Alphonse Lemerre (p. 63-88).
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XI


O n touche vite, quand on écrit cette histoire d’impressions plutôt que de faits, à la disparition du météore, à la fin de cet incroyable roman (qui n’est pas un conte), dont la société de Londres fut l’héroïne et Brummell le héros. Mais, dans la réalité, cette fin se fit longtemps attendre. — À défaut de faits, ― la mesure historique du temps, ― qu’on prenne les dates, et l’on jugera de la profondeur de cette influence par sa durée. De 1793 à 1816, il y a vingt-deux ans. Or, dans le monde moral comme dans le monde physique, ce qui est léger se déplace aisément. Un succès continu de tant d’années montre donc que c’était bien à un besoin de nature humaine, sous la convention sociale, que répondait l’existence de Brummell. Aussi, quand plus tard il fut obligé de quitter l’Angleterre, l’intérêt qu’il avait concentré sur sa personne n’était pas épuisé. L’enthousiasme ne se détournait pas de lui. En 1812, en 1813, il était plus puissant que jamais, malgré les échecs que le jeu avait faits à sa fortune matérielle, la base de son élégance. En effet, il était fort grand joueur. On n’a pas besoin d’examiner s’il avait trouvé dans son organisme ou dans les tendances de la société qu’il voyait cette audace de l’inconnu et cette soif d’aventures qui font les joueurs et les pirates ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que la société anglaise est encore plus avide d’émotions que de guinées, et qu’on ne domine une société qu’en épousant ses passions. Outre les pertes au jeu, une autre raison, à ce qu’il semble, pour que Brummell déclinât, c’était sa brouillerie avec le Prince qui l’avait aimé et qui avait été, pour ainsi dire, le seul courtisan de leurs relations. Le Régent commençait à vieillir. L’embonpoint, ce polype qui saisit la beauté et la tue lentement dans ses molles étreintes, l’embonpoint l’avait pris, et Brummell, avec son implacable plaisanterie et cet orgueil de tigre que le succès inspire aux cœurs, s’était quelquefois moqué des efforts de coquette impuissante à réparer les dégâts du temps qui compromettaient le Prince de Galles. Comme il y avait à Carlton-House un concierge d’une monstrueuse corpulence qu’on avait surnommé Big-Ben (le Gros-Ben), Brummell avait déplacé le surnom du valet au maître. Il appelait aussi madame Fitz-Herbert Benina. Ces audacieuses dérisions ne pouvaient manquer de pénétrer jusqu’au fond de ces âmes vaniteuses, et madame Fitz-Herbert ne fut pas le seule des femmes qui entouraient le Prince héréditaire à s’offenser des familiarités de l’ironie de Brummell. Telle fut, pour le dire en passant, la cause réelle de la disgrâce qui frappa soudainement le grand Dandy. L’histoire de la sonnette, racontée d’abord pour l’expliquer, est apocryphe, à ce qu’il paraît[1]. M. Jesse ne s’appuie pas seulement pour la repousser sur la dénégation de Brummell, mais encore sur la vulgaire impudence (the vulgar impudence) qu’elle révèle, et il a raison ; car l’impudence était bien souvent dans le Dandy, mais la vulgarité n’y était jamais. Un fait d’ailleurs isolé, quelque expressif qu’il soit, ne vaut pas en gravité, pour motiver une disgrâce, les cent mille coups de dard d’aspic lancés par Brummell de sa façon la plus légère contre les affections du Régent. Ce que le mari de Caroline de Brunswick avait toléré, l’amant de madame Fitz-Herbert, de lady Conyngham, ne devait pas le supporter[2]. Et l’eût-il supporté encore, le favori eût-il impunément blessé les favorites, que le Prince, attaqué dans sa personne physique, son véritable moi, ne l’aurait pas souffert sans ressentiment. Le « Quel est ce gros homme ? » dit publiquement par Brummell à Hyde-Park, en désignant Son Altesse Royale, et une foule d’autres mots semblables expliquent tout, bien mieux qu’un oubli de convenances, justifié, du reste, par un pari.

