Anonyme
Du Danube à l’Adriatique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 324-353).
◄  01
03  ►
DU
DANUBE A L’ADRIATIQUE

II.[1]
LES RACES.


I.

Pour connaître les hommes dans la péninsule, il faut d’abord se défaire d’une collection de préjugés.

Il y a des modes, en politique, aussi bien que pour la coupe des vêtemens. Seulement, jadis, l’Europe portait ses modes tout près d’un siècle ; maintenant, elle en change à peu près tous les vingt ou trente ans. Son inconstance éclate dans la manière de traiter les affaires orientales. À l’égard de ces populations, elle a passé par toutes les phases de la curiosité, de l’intérêt, de l’enthousiasme et même de l’indifférence. Au début du XVIIIe siècle, à l’époque joyeuse de la Régence, l’Europe était curieuse, mais point sentimentale. Elle ne versait pas la moindre larme sur le sort des raïas et ne s’intéressait qu’aux détails de mœurs. Lisez les lettres de la spirituelle lady Montagne, qui, vers 1717, traversa le pays où nous sommes pour aller représenter la reine Anne à Constantinople : elle apprit à ses compatriotes qu’il poussait du blé en Turquie, que les malheureux chrétiens recevaient souvent le fouet, mais que les Turcs « éclairés » en étaient au fond désolés, que l’Islam était une très belle religion et que tout le mal venait d’affreux soudards mal élevés, nommés janissaires. Dans l’armée du prince Eugène, qu’elle traversa près de Peterwardein, elle rencontre une troupe de Serbes fugitifs. Ces défenseurs de la sainte cause lui paraissent un ramassis de brigands ; elle laisse entendre que le généralissime de Sa Majesté impériale se passerait bien de pareils auxiliaires. En revanche, à Andrinople, elle décrit avec complaisance l’intérieur des harems en semant par-ci par-là des réflexions philosophiques. C’était le seul moyen de plaire à la génération pour qui furent composées les Lettres persanes.

Cent ans plus tard, le vent de la mode avait tourné. Notre siècle, à son début, subit un véritable débordement de prose et de vers en l’honneur des chrétiens opprimés. La nouvelle croisade fut prêchée par les apôtres les plus divers. Les mystiques et les révolutionnaires, les partisans des droits de l’homme et les romantiques inspirés par le Génie du christianisme rivalisèrent d’ardeur. Les uns voulaient emporter d’assaut la bastille de l’Orient, les autres planter la croix au sommet. L’enthousiasme envahissait les documens diplomatiques et prêtait des accens lyriques aux protocoles. Un traitait de perruques ceux qui, comme Metternich, ne partageaient pas l’entraînement général, et toutes ces aspirations confuses, poussant malgré eux les gouvernemens, aboutissaient à la bataille de Navarin. Nos frères d’Orient durent s’habiller au goût du jour. Ils étaient sincèrement convaincus que leur religion était persécutée par les fils du Prophète, alors qu’ils avaient surtout à se plaindre de leurs propres évêques ; et quand ils avaient conquis la sympathie des vrais chrétiens, ils devaient encore plaire à leurs amis les sans-culottes. Ils se fabriquaient pour la circonstance des âmes de citoyens romains, et se déclaraient mûrs pour toutes les libertés. En 1840, ils se firent aussi doctrinaires et portèrent de hautes cravates, comme M. Guizot. À chaque instant, l’Europe, oublieuse de ses engouemens de la veille, leur proposait un nouvel idéal ; ils étaient forces de se faire, comme on dit, une nouvelle tête. J’ai vu des portraits serbes qui ressemblent à s’y méprendre au duc d’Orléans, ou qui ont la tournure morbide d’Alfred de Musset ; ce qui doit causer bien de l’étonnement aux vieilles moustaches patriotes et aux rudes figures de paysans-soldats dont les images ornent le musée de Belgrade. Un Serbe ou un Grec de nos jours ne ressemble pas plus à son grand-père que M. Tricoupis à un klephte.

Cependant, ce tourbillon d’idées contradictoires que nous avons déchaîné sur la péninsule a laissé des traces un peu partout. Par exemple, ne sommes-nous pas responsables de l’appétit vraiment désordonné que les péninsulaires manifestent pour les constitutions, pour les mots sonores, pour la politique creuse ? N’ont-ils pas trouvé dans notre défroque ce vêtement parlementaire qui est peut-être indispensable à notre bonheur, mais qui produit un effet si bizarre lorsqu’il flotte sur un pantalon à la turque ? N’est-ce pas à notre zèle intempestif et à nos leçons prématurées qu’ils doivent de croire à la puissance des mots, de se diviser en partis, de faire tant de discours et tant de dettes ? Voilà pour les droits de l’homme. Quant à la solidarité chrétienne, elle unit les peuples d’Orient à peu près comme la parenté du sang unissait Etéocle et Polynice. Il entre autant de haine dans leurs rivalités qu’ils en ont jamais manifesté contre le croissant. L’esprit de croisade n’est guère plus vivace, et la catholique Autriche pactise avec les musulmans de Bosnie. Cela n’empêche pas, d’ailleurs, les chancelleries d’invoquer l’argument sentimental, toutes les fois qu’il s’agit de battre en brèche l’empire ottoman, ou d’activer la marche d’un dossier à la Sublime-Porte. On insinue alors qu’il serait temps de mettre en vigueur tel article du traité de Berlin sur les réformes en Arménie. La Porte comprend ce que parler veut dire. Elle accorde la faveur demandée, puis chacun rentre chez soi ; de réforme il n’est plus question. C’est incroyable à quel point nous avons progressé dans la voie du scepticisme politique depuis qu’un autre traité fut signé, à Paris, en 1855. Cet instrument diplomatique, vieux de ta-ente-quatre ans, c’est-à-dire parvenu à l’âge moyen d’un second secrétaire d’ambassade, nous paraît quelque chose d’antédiluvien ; c’est un monument de candeur déjà frappé de caducité. Fait incroyable : à cette époque reculée, on croyait encore aux chrétiens d’Orient.

Mais pour être moins naïfs que nos pères, nous ne sommes pas cependant délivrés de la tyrannie de la mode. Celle qui tient aujourd’hui le haut du pavé, la fantaisie actuelle de l’Europe, c’est la question des races et des langues. À vrai dire, nous autres Français, nous avons beaucoup de peine à entrer dans le vif de cette passion. Nous soupçonnons vaguement que la théorie des races est un expédient commode dont les hommes d’état se servent dans l’intérêt de leur politique, et qu’ils rejettent quand ils n’en ont plus besoin. Pour fonder chez nous la patrie, nous avons quelque chose de mieux. Dieu merci, que la parenté du sang, toujours si problématique, ou même que celle du langage ; et nous ne pensons pas que l’accord des mots puisse remplacer l’adhésion des cœurs. Si l’on nous poussait un peu, nous hausserions les épaules en face de ce nouveau droit public, qui ramène tout droit les peuples au chaos de la société barbare, puisque c’est au sein de la barbarie que les idiomes ont été forgés. Avec notre logique à outrance nous irions jusqu’à dire que l’Europe recule, puisqu’au moyen âge on ne s’informait pas de la qualité des sons qui sortaient de la bouche d’un, homme : on le persécutait pour des croyances, non pour des solécismes ; ce qui, après tout, avait meilleure figure. Quand un étranger nous parle de la mission des races, du pangermanisme, du panslavisme, nous clignons l’œil d’un air entendu, ce qui veut dire : « Parfaitement ; allez toujours, nous connaissons cet air. Vous avez besoin d’un provinces, vous voulez rectifier une frontière. Le premier prétexte venu est le bon, si vous êtes les plus forts. Vos raisons valent tout juste autant que vos canons. »

Eh bien ! mes chers compatriotes, je vous demande pardon, mais vous auriez tort de ne pas prendre au sérieux ces querelles de races. C’est une mode, c’est-à-dire une opinion transitoire, et même, j’en conviens, l’une des plus absurdes qui aient jamais dominé l’univers. Le préjugé religieux était préférable. Le préjugé des droites de l’homme était plus noble. Mais enfin cette mode gouverne despotiquement une moitié de l’Europe ; et ce ne serait pas la première absurdité pour laquelle les-peuples se seraient fait casser la tête. Dans certains lieux il est convenu que l’histoire toute seule, sans la race ne compte pour rien : l’histoire, c’est-à-dire ce patrimoine de traditions glorieuses qui unit des hommes de familles différentes par la communauté de la souffrance et de l’effort ; l’histoire, c’est-à-dire le drapeau qu’on a promené ensemble sur les champs de bataille, et dans les plis duquel sont inscrits les noms des ancêtres. Tout cela, c’est de la fumée, du roman, de la politique littéraire, indigne d’un siècle vraiment scientifique. Parlez-nous de la grammaire d’un peuple, et, s’il se peut, de sa généalogie. Qu’on débaptise les rues et les magasins. Qu’on enseigne aux enfans un idiome qui sera de l’hébreu pour les trois quarts des Européens, voilà ce qui enflamme les courages. Voyez plutôt nos amis les Tchèques : ils s’appelaient autrefois Bohémiens ; sous ce titre, ils avaient rempli l’Europe du bruit de leurs armes et de l’éclat de ces discussions qui ont inauguré la liberté de penser. Quand ils jetaient par les fenêtres, sur du fumier, les ministres récalcitrans, donnant ainsi un exemple un peu brutal d’indépendance parlementaire ; quand, vaincus une première fois et décimés pour avoir voulu communier sous les deux espèces, ils relevaient cependant leur étendard abattu el se jetaient dans cette guerre de trente ans qui devait les épuiser, mais fonder le protestantisme en Allemagne, à cette époque étaient-ils si difficiles sur la pureté de la race ? Est-ce que les Allemands de Bohême étaient moins bons protestans ou calixtins que les Tchèques ? Les hommes qui se font tuer pour la liberté de conscience sont-ils esclaves des misérables disputes de grammairiens ? Aujourd’hui, ces Tchèques que nous aimons sont en train de s’appauvrir en rejetant de leur sein tous ceux qui ne veulent pas parler leur langue et auxquels il répugne de mettre des accens sur les consonnes. Comme Bohémiens, solidement assis dans leur quadrilatère de montagnes, groupés autour de leurs vieux monumens noircis où revit le souvenir de ces luttes héroïques, ils formaient encore une petite nation compacte de 5 ou 6 millions d’âmes. Demain, s’ils réussissent dans leur travail d’épuration, rejetant vers la grande Allemagne un bon tiers de leurs concitoyens, ils resteront peu nombreux, c’est-à-dire isolés et impuissans ; mais ils seront purs. Ce ne sont pas, malheureusement, les seuls auxquels l’épuration à outrance aurait joué de ces tours.

