Un Dandy d’avant les Dandys

UN DANDY
D’AVANT LES DANDYS


I


C ette étude sur le Dandysme et sur l’homme qui le particularise le plus exactement et le plus irréductiblement, en sa personne, est-elle complète et donnera-t-elle une idée suffisante de la chose si profondément, — si insulairement anglaise du Dandysme ? Tout anglaise qu’elle soit, nonobstant, on l’a vu, cette chose n’est pas exclusivement un phénomène de société, — une monstruosité, pourraient dire les puritains et les cœurs tendres, qui se rencontreraient, de cette fois. Le Dandysme a sa racine dans la nature humaine de tous les pays et de tous les temps, puisque la vanité est universelle. Ce qu’on pourrait appeler la corde du Dandysme dort, pour s’éveiller, au milieu des trente-six mille cordes qui composent ce diable d’instrument si compliqué et parfois si détraqué de la nature humaine. Mais c’est l’Angleterre qui l’a le mieux fait retentir ! On a cité Richelieu et on l’a opposé à Brummell, pour faire sentir la différence qu’ont mise entre eux la société et la race, à ces deux fats, bâtis sur le même pilotis ! Richelieu, en effet, avait la corde du Dandysme, mais sa vibration était couverte en lui par d’autres vibrations plus puissantes. Un Dandy encore, d’avant les Dandys, comme Richelieu, avant même que la chose nommée Dandysme fût nommée et que des observateurs à l’analyse superfine l’eussent étudiée comme une chose en soi, fut Lauzun — Lauzun, bien plus fort que Richelieu, quoiqu’il n’ait pas pris Port-Mahon…

Il avait pris plus difficile… C’était la grande Mademoiselle et il la prit tout seul — ce que ne fit pas Richelieu pour Port-Mahon. — Chose à noter ! il la prit surtout par le Dandysme qui était en lui, sans qu’il s’en doutât — ni elle non plus ! Lauzun était digne d’être Anglais. S’il l’eût été, il aurait fait un des plus magnifiques Dandys de l’Angleterre. Il avait l’égoïsme anglais — le plus terrible égoïsme qui ait existé depuis l’égoïsme romain… De mise, d’originalité — mais nuancée — dans la mise, de prétention de n’être pas comme les autres, quand les autres étaient tous égaux devant Louis XIV ; de sang-froid, de gouvernement de lui-même, d’inattendu dans la conduite (car un des caractères des Dandys, c’est de ne jamais faire ce qu’on attend d’eux), Lauzun fut un Dandy. Il eut la vanité impitoyable, la vanité tigre des Dandys. Rappelez-vous la scène (dans les Mémoires de Saint-Simon) où il met son talon sur la main d’une duchesse — (les talons se portaient hauts sous Louis XIV, comme celui des femmes d’aujourd’hui, 1879) et où il pirouette sur ce talon pour l’enfoncer dans la chair, comme un villebrequin. C’est à faire crier le lecteur, s’il est nerveux… Il y aurait à écrite une belle étude sur Lauzun, si elle n’avait déjà été écrite, mais elle l’a été, et, pour comble de fortune dans la fatuité, elle l’a été par la princesse qui, de toutes les femmes, a le plus follement aimé Lauzun. Ce César Borgia avec les femmes, et entre toutes avec celle-là, ce César Borgia qui en aurait remontré à Machiavel, n’a pas eu besoin d’écrire ses Commentaires comme le grand César… Ils ont été écrits par la femme, sa conquête — une princesse amoureuse et maltraitée, et restée amoureuse — tandis que Brummell n’a eu d’historiens que M. Jesse et moi.

D’adorables pages dans les Mémoires de Mlle de Montpensier donnent la mesure de Lauzun — de ce Dandy d’avant le Dandysme et de cet Anglais de France. Cela vaut un roman de Stendhal. Et certes ! c’est bien ici, et non ailleurs, la place pour en parler.

II


L a grande Mademoiselle y est d’une originalité de princesse inconnue maintenant et d’une manière de sentir presque incompréhensible à nos pieds-plates mœurs. J’y trouve une belle chose des temps passés : l’orgueil dans le respect de soi et de sa race, qui est encore plus que soi. Elle était plus bourbonne que femme, et je conçois maintenant qu’elle fût contente d’avoir les dents noires, parce que c’étaient les dents de sa Maison.

