démêlés avec Rome. Et même après la catastrophe finale, est-ce que la domination turque aurait duré seulement deux siècles, si l’église avait su vous unir contre le croissant ? Je ne vous citerai pas l’exemple des Hongrois : vous m’objecteriez que Bude a été délivrée malgré elle par une armée allemande. Mais, voyez l’Espagne. Elle aussi a été submergée par le flot asiatique. L’empire arabe valait bien l’empire ottoman, et les contemporains du Cid n’étaient pas plus civilisés que vos ancêtres. Ils n’attendaient rien de l’étranger. Leur seul appui, c’était leur lourde épée taillée en forme de croix. Cependant, ils réussirent à secouer le joug par l’entêtement d’une foi robuste. Votre péninsule est une Espagne qui n’a pas pu rejeter l’Islam. Vingt fois, l’église orthodoxe a repoussé la main qu’on lui tendait. Tout entière à ses vieilles rancunes, elle préférait encore les Turcs aux catholiques. On pouvait espérer au moins qu’une fois libres, les chrétiens seraient unis. Quelle erreur ! Je n’aperçois point un chef et un troupeau ; je ne vois que des églises rivales qui se surveillent d’un œil jaloux. Elles forment l’avant-garde de vos ambitions ; elles préludent aux batailles de races par des querelles de prêtres. Voyez-les investir la Macédoine et pousser des reconnaissances jusqu’aux portes de Constantinople : dans cette campagne, la fondation d’une école est une embuscade, la nomination d’un évêque un guet-apens. Quels cris n’a-t-on pas poussés à Belgrade, lorsque les Bulgares ont voulu créer, dans les provinces turques, un évêché de plus ! Singulière façon de comprendre l’esprit évangélique !

Je craignis d’avoir été trop loin, car le front de mon hôte se rembrunit légèrement. Mais il reprit bientôt son calme. Les Serbes sont des méridionaux flegmatiques. Il savoura lentement sa tasse de café, ralluma sa pipe, et c’est le plus tranquillement du monde qu’il répondit :

— Voilà bien la furie française. Il ne vous faut que quatre mots pour juger dix siècles, soit la moitié de l’ère chrétienne. Avant d’apprécier les services rendus par notre église, avez-vous du moins vécu dans sa familiarité ? Vous verriez à l’occasion que son œuvre n’a pas été tout à fait aussi stérile qu’il vous plaît de le supposer. Mais d’abord, sur l’article de la foi, il vous siérait d’être modeste. Il se peut que la nôtre ne soit pas fort éclairée. Aussi bien, celle de vos Bretons ne l’est guère. Mais, si simple que soit une croyance, on est encore heureux d’en avoir une. Vous autres, Français, vous ne pourriez pas en dire autant ; et je vous trouve vraiment présomptueux de regarder ainsi dans l’âme du prochain. S’il existe un Dieu qui nous écoute, il est assurément moins sévère que vous. Avez-vous donc oublié la jolie légende de ce jongleur devenu moine, qu’un de vos érudits, M. Gaston Paris, racontait dernièrement ? Le brave homme, ne sachant comment témoigner sa dévotion à la Vierge, exécutait dans sa cellule les tours les plus compliqués de son art : pour complaire à la reine des cieux, il se mettait la tête en bas, les pieds en l’air ; et la bonne Vierge, touchée de cet hommage, essuyait la sueur de son front…

— Il est vrai, dis-je un peu confus ; je n’ai point la prétention de m’immiscer dans les questions de foi : que les orthodoxes fassent, ou non, leur salut, ce n’est point mon affaire. Mon point de vue est plus humain. Je juge de l’arbre par ses fruits ; et c’est très humblement que je vous prie de m’expliquer comment cette église, si constante dans ses traditions, si uniforme dans son culte, n’a pu porter remède aux divisions qui, de tout temps, ont fait le malheur de la péninsule.

— Oh ! ceci est autre chose. Je déplore comme vous, l’impuissance, ou, si vous aimez mieux, les déchiremens de l’église dans les Balkans. Mais savez-vous quoi est le premier coupable ? c’est l’empereur Constantin…

Pour le coup, je crus qu’il se moquait de moi. Il ne remarqua pourtant pas ma surprise et continua :

— Votre église de Rome honore beaucoup la mémoire de cet empereur, et à bon droit ; mais, suivant moi, elle se méprend sur les motifs de sa gratitude, Elle lui sait gré d’avoir procuré, selon le mot de Bossuet, la paix de l’église, en d’autres termes, d’avoir fait du christianisme une religion d’état. Or je suis de ceux qui pensent que, moins l’état s’occupe de la religion, mieux elle se porte. Non, son véritable titre à votre reconnaissance, c’est d’avoir déplacé l’axe de l’empire en fondant Constantinople, et d’avoir préparé la grandeur du saint-siège on le débarrassant d’un encombrant voisinage.

Je ne pus m’empêcher de rire : — Voilà, dis-je, un bienfait dont Constantin ne se doutait guère, puisqu’il croyait, au contraire, enchaîner l’église à son char. Vous conviendrez aussi que les papes, s’ils avaient prévu cet abandon, ne l’en auraient pas remercié. De quelle étreinte ils s’attachèrent au fantôme de l’empire ! Que ne firent-ils pas pour le ressusciter, avant de sentir leur puissance, et d’entamer cette lutte fameuse contre l’empire germanique !