Et les Hongrois ? Il ne fait pas bon, à Pesth, contester les perfections de la race magyare et le droit qu’elle s’attribue de faire la chasse à tous les autres idiomes dans le royaume de saint Etienne. Si quelqu’un doutait, chez nous, du terrible sérieux qu’on y met là-bas, il n’aurait qu’à relire les dernières discussions du parlement hongrois. Il verrait que rien n’est aujourd’hui plus pénible, pour un bon Magyar, que de s’entendre inviter à porter arme dans une langue qui n’est pas la sienne. Tous les voyageurs qui ont traversé cette jolie ville de Pesth à dix ans d’intervalle ont pu constater que la plupart des noms allemands disparaissent de la face des maisons, et qu’on magyarise avec fureur. Ils ont même été quelque peu incommodés par ces inscriptions énigmatiques qui sont autant de rébus pour les étrangers. Reste à savoir si ce patriotisme est aussi éclairé qu’il est sincère. Je vois bien ce que gagnent à cette propagande cinq millions de Magyars, mais je vois encore mieux ce qu’y perd la Hongrie tout entière. Ce même roi Etienne, dont l’empereur d’Autriche porte aujourd’hui la couronne, était fier de régner sur des polyglottes, et il disait familièrement : « Je ne donnerais pas un son d’un peuple qui ne parlerait qu’une langue. » Ce que les chroniqueurs traduisaient ainsi : Regnum unius linguæ imbecille est. Il entendait par là qu’une nation sort de la communion européenne, et que par suite elle s’affaiblit, lorsqu’elle se cantonne dans un langage que personne autour d’elle ne comprend.

Et puis quel abaissement d’idéal ! quel dissolvant ! La Hongrie était une grande famille, ouverte à tous. Historiquement, les Magyars ne sont qu’une tribu au milieu d’autres tribus. Quand un Jean Hunyade luttait contre l’Infidèle, tout le monde courait aux armes : il n’y avait ni Slaves, ni Saxons, ni Roumains, ni Magyars, rien que des Hongrois. Aujourd’hui, l’égoïsme des uns réveille celui des autres. Les voilà tous qui interrogent leurs parchemins, s’écoutent parler, s’admirent et se découvrent des libations extraordinaires. Bien plus : ils commencent à se mesurer les uns les autres, à se compter, à faire assaut de noblesse. Ils se lancent à la tête de vieilles chroniques. Ils ont la bouche remplie du nom de leurs ancêtres, parfaitement obscurs d’ailleurs. Dans cette émulation d’archaïsme, c’est à qui remontera le plus haut à travers la nuit des temps. Le moyen âge ne leur suffit déjà plus. Ils retournent jusqu’aux invasions. Leur fureur de nationalité refait l’histoire à rebours, franchit les Carpathes en sens inverse, va chercher des titres dans les plaines du Volga ou de l’Oural, escaladera tout à l’heure les plateaux d’Asie pour y découvrir la trace des campemens grossiers de leurs pères. Ils ne sont pas exigeans, d’ailleurs, sur l’éducation de ces premiers parens. Les uns se disent les fils d’Attila, bien que, pour leur bonheur et le nôtre, ils n’aient aucun trait commun avec cet horrible boucher, la terreur de l’Europe. Les autres invoqueront quelque chef de tribu slave dont le nom est couvert d’un oubli mérité. Que Voltaire avait donc raison lorsqu’il disait, avant d’écrire l’histoire des Russes : « Il faut toujours se souvenir qu’aucune famille sur la terre ne connaît son premier auteur, et que, par conséquent, aucun peuple ne connaît sa première origine. » Ou du moins, si nous ne pouvons nous passer de fables autour du berceau des peuples, qu’on les choisisse riantes, libres de pédanterie ; qu’on s’imagine descendre d’un Troyen ou d’un Grec, comme le Dardanus des Romains, comme notre fabuleux Francus : c’est tout aussi vraisemblable et beaucoup moins ennuyeux. On n’a pas vu des savans s’injurier, l’écume à la bouche, en l’honneur de ces héros aimables, aussi calmes, sous leur casque légendaire, que le Léonidas de David. Surtout on n’a pas vu les peuples qui s’attribuaient cette origine flatteuse regretter le temps où ils allaient à quatre pattes, pourvu que ces pattes ne fussent pas faites comme celles du voisin. Au contraire, ils redressaient leur stature et s’efforçaient de marcher avec majesté,, car ils prenaient pour modèle une statue grecque et non quelque brute farouche à peine sortie des steppes.

Ce que j’en dis n’est pas pour fâcher les Hongrois, ce peuple noble, élégant et fier. Mais sont-ils bien sûrs qu’en insistant sur les origines, ils ne réveilleront pas le sauvage endormi chez les Ruthènes, les Slavons, les Serbes et bien d’autres ? Je les trouvais plus généreux et par conséquent plus habiles lorsqu’ils parlaient un latin de cuisine, et que, tirant leurs grands sabres recourbés ils criaient tout d’une voix : Morianur pro rege nostro Maria-Theresa.

On me montrait un jour, à la bibliothèque de Pesth, quelques-uns des rares volumes échappés au sac de la Corvina, et restitués naguère par la gracieuseté du Sultan. Je maniais avec respect ces antiques reliures de velours et d’argent aux armes du roi Mathias, et tournais délicatement le gros parchemin des feuillets. Le texte était le plus souvent du latin, quelquefois du grec, quelquefois de l’allemand. Je demandai au bibliothécaire s’il existait un seul de ces livres écrit en langue magyare ; il me répondit qu’il n’en connaissait pas. « Eh quoi ! lui dis-je : votre héros favori tenait si peu à cette langue maternelle, dont vous roulez faire le palladium de votre nationalité ? En a-t-il accompli de moins grandes choses ? Était-il moins Hongrois jusqu’aux moelles ? Et la Hongrie était-elle moins écoutée dans les conseils de l’Europe lorsqu’elle contenait le Turc, gouvernait le Bohémien, tenait en échec l’empereur d’Allemagne ? Ne sont-ce pas là les grands souvenirs qui unissent toutes les parties de la monarchie ? Ne vaudrait-il pas mieux faire traduire l’histoire de Mathias Corvin dans les cinq ou six dialectes du royaume, que de forcer des lèvres roumaines ou slaves à conjuguer les verbes magyars ? »

En sortant de la bibliothèque, je parcourus, comme tout le monde, les galeries du musée qui est dans le même bâtiment. Après avoir admiré ces riches et-somptueux bijoux, ces perles d’un si bel orient, ces audacieux cabochons, ces armes à demi orientales, ces aigrettes, ces selles et ces ceintures revêtues de pierreries, reliques de la Hongrie chevaleresque, j’arrivai dans la salle de l’âge de pierre, et j’allais me retirer, car je confesse ma très médiocre sympathie pour les vieux silex, lorsque mon attention fut appelée sur une vitrine profondément symbolique : elle contenait le squelette d’un contemporain du silex, encore couché dans son tombeau. Si la philosophie et la religion n’enseignaient pas que cette carcasse fut habitée par une âme, jamais je l’avoue, je n’aurais reconnu mon semblable dans ce carnivore à la mâchoire effrayante, au crâne d’orang-outang, aux phalanges démesurées. Je mis ma main à côté de la sienne en pendant avec un frisson, de quelle étreinte elle serait broyée dans cet étau, si, par hasard le jour du jugement dernier, nous étions forcés de faire des politesses à nos plus lointains parens. Candidats qui devez distribuer tant de poignées de mains à vos électeurs, réjouissez-vous de ce que nos braves paysans ont dégénéré depuis l’âge de pierre ; autrement vous feriez une aussi vilaine grimace que don Juan lorsqu’il met sa main dans celle de la statue. » Voici donc, pensai-je, notre ancêtre à tous, le véritable père des races, le Deucalion de la science moderne. Quelle leçon de modestie ! Vraiment ce n’est pas la peine de se disputer cette alliance, ni d’intenter un procès historique sur la recherche de la paternité. Les titres d’un peuple ne gisent pas dans ce limon grossier, ils consistent plutôt dans les efforts qu’il fait pour en sortir. Les hommes deviennent de plus en plus nobles à mesure qu’ils s’éloignent davantage de leurs origines, qu’ils donnent la préférence à l’esprit sur la matière, à la pensée sur les mots, à la réflexion sur l’instinct. »

Il faut le reconnaître, les peuples de la péninsule, toujours dociles aux modes européennes, sont eux-mêmes gravement atteints de la maladie des races et des langues, morbus ethnographicus. Roumains, Serbes, Bulgares, Grecs, se disputent à l’envi les territoires et les titres de propriété, sans parler des Albanais, encore trop ignorans pour disserter, mais non moins entêtés que les autres de la supériorité de leur race, et possédant sur la propriété des idées tellement larges, que les preuves écrites leur paraissent tout à fait superflues. Leurs voisins, au contraire, ont une vocation prononcée pour les cartes ethnographiques. Ils en dressent de magnifiques, avec de belles teintes rouges, bleues, vertes. Mais, par un singulier hasard, ces cartes diffèrent autant les unes des autres qu’un atlas moderne de celui de Ptolémée. Au lieu de tracer d’un pinceau impartial la bigarrure des races, il se trouve toujours que le géographe, excellent patriote, laisse tomber sur son ouvrage un gros pâté de couleur nationale ; ce pâté fait la tache d’huile, gagne de proche en proche, devient énorme, et finit par envahir toute la péninsule. De sorte que si vous entrez dans un gymnase athénien, vous y verrez le tableau d’une presqu’île entièrement peuplée de Grecs, tandis qu’à Belgrade, la part des Serbes vous semblera colossale.