Jusqu’à l’arrivée de Lauzun elle passe, dans ces Mémoires, sans une palpitation de cœur pour personne, n’ayant envie que d’épouser le vieil empereur d’Allemagne, uniquement parce qu’il est empereur. Courtisée par le roi d’Angleterre (Charles II, alors en France), elle ne s’en soucie. Elle voit d’un œil calme s’écrouler tous les châteaux de cartes, en fait de mariages, qu’on bâtit autour d’elle ; préoccupée de cela seul qu’il ne faut pas faire déroger une fille de France ! Si elle a rêvé, comme on l’a dit, de son cousin germain, Louis XIV, rien n’en transpire en ses Mémoires. L’orgueil impose silence à l’orgueil.

Cette princesse de substance, cette âme qui ne s’était émue que d’étiquette, cet être de cérémonial qui n’avait de visée que la grandeur, — une grandeur de théâtre et d’opinion, — (l’honneur de Montesquieu), vers quarante-trois ans, sent quelque chose s’agiter dans sa tête pour un homme. La nèfle est mûre… Une vierge de quarante-trois ans ! vierge de tout… peut-être même de curiosité, quelle passion ce doit être ! et racontée par Elle !… Cela doit être un livre inouï, et cela l’est… pour les connaisseurs.

III


N ous sommes ici très loin du cynisme de Rousseau, et des franchises modernes : et cependant, regardez-y ! elle est naïve à sa manière. Elle est vraie d’orgueil. Elle grandit l’homme qu’elle aime, parce qu’elle aime. Mais elle ne va pas au delà de ce grandissement. Il est évident qu’il était impossible qu’à ses yeux l’homme pour qui, à quarante-trois ans, elle allait éprouver cet amour dont rien, dans sa vie, ne lui avait donné l’idée, ne fût pas supérieur à tous les autres ; et dans la cour du grand Roi, jeune et beau alors comme un soleil de mai, il était difficile d’être supérieur à tous les autres par l’esprit, les manières, la beauté. Mais la supériorité de Lauzun, dans ce siècle de la Convenance où tout se ressemblait, c’est l’extraordinaire ; c’est ce que nous appellerions maintenant, car alors le mot n’existait pas : l’originalité. Avant de l’aimer, déjà, dans un carrousel, Mademoiselle est frappée de l’air de Lauzun (il était alors comte de Péguylem) et de sa devise orgueilleuse : une fusée qui monte dans les nues avec cette devise en espagnol : Je vais le plus haut qu’on peut monter. Elle la trouve singulière, cette devise. Singulière ! le mot y est.

Lauzun, avant d’être capitaine des Gardes, était colonel des dragons, dont les bonnets, dit-elle, « marquaient une espèce de bravoure dans cette troupe qu’on ne voyait pas dans les autres… » « Leur colonel parut, ajouta-t-elle, avec un air qui le distinguait autant des autres officiers qu’il l’avait fait dans les occasions où ils ne pouvaient l’imiter qu’avec peine… Il était extraordinaire en tout… Pour moi, qui le trouvais un homme d’esprit, j’aurais aimé, dès ce temps-là, à lui parler, tant la réputation d’honnête homme et d’homme singulier me touche ! Il était particulier. Il se communiquait à peu de gens. Je savais cela plus par autrui que par moi-même. » Quand il fut nommé capitaine des Gardes, dont il prit le bâton et fit la fonction, dit-elle encore, « avec un air grand et aisé, plein de soins, sans empressement, je commençai à le regarder comme un homme extraordinaire (c’est toujours la grande impression qu’il lui fait), très agréable en conversation, et je cherchais les occasions de lui parler. Je lui trouvais des manières d’expression que je ne voyais pas dans les autres gens. »