— Assurément, reprit-il ; ni les princes qui ont préparé cette grande révolution, ni les prélats qui l’ont consommée ne pouvaient même en soupçonner la portée. Mais où en serions-nous, s’il fallait rayer du nombre des hommes providentiels tous ceux qui n’ont pas la vue bien nette de leur mission ? Est-ce que, neuf fois sur dix, la Providence n’emploie pas ses favoris à faire précisément le contraire de ce qu’ils avaient médité ? Leur génie consiste à retourner leur plan de campagne pour faire face à l’imprévu… Ah ! monsieur, quels grands hommes que vos papes ! Certes, je suis bon orthodoxe ; mais je ne puis m’empêcher d’admirer l’heureuse inconséquence qui leur a permis de découvrir un nouveau monde, tout en regrettant l’ancien. Christophe Colomb n’était rien auprès d’eux, car il était soutenu par l’espérance. Mais que dire d’un Colomb qui marcherait à la découverte avec désespoir, les yeux tournés en arrière, les bras tendus vers le port délaissé ? Telle était cependant la position des premiers papes. Ils se détachaient avec douleur des rivages classiques de l’empire, et n’apercevaient devant eux qu’un gouffre sombre, traversé par le spectre de nations incohérentes. Tel pape, dont le pontificat ouvre une ère nouvelle, se croyait modestement conservateur… C’est tout l’opposé de vos révolutionnaires, qui s’embarquent avec fracas pour le pays des réformes, et qui rentrent piteusement après une petite promenade en mer. Vous aussi, en France, vous voguez vers des terres inconnues ; vous appelez au secours ; vous criez que le navire va Couler, vous faites un bruit indécent pendant la tempête : il s’agit après tout d’un ministère qui se noie. Pensez quelquefois à ces grands pilotes, debout sur le vaisseau de l’église, soutenant le choc de vingt nations barbares et rassurant l’équipage, tandis qu’ils ne perdaient eux-mêmes que l’espoir d’un beau martyre…

— Voilà qui va fort bien, dis-je, et je ne m’attendais guère à trouver dans votre bouche l’apologie des Grégoire et des Innocent. Mais, me direz-vous alors pourquoi vous maudissez la mémoire de Constantin qui leur a livré Rome ?

— Pourquoi ? mais précisément par les raisons inverses que vous avez de la bénir ; parce que ses successeurs ont régenté l’église d’Orient ; parce que les patriarches de Constantinople ont perdu de bonne heure, à l’ombre du trône, cette noble indépendance qui tient tête aux rois ; parce qu’ils étaient trop près du maître pour le toiser du regard, parce qu’enfin l’air de cour ne vaut rien aux églises. Oh ! sans doute, nos patriarches étaient, à l’origine, des gens bien plus aimables que vos papes ; c’étaient de fins lettrés, des courtisans accomplis. Mais quelle figure faisaient-ils, lorsque l’empereur, entouré d’honneurs presque divins, s’avançait au milieu d’un concile ? Que leur restait-il, si ce n’est le premier degré dans la servitude et le droit d’habiller de mots sonores la pensée du maître ? Ceux qui osaient parler ferme avaient bientôt lieu de s’en repentir. Vous vous rappelez l’aventure de saint Jean bouche d’or, qui vivait cependant au grand siècle de l’église. Il osa critiquer publiquement l’impératrice Eudoxie : cette audace lui coûta son siège et la vie. Aussi n’eut-il guère d’imitateurs. Et Photius lui-même, ce grand et puissant esprit, le fondateur du schisme, dut s’abaisser à de tristes compromis. L’empereur Michel III disait : « Constantinople a maintenant trois patriarches : mon bouffon Gryllus est le mien, Ignace est celui du peuple, Photius celui de Bardas. » Un peu plus tard, ce protégé de Bardas assistait impassible à l’assassinat de son bienfaiteur. Voilà, monsieur, où nos plus grands hommes étaient réduits par l’esprit courtisanesque : jugez des autres !

Et voyez les conséquences : vos papes, qui pouvaient parler haut parce qu’ils n’étaient pas sous la main de César, vous ont donné ce qui nous a toujours manqué : une grande patrie dans laquelle baignaient et flottaient, pour ainsi dire, toutes les petites patries locales. Immense bienfait, qui a préparé la fondation des grands états. Tenez, en France, vous n’êtes pas toujours justes pour l’église catholique : vous êtes aveuglés par vos querelles d’un jour. Vous devriez lui savoir gré de n’avoir pas l’échine trop souple, et d’être lente à s’incliner devant les nouveaux pouvoirs. C’est ce qui lui a permis de survivre à tous et de fonder cette république chrétienne qui, jusqu’au XVIe siècle, n’a pas été un vain mot. Vous dirai-je toute ma pensée ? Ce que vous avez de meilleur vous vient de là. Votre civilisation, vos arts, dont vous êtes si fiers, cet esprit européen, qui subsiste à travers vos rivalités nationales et qui vous réunit dans une académie le lendemain d’une guerre, rien de tout cela n’aurait été possible, si, de bonne heure, l’église n’avait imposé la trêve de Dieu à l’humeur batailleuse de vos pères. Sans l’église, les politiques eux-mêmes n’auraient manié qu’un ramassis d’hommes, une poussière de langues, de mœurs et de croyances. Leurs savantes combinaisons se fussent écroulées au premier choc. Supposez un instant le sol de la France partagé entre quatre ou cinq métropoles religieuses, Lyon contre Bordeaux, Marseille contre Paris, et dites-moi ce qu’auraient pu faire vos rois de France… Je compare l’Europe à ces planètes qui se sont consolidées lentement autour d’une masse incandescente. Le foyer central, c’est l’église. Elle a maintenu le sol de l’Europe en fusion, pendant que vos brutes héroïques tentaient toutes les combinaisons, essayaient tous les rapprochemens, jetaient à travers l’espace la semence des dynasties. Des centaines, des milliers de trônes ont surgi un instant, pour disparaître dans la fournaise. L’église n’a consacré que les plus durables, jusqu’au jour où le sol, suffisamment refroidi, non pas réduit en poudre, mais découpé par blocs solides et massifs, a pu recevoir les fondemens des grands états modernes.