Les professeurs slaves sont peut-être les plus redoutables de tous, car ils sont très érudits et très convaincus. Suivant eux, il n’est rien de bon, de doux, de familier, de fraternel, et en même temps de fort, d’élevé, de puissant que le slave. Veut-on terminer les guerres, inaugurer le règne de la charité sur la terre ? qu’on laisse faire aux Slaves. Veut-on au contraire former une immense confédération militaire, qui tienne la balance de l’Europe et du monde ? encore les Slaves. Aucune race n’est plus pure, ni plus étendue en hauteur, largeur et profondeur. D’ailleurs, ils aperçoivent partout des Slaves, même en Roumanie et jusque dans le Péloponèse, où les Slaves ont en effet peuplé quelques villages. Un homme qui a la jaunisse voit toute la nature en jaune. Pour eux, ils voient slave, et cela répond à tout. Je parle bien entendu des ardens, des prophètes, de l’extrême gauche du parti national ; car en tout pays, les gens raisonnables gardent des mesures et suivent la mode à distance.

À vrai dire, les peuples de la péninsule ont, pour justifier cette frénésie, une excuse qui manque à beaucoup de leurs aînés. Leur histoire a été brusquement engloutie par le cataclysme de la conquête ottomane. Ils sont comme des fils de noble race dont les papiers de famille auraient été brûlés dans un grand incendie. L’imagination se donne alors carrière, et invente les descendances les plus illustres. Au besoin, il se trouve des historiens complaisans pour leur fabriquer des arbres généalogiques, exactement comme jadis les familles fraîchement anoblies confiaient à des archivistes à gages le soin de leur procurer des ancêtres au meilleur prix.

Puis, le passé ne leur offrait aucun point de repère, aucune trace d’unité plus ancienne. Quand on descend en Espagne ou en Italie, on a devant soi des Italiens et des Espagnols. Un élève de troisième, muni seulement du De vîris, pourrait tracer des uns et des autres un portrait supportable. Il dirait que les premiers sont plus subtils, et les seconds plus fiers ; que leur caractère se suit ; que le siège de Saragosse rappelle celui de Sagonte, et que, parmi les Italiens modernes, on trouve beaucoup de petits Machiavels. Mais ici, vous n’avez même pas une expression générique pour désigner les habitans de la péninsule. Quand s’est-elle jamais rangée tout entière sous les mêmes lois ? Tout ce qui était loin des côtes paraissait aux anciens Grecs hyperboréen. Ils peuplaient de Scythes et de barbares ces limbes de l’antiquité. La lumière qui brillait à Athènes laissait les bords du Danube dans une sorte de demi-jour crépusculaire. De l’empire d’Alexandre, dont nous suivons les étapes à travers l’Asie, c’est peut-être le berceau que nous connaissons le moins : il faut laisser aux gens doctes le labeur ingrat de délimiter le royaume de Macédoine. Les Romains eux-mêmes n’ont vu d’abord dans l’Illyricum qu’un nid de pirates. Ils l’ont soumis à contre-cœur. Ces conquérans économes de leur force ont mis leurs pieds dans les traces grecques ; et tandis qu’ailleurs, en Gaule et en Espagne par exemple, ils romanisaient à fond, ils se sont contentés ici d’occuper solidement la côte et les routes stratégiques. L’empire grec a fait surtout de la diplomatie avec les peuples de l’intérieur. Au moyen âge, parmi tant d’hommes remarquables qui poussaient dans tous les coins de la presqu’île, aucun ne vécut assez longtemps ou ne lui assez fort pour la soumettre tout entière. Quant aux Turcs, je n’en parle pas, puisque leur maxime fondamentale est de tenir les vaincus à distance et de perpétuer leurs divisions.

Ainsi cette terre magnifique, avec la découpure dorée de ses caps et la ceinture de ses mers bleues, cette terre dont les profils harmonieux sont sortis les premiers de l’ombre des temps fabuleux pour se colorer des feux de la civilisation naissante ; cette région privilégiée, qui a gardé d’une aussi belle aurore je ne sais quel reflet divin, fut condamnée pendant longtemps à ne recevoir dans ses plis que des ébauches de nations. Vainement les infortunés péninsulaires fouilleraient la légende et l’histoire : ils n’y rencontreraient pas, comme les Allemands, un Arminius ou un Frédéric Barberousse pour personnifier l’unité nationale. Que dis-je ? ils n’y trouveraient même pas les élémens d’une allégorie : on ne verra pas sur les bords du Danube une statue pareille à cette Germania qui nous regarde par-dessus le Rhin, car on ne saurait comment la nommer. Si quelque sculpteur travaillant dans le grand, notre Bartholdi par exemple, voulait représenter la péninsule, il ne choisirait point l’image d’une déesse s’appuyant sur sa large épée : il ferait un groupe de trois femmes s’arrachant les lambeaux d’une robe turque, et il inscrirait sur le socle : Sclavinia, Romania, Hellas ; encore aurait-il soin d’indiquer que Sclavinia possède deux enfans, Serbia et Bulgaria, qui se surveillent d’un œil jaloux. Hélas ! quand viendra le temps où l’on pourra peindre ces filles du même sol sous les traits de ces sœurs aimables qui dansaient autrefois sur l’Hélicon, calmes, souriantes, les yeux au ciel, et se tenant par la main ?

C’est un malheur pour ces peuples d’avoir secoué leur longue léthargie dans notre siècle de lumière. Deux ou trois cents ans plus tôt, la raison d’état, qui régnait en souveraine, eût fait leur bonheur malgré eux. Quelque Louis XI cruel et rusé, dont ils honoreraient aujourd’hui la mémoire, se fût chargé de mater toutes ces petites nationalités récalcitrantes et de les fondre en un seul peuple solide et résistant. Plus tard, la conscience leur serait venue avec la liberté ; mais du moins ils auraient ouvert les yeux sur un large horizon. Notre siècle leur a donné une âme avant qu’ils n’eussent un corps. Plus l’âme est grande, plus elle est à l’étroit dans ce corps chétif. Ils pensent trop. Ils interrogent trop leurs origines. Les états qu’ils fondent sont comme des enfans précoces à la tête énorme, aux membres grêles. Le premier résultat des réflexions qu’ils font sur eux-mêmes est de se diviser.

Je n’ai jamais mieux compris le mythe de la tour de Babel. il consacre sans doute la tentative de quelque Charlemagne préhistorique qui voulut réunir dans une grande monarchie le tourbillon des tribus éparses sur les plateaux de l’Asie centrale. Déjà l’édifice élevait jusqu’au ciel sa tête orgueilleuse, et, comme une immense ruche, distribuait en cellules régulières la cohue des peuples. Un roi voisin se sentit menacé. Il envoya ses anges, c’est-à-dire de savans professeurs qui soufflèrent sur la foule un vent de nationalité. Ils allaient de tribu en tribu, faisaient des conférences, et démontraient à chaque » peuple l’excellence de sa race et les mérites intrinsèques et extrinsèques de son jargon natal. Ils vantèrent la vie libre du désert et le bonheur de rester chacun sous sa tente. Ils éveillaient habilement la jalousie des locataires du rez-de-chaussée contre les habitans des étages supérieurs. Après leur départ, il s’éleva un furieux tumulte. Chacun ne jurait plus que par sa littérature nationale. C’était un charivari à ne pas s’entendre. On ne se trouva d’accord que pour mettre la pioche dans les murailles, qui s’effondrèrent avec un grand fracas. De même, il semble que quelque dieu jaloux ait toujours entretenu dans la péninsule la confusion des langues et fait échouer tous les essais de construction politique.

Et aujourd’hui, le mal ne s’étend-il pas à notre civilisation tout entière ? Je peux alléguer sur ce point le témoignage d’un vieux diplomate, peu suspect de sensiblerie philanthropique : « Dans ma jeunesse, disait-il avec mélancolie, nous rêvions une Europe cosmopolite, très humaine, et faisant aussi petite que possible la part du feu, c’est-à-dire de la politique. Il nous semblait que le commerce et la courtoisie, les chemins de fer et les belles-lettres, le télégraphie et les congrès scientifiques devaient abaisser les frontières, et ne laisseraient subsister que quelques remparts, soigneusement dissimulés sous des plaques de gazon. Or, voici que j’ai un pied dans la tombe, et je ne mus partout que canons chargés, frontières hérissées, regards menaçans ; j’assiste, en pleine paix, à une guerre sourde de douaniers, de gendarmes et de maîtres d’école. Chaque nation s’isole à plaisir et traite l’étranger en ennemi… Franchement, l’Europe n’est pas belle à voir, et je la quitterai sans regret. »


II.

Il n’est pas de meilleur terrain que la péninsule des Balkans, pour étudier en plein air, et tout en se promenant, la question des races. Je recommande aux hommes fatigués du travail de cabinet ce genre d’expérience à l’air libre. C’est beaucoup moins compliqué que les tables de comparaison de Bacon ou que la méthode inductive de Stuart Mill. Vous enfourchez un petit cheval du pays, aux naseaux bien ouverts, et vous partez chaque jour dans la fraîcheur du matin. La vallée dort encore ; elle est tout embaumée de la senteur des foins. La grosse tête ronde des noyers cache le tournant de la route qui mène à l’inconnu… Bientôt votre monture se lance au galop à travers les sentiers de montagnes, enjambe les ruisseaux d’un coup de reins, fait feu des quatre pieds. Ce procédé d’observation exige avant tout de l’assiette et du genou en selle. Le second point est de regarder bien attentivement la stature et la tête des passans, ou même celle de votre pandour, qui vous précède sa carabine sur l’épaule, et que vous n’aimeriez pas à rencontrer le soir au coin d’un bois, s’il ne vous avait été présenté par l’autorité constituée. Le troisième point, c’est de faire causer l’employé asthmatique qu’on vous a donné comme compagnon de voyage, et qui trotte à côté de vous en s’épongeant le front. Tout élève de l’école des sciences politiques qui emploiera de la sorte sa bourse de voyage rapportera chez lui une moisson de documens humains et le plus riche appétit. Je m’en suis, pour ma part, très bien trouvé, surtout au point de vue de la santé. Seulement quelques-unes de mes conclusions diffèrent tellement des idées généralement admises, que je ne les présente pas sans une certaine appréhension.