Tel fut donc son premier charme, à ce charmeur ! Dans ce grand siècle de la Convenance et dans ce cœur marbrifié de princesse, vous sentez bien qu’il n’y a pas ce que le siècle suivant appela le coup de foudre. On n’est pas nerveux et le magnétisme du regard est inconnu. Lauzun s’enfonce peu à peu dans l’attention de cette femme ennuyée et qui trouvait probablement, et peut-être sans bien s’en rendre compte, que tout se ressemblait par trop dans cette cour solennelle. Comme, si princesse qu’on soit, on a encore de la vanité féminine, l’homme à femmes en Lauzun donnait son petit coup d’aiguillon dans ce sang si fier. Elle dit en parlant d’Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans : « Je n’avais aucun soupçon qu’il pût avoir pour elle de la galanterie… de cet attachement qu’il lui était ordinaire d’avoir pour beaucoup de dames. » À ce moment elle commence de voir dans son cœur. « Dieu (dit-elle avec une gravité à la Bossuet) est le maître de nos états. Il nous y laisse autant que la vanité de nos esprits le peut souffrir. S’il avait permis que je pusse regarder le mien comme le plus heureux que je pouvais choisir au monde, je me devais trouver satisfaite de ma naissance, de mon bien, etc., etc. Cependant, comme je l’ai dit, sans en savoir la raison, je m’ennuyais des endroits où je m’étais plu autrefois… » Ainsi, cela devait être, elle commence par l’ennui :

Mon Dieu, vous m’avez fait puissante et solitaire !

« J’en affectionnais d’autres qui m’avaient été indifférents… J’aimais la conversation de M. de Lauzun sans qu’il me passât rien de fixe dans la tête… » Comme tout est lent dans cette âme qui a tant de peine à se dégourdir ! « Après avoir passé un très long temps en ces agitations, reprend-elle, je voulus rentrer en moi-même et demander ce qui me faisait du plaisir et ce qui me faisait de la peine. Je connus qu’une autre condition que celle que j’avais éprouvée jusque-là faisait toute mon occupation ; que si je me mariais, je serais plus heureuse ; que de faire la fortune de quelqu’un, de lui donner de grands établissements, il m’en saurait gré, il en serait touché, il aurait de l’amitié pour moi et s’étudierait à faire tout ce qui pourrait me plaire… » Et après tout cet examen, au ton bossuétique, elle nomme Lauzun, qu’elle appelle toujours M. de Lauzun, et ce qui la détermine pour lui, c’est surtout « les distinctions de sa conduite par rapport à celle des autres gens, l’élévation d’âme qu’il avait au-dessus des autres hommes, l’agrément de sa conversation et un million de singularités que je lui connaissais… »

Toujours les singularités, l’originalité, l’extraordinaire, l’imprévu pour elle dans sa routine de high life et de princesse ! Elle avait deviné le Dandysme moderne, cette femme-là ! car évidemment il est ici…

IV


M athilde de la Môle (de Rouge et Noir) ne se rend pas mieux compte de ses sensations que Mademoiselle. Seulement, Mathilde combat et Mademoiselle est trop princesse pour combattre son sentiment… Puisqu’elle l’éprouve, c’est bien ! L’ennui la prend, quand elle ne le trouve point (Lauzun) dans la chambre de la reine. « Je voulais le voir chez la reine, ou seul, dans ma chambre, ou dans le Cours, soit par hasard, soit autrement. Je suis naturellement impatiente ; je ne pouvais souffrir personne. Le monde me mettait au désespoir… »

Dès ces forts symptômes, deux sentiments se produisent :

La résolution de déclarer son amour au roi et son inconsolabilité de ce que Lauzun, par sa conduite respectueuse et soumise, n’avait pas l’air de s’apercevoir de « tout ce qu’elle pensait pour lui ». Toujours princesse, d’ailleurs, au milieu de ces agitations, elle se préoccupe des exemples à trouver dans l’histoire de France des personnes de moindre qualité que Lauzun qui avaient épousé des filles et même des veuves de rois. Elle se rappelle les amours de Corneille et, chose curieuse ! elle envoie chercher à Paris un Corneille, parce qu’elle a vu dans ses Comédies (dit-elle) une espèce de destinée semblable à la sienne. Les œuvres de Corneille arrivées, elle apprend par cœur les vers qu’elle ne se rappelait que vaguement, n’y regardant, ajouta-t-elle, que du CÔTÉ DE DIEU ce que la plupart des hommes y considèrent avec des sentiments profanes. Voici ces vers, très dignes, du reste, de Corneille :

Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
Lise, c’est un amour bientôt fait que le nôtre.
Sa main entre les cœurs par un secret pouvoir
Sème l’intelligence avant que de se voir !
Il prépare si bien l’amant et la maîtresse
Que leur âme au seul nom s’émeut et s’intéresse.
On s’estime, on se cherche, on s’aime en un moment,
Tout ce qu’on s’entredit persuade aisément,
Et sans s’inquiéter de mille peurs frivoles
La foi semble courir au-devant des paroles !