Cette grande et salutaire attraction, l’église de Constantinople n’a pu l’exercer dans la péninsule. Prisonnière de l’empire, elle dut vaincre ou succomber avec lui. On la vit perdre et gagner des provinces selon les hasards des combats, subir les mêmes revers, s’enivrer des mêmes triomphes, et dans les deux cas également odieuse aux peuples qu’elle prétendait gouverner. Vous nous reprochez notre indifférence pendant la croisade ? Mais qui nous l’aurait prêchée ? Quel Pierre l’Ermite, ou plutôt quel patriarche, instrument des volontés de l’empereur, nous eût persuadés de prendre les armes contre nous-mêmes ? Est-ce que les musulmans n’étaient pas nos alliés naturels contre Byzance ? Était-ce à nous d’aller délivrer l’Asie, cette réserve inépuisable d’où l’empereur tirait des hommes et des trésors pour nous écraser ? Vous vous étonnez de notre impuissance à nous unir, de notre aversion pour l’église de Constantinople ? Mais quels sentimens pouvions-nous concevoir pour ces prêtres grecs, qui arrivaient chez nous dans les bagages des troupes impériales ? Est-ce que, de tout temps, ce clergé byzantin ne nous a pas traités en pays conquis ? Voyez, dans les chroniques, avec quelle joie féroce il se partagea les dépouilles des Bulgares, vaincus par l’empereur Basile II. Ce fut une véritable curée. L’église de Tirnova fut supprimée. On dépaysa la mense épiscopale, on la transporta bien loin, dans les montagnes, sur les bords du lac d’Ochride, pour l’helléniser, j’allais dire pour la dévorer plus à l’aise…

Non, il n’y avait rien à faire avec ces gens-là. Nos vieux rois avaient bien raison, lorsqu’ils détachèrent à leur tour une pierre de l’édifice sacré pour bâtir dessus leur église. Au moins, avec un archevêque de sa race, on était à peu près sûr de n’être pas mangé. Nos princes firent mieux encore : ils domestiquèrent, pour ainsi dire, le pouvoir spirituel en le fixant dans leur propre famille. Vous savez que notre saint Sava était le propre frère d’Etienne Nemanya, sa doublure ecclésiastique, et probablement son conseiller politique. La dignité de patriarche devint presque héréditaire dans la famille royale. Ce n’était pas trop maladroit, pour des barbares ; et plus d’un potentat leur envierait ce moyen d’intéresser l’église à la grandeur de sa maison. Mais, chemin faisant, que devient l’unité religieuse ? L’église n’est plus la Jérusalem céleste, la grande société des fidèles, et, pour l’appeler de son vrai nom, la chrétienté : c’est une institution nationale à base étroite. C’est le palladium qu’on enferme avec soin, qu’on enchaîne au sol de la cité, de peur qu’un voisin jaloux ne l’enlève la nuit. Les deux pouvoirs se confondent peu à peu dans l’imagination populaire… Avez-vous jamais vu nos anciennes monnaies ?

— Jamais, lui dis-je.

Il se leva et prit dans une armoire quelques pièces grossières dont l’effigie à demi effacée laissait cependant voir deux figures, celle d’un roi et celle d’un évêque, tantôt debout côte à côte, tantôt assis sur le même trône. Je tournai longtemps dans mes doigts ces empreintes, sur lesquelles les contemporains orientaux de saint Louis ont gravé gauchement, mais profondément, leur conception du monde, à la fois matérialiste et mystique. Il est impossible de traduire plus naïvement l’union du trône et de l’autel. Le colporteur qui glissait ces pièces dans sa ceinture pour les échanger à Raguse ou à Venise était ainsi menacé, s’il fraudait, de la corde par le roi, de l’enfer par l’évêque ; à peu près comme si l’on inscrivait, sur nos marques de fabrique : la loi et le ciel punissent le contrefacteur. Ce qui n’empêchait pas, d’ailleurs, ces pieux monarques de falsifier les monnaies pour leur compte, comme le démontrent les doléances continuelles de leurs correspondans vénitiens. Parmi ces vieilles médailles à la tranche inégale, à l’exergue vacillant, les plus curieuses et les plus lourdes portent l’effigie de l’empereur Douchan le Fort. La tête du monarque est à peu près méconnaissable. Avec ses yeux saillans, on dirait un crapaud. Mais des anges déposent une couronne impériale sur cette figure grotesque et lui mettent un globe dans la main. Le dessin est puéril, la volonté précise et forte. Le bon Douchan, lui aussi, voulait être un empereur comme celui de Byzance, tenir d’une main le sceptre et de l’autre la croix ; bref, avoir les saints dans sa manche et pratiquer la cour céleste.