Mais ni l’éloignement rancunier du Prince, ni les revers au jeu, n’avaient encore, vers cette époque (1813), ébranlé la position de Brummell. La main qui avait servi à son élévation, en se retirant ne l’avait pas fait tomber, et l’opinion des salons lui était demeurée fidèle. Ce ne fut pas assez. Le Régent vit avec amertume un Dandy à moitié ruiné lutter fièrement d’influence contre lui, l’homme le plus élevé de la Grande-Bretagne. Anacréon-Archiloque Moore, qui n’écrivait pas toujours sur du papier bleu-céleste, et dont la haine irlandaise savait trouver parfois le mot qui poignarde le mieux, mettait dans la bouche du Prince de Galles ces vers adressés au duc d’York et cités partout : « Je n’ai jamais eu de ressentiment ou d’envie de nuire à personne, excepté, maintenant que j’y pense, au beau Brummell, qui m’a menacé l’an dernier avec colère de me faire rentrer dans le néant, et d’introduire, à ma place, dans la fashion, le vieux roi George. » Ces vers offensants ne donnaient-ils pas raison au propos tenu par le roi des Dandys, sur le Dandy royal, au colonel Mac-Mahon : « Je l’ai fait ce qu’il est, je peux bien le défaire » ; et ne prouvaient-ils pas jusqu’à l’évidence combien le pouvoir d’opinion qu’exerçait ce Warwick de l’élégance lui appartenait en propre et à quel point il était indépendant et souverain ? Une autre preuve encore plus éclatante de ce pouvoir fut donnée, en cette même année 1813, par les chefs du club Watier, qui, préparant une fête solennelle, mirent en sérieuse délibération s’ils inviteraient le Prince de Galles, par cela seul qu’il était brouillé avec G. Brummell. Il fallut que Brummell, qui savait mettre de l’impertinence jusque dans ses générosités, insistât fortement pour que le Prince fût invité. Sans nul doute, il était bien aise de voir chez lui (puisqu’il était du Club) l’amphitryon qu’il ne voyait plus à Carlton-House, de se ménager ce face-à-face en présence de toute la jeunesse dorée de l’Angleterre ; mais le Prince, au-dessous de lui-même dans cette entrevue, oubliant ses prétentions de gentilhomme accompli, ne se souvint pas même des devoirs que l’hospitalité impose à ceux qui la reçoivent, et Brummell, qui s’attendait à opposer Dandysme à Dandysme, répondit à l’air de la bouderie par cette élégante froideur qu’il portait sur lui comme une armure et qui le rendait invulnérable[3].

De tous les clubs de l’Angleterre, c’était précisément ce club Watier où la fureur du jeu dominait le plus. Il s’y passait d’affreux scandales. Ivres de porto gingembré, ces blasés, dévorés de spleen, y venaient chaque nuit cuver le mortel ennui de leur vie et soulever leur sang de Normands, ― ce sang qui ne bout que quand on prend ou qu’on pille, ― en exposant sur un coup de dé les plus magnifiques fortunes. Brummell, on l’a vu, était l’astre de ce fameux club. Il ne l’aurait point été s’il ne se fût pas plongé au plus épais du jeu et des paris qu’on y tenait. À la vérité, il n’était ni plus ni moins joueur que tous ceux qui s’agitaient dans ce charmant Pandémonium où l’on perdait des sommes immenses avec l’indifférence parfaite qui, dans ces occasions, était pour les Dandys ce qu’était la grâce pour les gladiateurs tombant au Cirque. Beaucoup, ― ni plus ni moins que lui, ― éprouvèrent dans tous les sens la chance commune ; mais beaucoup aussi purent l’affronter plus longtemps. Quoique habile à force de sang-froid et d’habitude, il ne pouvait rien contre le hasard qui devait mater le bonheur de sa vie par la pauvreté de ses derniers jours. En 1814, les étrangers arrivés à Londres, les officiers russes et prussiens des armées d’Alexandre et de Blücher, redoublèrent la conflagration du jeu parmi les Anglais. Ce fut pour Brummell le moment terrible du désastre. Il y avait dans sa gloire et dans sa position un côté aléatoire par lequel l’une et l’autre devaient s’écrouler. Comme tous les joueurs, il s’acharna contre le sort et fut vaincu. Il eut recours aux usuriers et s’engouffra dans les emprunts : on a dit même, avec sa dignité ; mais rien de précis n’a été articulé à cet égard. Ce qui aurait pu autoriser quelques bruits peut-être, c’est qu’il était doué des qualités dangereuses qui relèvent, par la pose, jusqu’à la bassesse[4], et qu’il en abusa parfois. Ainsi, par exemple, on se souvenait de l’avoir vu accepter, dans ses gênes dernières, une somme assez considérable de quelqu’un qui voulait compter parmi les Dandys, en se réclamant de l’homme qu’ils reconnaissaient pour leur maître. Depuis, l’argent ayant été redemandé au milieu d’un cercle nombreux, Brummell avait tranquillement répondu à l’importun créancier qu’il avait été payé. « Payé ! quand ? » avait dit le prêteur surpris ; et Brummell avait répondu avec son ineffable manière : « Mais quand je me tenais à la fenêtre de White, et que je vous ai dit, à vous qui passiez : Jemmy, comment vous portez-vous ? » Une telle réponse traînait la grâce jusqu’au cynisme, et il n’en faut pas beaucoup de semblables pour que les hommes qui les entendent ne prennent plus la peine d’être justes.