La langue en peu de mots en explique beaucoup.
Les yeux plus éloquents font tout voir tout d’un coup
Et de quoi qu’à l’envi tous les deux nous instruisent,
Le cœur en entend plus que tous les deux n’en disent !

Après cet oracle du génie, elle n’hésite plus. Elle est fixée, et elle porte son projet de mariage jusque devant le Saint-Sacrement. Elle voit (un 2 mars) M. de Lauzun chez la reine. « Il aurait dû deviner, dit-elle, quand je passais devant lui, ce que j’avais dans le cœur pour lui, à la gaieté avec laquelle je lui parlais. » Mais comme Lauzun n’a pas l’air du tout de comprendre de dessous le respect dont il se couvre, elle invente de lui parler d’un mariage avec le duc de Lorraine et de lui en demander son avis…

Et c’est ici que la plus délicieuse comédie commence — c’est la comédie de l’amour. Elle veut être comprise, et lui — qui comprend bien — ne veut pas comprendre. Elle lui tend la glace qu’elle fend, pour qu’il achève de la rompre. Ce n’est plus qu’une faible et transparente surface, mais il ne la rompt pas… Il n’y pose pas même le bout du doigt qui, en la touchant, la romprait. Lauzun devient le plus gracieux, le plus profond, le plus impatientant Tartufe de respect qui fut jamais. La conduite de cet homme est un chef-d’œuvre. On en peut tirer des maximes générales et des axiomes pour se faire aimer des princesses. Seulement qui a maintenant des princesses à séduire ? Il y a des femmes qui ont le titre : mais des âmes princesses, il n’y en a plus.

Or, voici le premier axiome de l’adorable machiavélisme de Lauzun, car il est adorable de détails. Plus une femme fière, princesse d’âme comme de naissance, devient diaphane et tendre, plus on doit épaissir le respect et s’en envelopper impénétrablement.

Jamais Lauzun n’a manqué à cette loi, dans les tête-à-tête les plus enivrants pour un homme — vaniteux comme il l’était, — ambitieux — amoureux (peut-être l’était-il… Les libertins sont capables de tout, même d’aimer des filles de quarante-trois ans). D’ailleurs il y a dans la vanité surexcitée une inflammation qui ressemble diablement à l’amour. Diablement est le mot.

Il faut lire, dans les Mémoires de la Grande Mademoiselle, ces roueries du respect et ces roueries de la tendresse, fière et impatientée. Cette princesse, qui se soucie bien de la plume qu’elle tient, écrit des choses charmantes, comme n’en ont écrit que des écrivains de génie. C’est merveilleux de grâce voilée et de passion hypocritement montrée, — de cette passion qui veut qu’on la voie, mais qui ne veut pas se faire voir… Situation piquante ! Elle lui demande des conseils. Il lui en donne, — cherche avec elle qui elle pourrait bien épouser, — ne trouve pas, — lui donne l’idée de se jeter dans la haute dévotion, — la dévotion du temps. Il est d’un sérieux magnifique, cet homme qui voit bien qu’on l’adore. « Ce n’est pas que je ne conçoive, lui dit-il, qu’il ne soit ridicule de passer toute sa vie sans avoir pris un parti de quelque qualité qu’on soit. Lorsqu’on a quarante ans, on ne doit pas se laisser aller aux plaisirs qui conviennent aux filles depuis quinze ans jusqu’à vingt-quatre. Ainsi je vous dois dire ou qu’il faut vous faire religieuse ou vous mettre dans la dévotion. » Il approuve pourtant son dessein d’élever un homme jusqu’à elle, mais fait mine de profondément ignorer sur qui les yeux de cette femme, qui ne voit que lui, sont fixés.