IV

— Mon digne ami, repris-je, grâce à vous, je commence à voir clair dans ce passé nébuleux. Je ne conteste plus le patriotisme de vos prêtres. Je leur fais amende honorable. Ils priaient pour vous le jour de Kossovo. Ils ont béni vos étendards, et ce ne fut pas leur faute si la Providence fut un peu turque ce jour-là. Mais certainement, quelque cent ans plus tard, ils n’ont pas dû prier d’aussi bon cœur pour le salut des Grecs assiégés dans Constantinople ; et j’imagine que la chute de la ville impériale leur versa dans l’âme ce baume auquel les âmes dévotes ne sont point insensibles. Question d’optique, après tout. Je connais cette illusion, qui nous fait trouver notre délice dans les maux du voisin jusqu’au jour où nous sommes avalés nous-mêmes. Un seul point m’étonne à présent. Comment ces vieilles rivalités ont-elles survécu à la conquête ? Le lendemain d’une grande catastrophe, tout le monde ne se trouve-t-il pas d’accord ? N’est-il pas très humain de faire alors son meâ culpâ, de déplorer les coups de poing de la veille, et de se retrouver tous frères sous le niveau commun de la servitude ? Justement, la domination turque a confondu, parmi vous, toutes les classes. Comment n’a-t-elle pas effacé vos dissentimens religieux ? Les haines des prêtres sont-elles donc les seules qui ne pardonnent pas ?

— C’est que, du temps des Turcs, la croix grecque s’est montrée plus oppressive que le croissant lui-même. Vous touchez là, monsieur, à des blessures encore toutes fraîches. Nos vieux rois sont bien loin ; on peut en parler tranquillement. Mais mon grand-père a porté le joug du clergé grec ; et si l’atavisme n’est pas un vain mot, mon cou devrait en porter la marque. Ne soyez donc pas surpris si j’y mets un peu d’amertume. Oui, cette église grecque, notre mère après tout, ne craignit pas de monter en croupe derrière l’infidèle pour nous dépouiller plus à l’aise. Pendant quatre cents ans, les pasteurs, changés en loups, dévorèrent leurs brebis. Vous avez lu dans les histoires ces belles enchères publiques autour du siège patriarcal de Constantinople. L’affaire était bonne : il se forma, pour l’exploiter, un syndicat de banquiers fanariotes. Dans ces familles du Fanar, quiconque ne pouvait devenir courtier, interprète ou valet de pacha, se faisait prêtre et ne changeait pas de méthode en changeant d’habit. Comme l’argent faisait le moine, on vit des cuisiniers ceindre la tiare et gravir les degrés de la chaire d’où avait fulminé Chrysostome. On y vit même de ces jolis garçons complaisans qui se tiennent à la porte des cafés pour allumer les chibouks. Vous a-t-on parlé de l’agiotage sur les évêchés ? de la cote qui montait ou baissait selon le rendement du troupeau ? La préconisation la moins coûteuse valait dans les 4,000 ducats. Vous savez cela théoriquement. Mais ce que nous connaissons, nous, par expérience, ce sont les moyens dont l’évêque se servait pour se récupérer. Il y en avait de doux et d’onctueux : le prélat faisait une petite tournée dans son diocèse, non sans envoyer devant lui quelques menus cadeaux qu’il fallait rendre au centuple. On buvait, on mangeait aux frais du chrétien ; puis, au dessert, s’il se faisait tirer l’oreille, on lui rappelait la petite contribution ; et avec de si jolis mots ! Vous n’avez pas oublié ces amoureux, dans Lucrèce, qui zézaient des mots grecs pour peindre les charmes douteux de leurs maîtresses. De même ces bons apôtres, lorsqu’ils faisaient les yeux doux à notre cassette. De quel front refuser, par exemple, le psychoméridion, ou le don pour la sieste des âmes ! Mais quand ces paroles melliflues manquaient leur effet, le père spirituel le prenait sur un autre ton : il disait anathème sur le village ; et les gens de sac et de corde, qu’il traînait sur ses talons, prenaient d’assaut l’église et pillaient les maisons, tandis que les habitans fuyaient éperdus. Fâcheuse extrémité, sans doute. Ces campagnes désolées étaient vilaines à voir. Mais on se dédommageait à la mense épiscopale, où de belles Arméniennes riaient, chantaient toute la journée et vendaient au plus offrant la protection du prélat.

Ne croyez pas que le commun des popes fussent moins à plaindre que les paysans. Le plus souvent ils étaient Grecs ou Bulgares, c’est-à-dire corvéables à merci. La plupart d’entre eux ne savaient ni lire ni écrire. Ils grattaient la terre avec leurs ongles, comme les autres. On en voyait par centaines qui mendiaient de ferme en ferme. Ils ne se distinguaient du vilain que par la barbe. Sans doute, une belle barbe console de bien des choses, mais elle ne donne point à souper. Une des gentillesses du temps consistait à faire fouetter devant l’autel les popes mauvais payeurs. Les plus fortunés gagnaient leur pitance en servant monseigneur au jardin ou à l’étable. Tous n’étaient pourtant pas d’humeur accommodante. Au début de ce siècle, à Tirnova, un certain pope du nom de Joachim, adoré de ses ouailles, détesté de son évêque, reçut l’ordre, un jour, de l’aire la corvée du fumier dans l’écurie épiscopale. Il se rebiffa : aussitôt la valetaille l’assaillit à coups de fourche. Mais notre homme était vigoureux ; il se débattit, et, laissant sa tunique en gage, s’en fut tout chaud chez le cadi. Le soleil n’était pas couché qu’il devenait bon musulman. Il mourut plus tard, dit-on, en combattant les chrétiens, mais du moins frappé par devant, et non plus par derrière. Dieu me pardonne ! à sa place, j’en aurais fait autant. Pour que l’église ait compté si peu de Joachim, il fallait que la foi fût chevillée dans les âmes.