Du reste, l’heure à laquelle on ne l’est plus pour personne, l’heure du malheur, allait sonner pour Brummell. Sa ruine était consommée ; il le savait. Avec son impassibilité de Dandy, il avait calculé, montre à la main, le temps qu’il devait rester sur le champ de bataille, sur le théâtre des plus admirables succès qu’homme du monde ait jamais eus, et il avait résolu de n’y pas montrer l’humiliation après la gloire. Il fit comme ces fières coquettes qui aiment mieux quitter ce qu’elles aiment encore que d’être quittées par qui ne les aime plus. Le 16 de mai 1816, après avoir dîné d’un chapon envoyé par Watier, il but une bouteille de bordeaux[5], — Byron en avait bu deux quand il avait répondu à la Revue d’Édimbourg par sa satire des Bardes anglais et des critiques écossais, ― et il écrivit, sans espoir et nonchalamment, comme un homme perdu tente le sort, cette lettre qu’on a déjà citée :

« Mon cher Scrope, envoyez-moi deux cents livres. La Banque est fermée et tous mes fonds sont dans le trois pour cent. Je vous rendrai cet argent demain matin. Tout à vous.

« Georges Brummell. »

Il lui fut répondu immédiatement par Scrope Davies ce billet, spartiate de laconisme et d’amitié :

« Mon cher Georges, c’est très malheureux ; mais tous mes fonds sont dans le trois pour cent. Tout à vous.

« Scrope. »

Brummell était trop Dandy pour se blesser d’un tel billet. Il n’était pas homme à moraliser là-dessus, dit spirituellement M. Jesse. Il avait jeté, par amour de joueur pour les décisions du hasard, une feuille sur l’eau, et l’eau l’emportait ! La réponse de Scrope avait une sécheresse cruelle ; mais elle n’était pas vulgaire. De Dandy à Dandy, l’honneur restait donc sain et sauf. Brummell fit une stoïque toilette et le soir même parut à l’Opéra. Il y fut ce qu’est le Phénix sur son bûcher et plus beau encore, car il sentait qu’il ne renaîtrait pas de ses cendres. En le voyant, qui aurait dit un homme foudroyé ? Après l’opéra, la voiture qu’il prit fut une chaise de poste. Le 17, il était à Douvres, et le 18 il avait quitté l’Angleterre. Quelques jours après ce départ, on vendit by auction et par ordre du shériff de Middlesex, l’élégant mobilier du Dandy (man of fashion) « parti pour le continent », ainsi que le disait le livre de vente. Les acheteurs furent ce qu’il y avait de plus à la mode à Londres et de plus distingué dans l’aristocratie anglaise. On comptait parmi eux le duc d’York, les lords Yarmouth et Besborough, lady Warburton, sir H. Smyth, sir H. Peyton, sir W. Burgoyne, les colonels Sheddon et Cotton, le général Phipps, etc., etc. Tous voulaient, et payèrent comme des Anglais qui désirent, ces reliques précieuses d’un luxe épuisé, ces objets consacrés par le goût d’un homme, ces frêles choses fungibles, touchées et à moitié usées par Brummell. Ce qui fut payé le plus cher par cette société opulente, chez laquelle le superflu était devenu le nécessaire, fut précisément ce qui avait le moins de valeur en soi, les babioles (the knick-knacks) qui n’existent que par la main qui les a choisies et le caprice qui les a fait naître. Brummell passait pour avoir une des plus nombreuses collections de tabatières qu’il y eût en Angleterre. On en ouvrit une dans laquelle on trouva, écrit de sa main : « Je destinais cette boîte au Prince Régent, s’il s’était mieux conduit avec moi. » Le naturel d’une pareille phrase la rend plus impertinente encore. Il n’y a que des fatuités de petite espèce qui manquent de simplicité.