Par exemple, j’ai constaté que, si l’on classait les peuples, non d’après le nombre, mesure grossière, mais d’après l’excellence et la beauté de la forme, qui sont après tout les véritables signes de race, il faudrait renverser l’ordre établi, et mettre en tête les tziganes, ces parias de l’Orient. Oui, ceux qui veulent confier le gouvernement des sociétés aux races les plus pures, les plus exquises, les plus affinées, devraient immédiatement suggérer à Bucharest ou à Belgrade de prendre le ministère parmi ces aimables vauriens, si tant est qu’on pût fixer leur humeur vagabonde ; ou mieux encore, de choisir une reine parmi les filles d’Egypte. Ces réflexions me venaient précisément un jour que je suivais de l’œil le balancement des hanches d’une jeune tzigane portant deux seaux de cuivre aux deux extrémités d’un bâton. J’admirais la délicatesse de ses attaches, la profondeur noire de son regard, la mobilité de ses narines frémissantes, et la noblesse extraordinaire d’un maintien que les métiers les plus abjects et les haillons les plus sordides n’avaient pu déformer. Ce souillon semblait une reine en exil, victime des maléfices de quelque enchanteur. Je ne doute pas un instant que. débarbouillée, peignée, convenablement attifée, elle n’eût repris sa première forme, et reçu les hommages des peuples sous les traits d’une princesse de Lahore ou de Delhi.

Si l’on trouve ma théorie trop matérialiste ; si l’on m’objecte qu’elle fait trop de cas de la forme et point assez des aptitudes variées de la race, de sa résistance, de son génie, de son être moral, je répondrai que ce sont là des considérations d’un autre ordre, qui tiennent à l’éducation ou à l’histoire plutôt qu’à la pureté du sang ; que, du reste, ces avantages sont sujets à controverse, aucun peuple ne se faisant faute de s’attribuer tout le génie du monde ; tandis qu’on est bien forcé d’accepter son nez comme Dieu l’a bâti. La beauté physique de la race est donc le témoignage le plus irrécusable de sa noblesse. Nos voisins d’outre-Manche ont coutume de dire que le parlement d’Angleterre peut tout, sauf changer un homme en femme. On pourrait dire aussi : les conquérans, les donneurs de lois, les fondateurs d’états peuvent tout, sauf modifier la structure de leurs concitoyens. Ils changent le vêtement, le dehors, peut-être même à la longue quelques plis du visage. Mais un artisan plus puissant qu’eux a façonné la race. Au regard de ce Michel-Ange céleste, qui fait voler la dure matière sous les éclats de son ciseau, les siècles sont des momens fugitifs. Il a pour metteur au point le vieux Chronos éternel. Selon le mot profond de la Genèse, il a tiré de l’argile la forme humaine, et l’a pétrie sur un divin modèle. C’est lui qui ajoute, retranche, courbe ou redresse, dégage la statue du bloc informe, fait sortir l’homme de la bauge natale, et livre à la lumière un marbre animé. Le législateur arrive alors, et ajoute sa petite couche de peinture qui est quelquefois un très vilain barbouillage. Mais pour embrasser l’œuvre de la Providence, il faut se croire prophète inspiré ou philosophe universel ; il faut être Moïse ou Darwin. Fonder un système politique sur une synthèse aussi colossale est quelque chose, en soi, de parfaitement ridicule. C’est comme si l’on disait : tous les nez aquilins, tous les reins saillans, tous les cheveux blonds jouiront seuls des droits électoraux. Dites aussi : nous ne cultiverons dans nos jardins qu’une seule espèce d’arbres ; nous ne mangerons qu’une seule espèce de fruits. Les légumes d’une taille élancée domineront, les rampans seront proscrits…

Quoi qu’il en soit, le tzigane promène sa taille maigre et nerveuse sur toutes les routes de la péninsule. Ce rêveur ne se laisse enfermer dans aucun cadre. Je le vois toujours tel qu’il m’apparut un soir aux environs de Belgrade. C’était en automne, à l’heure où le soleil se couche derrière des nuages de pourpre, et où les bons bourgeois s’en vont diner. Déjà la route était à peu près déserte : quelques rares paysans se hâtaient vers le gite et vers la soupe. Seul un musicien tzigane tournait le dos à la ville et s’enfonçait dans la campagne, en jouant machinalement un air sur son violon renversé, qu’il laissait presque tomber d’une main nonchalante. Il allait ainsi Dieu sait où, la tête penchée, perdu dans son rêve, ou peut-être ne pensant à rien, savourant, comme un oiseau, la plainte maigre de sa guimbarde et le dernier rayon du jour. Je contemplai longtemps sa silhouette décroissante sur l’horizon de flamme. Bien des choses passeront dans la péninsule et même ailleurs, bien des royaumes crouleront, bien des soleils disparaîtront derrière les nuages ensanglantés, avant que le petit homme noir interrompe sa promenade et sa chanson.

Une autre remarque, puisée dans le trésor de mes observations équestres, c’est le rôle extraordinaire et trop méconnu de la femme en matière d’ethnographie. Lorsque vous entendrez dire d’un peuple que les hommes ne sont pas mal, mais que les femmes sont affreuses, soyez sûrs qu’il s’agit d’une race vigoureuse peut-être, mais imparfaite, dépourvue de noblesse naturelle, d’une race utilitaire ou brutale, qui n’a point encore complètement digéré le barbare. On n’est pas difficile pour la beauté des hommes : qu’ils soient robustes, agiles, rompus à la peine, c’est assez. Le travail les façonne ; chacun d’eux porte sur son front et dans sa carrure le pli du métier. Mais la femme, qui recèle l’avenir dans ses flancs, doit conserver les formes belles et pures pour les transmettre aux générations futures. Lorsqu’elle est lourde et hommasse, c’est que le peuple entier n’est pas tout à fait dégagé de la brutalité primitive. Au contraire, lorsqu’une race décline, selon le sort des choses périssables, l’homme s’affaisse le premier ; la femme garde longtemps encore le reflet de sa haute origine. À l’appui de ma thèse, les exemples abondent dans la péninsule des Balkans. Mais il est difficile de les citer sans manquer aux règles de la galanterie ; car il faudrait établir une classification et distribuer des prix de beauté, ce qui n’appartient qu’au roi de Hongrie.

Je me flatte que mon procédé, s’il était judicieusement appliqué, donnerait la clé d’une quantité de phénomènes, demeurés jusqu’ici sans explication plausible. Par exemple, on a remarqué la vitalité vraiment surprenante de certaines races nobles, longtemps opprimées. On constate que le sang roumain gagne partout sur les populations limitrophes, ce qui met l’esprit des savans à la torture. Ils ont même édifié à cette occasion tout un système sur l’élasticité de la race latine, qui me paraît un cercle vicieux. Autant dire, comme Sganarelle, qu’on devient muet parce qu’on perd l’usage de la parole. Pour prendre la nature sur le fait, il suffit cependant de visiter les bords du Danube. Dès que l’on compare les femmes roumaines à leurs voisines, et la souple démarche des unes à la pesante allure des autres, tout devient clair : l’attrait que les premières exercent sur les hommes des autres races, et le nombre prodigieux de petits Roumains qui poussent chaque année dans les cantons où elles s’établissent. C’est la propagande par le mariage, la plus sûre de toutes et la plus pacifique. On peut dire du peuple roumain, en changeant légèrement le vers célèbre :


Bella gerant alii : tu, pulchra Valaquia, nube.


Voilà le fruit de l’observation en plein air. Tout devient d’une simplicité charmante. Sans compter que la science serait beaucoup moins rébarbative, si l’on y mêlait un peu de l’éternel féminin.

Ce fil conducteur m’a permis de me reconnaître dans une question bien plus embrouillée, en sorte que je puis dire que c’est véritablement Ariane, cette gracieuse messagère, qui m’a tiré du labyrinthe. Il s’agissait de savoir comment les races s’étaient mêlées dans l’intérieur de la péninsule, et si les anciennes populations n’avaient laissé aucune trace sur la terre occupée par les Slaves. J’avoue que je prenais difficilement mon parti d’un pareil cataclysme. Je regrettais cette vieille population de l’Hémus, dont M. Renan dit qu’au temps de saint Paul elle était encore très pure, de noblesse authentique, et de plus très bonne enfant. Les professeurs slaves avaient beau m’expliquer que c’était la faute aux Avares ; que ces barbares, appelés aussi Ougre, c’est-à-dire ogres, ne faisaient qu’une bouchée des peuples qui leur tombaient sous la main ; qu’ils avaient ainsi ouvert un grand trou béant dans la péninsule, et que d’honnêtes Slaves s’étaient chargés de boucher le trou : je n’étais pas convaincu. Pauvres Avares ! il ne manque peut-être à leur mémoire qu’un professeur de leur sang pour démontrer qu’ils ont été, eux aussi, des barbares de bien, des égorgeurs philanthropiques. Mais quoi ! ils sont morts, en tant que nation ; et les morts ont « une discrétion qui n’est pas croyable. » On peut mettre à leur compte tous les forfaits imaginables : ils ne réclament jamais. Toujours est-il que j’ai de la peine à concevoir ces immenses boucheries où l’on passe tout un peuple au fil de l’épée, sans laisser personne pour en porter la nouvelle. Sans doute, la péninsule a vu de bien laides choses pendant ces derniers mille ans. Il y a eu beaucoup d’incendies, de viols, de ravages. Nul, sinon peut-être M. Taine, ne pourrait mesurer la fureur aveugle de ces brutes déchaînées. Cependant, quand le diable s’en mêlerait, toute orgie a son lendemain. L’homme le plus féroce n’est pas assez fou pour égorger de sang-froid l’esclave qui le nourrit. Un écrivain slave éminent, Constantin Jiretchek, homme de sens, a dit : « Jamais, sur la terre, il n’est arrivé qu’un peuple subjugué disparut complètement sans laisser une goutte de sang dans les veines du vainqueur ni un mot dans sa langue. »

Une autre circonstance achevait de me mettre sur mes gardes contre un panslavisme effréné. L’historien Procope, qui a vu les Slaves au moment de leur arrivée dans la péninsule, affirme qu’à cette époque ils étaient blonds, tirant sur le châtain clair. D’autres témoignages nous apprennent qu’ils avaient le plus souvent les yeux bleus. Or l’immense majorité des Slaves qui habitent aujourd’hui la Serbie et la Bulgarie ont les cheveux noirs, mais d’un noir de jais, avec de la barbe noire jusque dans les yeux, lesquels sont presque toujours du plus beau brun. Les transformistes allèguent l’influence du climat, comme si l’homme était une brique et changeait de couleur en passant plusieurs fois au four. À ce compte, les Hollandais du Transvaal seraient tous nègres depuis longtemps. J’ai, du reste, un fait précis à leur opposer : dans l’un des coins les plus chauds de la péninsule, au pied des mont Copaonic, je sais un canton où toute la population, cependant fort ancienne, est du blond le plus franc, du blond filasse. La peau, cuite au soleil, a pris des tons cuivrés ; ces visages de pain d’épices produisent le plus singulier effet sous une tignasse claire. Mais le soleil a eu beau darder ses rayons, il n’a pu changer ni les cheveux ni les yeux. Le soleil luit pour tout le monde. Il ne saurait noircir les uns et blanchir les autres. Il faut donc chercher l’explication, non dans une grande règle inflexible, mais dans une petite loi capricieuse qui s’est divertie à varier les types.