Certes, je ne confonds pas ce clergé méprisable avec les braves Hellènes qui, comme nous, ont scellé leur liberté de leur sang. Je consens même à croire que les Grecs de Constantinople valent mieux aujourd’hui, et que l’église patriarcale s’est corrigée de ses abus. Il n’en est pas moins vrai que leurs devanciers ont perdu chez nous la cause de l’hellénisme. Nos paysans sont ainsi faits, qu’il leur est impossible de prier dans une langue étrangère. Ils aiment encore mieux blasphémer dans leur langue et devenir païens, sans nulle hyperbole : car le paganisme renaissait partout. Les liens entre les villes et les campagnes se relâchaient. Les soi-disant Hellènes nous appelaient « têtes de citrouilles, » et nos gens crachaient avec dégoût quand ils rencontraient un Grec. Tels étaient les aimables rapports auxquels aboutissaient dix siècles de fraternité chrétienne.

Il est cependant un spectacle plus répugnant encore que celui de la brutalité toute pure. C’est de voir le pédantisme s’allier à la violence. Cette dernière épreuve ne nous lut pas épargnée. Subitement, ce même clergé s’enflamma d’un beau zèle pour les lettres grecques et poursuivit, avec un acharnement incroyable, la destruction des livres slavons. Tantôt, comme à Sofia, on les enfouissait dans la terre ; et la charrue, labourant un jour ce cimetière de la pensée, faisait sauter des cadres d’icônes et des morceaux de parchemin pourri. Tantôt, à Tirnova par exemple, on y mettait le feu : il est vrai qu’on retirait des cendres et qu’on gardait précieusement la tête de saint Michel de Potuka. Mais les Bulgares donneraient volontiers ce vénérable crâne, et les tibias par-dessus le marché, pour avoir les monumens de leur vieille littérature. Notez que ces actes de vandalisme se sont accomplis dans notre siècle de lumière. La bibliothèque de Sofia fut détruite en 1823, celle de Tirnova en 1825. Les autodafés continuèrent presque sans interruption jusqu’en 1853. Vos ambassadeurs, qui donnent tant de conseils au sultan, n’auraient-ils pas pu plaider auprès du patriarche, chrétien comme eux, la cause de la civilisation ? Ils avaient apparemment d’autres affaires sur les bras. Quant à nous, les exploits de ces brûleurs de livres nous ont donné des nausées, qui durent encore…

— Assurément, dis-je, nos ambassadeurs n’en savaient rien, car ils n’auraient pas manqué de s’assembler chez leur doyen : là, ils auraient rédigé une belle note collective, qui probablement n’aurait rien empêché, mais qui leur aurait fait le plus grand honneur. Laissons cependant ces têtes graves à leurs méditations. Vous m’avez accommodé de la bonne sorte le Fanar et son clergé. Je me plais à croire, comme vous, que ces mœurs sauvages sont aujourd’hui fort adoucies. J’ai du moins rencontré, dans les environs d’Uskup, je crois, un prélat grec qui n’avait pas l’air d’un coupeur de bourses. Il allait d’un air paterne, doucement bercé sur sa mule ; et, quand il passait dans la rue, son triple menton, son ventre majestueux, paraissaient lui attirer beaucoup de considération. Il m’eût été difficile de voir en lui le descendant de ces terribles marchands d’âmes. Fiez-vous donc aux apparences ! Toutefois, il me semble que votre réquisitoire donne en plein dans mon raisonnement. Sans doute, je comprends mieux les causes qui vous divisent, je fais la part des responsabilités : mais plus vos rancunes sont légitimes, plus vos dissensions me paraissent irrémédiables. J’avais donc raison de dire que vous n’avez pas des motifs particuliers de reconnaissance envers le culte orthodoxe…