Cependant Madame meurt (la duchesse d’Orléans) pendant cet amour de Mademoiselle pour Lauzun. Le roi parle de la remplacer par Mademoiselle. Mais l’ami du chevalier de Lorraine ne peut convenir à cette âme superbement femme, et le roi, qui sait le fond des choses, a honte de son idée et finit par y renoncer. Seulement Lauzun, lui, feint de croire, avec l’intelligence d’un diable qui connaît les femmes, que Mademoiselle désire ce mariage, et il le lui conseille… C’est alors que, n’y tenant plus, Mademoiselle fait l’aveu de son amour à Lauzun lui-même… ; mais à travers quels embarras et quelles pudeurs ! Cette fière fille a des enfances de cœur divines. Lui ne se départ point de son système. Quand il est parfaitement sûr qu’elle va tout lui dire, il ne veut rien entendre. Il la supplie de garder sa confidence.

« Il me répondit, dit-elle, que je le faisais trembler. Si, par caprice, je n’approuve pas votre goût, résolue et entêtée comme vous l’êtes, je vois bien que vous n’oserez plus me voir. Je suis trop intéressé à conserver l’honneur de vos bonnes grâces pour écouter une confidence qui me mettrait au hasard de les perdre. Je n’en ferai rien, et je vous supplie de ne plus me parler de cette affaire… »

Mais il savait bien comment embraser le désir, cet incendiaire ! Moins il veut entendre et plus elle veut dire… Un jour, parlant toujours de la même chose : « J’eus envie de souffler sur le miroir, raconte-t-elle ; cela épaissira la glace, j’écrirai le nom en grosses lettres afin que vous le lisiez bien. » Mais minuit sonne. C’est vendredi, un jour malheureux. « Ah ! fit-elle, je ne vous dirai plus rien. » Quelques jours après, elle cacha dans sa poche un papier sur lequel elle avait simplement écrit : « C’est vous ! » Mais elle ne veut pas le lui donner un vendredi. « Donnez-le-moi, dit Lauzun, je vous promets de ne l’ouvrir qu’après minuit. » Mais elle craint, elle hésite encore, quand le lendemain après dîner, il vient chez la reine, et alors elle écrit cette page ravissante dont les détails sont pour moi d’un charme inexprimable :

« Lorsque la reine fut entrée dans son prie-Dieu, je me mis seule avec lui au coin de la cheminée, je sortis mon papier ; je le lui montrais et après je le remettais dans ma poche et d’autres fois dans mon manchon. Il me pressa extrêmement de le lui donner. Il me disait que le cœur lui battait ; qu’il croyait que c’était un pressentiment, que j’allais lui donner l’occasion de rendre un mauvais service à quelqu’un, s’il désapprouvait mon choix et mes intentions. Cette manière de conversation dura bien une heure, mais nous nous trouvâmes aussi embarrassés l’un que l’autre et je lui dis : Voilà le papier. Je vous le donnerai à condition que vous me ferez réponse au bas de mon écriture. Vous y trouverez assez de papier, parce que mon billet est court, et vous me le rendrez ce soir chez la reine où nous parlerons ensemble. » Je n’eus pas achevé cela que la reine sortit pour aller aux Récollets. Je la suivis. Je priai Dieu de tout mon cœur pour lui demander l’accomplissement de mes desseins. Mes distractions furent grandes. Après être sorties de l’église, nous allâmes chez Monsieur le Dauphin. La reine s’approcha du feu. Je vis entrer M. de Lauzun qui s’approcha de moi sans oser me parler ni quasi me regarder. Son embarras augmenta le mien. Je me jetai à genoux pour mieux me chauffer. Il était tout près de moi. Je lui dis, sans le regarder : « Je suis toute transie de froid. » Il me répondit : « Je suis encore troublé de ce que j’ai vu ; mais je ne suis pas assez sot pour donner dans votre panneau. J’ai bien connu que vous vouliez vous divertir et vous défendre, par un tour extraordinaire, de me dire le nom de ce quelqu’un. Je n’aurai jamais de curiosité lorsque vous aurez la moindre répugnance à me faire quelque aveu. » Je lui répondis : « Rien ne saurait être plus sûr que les deux mots que je vous ai écrits, ni rien de plus résolu dans ma tête que l’exécution de cette affaire. » Il n’eut pas le temps de répliquer ou ne se trouva pas la force de soutenir une plus longue conversation. »

Encore une fois, de détails et d’accent, c’est incomparable.

