Drames de la vie réelle/Chapitre XXVIII

J. A. Chenevert (p. 87-88).

XXVIII


Nous devons maintenant, pour qu’il n’y ait pas de lacunes dans le récit de cette véridique histoire, nous transporter, dix ans après le meurtre du mari de Julie, à la Nouvelle-Orléans, où l’assassin que nous avons connu avait dit qu’il se rendait, et où, de fait, il s’était rendu.

Son confrère de Saint-Ours avait honnêtement rempli le devoir que le misérable lui avait imposé, et après avoir réalisé le plus possible, il avait fait parvenir à l’adresse indiquée le produit net de la vente des biens du misérable, ce qui ne constituait pas une grosse somme, mais avait permis toutefois à ce dernier de vivoter pendant quelque temps, ignoré. Mais survint la misère noire, que l’abus de l’opium et la débauche la plus dégoûtante avaient accélérée.

Il avait fait la connaissance d’un avocat de Trois-Rivières, réfugié à la Nouvelle-Orléans, et fugitif de la justice pour le vol d’un harnais ; lui aussi avait eu une aventure d’amour, mais il n’était pas un scélérat de la trempe du misérable que nous connaissons.

Tous deux se réunissaient dans un bar suspect, où ils se livraient à une débauche inouie. Ils se gardaient bien de confidences réciproques, car les gueux sont prudents et agissent souvent, contrairement à la chanson qui dit qu’ils s’aiment entre eux. Ils devinaient, par instinct, qu’ils étaient deux criminels, et du reste, leur genre de vie actuel le leur révélait sans besoin de confidence, malgré la torpeur de leur conscience.

Cependant, les ravages physiques se faisaient plus vite chez l’assassin que chez le voleur, cela s’explique, bien que la débauche fût quasi égale. Aussi, un jour, l’assassin du mari de Julie fut trouvé dans la misérable chambre qu’il occupait, dans un état d’inconscience presque complète.

Il était horrible à voir, ses joues étaient flasques, avachies, terreuses ; sa lèvre inférieure pendait, agitée par des tremblements nerveux, ses mains étaient crispées, ses prunelles néanmoins étincelaient d’un feu tragique, — on aurait dit de petits soupiraux dont le crâne dénudé était l’enfer ! L’ensemble de la physionomie faisait horreur. Ce fut en cet état que le maître du bouge, qui cumulait en même temps les fonctions de barbier, inquiet de ne pas le voir venir prendre ses rares repas, le trouva. Le misérable n’était pas tout à fait inconscient ; en entendant l’exclamation d’horreur du barbier qu’il reconnut, le sang lui afflua au cerveau, et il devint si rouge tout à coup, que le barbier en prit frayeur et courant en bas, en marmotant : « C’est une attaque d’apoplexie ; il faut que je le saigne. » Oe barbier était parfois aussi docteur, pratiquant pour les besoins du bouge ; mais en revenant avec sa lancette et de l’aide, il constata que le malheureux avait été foudroyé, et qu’il était mort.

Vers le même temps, décédait à William Henry (Sorel) notre saint prêtre, à l’âge de 80 ans, entouré du respect général et pleuré de tous. Ses restes reposent dans l’église de Sorel.

Qui sait si, auprès du Dieu miséricordieux, cette sainte âme ne mérita pas le pardon de celle du misérable à qui il avait dit : « Fuyez malheureux… évitez l’échafaud !… puissiez-vous vous repentir ! »

Il avait échappé à l’ignominie méritée du gibet. Qui sait si le repentir ne vint pas, au dernier moment, lors de sa terrible agonie, réalisant ainsi, en entier, le vœu charitable du ministre de Dieu !…

En tout cas, il était mort privé de ressources ; sa carcasse fut enterrée dans un champ, et le digne aubergiste — barbier et docteur — s’étant dit, qu’après tout, il aurait tort de ne pas se faire rembourser les dépenses qu’il avait encourues, dévoila pour quelques deniers le lieu où il avait déposé ces ignobles restes, à une école de médecine ; si la science n’était pas alors un vain mot, elle a dû dévoiler au porteur du scalpel que le sujet avait dû être un scélérat de la pire volée…