— Halte-là ! mon cher monsieur. Vous ne voyez qu’un côté du tableau. Qui jugerait notre église d’après la surface la connaîtrait mal. Nos mesures ne sont point les vôtres. Le pays qui vous a vu naître, la religion qui vous a donné les premiers principes sont également centralisés. Sans le vouloir, vous rapportez tout à ces premiers modèles. Vous regardez d’abord une institution, comme un homme, à la tête : vous n’accordez aux membres qu’une attention médiocre. C’est un tort. Avez-vous remarqué, en vous promenant dans nos campagnes, ces arbres magnifiques dont la cime desséchée semble frappée de la foudre ? Cependant ils ne cessent de reverdir par le bas et continuent d’abriter les générations des hommes. C’est l’image exacte de l’église d’Orient. Au sommet, la ruine et la désolation ; à la base, des branches vigoureuses qui repoussent plus dru à mesure qu’on les coupe, et qui répandent au loin leur ombre. Notre église eût été perdue cent fois par les puissans ; mais elle a été sauvée par les humbles. Juste compensation de nos misères : nous ne connaissons pas la centralisation catholique, mais notre culte ne sera jamais à la merci d’une constituante ou d’un Napoléon. Je pourrais vous démontrer que nous sommes, en cela, plus fidèles à la tradition évangélique ; que l’église primitive n’était qu’une vaste fédération de petites républiques religieuses. Je pourrais suivre, à travers les siècles, les traces de ce gouvernement démocratique, car la tyrannie d’en haut ne l’a jamais complètement étouffé. Ces contradictions sont fréquentes en Orient ; l’empire turc vous en offre de nombreux exemples. Mais il n’est pas nécessaire de remonter si haut. Rappelez-vous ce que vous avez vu : la bonhomie du bas clergé, la fraternité des moines et des paysans ; — et ce que vous avez entendu dire : le village chrétien solidaire devant le pacha comme devant l’évêque ; l’église administrée par les anciens ; les conseils locaux réparant de leur mieux les méfaits du pouvoir central : vous comprendrez alors quelle révolution sourde s’est opérée dans ces pauvres esprits. Vous les verrez se serrant autour de ce pasteur, aussi rude et malmené qu’eux-mêmes, mais qui, du moins, leur parlait d’espérance. Cette union, que nos évêques mitres et crosses n’avaient pu réaliser entre les membres épars du grand troupeau, elle s’est faite intime et complète dans l’enceinte étroite des petites bergeries : si bien qu’on vit renaître en maint endroit, par une sorte de génération spontanée, le gouvernement le plus patriarcal, le plus primitif, celui du prêtre, chef, guide, censeur, avocat et juge de la communauté. Or, si vous songez que tous les nœuds de la hiérarchie se rompaient, que les pouvoirs publics faisaient banqueroute, vous estimerez peut-être que, dans nos malheurs, le « gouvernement des curés » nous a rendu quelques services. Vous comprendrez qu’au siècle dernier des villages entiers se soient ébranlés à la voix de leur pasteur pour chercher, en terre chrétienne, une domination plus clémente. Vous excuserez les moines qui cachaient et protégeaient nos brigands héroïques à l’heure où le véritable brigandage était dans les lois. Ce n’est pas nous qui craindrons les empiétemens du bas clergé, car il a supporté avec nous le poids du jour et combattu pour la bonne cause à nos côtés. Il a sa place dans nos chansons de geste ; et tenez, voyez-vous cette gravure pendue à la muraille, qui représente l’apothéose de la Serbie ? Ces guerriers à la moustache truculente vous font sourire. Vous trouvez qu’ils étalent avec un peu d’emphase leurs pistolets et leurs kandjars. Mais vous apercevez au premier plan la tunique, la ceinture et le bonnet d’un prêtre. La reconnaissance populaire n’aurait garde de l’oublier parmi les héros de l’indépendance. Je vous assure que les prêtres sont d’excellens conspirateurs, et qu’un poignard béni fait bien mieux sa besogne. Voulez-vous une histoire plus récente encore ? Regardez la Bosnie et l’Herzégovine. Il y a quinze ans à peine que les chrétiens respirent dans ces provinces. Pendant quatre cents ans ils ont été pressurés, rossés, massacrés par les renégats ; pourtant on n’a pu leur arracher leur religion, qui semble collée à leur peau. Pourquoi ? Sont-ce des docteurs, des martyrs, des confesseurs de la foi ? Nullement. Mais la famille religieuse a été le dernier asile de leur nationalité, le seul coin de ciel bleu qui leur restât. Leur fidélité s’exprime par une erreur touchante. Interrogez un paysan, soit en Bosnie, soit sur les anciens confins militaires : « Dis donc, l’ami, quelle est ta religion ? — Moi, monsieur ? je suis Serbe. — Tu veux dire orthodoxe ? — Orthodoxe ? Connais pas. Je vais à l’église serbe, donc je suis Serbe. « Il n’en démordra pas. Les deux patries ne font qu’une à ses yeux. Si, là-haut, saint Pierre ne le case pas dans un compartiment serbe, il tirera sa révérence et s’en ira n’importe où, cuire avec ses frères. Maintenant, voulez-vous voir à l’œuvre cette petite société biblique et primitive ? Lisez les notes de voyage d’un Français, Charles Yriarte. C’est en 1876, au moment de l’insurrection de Bosnie : les chrétiens tiennent la montagne, les bachi-bouzouks désolent la plaine. Votre compatriote veut passer la frontière, malgré les remontrances des autorités autrichiennes (ces journalistes ont tous le diable au corps). Par un brouillard épais, il se glisse le long de la Save, quand soudain des coups de feu retentissent, et il assiste à une scène étrange. Une foule confuse sort de la brume. Des femmes, des enfans, des bestiaux passent le fleuve on désordre. On entend des cris et des mugissemens. Quelques cavaliers s’agitent sur la rive opposée, les uns pour prévenir, les autres pour protéger le passage. Enfin, la tribu est en sûreté sur le territoire croate. Mais elle tremble encore de peur, car ce sont des femmes, des vieillards. Les vigies autrichiennes s’efforcent en vain de les rassurer. Alors, du milieu des groupes, un prêtre se lève : c’est lui qui les a guidés, c’est lui qui les calme et les réconforte. Il va de l’un à l’autre, et soudain le tumulte s’apaise. Longtemps on peut suivre dans la brume sa maigre et noire silhouette, armée du bâton pastoral. Oui, monsieur, cet homme est véritablement le bon pasteur. Son bâton grossier, taillé dans quelque buis sauvage, fait mieux son office que la crosse ciselée des évêques. Saint Paul n’en portait pas d’autre dans ses pieuses caravanes. O vanité de la science humaine ! les princes de l’église, après les docteurs subtils, nous ont fait bien du mal : ce moine râpé, sans culture, qui conduit pêle-mêle les bestiaux et les hommes, ce caporal de la sainte milice, a sauvé l’église d’Orient.

— Mais maintenant que les temps d’épreuves sont passés, comment vous arrangez-vous de ces mœurs patriarcales ? De quel œil les popes considèrent-ils vos préfets, vos percepteurs et vos gendarmes ? Vont-ils en chemin de fer ? paient-ils leurs contributions ? font-ils modestement leur devoir d’électeurs ? ont-ils encore des entrailles de pères pour les honnêtes brigands, si faciles à confondre avec les héros ? ne les voit-on jamais regretter le temps où ils étaient conducteurs de peuples, comme les rois d’Homère ? Car enfin, c’est très bien d’être biblique. Mais il s’agit à présent d’atteler une locomotive à cette charrette mérovingienne et de faire glisser le tout sur deux rails d’acier poli. Je crains les frottemens. Et vous ? Les plus mécontens doivent être ces anciens chefs de tribus, ces apôtres réduits tout à coup à la plate existence de curés de campagne. Ils sont, j’imagine, violemment tentés de vous mettre des bâtons dans les roues.