V


E t c’est ici que le profond séducteur devient admirable, sataniquement admirable de plus en plus. Cette foudre de bonheur qui l’écrase n’ébrèche pas l’écaille de tortue, en hypocrisie, dans laquelle il s’est renfermé. Il est athée à ce que lui dit cette noble Éprise, qui a non pas retrouvé — car elle ne les a jamais eues — mais trouvé, dans un sentiment vrai, les grâces timides d’une fille de dix-huit ans ! Le c’est vous ! et tout ce qu’elle ajoute à ce terrible et délicieux c’est vous ! ne fausse pas une minute le masque d’incrédulité de Lauzun. Il lui dit « qu’elle se moque de lui », et elle répond avec bien plus de raison que c’est, au contraire, « lui qui se moque d’elle ». Les rôles sont intervertis. D’ordinaire, c’est l’homme qui persuade, et la femme qu’il veut persuader. La princesse ici est l’homme ; le cadet de famille, la femme… et quelle femme ! Célimène et Tartufe combinés ! Plus elle lui verse sur la tête l’éclat de son amour quasi royal, plus il se fait humble, plus il se rapetisse. Il semble dire à cette femme qui descend pour lui : Descendez, descendez encore. Absolument, l’heureux scélérat ! le contraire et la justification de sa devise : « Je vais le plus haut qu’on puisse monter ! »

Les faits de cette romanesque comédie — roman pour l’une, comédie pour l’autre — sont aussi jolis que la comédie elle-même. Tout y est. Dans cette cour presque espagnole d’étiquette, elle ose s’appuyer sur lui, quand elle se lève. Il prend ce temps-là pour lui remettre son papier qu’elle cache, comme une petite fille, dans son manchon, cette héroïne du faubourg Saint-Antoine, qui avait fait tirer le canon contre Louis XIV ! Il s’obstine toujours à ne pas croire, lui, mais un éclair a traversé le masque et elle le voit bien. « Il sera, dit-il, toujours soumis à ses volontés. » Ce n’est pas non, cela ! mais cela dit — ce qu’il était impossible de ne pas dire — le voilà qui s’abîme dans des respects à la rendre folle d’impatience ! Enfin il lâche le grand mot, — le mot humiliant : « Serait-il possible que vous voulussiez épouser un domestique de votre cousin germain ?… » C’est ainsi qu’il parlait de sa charge de capitaine des Gardes du corps.

Mais, comme il l’avait calculé, tout ce qu’il opposait de barrières à Mademoiselle la faisait sauter par-dessus. Elle demanda donc hardiment au roi la permission d’épouser M. de Lauzun. Chose qui stupéfie ! le roi ne s’y opposa pas. Il dit à Mademoiselle de bien réfléchir, de ne pas agir à la légère, etc. Mademoiselle souffre des temporisations qu’elle entrevoit au fond de cette réponse du roi et Lauzun défend le roi contre elle ! Il trouve que le roi a raison de lui dire de penser à une affaire qui ne lui convient pas, etc., etc. Le roi ne dit rien à Lauzun, il est gracieux pour lui et pour elle. Cela fait espérer Mademoiselle, quand un soir, chez la reine, Lauzun lui dit brusquement : « Il ne faut plus remettre à parler au roi. Vous lui direz si vous m’en croyez : Sire, les plus courtes folies sont les meilleures. Je viens remercier Votre Majesté des réflexions qu’elle m’a fait faire. Je ne pense plus à ce que je lui ai demandé. » Mais Mademoiselle, outrée, exaspérée, parle au roi, mais dans un autre sens, et avec quel tact, quel goût et quelle résolution ! (Voy. le VIe volume, page 24.) Le roi ne lui dit qu’une chose : « Je ne m’oppose ni à votre volonté ni à la fortune de M. de Lauzun, mais n’agissez qu’après réflexion. » C’était consentir. Toute la cour apprend cette chose renversante : le mariage de Mademoiselle ! Lauzun a la tenue modeste, presque rougissante, d’un homme épousé comme une jeune fille. « J’ai besoin de toute ma raison, dit-il, pour m’empêcher de perdre la tête. » Quand, le contrat de mariage dressé, tout prêt pour la cérémonie, Lauzun, toujours le Lauzun d’une logique d’humilité insupportable, dit encore à Mademoiselle : « S’il vous prend le moindre dégoût lorsque vous serez devant le prêtre, je vous prie de tout mon cœur de tout rompre » ; et Mademoiselle répondant : « Vous ne m’aimez point. — C’est ce que je ne dirai (fait-il) que quand je serai sorti de l’église. J’aimerais mieux être mort que de vous avoir fait connaître avant ce temps ce que j’ai dans le cœur pour vous… », voilà qu’une immense et subite tristesse tombe sur le cœur, sur le grand cœur de cette fille heureuse ; elle se met à pleurer, sans savoir pourquoi, dit-elle, et, le lendemain, le mariage est rompu par le roi !