Arrivé à Calais, « cet asile des débiteurs anglais », Brummell chercha à tromper l’exil. Il avait emporté dans sa fuite quelques débris de sa magnificence passée, et ces débris d’une fortune anglaise étaient presque une fortune en France. Il loua chez un libraire de la ville un appartement qu’il meubla avec une somptueuse fantaisie, et de manière à rappeler son boudoir de Chesterfield-Street ou ses salons de Chapel-Street, dans Park-Lane. Ses amis, s’il est permis de tracer un mot si sincère, car les amis d’un Dandy sont toujours un peu les sigisbées de l’amitié, fournirent aux dépenses de sa vie, qui garda longtemps un certain éclat. Le duc et la duchesse d’York, avec lesquels il s’était lié plus étroitement depuis sa rupture avec le prince de Galles, M. Chamberlayne et beaucoup d’autres, alors et plus tard, vinrent très noblement en aide au Beau malheureux, montrant ainsi, et plus éloquemment que jamais, la force d’impression qu’il avait exercée sur tous ceux qui l’avaient connu. Il fut pensionné par les hommes qu’il avait charmés, comme un écrivain, un orateur politique, le sont quelquefois par les partis dont ils représentent les opinions. Cette libéralité, qui n’emporte avec elle aucune idée dégradante dans les mœurs anglaises, n’était pas nouvelle. Chatham n’avait-il pas reçu une somme considérable de la vieille duchesse de Marlborough, pour un discours d’opposition, et Burke lui-même, qui n’avait pas la largeur de Chatham et qui faisait du bombast en vertu comme en éloquence, n’avait-il pas accepté du ministre, le marquis de Rockingham, une propriété qui le rendit éligible au Parlement ? Ce qui était nouveau, c’était la cause même de cette libéralité. On était reconnaissant au nom d’un plaisir senti comme au nom d’un service rendu, et l’on avait raison ; car le plus grand service à rendre aux sociétés qui s’ennuient, n’est-ce pas de leur donner un peu de plaisir ?

Mais il y eut plus étonnant encore que cet exemple d’une reconnaissance toujours rare. L’ascendant du Dandy n’était pas mort du coup de l’absence ; il survivait à son départ. Les salons de la Grande-Bretagne s’occupèrent autant de Brummell exilé que quand il était là, dictant ses arrêts à ce monde qu’on soumet quand on l’aime, mais qui écrase quand on le fuit. L’attention publique perçait le brouillard, franchissait la mer et l’atteignait sur l’autre rive, dans cette ville étrangère où il s’était réfugié. La fashion fit maint pèlerinage à Calais. On y vit les ducs de Wellington, de Rutland, de Richmond, de Beaufort, de Bedford ; les lords Sefton, Jersey, Willoughby, d’Eresby, Craven, Ward et Stuart de Rothsay. Aussi superbe qu’à Londres, Brummell conserva toutes les habitudes de sa vie extérieure. Un jour, lord Westmoreland, passant par Calais, lui manda qu’il serait heureux de lui donner à dîner, et que le dîner serait pour trois heures. Le Beau répondit qu’il ne mangeait jamais à cette heure-là, et refusa Sa Seigneurie. Il vivait, du reste, avec la monotone routine des Anglais oisifs sur le continent, et dans une solitude troublée seulement par les visites de ses compatriotes. Quoiqu’il n’affectât pas de hauteur aristocratique ou misanthropique, sa courtoisie avait si grand air qu’elle n’attirait pas beaucoup les hommes dont le hasard l’avait rapproché ; il restait étranger par le langage[6], et il le restait davantage par les habitudes de son passé. Un Dandy est plus insulaire qu’un Anglais ; car la société de Londres ressemble à une île dans une île, et d’ailleurs il ne faut pas être trop souple pour y paraître distingué. Cependant, malgré sa réserve un peu orgueilleuse[7], il résistait moins aux avances quand on les faisait sous les apparences d’un bon dîner. Son amour de la table, fin comme un goût et exigeant comme une passion, avait toujours été un des côtés les plus développés de son sybaritisme. Cette sensualité, assez commune chez les hommes spirituels, rendait sa vanité moins intraitable ; mais son incomparable aplombe couvrait tout. « Qu’est cela qui vous salue, Sefton ? » disait-il à lord Sefton dans une promenade publique ; et c’était l’honnête provincial chez lequel, lui, Brummell, dînait le jour même, qui le saluait.