— Eh ! mon Dieu, ce ne sont pas des anges ; nous, non plus. Je ne dis pas qu’ils goûtent toutes les nouveautés. D’autre pari, toutes les nouveautés ne sont pas bonnes. Nous avons nos petites querelles de ménage. Qui n’a les siennes ? Mais cela se passe en famille. Nos prêtres aiment à politiquer comme tous leurs concitoyens. Cependant, il n’y a pas de parti clérical, puisque personne n’attaque l’église. En revanche, nous avons des prêtres libéraux, nous en avons même beaucoup de radicaux. Un curé radical ! voilà de quoi faire bondir M. Clemenceau. Je vais même plus loin ; je les appelle anarchistes, au sens propre du mot, c’est-à-dire ennemis du pouvoir, — mais seulement du pouvoir central. Ils ne veulent pas ruiner l’autorité, mais tout au plus désarmer l’état. Je vous assure qu’ils « parlent souvent de la chose comme s’ils avaient raison. » Sans doute, ils ne sont pas grands clercs : mais ils ont le sens droit, de l’éloquence naturelle. Peut-être se sont-ils formés jadis à cette fameuse école des sciences politiques, la meilleure de toutes, qu’on nomme l’école de l’adversité. Le fait est que ces anciens défenseurs du raïa professent une haine cordiale pour tous les genres d’oppression. Ils ont un flair pour la découvrir sous les déguisemens les plus ingénieux. Le bureaucrate moderne, avec ses airs papelards, leur répugne autant que le spahi du dernier siècle. Entrez à la skouptchina : vous les verrez frotter leur soutane au gros vêtement de laine brune du paysan. Vous les entendrez pérorer de fort bonne grâce sur le danger des emprunts…

— Oui, je connais cette amplification chère aux paysans du Danube :

Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?
C’est-à-dire, à quoi sert un gouvernement ?
Pourquoi venir troubler une innocente vie…
avec vos chemins de fer et vos inventions diaboliques ?
Nous cultivions en paix d’heureux champs…
que nous avions soin de laisser reposer quatre ans sur cinq.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome…
Ils ont l’infâme prétention de nous faire payer l’impôt.
Retirez-les…
Changez le personnel administratif : prenez nos amis.

on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes…


Nous aimons mieux crever de faim que de voir notre pauvre argent partir pour Belgrade.

— Moquez-vous tant que vous voudrez, mais reconnaissez cependant que nos prêtres n’ont rien de crasseux ni de rampant ; qu’ils ne vivent pas d’expédiens, comme le bas clergé de Russie ; qu’ils ne s’enivrent ni ne mendient ; que leurs femmes ont d’excellentes manières, et qu’ils ressemblent eux-mêmes à des paysans aisés, plus instruits que les autres. En somme, c’est un clergé fort présentable, et que nous aimons parce qu’il est profondément national. Voilà le fin mot, mon cher monsieur. Nous vous accorderons dans le particulier que notre église a ses défauts, que notre clergé n’est pas parfait. Mais nous n’en conviendrons jamais en public, parce que notre église est encore pour nous la patrie ; or on ne discute pas la patrie. C’est exactement comme l’amour du drapeau. Que diriez-vous, si je vous contestais le prestige des trois couleurs ? Eh bien, le culte orthodoxe est une couleur de notre drapeau : ni plus ni moins. Notre affection pour lui n’a d’égale que notre indifférence pour le dogme ; et ce serait peine perdue que de vouloir nous convertir.

— Et le rêve poursuivi par Mgr Strossmayer ? et l’union de tous les Slaves réconciliés dans l’église catholique ?

— Un rêve généreux ! rien de plus. Je respecte infiniment Mgr Strossmayer. C’est un homme de cœur, et c’est un apôtre. Mais il devrait savoir que la propagande n’a de prise que sur les sauvages, parce qu’ils n’ont pas de cervelle, ou sur les ergoteurs, parce qu’ils en ont trop. Nous ne sommes, grâce à Dieu, ni l’un ni l’autre. Nous nous en tenons à la foi de nos pères. Nous repoussons l’ingérence des étrangers, clercs ou laïcs, avec ou sans soutane. Nous craignons toujours de découvrir des loups sous la peau de brebis. Le clergé grec nous a donné des raisons trop cuisantes de détester une église qui se prétend universelle. La nôtre est chétive et modeste ; c’est justement ce qui l’empêche de nous créer des embarras. Nous restons maîtres chez nous ; et puisque, enfin, de deux maux il faut choisir le moindre, nous aimons mieux, dans cette querelle qui vous donne, à vous, tant de soucis, laisser à l’état le dernier mot. Croyez-moi, cher monsieur, ne convertissons personne ; restons chacun chez nous ; ne nous creusons pas la tête ; vivons en braves gens, et tâchons de tirer le meilleur parti possible de la religion dans laquelle Dieu nous a fait naître.

— Vous êtes, dis-je à mon hôte, le plus chrétien des philosophes et le plus tolérant des chrétiens.