Or, en tout pays, le caprice de l’homme, c’est la femme. Voilà le mot de l’énigme. Jamais les peuples n’auraient pu, — je ne dis pas se fondre, cela est trop évident, — mais même vivre en paix côte à côte, s’il ne s’était trouvé en présence que des museaux masculins. Tout seuls, nous ne sommes bons qu’à nous entretuer. Mais la femme était là, et, comme d’habitude, elle a séduit son farouche vainqueur. Elle avait de grands yeux bruns, des cheveux noirs comme l’aile du corbeau, un air doux, et peut-être quelque littérature, ce qui devait tourner la tête à ces barbares du Nord. Le drame de l’invasion se terminait souvent comme un vaudeville, par de justes noces. Je n’ai pas besoin de rappeler ici ce que chacun de nous peut observer dans son mariage, c’est-à-dire l’empire extraordinaire qu’une femme prend sur son mari, surtout lorsqu’elle lui est supérieure par l’esprit. Son instinct de fille d’Eve suffirait. Nous sommes tous plus ou moins sous le joug. Ces braves guerriers y passèrent comme les autres. Hercule fila aux pieds d’Omphale ; ou plutôt il déposa son javelot et sa hache pour saisir le manche de la charrue recourbée. Trois ou quatre générations ne s’étaient pas écoulées que les fils de cet ancien voleur de grand chemin, bruns de visage, noirs de poil, ayant dérobé un rayon de soleil aux yeux de leurs mères, cheminaient paisiblement dans les traces, et même, on peut le dire, dans les chaussures des anciens habitans. Ils ressemblaient à s’y méprendre aux paysans de la colonne Trajane. Leurs descendans offrent encore le même type ; et M. Renan, qui a sondé tous les mystères de la vie, n’a pas tort de confondre les mœurs des Bulgares modernes avec celles des anciens Thraces.

Lorsque, sur les bords de la Morava, défile une troupe de moissonneurs, coiffés du petit chapeau de paille en forme d’écuelle, la longue chemise de toile blanche relevée et serrée autour des reins, le pied chaussé de sandales à lanières, on croit voir ces travailleurs des bas-reliefs antiques, plus libres, mais pas beaucoup plus gais que lorsqu’ils marchaient sous la férule de l’intendant grec ou romain. Elles sont toujours les mêmes, ces générations de laboureurs qui fabriquent le pain quotidien de l’histoire, et qui jouent, dans les révolutions, le rôle du chœur dans les tragédies. Tels on les reconnaît également sur les beaux vases grecs, semant, fauchant, moissonnant, tandis que leurs maîtres, semblables à des demi-dieux, conservent, dans une noble oisiveté, l’élégance des attitudes. Les voyageurs assurent que les choses n’ont guère changé sur les pentes de l’Hémus. Moins élégans peut-être, mais non moins superbes, sont les demi-dieux qui règnent à Sofia, tandis qu’à leurs pieds le paysan bulgare, aussi patient que son prédécesseur le Thrace, et presque aussi indiffèrent à la politique, continue de semer et de récolter.

Quant à ces mauvais garçons qui se sont entêtés à rester blonds dans leur Copaonic, ce sont sans doute les restes d’une peuplade qui n’avait aucun goût pour les femmes du pays. Au temps de l’empereur Douchan, c’est-à-dire au XIVe siècle, ces montagnes étaient fréquentées par des Saxons, qui venaient travailler aux mines. On les appelait Bargari, du mot allemand Bürger. Ils n’étaient pas plus tôt arrivés qu’ils fondaient une communauté allemande, un cercle d’ouvriers allemands, une petite chapelle allemande, et qu’ils réclamaient des privilèges allemands, c’est-à-dire fort étendus. C’étaient, d’ailleurs, les plus fins mineurs du monde, et les rois, qui avaient besoin d’argent, se les disputaient. C’est ainsi qu’au moyen âge ils peuplèrent une partie de la Transylvanie. et que dans ce siècle ils vont chercher fortune en Amérique. Il n’est pas rare de rencontrer là-bas, dans les Alleghanys, une de ces petites villes d’origine teutonne, où l’on boit de la bière, en parlant avec attendrissement de la mère patrie, qu’on vénère de loin sans la moindre envie d’y retourner. Généralement, ces colonies traînent avec elles un régiment de blondes épouses et une véritable légion de jeunes albinos. Les hommes ne se marient guère aux femmes du pays. C’est une opinion bien établie chez eux qu’il n’est pas de bière comparable à celle de Munich, ni de femme supérieure à la femme allemande. Leurs ancêtres pensaient exactement de même, au moins sur le second point. Aussi est-il permis de supposer que ces îlots de paysans blonds sont les restes des Saxons du Copaonic.

Il est surprenant qu’à une époque plus reculée tant de tribus germaines, qui traversèrent la péninsule, aient complètement disparu. Au IXe siècle, on disait encore la messe en langue gothique sur les bords de l’Hellespont. Du temps de l’empereur Anastase, il y avait un petit groupe d’Hérules à l’embouchure de la Save, c’est-à-dire au lieu même où s’élève Belgrade. Aujourd’hui, les Hérules qu’on rencontre à Belgrade sont surtout des marchands autrichiens et des commis-voyageurs allemands qui vendent très cher au Slave naïf les produits de l’industrie nationale. Ils ont grandement perfectionné l’art de l’invasion. Les premiers Germains qui entrèrent dans la péninsule gagnaient leur vie le fer à la main et la menace à la bouche. Les seuls mots qu’ils aient laissés dans la langue slave signifient ruine (dens), — briser (raz drasan), — et aussi demander (sukam), — se garder (carda). Leurs descendans sont plus habiles. Ils demandent toujours, mais ils ne parlent plus de « ruiner, » ni de « briser. » Leurs manières sont engageantes, leur langage est insinuant ; leurs marchandises seules laissent parfois à désirer. Aussi font-ils des progrès surprenans. Par Belgrade, leur langue, leurs prospectus, leurs produits inondent la péninsule. Il ne leur reste plus qu’à se faire aimer. Mais c’est pour eux le plus difficile.

Les Valaques de l’intérieur ont un sort bien différent de leurs frères les Roumains. Ils ne sont point groupés en corps de peuple, mais répandus un peu partout, dans les villes, sur les routes et dans les montagnes, où ils exercent une foule de métiers presque nomades, depuis celui d’aubergiste jusqu’à celui de pasteur. Ils ont en général des trails plus réguliers, une physionomie plus mobile que les Slaves. Mais il est étonnant de rencontrer ces descendans présumés des maîtres du monde en aussi modeste posture. On dit qu’ils sont aimables cabaretiers, orfèvres recommandables et surtout excellens chaudronniers. Si respectables que soient ces différentes professions, il y a, dans un tel retour de fortune, belle matière à philosopher. Ce rétameur de casseroles, dans lequel aurait été transvasée l’âme orgueilleuse d’un Romain, pourrait dire, comme le pauvre chien savant de Sully-Prudhomme :


Oui, plains-moi. J’étais conquérant !


Ils sont cependant fort gais en général et ne paraissent pas sentir le malheur de leur condition. C’est plutôt la branche de Roumanie passée au rang de famille royale, qui doit rougir quelquefois de ces parens pauvres. Que dirions-nous s’il y avait en Allemagne, dans les montagnes de la Forêt-Noire, une race errante de Français, humbles, serviables, raccommodant le chaudron de Gretchen et les bottes de son digne époux Hermanu sans jamais tourner les yeux vers la mère-patrie ?

Toutefois, la chute est moins profonde qu’on ne croirait au premier abord. Au temps de la domination romaine, les Latins qui se fixèrent dans ces parages n’étaient pas la fleur des pois, le dessus du panier. Ils venaient à la suite des troupes, établissaient leur petit commerce au croisement des routes et versaient indistinctement le vin de Dalmatie aux braves légionnaires pendant l’étape et aux farouches montagnards de l’intérieur. Ils devaient ressembler beaucoup à ces Allemands qui foisonnent aujourd’hui dans les rites de Strasbourg et de Metz. On les trouve aussi fort tard dans l’emploi de muletiers et de goujats d’armée. Les chroniqueurs byzantins rapportent une anecdote qui montre la persistance de leur langue, mais non celle de leur bravoure. Vers la fin du VIe siècle, une armée impériale, partie de Byzance, s’en allait contre les Avares. Pendant une marche, un des mulets laissa tomber sa charge. Quelques soldats crièrent en mauvais latin au muletier distrait : Torna, torna, fratre ! Toute cette canaille comprit aussitôt que l’ennemi arrivait et se mit à fuir en désordre, en criant de toutes ses forces : Torna, torna ! autrement dit : « Sauve qui peut ! »

La condition de berger a du moins quelque chose de fier. Des hommes capables de se condamner à la solitude pour éviter le contact du vainqueur n’étaient pas les premiers venus. Un peuple qui se fait berger sort de l’histoire pour entrer dans l’éternité : on dirait qu’il ne change plus. Sur tous les hauts pâturages de la péninsule, on rencontre ces Valaques poussant leurs troupeaux. Ils font si bien corps avec leur nouvel état que, dès le temps des anciens rois serbes, pâtre et Valaque étaient des termes synonymes. La vie nomade avait, du reste, bien de l’attrait si l’on s’en rapporte aux ordonnances de l’empereur Douchan : ce potentat dut, pour conserver des bras à l’agriculture, interdire à ses sujets d’épouser des filles valaques. toutes ces Carmens emmenaient là-haut, dans la montagne, les robustes enfans de la plaine.