Il habita Calais plusieurs années. Sous le vernis de cette vanité toujours en grande tenue, il cacha probablement bien des douleurs. Parmi toutes les autres il y en eut aussi d’intelligence. En effet, suprêmement homme de conversation, la conversation lui était devenue impossible[8]. Son esprit, qui avait besoin pour s’enflammer de l’étincelle de l’esprit d’autrui, demeurait sans ressource. Rude angoisse que Mme de Staël a sentie ! La pensée qu’il lançait son nom jusqu’à Londres, que les plus pimpants de ce monde qu’il ne hantait plus venaient de temps en temps lui apporter quelque souvenir mêlé d’une curiosité impérissable, ne suffisait plus pour le dédommager de ce qu’il avait perdu. Mais la vanité d’un Dandy, quand elle souffre, est presque de l’orgueil ; elle devient muette comme la honte. Qui a tenu compte de cela à l’homme frivole ? Ne sachant peut-être comment occuper des facultés désormais inutiles, il se jeta dans une correspondance avec la duchesse d’York, pour laquelle il peignit un écran très compliqué et dont il inventa les figures. À Belvoir, à Oatlands, partout le duc et la duchesse d’York l’avaient comblé ; mais depuis la trahison de la fortune, la duchesse lui avait montré un sentiment qui jette un reflet de sérieuse tendresse sur cette vie brillante et aride[9]. Brummell ne l’oublia jamais. Il paraît même que, sans l’amitié de la duchesse d’York, à laquelle il avait promis de ne point révéler ce qu’il savait de la vie intime du Régent, il aurait écrit des Mémoires et refait ainsi sa fortune ; car les libraires de Londres lui proposèrent des sommes immenses pour prix de ses indiscrétions. Ce silence très délicat, du reste (que la duchesse le lui ait fait garder ou qu’il l’ait gardé de lui-même), ne toucha pas beaucoup l’épais égoïsme de Georges IV. Quand il traversa Calais, il est vrai, pour aller visiter son royaume de Hanovre (1821), il laissa, avec la mollesse d’une âme blasée, arranger les choses autour de lui pour une réconciliation ; mais Brummell ne se prêta qu’à moitié à ces combinaisons officieuses. Comme la vanité ne nous lâche jamais, même sur la roue, il ne voulut point demander d’audience au Prince qui n’était qu’un Dandy fort inférieur à ce qu’il était, lui, à ses propres yeux. Placé sur le passage de George, il s’y tint avec une douloureuse contrainte. L’ancien convive de Carlton-House le vit sans l’espèce d’émotion qu’on trouve à revoir un compagnon de sa jeunesse, ― ce regret souriant du passé, poésie à l’usage des plus vulgaires. Dans un autre moment, comme on lui offrit une tabatière qu’il reconnut pour avoir fait partie de la fameuse collection de Brummell, il demanda qu’on le lui présentât et fixa l’heure de la réception pour le lendemain. Que serait-il arrivé s’il l’avait vu ? Le Roi de Calais, comme on disait de Brummell, serait-il retourné régner à Londres ? Mais le lendemain, des dépêches ayant forcé Georges IV d’avancer son départ, Brummell fut parfaitement oublié. Son peu d’empressement avait été au moins égal à l’indifférence du Prince. C’était une faute que cet indolent dégoût de toute avance vis-à-vis du roi d’Angleterre, quand on se place au point de vue de la politique de la vie ; mais, s’il ne l’avait pas commise, il aurait été moins Brummell[10].

Depuis, Georges IV ne reparla jamais du Dandy aperçu à Calais ; il retomba dans l’engourdissement des souvenirs. Brummell ne se plaignit pas ; il garda le ferme et discret silence qui est le bon goût de la fierté. Pourtant les événements qui suivirent eussent motivé, dans une âme plus faible, bien des récriminations. En très peu de temps, ses ressources d’Angleterre s’épuisèrent, les dettes vinrent, la misère aussi. Il allait commencer de descendre cet escalier de l’exil dans la pauvreté, dont parle Dante, et au bas duquel il devait trouver la prison, l’aumône et un hôpital de fous pour y mourir. La main qui l’arrêta encore sur les premières marches de cet horrible escalier fut une main royale, la main de Guillaume IV, dont le gouvernement créa une place de consul à Caen et la lui donna. D’abord maigrement rétribué, ce poste finit par ne plus l’être ; il s’effaça sous l’incapacité[11] dédaigneuse de Brummell à le remplir[12]. Plus tard même il lui fut ôté. Les gouvernements qui devraient classer les hommes, quand ils les placent à rebours de leur vocation, croient-ils avoir fait beaucoup pour eux ? Le temps que Brummell passa à Caen fut une des plus longues phases de sa vie. La Noblesse de cette ville montra, par l’accueil qu’elle lui fit et la considération dont elle l’entoura, que les ancêtres des Anglais étaient des Normands. Cela put lui adoucir, mais non lui épargner les angoisses qui déchirèrent ses derniers jours. M. Jesse a fait le compte de ces abaissements, de ces douleurs : nous, nous les tairons. Pourquoi les raconter ? C’est du Dandy qu’il est question, de son influence, de sa vie publique, de son rôle social. Qu’importe le reste ? Quand on meurt de faim, on sort des affectations d’une société quelconque, on rentre dans la vie humaine : on cesse d’être Dandy[13]. Laissons cela. Seulement, rendons cette justice à Brummell, qu’il le fut aussi avant qu’homme puisse l’être dans la pauvreté et dans la faim. La faculté qui chez lui dominait resta longtemps debout sur les ruines de sa vie. Les autres, qui n’existaient que pour soutenir celle-là en s’harmonisant avec elle, ne purent rien pour sa gloire et pas grand’chose pour son bonheur. Ainsi, il était poète. Il avait juste en lui le degré d’imagination nécessaire à un homme dont la vocation est de plaire ; mais ce qu’il a laissé de poésies, remarquable pour un Dandy, n’illustrerait pas un écrivain[14]. Nous n’avons donc point à nous en occuper. Dans cette étude d’homme si spécial à sa manière, tout ce qui n’est pas la vocation même, le doigt de Dieu sur l’intelligence, doit être laissé à l’écart.

