Alphonse Lemerre (p. 89-94).

XII


O n sait maintenant quelle fut cette vocation et comme il la remplit. Il était né pour régner par des facultés très positives, quoique Montesquieu, un jour dépité, les ait appelées le je ne sais quoi, au lieu de montrer ce qu’elles sont. Ce fut par là qu’il prima son époque. Comme l’aurait dit le prince de Ligne, « Il fut roi par la grâce de la Grâce » ; mais à la condition qui pèse sur nous tous, chercheurs d’influence, d’accepter de son temps les préjugés et même jusqu’à un certain point les vices. Aveu triste à faire pour les chastes amis du vrai en toutes choses : si sa grâce avait été plus sincère, elle n’aurait pas été si puissante ; elle n’eût pas séduit et captivé une société sans naturel. À quel degré de civilisation raffinée, de corruption secrète, la société anglaise est-elle en effet arrivée, pour que ce soit un mot profond et juste que celui-ci, dit à propos d’un Dandy comme Brummell : Il déplaisait trop généralement pour ne pas être recherché[1] ? Ne reconnaît-on pas là le besoin d’être battues qui prend quelquefois les femmes puissantes et débauchées ? Est-ce que la grâce simple, naïve, spontanée, serait un stimulant assez fort pour remuer ce monde épuisé de sensations et garrotté par des préjugés de toute sorte ? Si l’on restait parfaitement soi dans un tel milieu, que serait-on ? à peine aperçu par quelques âmes d’élite, restées saines et grandes[2] : public, hélas ! bien incertain. Or on est vaniteux, on veut l’approbation des autres ; mouvement charmant du cœur humain que l’on a trop calomnié. C’est toute l’explication peut-être des affectations du Dandysme. Il ne serait donc, en définitive, que la grâce qui se fausse pour être mieux sentie dans une société fausse[3], et, dans ce sens, que le naturel, bien compromis, il est vrai, mais impérissable.

On l’a dit au commencement de cet écrit : le jour où la société qui produit le Dandysme se transformera, il n’y aura plus de Dandysme ; et comme déjà, malgré son attache à ses vieilles mœurs qui ressemble à un fatal esclavage, l’aristocratique et protestante Angleterre s’est fort modifiée depuis vingt ans, il n’est guère plus que la tradition d’un jour. Qui l’aurait cru, ou plutôt qui aurait pu ne pas le prévoir ? Cette modification s’est produite dans le sens d’une pente invariable. Victime de sa vie historique, l’Angleterre, après avoir fait un pas vers l’avenir, revient s’asseoir dans son passé. Si haut qu’elle cingle sur la mer du temps, elle ne brise jamais entièrement, ― comme le Corsaire de son plus grand poète, ― la chaîne qui l’attache au rivage. Pour elle, qui retient tout, qui garde tout, marble to retain, l’habitude asservit d’étrange sorte. Pour elle, la septième peau du serpent ressemble toujours à la première qui l’a dépouillée. On croit un instant la trace de ce qui n’est plus évanouie : on écrit sur ce palimpseste, et il ne faut qu’une circonstance pour que ce qu’on croyait effacé reparaisse, lisible, ferme, éclatant. Aujourd’hui le Puritanisme auquel le Dandysme, avec les flèches de sa légère moquerie, a fait une guerre de Parthe, ― en le fuyant plutôt qu’en l’attaquant de front, ― le Puritanisme blessé se relève et panse ses blessures. Après Byron, après Brummell, ― ces deux railleurs d’un ordre si différent, mais d’une influence peut-être égale, ― qui n’aurait pas cru sur le flanc la vieille moralité anglicane ? Eh bien, non, elle n’y est pas. Le cant indéfectible, immortel, a vaincu encore. L’aimable fantaisie n’a qu’à jeter son sang d’essence de roses vers le ciel. Elle succombe sous l’opiniâtre nature de ce peuple indomptablement coutumier, l’absence de ces grands écrivains qui électrisent les imaginations et leur communiquent toutes les audaces[4], et enfin l’influence sur la haute société d’une jeune reine qui a l’affectation de l’amour conjugal, comme Élisabeth avait celle de la virginité. Quelles meilleures sources d’hypocrisie et de spleen ? Le méthodisme, qui était passé des mœurs dans la politique, repasse, à l’heure qu’il est, de la politique dans les mœurs. Un poète, un homme de race, qui tient de sa naissance le très facile courage d’avoir une opinion indépendante, comme il pourrait attendre de son talent une inspiration vraie, lord John Manners ne vient-il pas de publier un volume de poésies en l’honneur de l’Église établie d’Angleterre ? Shelley, l’athée, n’aurait plus même la sécurité de l’exil. Le libéralisme d’idées, qui avait lui comme un rayon de l’intelligence de ses plus grands hommes sur ce pays du pharisaïsme hautain, de la convenance glacée et menteuse, n’a brillé qu’un moment rapide, et la momie du sentiment religieux, le formalisme, y règne toujours au fond de son sépulcre blanchi. Tout est fini, tout est mort de cette belle société dont Brummell fut l’idole, parce qu’il en était l’expression dans les choses du monde, dans les relations de pur agrément. De Dandy comme Brummell on n’en reverra plus ; mais des hommes comme lui, et même en Angleterre, quelque livrée que le monde leur mette, on peut affirmer qu’il y en aura toujours. Ils attestent la magnifique variété de l’œuvre divine : ils sont éternels comme le caprice. L’humanité a autant besoin d’eux et de leur attrait que de ses plus imposants héros, de ses grandeurs les plus austères. Ils donnent à des créatures intelligentes le plaisir auquel elles ont droit. Ils entrent dans le bonheur des sociétés comme d’autres hommes font partie de leur moralité. Natures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis, où la grâce est plus grâce encore dans la force, et où la force se retrouve encore dans la grâce ; Androgynes de l’Histoire, non plus de la Fable, et dont Alcibiade fut le plus beau type chez la plus belle des nations.

  1. Bulwer, dans Pelham.
  2. Comme cette miss Cornel, par exemple, cette actrice que Stendhal a tant vantée. Mais pour s’apercevoir de la grandeur simple de cette âme, rare comme un diamant noir à Londres, il fallait Stendhal, c’est-à-dire un homme spirituellement positif jusqu’au machiavélisme, mais qui aimait le naturel comme certains empereurs aimaient l’impossible.
  3. À laquelle manque l’instinct des beaux-arts, car il lui manque. Les noms de Lawrence, de Romney, de Reynolds et de quelques autres n’éclairent que mieux cette indigence. Le peuple romain n’était pas artiste parce qu’il avait des joueurs de flûte. L’art n’existe que littérairement en Angleterre. Michel-Ange, c’est Shakspeare. Comme tout est singulier dans ce pays original, le meilleur sculpteur qu’il ait produit était une femme, lady Hamilton, digne d’être Italienne, et qui sculptait, par la pose, dans le marbre du plus beau corps qui ait jamais palpité. Statuaire étrange qui était aussi la statue, et dont les chefs-d’œuvre sont morts avec elle ; gloire viagère qui n’a pas plus duré que les frémissements de la vie et l’ardente émotion de quelques jours ! C’est encore une page à écrire ; mais où prendre la plume de Diderot pour la tracer ?
  4. Cette absence d’écrivains n’est pas complète, puisqu’il y a Th. Carlyle ; mais quel dommage qu’il préfère souvent le sédatif éther du spiritualisme allemand à ce caviar aiguisé et aimé des Anglais, qui donne des sensations si nettes !