VI


J e n’ai à m’occuper ici que de la façon supérieure dont Lauzun a mené sa séduction de Mademoiselle. Il a exécuté la chose comme le plus grand artiste en séduction qu’on ait jamais vu. J’ai cherché vainement dans sa conduite une faute, un oubli, une distraction. Il ne fallut rien moins que la volonté de Louis XIV pour renverser ce chef-d’œuvre de Lauzun, et encore Louis XIV, qui ne fut plus Louis XIV dans cette affaire, car ce roi, qui passait à juste titre pour être le plus honnête homme de son royaume, s’y conduisit ou avec la plus grande faiblesse ou avec la plus grande duplicité. Entouré, travaillé, tiraillé par la coterie de Monsieur, la belle-mère de Mademoiselle et sa sœur qui avait épousé un de Guise, céda-t-il misérablement, après avoir donné son consentement à Mademoiselle, ce qui serait un manque de parole ? ou l’a-t-il trompée, ce qui serait un mensonge et tout à la fois une cruauté ? Dans les deux cas, Louis XIV est petit et presque malhonnête. La seule raison qu’il donna à Mademoiselle, désespérée, et qui fut très éloquente et très pathétique à ses pieds, ce fut la soi-disante opinion des cours de l’Europe. Raison lâche que Mademoiselle traita vaillamment de honteuse… Il fut inflexible à ses larmes, mais il pleura, en la refusant. Quand les tigres nous dévorent, ils ne pleurent pas, et quand les crocodiles versent des larmes, c’est pour nous attirer. Ces larmes de Louis XIV flétrissent sa grande physionomie, et elles restent incompréhensibles, si elles ne sont pas déshonorantes…

Le désespoir de Mademoiselle fut tragique. Lauzun pleura pour la désespérer davantage. Il y avait sans doute aussi de la vérité dans ces pleurs. Comment n’aurait-il pas pleuré ? Boabdil pleura sur sa ville. Le roi, toujours odieux, vint chez Mademoiselle, voulut la consoler, l’embrassa, lui tint longtemps la joue contre la sienne et Mademoiselle eut la hardiesse de lui dire : « Vous faites comme les singes qui étouffent leurs enfants dans leurs caresses. » Mot qui valait presque, en audace, son fameux coup de canon !

Mademoiselle prit le parti dans son angoisse de ne plus paraître à la cour. Eh bien ! ce fut Lauzun qui l’y repoussa et qui lui dit que c’était mal de se tenir si longtemps éloignée du roi. Quand elle rencontrait Lauzun, elle pleurait et criait, n’importe où elle fût. L’homme d’acier qui se servait de son acier pour déchirer davantage ce cœur de princesse, dans l’intérêt de la passion qu’il lui inspirait, alla jusqu’à lui dire : « Si vous continuez ainsi, je ne me trouverai jamais où vous serez. Je resterai dans ma chambre… » Et elle n’osait plus, dit-elle, pleurer devant lui !