  1. Voici l’histoire. Brummell aurait un soir, à souper, et pour gagner le plus irrespectueux pari, donné cet ordre au prince de Galles : « Georges, sonnez ! » en lui montrant la sonnette. Le prince, qui eût obéi, aurait dit au domestique qui entra, en lui désignant Brummell : « Menez à son lit cet ivrogne. »
  2. L’influence et même la plaisanterie de Brummell furent pour beaucoup dans l’éloignement du prince de Galles pour Caroline de Brunswick. On sait que cette fameuse première nuit de noces, passée par le prince sur un tapis au coin du feu, pendant que sa jeune femme l’attendait sous les plumes d’autruche du nid nuptial, avait été précédée d’un souper avec les Dandys. Ces hommes positifs n’aimaient pas le vaporeux sentimentalisme qui se matérialisa un peu depuis, mais qu’apportait alors Caroline dans ses bagages d’Allemande ; et d’ailleurs elle était la femme légitime dans le pays du bonheur conjugal officiel et des verseuses de thé ! Or, le Dandysme, qui aime l’imprévu et déteste la pédanterie des vertus domestiques, doit mieux aimer tous les malheurs par les maîtresses, que l’imperturbable bonheur public de lord et de lady Grey, par exemple, si vanté par Mme de Staël. Les Dandys, qui coudoient ces bonheurs légaux en Angleterre, n’ont pas et ne peuvent pas avoir les opinions de Mme de Staël, qui ne les rencontrait guère dans les salons de Paris. Ce qui fait la poésie, c’est la distance, et il faut bien que l’imagination ait toujours sa chimère à caresser ; mais quand la femme qui se peignit dans Corinne, qui aima D…, qui aima C…, qui aima T…, caresse celle-là, elle est moins dans la vérité du cœur et de l’imagination que les Dandys, et elle ravale Mme de Staël jusqu’à n’être plus que la fille de Mme Necker.
  3. Qui le faisait croire invulnérable serait peut-être mieux dit. Mais le beau soupir de Cléopâtre dans Shakspeare : « Ah ! si tu savais quel travail c’est que de porter cette nonchalance aussi près du cœur que je la porte ! » est étouffé dans la poitrine des Dandys. Ces stoïciens de boudoir boivent dans leur masque leur sang qui coule, et restent masqués. Paraître, c’est être pour les Dandys, comme pour les femmes.
  4. Ces qualités ont toujours entraîné ceux qui les eurent. Voyez, par exemple, Henri IV, le duc d’Orléans (le Régent), Mirabeau, etc., etc. Henri IV ne les avait qu’un peu, il est vrai ; mais le Régent les avait beaucoup, et Mirabeau énormément. Mirabeau mettait autant de fierté à secouer la fange, que le duc d’Orléans de gaîté et de grâce à en affronter les souillures. N’a-t-on pas vu celui-ci spiritualiser des coups de pied au derrière ?… et de quel pied ?… du pied de bouc de Dubois. Plus coupables en cela, ces profanateurs de facultés adorables, que Brummell ; car ils n’avaient pas comme lui, en face d’eux, une société puritaine ; ce qui explique tous les excès et justifie de bien des torts.
  5. Système physiologique anglais. Le courage moral se détermine comme le courage physique. Les Anglais sont de mauvais soldats s’ils sont mal nourris. La gloire de Wellington est d’avoir toujours été un excellent fournisseur.
  6. On sait la plaisanterie de Scrope Davies, à laquelle Byron fit l’honneur d’un écho dans un de ses poèmes : « Comme Napoléon en Russie, Brummell, apprenant le français, fut vaincu par les éléments. » C’est trop que cela, mais c’est une plaisanterie. Il resta, il est vrai, incorrect et Anglais dans notre langue, comme toutes ces bouches accoutumées à mâcher le caillou saxon et à parler au bord des mers ; mais sa manière de dire, corrigée par l’aristocratie, sinon par la propriété des mots, et ses manières de gentleman irréprochable, donnaient à ce qu’il disait une distinction étrange et étrangère, une originalité sérieuse, quoique piquante, et qui n’existait pas à ses dépens.
  7. Les Dandys ne brisent jamais complètement en eux le puritanisme originel. Leur grâce, si grande qu’elle soit, n’a point le dénoué de celle de Richelieu ; elle ne va jamais jusqu’à l’oubli de toute réserve. « À Londres, quand on est prévenant, dit le prince de Ligne, on passe pour étranger. »
  8. On parle plusieurs langues, mais on ne cause que dans une seule. Paris même pour Brummell n’aurait pas remplacé Londres. D’ailleurs Paris n’est pas plus le pays de la causerie que toute autre ville maintenant. La conversation y est à peu près nulle, et Mme de Staël n’aimerait plus guère son ruisseau de la rue du Bac. À Paris, on pense trop à l’argent qu’on n’a pas, et l’on se croit trop l’égal de tout le monde pour bien causer. On ne jette pas plus l’esprit par les fenêtres qu’autre chose. À Londres, les intérêts d’une fortune à faire agitent et dominent beaucoup d’esprits ; mais, à une certaine hauteur, on trouve une société qui peut penser à mieux que cela. Puis il y a des rangs, un classement (bon ou mauvais, ce n’est pas la question ici), et voilà ce qui fait mousser l’esprit en le comprimant. Dans une pareille société, il faut tant de finesse pour être impertinent et tant de grâce pour que les politesses donnent du plaisir ! Or, les difficultés créent les héros. Mais, à Paris, c’est trop facile que la vie de salon ; c’est entrer et sortir. Les écrivains, les artistes, qui devraient ranimer les sensations dans les autres et du moins avoir toujours sur leur esprit la limaille d’or de leurs travaux, sont dans le monde aussi éteints que les gens médiocres. Fatigués de penser ou de faire semblant toute la journée, ils y viennent le soir se délasser à écouter la musique qui les fait rêver comme des fakirs, ou à prendre du thé comme des Chinois. Je ne connais qu’une exception…