Je pris congé de lui, non sans remarquer que son opinion sur le rôle du clergé sentait un peu le fagot ; du moins trahissait-elle l’ancien ministre de l’intérieur. Je ruminais encore ses paroles, tout en roulant sur le pavé inégal de la ville, lorsque mes yeux rencontrèrent le palais métropolitain : c’est un édifice bas et simple, un peu rustique, qui s’allonge modestement à l’ombre de la cathédrale. Précisément, à cette époque, la maison changeait de locataire : le métropolite Théodose avait dû céder la place au métropolite Michel, qu’il avait lui-même expulsé cinq ou six ans plus tôt. Ces déménagemens, dont les chancelleries s’émeuvent, paraissent ici fort ordinaires, et font à peine tourner la tête aux passans. Je revis alors dans ma mémoire la figure joviale de l’excellent Théodose, et ce petit œil juvénile qui faisait un si piquant contraste avec sa belle barbe d’argent. Je le vis paternellement assis dans le sein des familles et donnant une de ses mains à baiser, tandis que, de l’autre, il portait à ses lèvres une cuiller de slatko. Je le vis à l’église, majestueux et décoratif, dans la carapace dorée de ses habits sacerdotaux ; puis le soir prenant le frais sur sa porte, causant familièrement avec tout le monde ; ou bien gai convive, un jour de noce, et buvant à la santé des époux. Quel charmant prélat ! c’était un évêque selon le cœur de Béranger, le représentant sur la terre du Dieu des bonnes gens. Que n’a-t-il vécu paisible, entre quelques amis, dans son grand salon frais et bien clos ! D’ailleurs, le moins intrigant des hommes : ce n’est pas lui qui cherchait la politique. Cette fâcheuse est bien venue d’elle-même s’asseoir à son chevet. Dans toutes les crises ministérielles, on mettait d’abord sur le tapis le départ de Théodose. Le chef infortuné de l’église autocéphale aurait pu dire, comme certain personnage de comédie : « Mais on ne parle ici que de ma mort ! » Ce fut bien pis quand surgit l’épineuse affaire du divorce royal. Vainement Je digne petit vieillard courait de l’un à l’autre époux. Vainement, conciliateur impuissant, il en perdait le boire et le manger. Théodose n’avait ni la taille ni le ton qu’il faut pour fulminer des interdits. La nature l’eût-elle doté plus libéralement, comment faire des remontrances au pouvoir qui vous nomme, vous dépose, vous loge et vous nourrit ? Ah ! il eût sacrifié de bon cœur, alors, cette flatteuse autonomie spirituelle qui le mettait sans contrepoids à la discrétion de son maître ! Il dut s’exécuter en soupirant : il prononça le divorce de sa propre et tremblante autorité. Parmi les considérans de son arrêt, se trouvait cette sentence remarquable : « Il est bon de découvrir les œuvres de Dieu, mais il est bon de cacher le secret du roi. » J’ai cru longtemps que l’aphorisme avait été inventé pour les besoins de la cause. Il est vrai que je ne connaissais point encore le livre de Tobie, ni la Politique tirée de l’écriture sainte. À son insu, Théodose répétait un mot de Bossuet sur Louis XIV. Maintenant qu’on a rendu cet aimable évêque à ses chères études, c’est-à-dire au soin de ses abeilles, j’espère qu’il a recouvré toute sa sérénité. Mais je doute qu’il partage, sur les rapports de l’église et de l’état, les idées de mon digne ami, le professeur X.

Si je devais conclure, à mon tour, voici comment je résumerais mes impressions. Dans les Balkans, l’église orthodoxe, sœur aînée, mais bien déchue, de l’église russe, fille illettrée de la philosophie grecque, gardienne aveugle d’un dogme subtil, envahie et peu à peu paralysée par la torpeur asiatique, n’a su défendre ni l’union de ses fidèles, ni l’indépendance de ses chefs. En repoussant la suprématie du pape, elle s’est donné autant de maîtres que la péninsule a compté de despotes. En confondant sa fortune avec celle de l’empire grec, elle s’est soumise d’avance aux mêmes démembremens. Étrangère, dans sa jeunesse, à la fougue des croisades, elle n’a pas connu davantage les longs desseins ni les luttes patientes de l’âge mûr. Sous les Turcs, la tyrannie des fanariotes a discrédité pour toujours un semblant d’unité qui masquait une spéculation. Mais en même temps l’esprit chrétien, qui semblait abandonner les rangs supérieurs du clergé, renaissait plus bas dans l’opprobre et dans la servitude. Les paroisses et les couvens devenaient les châteaux forts du sentiment national, et formaient ces églises rivales, mais vivaces, qui conspirent chacune pour son drapeau. Ce culte n’étend pas l’horizon des âmes, et ne déplace pas les bornes de la cité. Mais il n’engage pas une lutte périlleuse contre l’état. Il ne multiplie pas les lumières, mais il n’encourage pas les factions. Il n’a pas introduit une seule idée dans le monde, mais il entretient dans les mœurs de la douceur et de la bonhomie.

Je dirai que cette religion est impuissante, mais inoffensive en politique, stérile dans le domaine intellectuel, utile encore dans le domaine moral. Bien des gens penseront que cette neutralité suffit ; — oui, peut-être, au sein d’une grande nation satisfaite, qui n’aurait plus qu’à digérer son bonheur. Mais les peuples de la péninsule n’en sont pas là. Des amis sincères leur souhaiteraient quelques passions générales, un grain d’enthousiasme, une étincelle enfin de cette foi communicative qui soulève des montagnes, — surtout quand ces montagnes sont des frontières.


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  1. Voyez la Revue des 1er et 15 mai 1889 et du 1er janvier 1890.