Je conseille au voyageur de visiter les pâturages du centre s’il veut avoir une image parfaite de la vie primitive. Non pas qu’ils soient entièrement peuplés de Valaques : toutes les races et toutes les langues y sont représentées ; même toutes les espèces de la création. Entre le règne animal et le règne humain, il n’y a plus vraiment que des nuances. On fait chambrée avec les chèvres et les moutons. Quand, pour vous faire place, le patriarche les met à la porte, il ne les chasse pas comme des hôtes importuns ou comme des esclaves : il les écarte avec des gestes polis, en leur demandant pardon de la liberté grande. « Viens chez moi, me disait un de ces hommes bibliques. J’ai un cheval à vendre, et, pour te faire honneur, je ferai sortir les porcs de la maison. »

Celle-ci, avec son toit tombant jusqu’à terre, a le plus souvent la forme d’une tente en bois. Au-delà, je ne vois plus que la vie du désert et la tente en poil de chameau. Pour manger, on s’assoit tout près de terre, sur des escabeaux nains ; et quand je dis manger, c’est parce que notre langue n’a pas d’autre terme pour désigner l’action d’avaler des choses horribles, du fait à la fois caillé et cuit, des rognures de semelles de bottes et du fromage gâté. Mais, pendant ce temps-là, le maître du logis vous regarde avec de si bons yeux, avec si une évidente intention d’hospitalité, qu’on avale quand même pour lui faire plaisir.

Dans la salle commune, et d’ailleurs unique, il n’y a pas un lit : seulement de la paille semée à terre, puis un terrible goût de renfermé. Mon compagnon de voyage, un Anglais, ne pouvait contenir son indignation. « Cela est ridicule, disait-il. Cela devrait être interdit. Une pareille vie ne vaut pas la peine de vivre. Si cet homme avait l’ombre de sens commun, il se pendrait demain à un arbre, lui et toute sa famille. En pareil cas, le suicide est le seul progrès possible. » Le fait est qu’entre l’Anglais bien nourri, bien équipé, correct, et ce primitif en guenilles, le contraste était trop fort. Ce casque indien contemplant cette calotte graisseuse, et lui exposant par raison démonstrative la nécessité de mettre fin à ses jours, c’était d’une gaité macabre digne de Pickwick-club. Probablement, nous autres Français, nous sommes plus élastiques, ou moins gravement convaincus de la supériorité de notre ventre civilisé sur les estomacs primitifs. Toujours est-il que je dormis à merveille dans cette grange ; et que le matin j’éprouvai même des sensations agréables, en faisant ma toilette au bord d’une claire fontaine, sous un épais couvert de hêtres, tandis que l’arche de Noé s’éveillait, et que les vaches s’enfonçaient une à une dans le rideau forestier tendu autour de mon boudoir matinal. Mais ces mœurs pastorales, sur l’emplacement même d’anciennes mines qui comptent parmi les plus riches de l’antiquité, cette existence inculte de vieilles races autrefois nobles et actives, révèlent un recul énorme de civilisation. Tenons-nous bien ; car si l’humanité ne se surveillait pas, elle retournerait au singe tout droit.

Si les femmes jouent un rôle capital dans l’histoire des races, on devrait retrouver chez elles quelques traits de ces populations anciennes, qui, non-seulement en Grèce, mais même en Macédoine et en Thrace, fournirent jadis aux artistes grecs de si admirables modèles. Je dois confesser que mon attente a été quelque peu déçue, au moins dans les pays colonisés par les Slaves. Les paysannes y sont volontiers rustaudes et mal tournées ; vigoureuses, pour la plupart et propres à faire d’excellentes bêtes de somme, mais le plus souvent courtes, rentassées, avec une figure tout en large, nul port, et de grâce pas davantage. Dans la première fleur de jeunesse, elles ont, comme eût dit Mlle de Scudéry, moins de charme que de fraîcheur, moins de fraîcheur que d’éclat, moins d’éclat que de grosse et reluisante santé ; de sorte que, si leurs grand’mères se sont employées jadis à civiliser les Barbares, il est à croire que, dans la suite des siècles, elles ont été elles-mêmes fortement barbarisées. Le courant des invasions a dépassé l’étendue de leurs capacités civilisatrices ; les anciens moules, trop chargés de nouveau métal, ont été brisés.

En outre, elles ont, dans leurs relations avec le sexe fort, une allure qui renverse toutes nos idées. Non-seulement l’épouse suit son mari par derrière comme un petit chien, mais les jeunes filles elles-mêmes baisent la main des jeunes gens avec une humilité révoltante. Ces jeunes freluquets se laissent faire comme si cet acte servile était la chose la plus naturelle du monde. Ils considèrent que la toute-puissance réside dans les trois ou quatre poils follets qui ornent leur menton. Je n’ai jamais assisté à ces baise-mains sans avoir envie de prendre le jeune homme par la barbe et de secouer énergiquement son impertinente divinité. Peut-être est-ce une dernière trace de la souveraine propriété que les vainqueurs s’attribuaient jadis sur les femmes des vaincus. Peut-être est-ce un tour d’adresse que ces dernières ont légué à leurs petites-filles pour dissimuler l’empire infiniment plus réel qu’elles exercent sur les hommes. Dans les deux cas, ces marques de servitude confirmeraient mon hypothèse. Nous aurions sous les yeux la lignée passablement abâtardie de la femme antique que peignit Apelle et que sculpta Praxitèle. Seulement la statue a été martelée par les barbares. Un coup de hache a rendu son nez camard et mutilé ses longs doigts souples. Elle nous apparaît telle qu’un marbre de Paros dans une fouille, au moment où la pioche vient de le mettre au jour : un limon grossier empâte ses formes divines, alourdit ses jambes et ses bras. Il faut un œil d’archéologue pour discerner le cadavre d’une déesse sous les plis pesans de ce linceul.

Cependant la déesse se trahit encore par endroits. Chez les filles des Serbes contemporains, le sublime est dans le regard et la séduction dans la voix. Les plus disgraciées d’entre elles ont des yeux admirables qui reflètent les ardeurs du soleil d’Orient. Certainement ce regard brûlant et noir n’est pas venu du Nord ; il a été transmis en droite ligne par les femmes passionnées qui, dans ces lieux mêmes, déchirèrent jadis Orphée pour le punir d’en avoir méconnu l’attrait. Il est vrai que ces yeux sont un peu dépaysés dans les bonnes figures rougeaudes. Ils ne reprennent tout leur éclat que dans la classe supérieure, où la vie plus sédentaire prête au teint des dames une pâleur intéressante. Quant à la voix, elle est, chez les femmes du pays, d’une douceur et d’une sonorité remarquables. Bien souvent, je me suis arrêté auprès des commères fort incultes qui vendent leurs légumes au marché, rien que pour entendre la musique de leurs paroles. Le serbe, ainsi parlé, semble presque aussi harmonieux que l’italien. Il est clair pour moi que c’est en passant par la bouche des femmes de Thrace et d’Illyrie que cette langue rude, hérissée de consonnes, pleine d’accens gutturaux, a dépouillé en partie sa sauvagerie et pris des inflexions méridionales. Ces gosiers de femmes sont admirables pour velouter les sons trop durs. Il faut entendre une jeune bourgeoise serbe débiter un morceau de poésie. Déjà bien différente de sa sœur, la paysanne, elle est souvent frêle et mince : on est surpris de l’ampleur colorée de sa voix qui s’épanche en cascades cristallines. Je suis sûr qu’elle aurait de la grâce, même à prononcer le nom de la ville de Tru, cette localité d’où les voyelles ont été bannies comme les bouches inutiles d’une ville assiégée. Je vois d’ici les guerriers serbes, au ixe siècle, forçant ces aimables créatures à se gargariser de slave, et troublés eux-mêmes par le charme étrange que leur langue prenait sur des lèvres roses.

Ces observations paraîtront sans doute frivoles au regard d’une science austère, qui dresse l’état civil des races à coups de dictionnaire : cette science en lunettes n’admet pas qu’en fait de langage, comme en toute chose, l’air fait souvent la chanson. À mon avis, cependant, il y a là de tout petits faits qui démolissent une grosse légende, née dans le courant de ce siècle, et d’après laquelle les Slaves méridionaux, depuis Agram jusqu’à Philippopoli, et de la Mer-Noire à l’Adriatique, formeraient une race parfaitement homogène, divisée seulement par le malheur des temps. J’ai une impression tout opposée. Je crois que cette race, ou plutôt ces races de même origine, sont saturées d’élémens étrangers ; qu’en chaque lieu elles ont absorbé les populations anciennes au point de perdre leur caractère propre, et qu’elles ne peuvent revendiquer la propriété exclusive ni de leur sang, ni de leurs mœurs, ni même du son de leurs paroles. Peut-être alors est-il moins difficile de comprendre pourquoi le Bosniaque diffère si radicalement du Serbe et du Dalmate, et pourquoi il y a si peu de sympathie entre le Serbe et le Bulgare. Sans doute l’histoire a envenimé ces dissentimens ; mais ils étaient en germe dans la variété des peuples et des terroirs. On peut mettre sur le compte de l’Islam le contraste qui existe entre les Serbes et leurs frères de Bosnie. Mais pourquoi ces derniers ont-ils embrassé l’Islamisme, tandis que les autres restaient chrétiens, sinon parce qu’ils pensaient et sentaient différemment ? Et pourquoi cette divergence dans leurs pensées, qui les place aux deux pôles du monde moderne, sinon parce que les uns étaient devenus de véritables montagnards illyriens, des réfractaires incorrigibles, tandis que les autres, bons cultivateurs, soumis aux autorités établies, avaient épousé, avec les filles de la plaine, les opinions tranquilles qui règnent généralement le long des grands cours d’eau ? Leurs femmes allaient à l’église grecque : ils y furent aussi ; de l’autre côté de la Save, leurs cousins, les Croates, ayant trouvé dans le pays des femmes catholiques, entendirent la messe en latin. Les types changèrent, et avec eux les mœurs, la condition sociale, tout ce qui met de la distance entre les hommes. Pour la stature physique, pour la physionomie, il y a plus d’intervalle entre un Serbe de Serajevo et un Serbe de Belgrade qu’entre les Allemands et nous. Les uns sont des aristocrates renforcés, les autres ont conservé religieusement les traditions d’égalité qui dominaient autrefois dans ces plaines. — Mais, dit-on, c’est que la noblesse des Serbes avait été décimée par les Turcs. — À la bonne heure : mais s’ils avaient été de la même trempe que leurs voisins, ils ne se fussent pas laissés décimer.