Après la rupture du mariage, le roi donna un gouvernement à Lauzun, ce qui fit dire à Mademoiselle : « Je ne serai jamais contente de ce que le roi fait que lorsqu’il m’aura donnée à vous. Jusque-là je me trouverai insensible à toutes vos élévations. » Son mariage rompu, Lauzun affecta de négliger sa toilette[1], ce qui ajouta au chagrin de Mademoiselle, mais il exigea qu’elle soignât la sienne, malgré l’affliction dont elle maigrissait. Elle l’aimait avec l’idolâtrie physique sans laquelle il n’y a pas d’amour. (Voir l’histoire charmante du ruban rose à la cravate de Lauzun, à la revue de Flandre, page du VIe volume des Mémoires.) Même après la rupture, la malheureuse ne fut jamais au bout des cruautés inouïes avec lesquelles Lauzun s’attachait, comme avec des clous, ce cœur envoûté par lui. Un jour, le bruit courut qu’elle allait épouser le duc d’York. Il alla chez elle et lui dit : « Si vous voulez épouser le duc d’York, je demanderai au roi de m’envoyer en Angleterre négocier le mariage. » Elle lui répondit sublimement : « Rien qu’à vous ! » Il se jeta à ses pieds du coup de ce mot et y demeura sans rien dire. « Je fus tentée de le relever, dit-elle, mais je surmontai cette envie…, et il se releva seul et s’en alla. » Il partit pour les Flandres, affectant d’oublier de dire adieu à cette femme dont il emportait la vie. Elle le lui reprocha, « mais, dit-elle, je voulais me fâcher contre lui, je le voyais et je n’en avais pas la force ! » Réellement, elle était envoûtée : « J’étais quelquefois, reprend-elle, en disposition de le gronder et de me plaindre, mais il m’en ôtait l’envie par des manières que je ne saurais dépeindre, tant il les a singulières ! » Toujours la singularité ! toujours le Dandysme !

VII


J e le répète, je n’ai eu à m’occuper aujourd’hui que de cette séduction de Lauzun, qui est une chose à part dans l’histoire des séductions humaines. Je n’ai donc point à parler de son arrestation et de sa mise à Pignerol… Mademoiselle resta séduite jusqu’à son dernier jour. Le mépris même que plus tard elle eut pour Lauzun ne put rien contre son ascendant. Il sortit de Pignerol. Il alla à Bourbon, puis à Amboise, puis enfin revint à la cour. Il revint sans masque. Il n’espérait plus le mariage et la séduction était accomplie. Il se montra tel qu’il était, joueur, libertin, hypocrite de dévotion, cupide, sans fierté et sans reconnaissance pour Mademoiselle, à l’instant où il la trompait et s’encolérait contre elle. Tout cela est hideux. Mais quelle puissance ! Mademoiselle voit tout, sait tout, « mais j’en avais trop fait, dit-elle, pour ne pas achever ce que j’avais commencé ».

C’est la fatalité de l’orgueil dans l’amour.

Elle l’acheva. Louis XIV permit à la fin le mariage secret, mais à quel prix ? Au prix de la moitié des biens de Mademoiselle, cédée à l’un de ses bâtards ! Hélas ! il continuait, dans cette histoire de Mademoiselle et de Lauzun, de n’être plus Louis XIV. Les Mémoires ne vont pas jusque-là. Ils s’interrompent brusquement, comme de honte ! Mais le lecteur entend déjà dans le lointain le mot qui traversera les siècles : « Henriette de Bourbon, ôte-moi mes bottes ! » dit à la cousine germaine du plus fier roi qui ait jamais existé.

Avouez que cette histoire, qui n’est qu’un épisode de l’histoire d’un Dandy anticipé, est aussi passionnante que les romans les plus inventés de ce temps ! et qu’elle a plus d’intérêt que l’analyse d’aucun d’eux !

  1. Je crois qu’il l’arrangea plutôt… Elle dut être hypocrite comme toute sa conduite. Il n’était pas homme à se fourrer de la cendre sur la tête comme un Juif dans l’affliction. S’il s’en mit, ce fut bien légèrement. Seulement l’œil de poudre d’un chagrin qui n’enlaidit pas et qui intéresse. Lauzun était trop Dandy de nature pour oublier l’effet extérieur. Les Dandys s’en préoccupent toujours. Rappelez-vous dans Stendhal (le Rouge et le Noir) le Dandy russe prescrivant à Julien Sorel la mélancolique cravate noire, toutes les fois qu’il remet à la femme de chambre de la personne qu’il aime les fameuses lettres auxquelles elle ne répond pas…