    Brummell vint à Paris ; mais il n’y resta pas. Qu’y eût-il fait ? Il n’avait plus le luxe qui l’aurait rendu charmant, eût-il été bête et laid autant que le prince T..... Il n’avait que des manières dont le sens se perd de plus en plus tous les jours. On n’eût rien compris au passé d’un pareil homme : triste impression pour lui, et pour les autres triste spectacle ! Mme Guiccioli en a donné un pareil, et pourtant c’était une femme, et quand il s’agit d’une femme, il y a toujours du sexe et des nerfs dans nos opinions.

  9. Ce sentiment est singulier. L’amitié n’existe pas entre les femmes (pourquoi la vérité n’est-elle pas toujours originale ?), et un Dandy est femme par certains côtés. Quand il ne l’est plus, il est pis qu’une femme pour les femmes ; c’est un de ces monstres chez qui la tête est au-dessus du cœur. Même en amitié, c’est détestable. Il y a dans le Dandysme quelque chose de froid, de sobre, de railleur et, quoique contenu, d’instantanément mobile, qui doit choquer immensément ces dramatiques machines à larmes pour qui les attendrissements sont encore plus que la tendresse. Dans l’extrême jeunesse, par exemple, l’odieux puritanisme les choque moins. Les jeunes hommes très graves plaisent aux très jeunes personnes. Dupes d’une pose et bien souvent d’un embarras qui se guinde pour n’être pas aperçu, elles rêvent la profondeur devant le vide. Avec un Dandy, devant la légèreté de l’esprit elle rêvent cette autre légèreté dont les mères parlent, en pinçant le bec, devant leurs filles. Malgré cela pourtant, ― et peut-être à cause de cela, car elles ne dominent pas qui les domine, ― elles peuvent très bien aimer d’amour un insupportable Dandy ; et, en général, qui ne peut-on aimer d’amour dans la vie ? Mais il ne s’agit ici que d’amitié, c’est-à-dire encore plus d’un choix que d’une sympathie.
  10. On pense involontairement aux vers divins (dans le Sardanapale) :

    If ................ thou feel’st an inward shrinking from This leap through flame into the future, say it : I shall not love thee less ; nay, perhaps more, For, yielding to thy nature…

    « Si tu ne peux sans froide horreur songer à te lancer dans l’avenir à travers ces flammes, dis-le : je ne t’en aimerai pas moins, oh ! non, et peut-être t’en aimerai-je davantage, pour avoir cédé à ta nature. »