De cette fameuse parenté d’origine, il ne reste absolument que la communauté du langage ; et c’est quelque chose. Depuis Varna jusqu’à Raguse, on vous donne le bonjour en serbe ; les hommes sèment leurs entretiens de la même formule sacramentelle : Dobro ! Dobro ! (Bon, bon !) qui révèle au moins chez la plupart d’entre eux un même fond d’indifférence philosophique. Mais ils sont tellement dissemblables sous tous les autres aspects, que la similitude de langue vous fait à chaque instant dresser l’oreille comme une nouveauté. L’unité de langage a mieux résisté que l’unité de mœurs, parce que l’envahisseur avait le nombre et la force, et que les populations locales étaient insuffisamment romanisées. Je ne méconnais pas l’importance de cet avantage, et je souhaite qu’il permette à ces peuples de se mieux comprendre. Mais je me refuse à croire qu’un idiome uniforme soit un ciment, suffisant pour lier ensemble les pierres d’un édifice aussi disparate. La langue est une monnaie courante qui permet d’échanger des idées, rien de plus. Si ces idées n’offrent aucune équivalence, si elles se heurtent, au contraire, les pièces ont beau être marquées au même coin : les hommes ne peuvent s’entendre, et l’affaire est rompue. Ce qui importe, c’est la direction des idées, bien plus que le sens des mots. Les philologues qui concluent de la ressemblance des uns à l’identité des autres me paraissent commettre un sophisme très semblable à celui des apprentis économistes, lorsqu’ils confondent la richesse avec la monnaie qui en est le signe. Les Espagnols tombèrent autrefois dans cette erreur, et s’en trouvèrent mal. Tandis qu’ils distribuaient tout l’argent du Nouveau-Monde, il leur semblait tenir entre les mains la richesse universelle. Ils n’en restèrent cependant que plus pauvres sur leur fier plateau de Castille, qu’ils n’avaient pas su cultiver pour le mettre au niveau du reste de l’Europe. De même, les Slaves méridionaux se croient riches parce qu’ils disposent d’un idiome qui circule d’un bout à l’autre de la péninsule et qui a cours jusque dans les comités panslavistes de Moscou. Mais tant qu’ils cultiveront dans leurs montagnes des produits aussi différens que la religion de Mahomet et celle du Christ ; tant qu’ils auront à droite un parfait modèle d’aristocratie territoriale et à gauche la plus jalouse des démocraties ; enfin, tant qu’ils abuseront de la politique, qui divise, et négligeront les grands travaux d’utilité générale, qui unissent, ils resteront pauvres au milieu de leur belle langue slave. Ni la petite monnaie des propos qui se débitent dans les auberges, ni les pièces de prix qu’on frappe dans les académies, ni les jurons des rouliers, ni les politesses oratoires qu’on échange entre Raguse, Agram, Belgrade et Sofia n’effaceront ces démarcations. Ce n’est pas le langage, ce sont les âmes qu’il faudrait appareiller.

Je cherche cependant, malgré tant de contradictions, à me faire une idée du Slave moyen, tel qu’il existe dans les pays chrétiens complètement émancipés. Je laisse de côté les types excentriques, le Slave latinisé des bords de l’Adriatique, le Slave musulman de Bosnie. Je néglige également le Slave en redingote et en habit noir, produit perfectionné, greffe tardive et fragile de la civilisation européenne sur les branches d’un sauvageon. Je vais droit à l’homme des campagnes, déjà compliqué par le mélange des races, mais plus simple et plus voisin de son origine. Ces paysans du Danube ont-ils une physionomie ? Entre ceux de la Morava, du Vardar et de la Maritza existe-t-il des traits communs ?

Entrons dans une auberge, où se mêlent tous les types et toutes les races de la péninsule, voici justement un marchand musulman, blanc et gras, qui se rend à Novi-Bazar avec toute une escorte de serviteurs taillés en hercules. Ces hommes sont accroupis à terre dans une immobilité parfaite. Par le contraste, nous allons mieux comprendre le Serbe ou le Bulgare qui passe à côté. Celui-ci laisse généralement croître ses cheveux et sa barbe : le musulman se rase la figure et le front. Le Serbe est flegmatique, le musulman est impassible. Le Serbe vit lentement, parle et rit sans éclat de voix. Le musulman ne par le presque pas, et ne rit jamais. On peut accuser l’un d’apathie et de mollesse, parce qu’il est déjà Européen ; on peut mesurer et critiquer ses mouvemens, parce qu’il commence à marcher. Mais chez l’autre, la parfaite immobilité morale échappe à toute mesure : ce n’est plus de l’apathie, c’est du fatalisme. Ce n’est plus un accident de caractère, c’est un principe. Les traits du musulman, dans leur gravité, reflètent ce parti-pris, tandis que ceux du Slave ont ces plis variés qui révèlent des pensées assez semblables aux nôtres, mais avec un air d’indolence et de détachement. Le musulman nous paraît un type original. Nous trouvons de la grandeur dans son mépris pour nos petites agitations. À première vue, le Slave chrétien nous paraît une copie médiocre d’un tableau que nous savons par cœur.

Mais si nous vivons près d’eux, l’impression change. Nous nous lasserons peut-être du musulman digne et monotone. Nous découvrirons, sous le Slave inculte, un bien plus précieux que l’or, plus beau que la beauté. À travers la broussaille des cheveux emmêlés luit un regard qui nous attire. Quand on fraie avec le paysan slave, on a ce sentiment étrange que l’âme, chez ce peuple, est supérieure à son enveloppe, l’instinct plus élevé que l’éducation, la vie morale au-dessus du milieu physique. Ils vivent dans la boue, quelquefois même dans l’ordure. En dehors des jours de fête, ils n’ont aucun soin de leur personne. Il n’est pas rare de rencontrer dans les rues de Belgrade, des paysans aisés tellement loqueteux, déguenillés, que leur chemise passe à travers leur culotte. Dans les villages, les maisons, assez propres au dehors, sont misérables au dedans. On n’y trouve pas même une armoire pareille à celle de nos plus pauvres cultivateurs. Les vêtemens de la famille sont entassés pêle-mêle dans un seul coffre. Tout cela est triste à voir : cependant, si vous écoutez cet homme inculte ; si vous observez sa douceur compatissante, sa patience, non point brutale, mais raisonnée, philosophique même, vous trouverez en lui quelque chose de plus grand que chez tel fermier américain, propre, calculateur, égoïste et borné. Ce quelque chose, c’est un stoïcisme doublé de bonté.

Voulez-vous connaître la manière de sentir de ce peuple ? Remarquez, au croisement des routes, des piliers de granit grossièrement taillés, semblables à des cippes funéraires d’une époque très primitive. On y voit représentée l’image naïve d’un soldat tenant un fusil, c’est-à-dire un bâton surmonté d’une baïonnette. Des yeux tout ronds, une figure toute ronde, une énorme paire de moustaches, voilà pour l’expression. Quelquefois l’artiste timide s’est borné à graver dans la pierre des sabres et des fusils croisés. Tous ces monumens portent une même date, 1885, et rappellent un même fait, Slivnitza. Ce sont les pères de famille qui, d’eux-mêmes, et sans encouragement officiel, ont voulu consacrer de leurs humbles deniers la mémoire des soldats morts à l’ennemi. La grossièreté même de l’exécution est touchante. Ces hommes, qui savent mourir sans se plaindre, sont faibles sur l’épitaphe et taillent médiocrement le marbre. Point d’inscriptions pompeuses, point de groupes emphatiques, d’armes brisées, de blessés soutenus par des génies vengeurs. L’antiquité et le moyen âge procédaient ainsi par brèves notations. Sans doute, la fameuse inscription des Thermopyles : « Passant, va dire à Sparte… » fut inventée après coup par quelque rhéteur. Une simple date gravée dans le roc, quelques guerriers sommaires comme des hiéroglyphes, c’est assez pour émouvoir lorsque l’héroïsme est dans les âmes, non dans les attitudes. De même au XIIe siècle, la figure, au trait, d’un guerrier croisant les mains sur l’épée de combat. Longtemps l’Europe a joué sa tragédie, comme Shakspeare ses premiers drames, entre quatre murs nus. À présent, elle est devenue théâtrale. Il lui faut des statues colossales pour les victoires, des lions sublimes pour les défaites. On ferait une montagne du marbre et du bronze qui ont été dépensés des deux côtés des Vosges depuis 1870, Je préfère les pauvres pierres de Serbie. Qu’on n’allègue pas la grandeur différente de la scène : ici ou là, de mourir il n’est qu’un coup, comme disent les bonnes gens. Je ne donne pas les Serbes pour de grands tacticiens. Mais ils savent souffrir et se taire. Je les ai vus immobiles et silencieux sous la pluie, des journées entières, sans capote et quelquefois sans pain. Pas un murmure ne s’élevait. Je les ai revus plus tard dans les hôpitaux, supportant les opérations avec une fermeté tranquille, la cigarette à la bouche, tandis que leur face livide et leurs yeux noirs agrandis, seuls vivans, se tournaient vers le ciel d’Orient. Ces peuples sont rompus aux longues souffrances. Ils n’ont pas besoin qu’une littérature spéciale leur enseigne, depuis l’enfance, l’art de bien mourir. Leur courage passif dédaigne le stimulant de la vanité. C’est pourquoi je m’incline devant les blocs informes dont la piété de leurs proches a semé les rubans de routes.

Je conviens que ces hommes sont moins beaux que leurs pères, dont les pareils se rencontrent encore, çà et là, en Herzégovine et dans la Montagne Noire. Ils ont perdu l’air truculent, le mufle guerrier qui fait saillir la moustache en avant, l’allure martiale de l’heiduque. Leur barbe pend assez mélancoliquement. Ils ressemblent à des sauvages désabusés par l’expérience amère de la vie. Chez eux, la volonté s’est détendue sous une pression séculaire. Mais aussi sont-ils moins férocement égoïstes que les trois quarts de l’humanité. Il leur manque la tenue, le respect de soi-même : mais ils n’ont point la vanité agressive. Ils ne sont pas chatouilleux sur le point d’honneur : mais ils ne font pas consister cet honneur à se couper la gorge, et la plupart de leurs querelles s’évanouissent en paroles. Ils ont une discipline un peu lâche, et semblent apprécier médiocrement les beautés de l’exercice à la prussienne, qu’on leur impose bon gré mal gré : mais ils ne mettent pas leur joie à régenter, à tourmenter leurs semblables. On leur souhaiterait plus d’énergie pour améliorer leur sort, mais ils ne sont ni âpres ni avides. En un mot, s’ils sont hommes, c’est-à-dire guidés, comme les autres, par l’intérêt, ils n’apportent point, dans la lutte pour l’existence, ce culte prodigieux, absorbant, exclusif du moi, qui est le trait saillant de la civilisation moderne. Aussi les historiens des peuples forts n’auraient pour eux que du dédain. Je suis sûr que M. Mommsen ne peut pas les sentir. Mais, Dieu merci ! nous avons assez de modèles, sur la terre, de ces peuples énergiques et voraces, que la nature a pourvus d’une magnifique mâchoire et d’un estomac transcendant, ils abondent, les peuples qui vivent à deux genoux devant leur moi, qui le soignent, le brossent tous les matins, le placent bien en vue sur un autel, l’adorent, le proposent à l’admiration du monde, qui se délectent de sa contemplation et dansent autour, comme les Israélites firent jadis autour d’un certain veau, coulé dans un métal précieux. Il ne me déplait pas de rencontrer de temps en temps des peuples d’un appétit moins convaincu et d’un orgueil moins intrépide.

Caractère de race ? Je n’en crois rien : Je n’ai pas plus foi dans les vertus slaves que dans les vertus germaniques. je ne reconnais à aucune race le droit de monopoliser le courage ni la charité. Produit des circonstances ? Certainement. Ces hommes ne sont pas faits autrement que nous : seulement, à un certain carrefour de l’histoire, l’Orient et l’Occident ont bifurqué.

Qu’on veuille bien réfléchir à toutes les causes qui ont exalté la personnalité humaine depuis les temps les plus reculés, de telle sorte que la seule conquête indiscutable de notre civilisation, parmi tant de ruines, est le triomphe du moi et de ses accessoires. Qu’on se remémore la lutte ancienne contre les vieux mythes oppresseurs de l’individu ; — les grands empires asiatiques brisés et pulvérisés par la cité ; — puis le citoyen, d’abord esclave de la cité, investi peu à peu de droits distincts qu’il oppose à ceux de l’État ; — le travailleur, esclave de l’homme libre, émancipé à son tour et reconnu le frère de son maître ; — en religion, le dogme de l’immortalité de l’âme prolongeant l’existence du moi jusque dans l’éternité ; — toute morale établie sur la responsabilité de cet être indivisible et indestructible ; — toute sagesse économique tendant à élever la moyenne de la vie et à satisfaire les besoins de l’individu. Cet idéal, il a fallu l’inculquer à des sauvages, car l’homme livré à ses instincts se distingue à peine des brutes qui l’entourent. Il n’y a que deux manières de dompter cette brute : ou bien faire peser sur sa tête le joug des castes et de la théocratie ; ou bien éveiller sa conscience et développer chez elle un égoïsme intelligent. Notre civilisation a choisi la seconde. Elle a pris le moi comme centre, et contraint la nature elle-même à s’incliner devant lui. Tout a contribué à favoriser l’énergie individuelle : l’isolement féodal au moyen âge, les guerres privées ; — la lutte contre cette féodalité au nom des intérêts coalisés ; — la conquête de la liberté ; le lent effort des déshérités pour obtenir une place au soleil ; — la vie humaine devenue sacrée eu dehors des champs de bataille ; — l’existence même de Dieu prouvée par un acte spontané de la conscience : tout l’univers et toute l’histoire ont tourné autour de notre chétive personne. C’est justement l’inverse de la philosophie indienne ou chinoise.

pue l’on contemple maintenant cet orgueilleux moi, seul debout sur les débris des systèmes et des formes sociales ; qu’on fasse dériver de cette source unique les qualités et les défauts de notre société : nos arts sublimes et notre puérile vanité ; notre goût du bien-être et notre mollesse ; notre foi dans le progrès indéfini et nos chimères sociales ; notre admirable besoin d’action et nos vaines querelles de mur mitoyen ; l’effort productif à côté de l’agitation stérile ; enfin, nos grandeurs et nos misères morales : la dignité, mais aussi l’hypertrophie du moi ; nos affections profondes, mais à base étroite, détachées des grands objets pour s’accrocher trop exclusivement à l’être périssable ; l’esprit de concurrence et de jalousie étouffant sans cesse la voix de la fraternité ; — l’idée même de la patrie, cette grande victoire sur l’égoïsme, n’était au fond que le moi porté à sa plus haute puissance, un moi multiplie par millions, un moi transfiguré, seul capable de nous faire oublier le misérable moi éphémère que nous sommes.

Or certains peuples ont été tellement foulés par les invasions, décimés par les pestes, usés par la misère, qu’ils ne voyaient plus d’issue à leur affreuse destinée : après une courte éclaircie, l’horizon terrestre semblait se refermer sur eux. Supposez donc qu’aux heures sombres, un concours extraordinaire de circonstances ait brisé, chez l’un de ces peuples, le ressort moteur, éteint l’esprit d’aventure, abreuvé le pauvre moi d’humiliations sans bornes et fait tomber sur le des individuel de ce dieu de l’histoire une grêle de coups de bâton : n’est-il pas vrai que l’orgueil humain en eût gardé une courbature chronique ? Admettez, par exemple, Charles Martel vaincu à Poitiers, les Sarrasins plus maîtres de la France qu’ils ne l’ont été de l’Espagne, la noblesse décimée, dispersée, ou convertie : assurément, la Gaule chrétienne, ainsi subjuguée, n’aurait eu d’autre ressource que la résignation, et le souvenir vague d’une grandeur fugitive. Des deux faces du christianisme, l’une contemplative, l’autre militante, elle n’aurait vu que la face orientale et consolante ; elle aurait embrassé la religion de l’apôtre Jean et non celle de l’apôtre Paul. Cette tristesse touchante, qui se peint naïvement sur nos statues du XIIIe siècle, mais qui, chez nous, fut sans cesse démentie par l’agitation des communes, par les joyeuses corporations d’artisans, par l’humeur batailleuse et l’amour naissant de la patrie, — cette tristesse fût devenue l’expression habituelle de tout un peuple, et l’eût fait glisser sur la pente du fatalisme. Il ne nous serait resté que l’horreur de la contrainte, jointe à un grand sentiment de commisération pour nos compagnons de chaîne. Il y aurait eu dans les cœurs français, moins d’énergie vivace et plus de pitié compatissante… mais je m’aperçois que ce Français hypothétique que j’essaie de m’imaginer n’est autre que le Slave d’Orient.

Avec de telles dispositions, ce vaincu de l’histoire est mal armé pour le conflit moderne. Il n’a pas la belle confiance en soi-même qui est le commencement du succès. Il ne croit point assez énergiquement à son étoile, à l’excellence de son pays sur tous les autres, et à la complicité du Dieu des armées dans ses batailles. Chez lui, le patriotisme n’est point agressif ni circonscrit dans des frontières bien déterminées. C’est plutôt un sentiment de famille, qui unit chaque petit groupe à la communauté voisine. Il s’est développé par la résistance à l’oppression. Il est resté à l’état diffus, très fort pour la guerre d’escarmouches, très impuissant pour l’attaque et pour la levée en masse. L’idéal des paysans slaves serait de vivre côte à côte, sans trop d’effort, au milieu de peuples de mêmes mœurs, avec le moins de gouvernement possible. On conçoit combien il est difficile d’asseoir sur un pareil caractère un gouvernement à l’européenne. Ces hommes-là ne sentent pas les beautés de la raison d’état. Il suffit de voir marcher un sous-officier dans la rue pour comprendre qu’il lui est parfaitement égal de personnifier la patrie. Vainement un état-major de messieurs vêtus de noir, formés dans les universités d’Europe, essaient de faire comprendre à ces réfractaires les arcanes de la grande politique : ils n’entendent rien, ni à la constellation des puissances, ni à l’équilibre, ni à la prépondérance, ni à tous les mots hypocrites par lesquels nous masquons l’ambition toute crue. Dans le courant du siècle, ils n’ont eu que deux idées bien arrêtées, mais deux bonnes. La première était de ne pas recevoir le fouet : pour cela, ils se sont battus comme des héros. Quand ils le reçoivent encore, ils ont du moins la satisfaction de se l’administrer entre eux, comme naguère à Sofia. La seconde idée, c’est de payer le moins d’impôt possible ; et cela ne fait pas le compte des gouvernemens, qui ont besoin d’argent pour faire figure dans le monde.

Il me semble que, dans ce rapide coup d’œil, nous pouvons déjà saisir la physionomie de la péninsule, avec ses vifs contrastes de lumière et d’ombre. La main qui a semé tant de contradictions sur son sol est la même qui varie à l’infini les formes de la vie et qui tantôt rassemble dans un centre nerveux toute l’activité motrice des animaux, tantôt répand dans leurs membres une vitalité diffuse : ils ont alors moins de ressort pour la lutte, mais ils peuvent survivre à de cruelles mutilations. Ces peuples-ci l’ont bien prouvé. Nul d’entre eux ne paraît de taille à jouer le rôle d’un Piémont rusé, d’une Prusse batailleuse, ni à dompter les autres au nom de la raison d’état. Mais ils ne sont pas davantage une matière molle et plastique que les grandes puissances peuvent repétrir à leur gré. Ils échapperont quand on pensera les tenir. Leur patriotisme est fait de patience et de ténacité. Peut-être un jour ces tronçons épars sauront-ils se rejoindre sous une loi plus clémente que la dure loi de conquête qui gouverne aujourd’hui l’Europe. Peut-être comprendront-ils que l’identité de race importe moins que la communauté des souvenirs et des malheurs : ce jour-là, ils auront rouvert les sources de la véritable fraternité.



  1. Voyez la Revue du 1er  mai.