  11. L’impossibilité dédaigneuse serait plus juste.
  12. Il lui fallait des hommes à séduire, et on lui donna des affaires à régler. Si le caprice, si le bonheur fou de la moitié de sa vie ne l’avaient pas rendu impropre à tout ce qui est fonction et devoirs publics, il y avait peut-être en lui des facultés de diplomate que l’on pouvait utiliser. On dit peut-être ; on n’appuie pas. Lord Palmerston a trop montré ce que le Dandysme peut devenir en politique, lorsqu’il est seul. Henri de Marsay est une bien tentante fantaisie ; mais c’est une destinée faite par un poète. On ne dit pas qu’il soit impossible ; mais c’est le moins possible des héros de roman.
  13. Cessa-t-il même de l’être jamais ?… Un jour, un Vénitien qui se contentait d’être alors le Casanova de la musique et qui en est devenu le Gustave Planche, ― M. P. Scudo, présentement de la Revue des Deux Mondes, ― donnait à Caen un de ses concerts dans lesquels, comme mime et comme musicien, il dépensait un esprit à camper le tétanos aux imbéciles, si les imbéciles étaient nerveux. Il voulut avoir à sa soirée le Dandy exilé qui était encore une puissance rue Guillebert. L’ayant rencontré chez un ami, il l’invita, et tirant de sa poche son paquet de billets (à peu près trois cents) il l’ouvrit comme un jeu de cartes pour lui en offrir quelques-uns, quand souverainement, et avec la simplicité d’un Dandy à qui le monde appartient, Brummell les prit tous d’un seul geste ! « Il ne les paya jamais, dit M. Scudo, mais cela fut admirablement exécuté, et j’eus, pour mon argent, une idée de plus sur l’Angleterre. »

    C’est à peu de temps de là que Brummell devint fou, et comme le Dandysme, plus fort que sa raison, avait pénétré l’homme tout entier, sa folie se timbra de Dandysme. Il eut la rage de l’élégance au désespoir. Il n’ôtait plus son chapeau dans la rue quand on le saluait, de peur de déranger sa perruque, et il rendait le salut de la main comme Charles X. Il vivait à l’hôtel d’Angleterre. À certains jours, et au grand étonnement des gens de l’hôtel, il ordonnait qu’on lui préparât son appartement comme pour une fête. Lustres, candélabres, bougies, fleurs en masse, rien n’y manquait, et lui, sous le feu de toutes ces lumières, dans la grande tenue de sa jeunesse, avec l’habit bleu Whig à boutons d’or, le gilet de piqué et le pantalon noir, collant comme les chausses du XVIe siècle, se tenant au centre, il attendait… Il attendait l’Angleterre morte ! Tout à coup, et comme s’il se fût dédoublé, il annonçait, à pleine voix, le prince de Galles, puis lady Connyngham, puis lord Yarmouth, et enfin tous ces hauts personnages d’Angleterre dont il avait été la loi vivante, et croyant les voir apparaître à mesure qu’il les appelait, et changeant de voix, il allait les recevoir à la porte, ouverte à deux battants, de ce salon vide, par laquelle ne devait, hélas ! passer personne ce soir-là, ni les autres soirs, et il les saluait, ces chimères de sa pensée ; il offrait le bras aux femmes, parmi tous ces fantômes qu’il venait d’évoquer et qui, certes ! pour revenir à ce raout du Dandy déchu, n’auraient pas voulu quitter, un seul instant, leurs tombes. Cela durait longtemps… Enfin, quand tout était plein de ces fantômes ; quand tout ce monde de l’autre monde était arrivé, voilà que la raison arrivait aussi et que le malheureux s’apercevait de son illusion et de sa démence ! et c’est alors qu’il tombait accablé dans un de ces fauteuils solitaires et qu’on l’y surprenait fondant en pleurs !

    Mais, au Bon-Sauveur, ses folies furent moins touchantes. Le mal empira et prit un caractère de dégradation qui sembla une revanche de l’élégance de sa vie. Impossible de rien raconter… Affreuse ironie du terrible Railleur, caché au fond des choses, qui finit par avoir son tour dans la vie légère de ceux qui ont le plus raillé ! Le pavillon du Bon-Sauveur fit payer à Brummell le pavillon de Brighton. Il aura passé entre ces deux pavillons.

  14. M. Jesse, que désormais il faudra toujours nommer quand il s’agit de Brummell, a cité dans son livre des vers du célèbre Dandy. Brummell les avait écrits sur un très bel album où Sheridan, Byron, Erskine même, avaient écrit les leurs. Ce ne sont point des vers d’album, quelques lignes tracées à la hâte, mais des pièces assez étendues et d’un certain souffle d’inspiration.