A. Méricant (p. 97-215).

Deuxième Partie

I

Je ne t’ai jamais vue. J’ignore tout de toi.

Es-tu blonde, idéalement blonde, ta chevelure a-t-elle des rayons lumineux et chauds comme ceux du soleil ?

Es-tu brune ? les ondes qui frissonnent en nappes ténébreuses sur ta chair mate ont-elles le noir et le mystère des gouffres mortels ?

Es-tu rousse ? les torsades qui s’enroulent à ta nuque ont-elles des reflets fauves de chrysanthème et l’âcre parfum des fleurs doucement vénéneuses ?

Ou blonde, ou brune, ou rousse, — toi, encore dans la brume, — tu es belle, très belle, la plus belle des femmes.

La plus belle — pour moi.

Et c’est même trop peu. Je ne te ferai pas l’injure d’oser te comparer aux autres, d’opposer ta splendeur à leurs gloires. Non, toi, tu es l’unique, l’aimée, l’idolâtrée.

Toi ?

Toi qui seule, là-bas m’appelle et me désire. Tu me cherches partout. Quand donc, nos yeux émus trouveront-ils leur joie !…

Tu ne m’as jamais vu, encore, et tu ignores tout de moi. Mais pourtant tu me connais déjà. Partout, tu m’as cherché, dans la rue, dans les rêves ; et tu m’as appelé à ces heures de tristesse où l’on a l’âme mourante, où les yeux se mouillent de larmes, où l’on se désole, où l’on maudit presque la vie, parce que le cœur palpite, se débat, se dresse pour l’amour — mais sans être exaucé.

Es-tu vierge ?…

Peut-être. Alors tu me désires, tu veux être initiée par moi et balbutier, réfugiée dans mes bras, les premiers émois de ton cœur qui s’éveille et les premières joies de la chair qui se tord.

J’ai hanté, très souvent, tes nuits, tes insomnies. Et la voix qui chuchote, à tes oreilles, des mots si légers, si menus, qui te font tressaillir d’espoir ou d’épouvante, c’est la mienne, apprends-le, ma douce, douce amie.

As-tu connu déjà l’étreinte ; et, dans l’extase de la chair et de l’âme, es-tu montée au ciel ?

Eh bien ! je t’apprendrai d’autres joies ; le passé mourra, s’effacera, si banal et si froid !

Car c’est le sort, hélas ! de nos amours anciennes, de périr, de tomber dans l’éternel néant, dès que surgit, lumineuse et superbe, la passion nouvelle. Et la cendre même des baisers d’hier, la cendre des flambées triomphales s’éparpille aux vents tumultueux qui viennent attiser un nouvel incendie.

Vierge, tu oublieras les tout premiers envols de ton cœur ignorant qui essayait ses ailes en des flirts innocents ou frôleurs, pour n’aimer plus que moi.

Amoureuse, tu renieras les amants d’hier, tu auras même contre toi des révoltes et tu voudras laver ta chair des traces que leurs lèvres y ont posées. Souvent, tu pleureras, regrettant de ne pas avoir gardé pour moi les prémices de ta fleur.

Mais voici que déjà le frisson te caresse, rôde autour de ta nuque, érige la pointe de tes seins, comme un imperceptible et doux chatouillement. Ta bouche est plus humide et s’entr’ouvre en quête d’un baiser. Une angoisse t’énerve et te descend aux lombes. Tandis que ton œil se clôt à demi, c’est ton âme qui écoute mon murmure et comprend que, pour toi seule, je m’acharne à trouver des paroles très tendres, harmonieuses comme une musique de rêve chantant, une sérénade charmeuse et caressante…

Ferme à demi tes yeux, tes beaux yeux adorés. Écoute les câlineries qui résonnent près de toi comme un écho lointain. Le passant qui chantait sous ta fenêtre, trop tôt s’est éloigné ; mais l’on entend toujours, là-bas, ses mélodies ; l’air est tout imprégné de douceurs et de troubles. autour de toi, mes mots de tendresse et d’amour ne cesseront plus désormais de te dire combien tu es chérie, et combien adorée.

C’est le premier frisson, un rien, un peu de songe qui est entré en toi…

… Il n’en sortira plus…

Je ne te connais pas. Tu ne sais rien de moi. Pourtant nous nous aimons — éperdument déjà.

Je t’ai vue dans mon rêve, cette nuit. Oh ! si peu…

C’était dans un grand parc, automnal, indécis. Des brumes se mêlaient aux arbres et faisaient des voiles de blancheur féerique et diaphane. Dans un lointain très proche, j’ai vu ta silhouette, — une forme très vague, un corps qui s’estompait mollement, à peine dessiné. C’était une ombre vague qui passait dans un crépuscule. Mais je t’ai reconnue pourtant, Toi, la chère, l’unique.

Et cette vision n’était pas un mensonge, un leurre qui s’enfuit et se meurt au réveil.

Je suis de ceux qui croient, avec la confiance sûre des vrais croyants, en l’amour tout-puissant.

Je sais que notre Dieu nous envoie ces présages, lorsque là-haut, dans son infinie bonté, il lie — pour quelques jours, quelques mois, ou toujours ! — deux tendresses, et prédestine la maîtresse à l’amant.

Il t’a promise à moi. Il m’a donné à Toi. Mais avant que nos lèvres s’unissent dans la joie, nous prolongerons l’attente ; et longtemps, très longtemps nous n’aurons que des frissons, ces riens si exquis, si troublants, si délirants parfois.

Moi, je murmurerai mes douces litanies. Et seule, dans ton lit, la chair émue, vibrante, tu écouteras les paroles lointaines, et tu frissonneras de tendresse et d’espoir…

II

Et voici que déjà tu m’attends, tu m’appelles.

Ce n’est pas dans les nuits seulement, les nuits de fièvres folles où ton corps éperdu qui jaillit vers l’amour dresse toutes ses fleurs vers mes lentes caresses ; ce n’est pas dans le songe où, les yeux clos, tu vas en des pays — réels peut-être — pays charmants de lumière très douce et très pâle sous des bosquets fleuris, des nids embaumés pour l’étreinte des amants ; non, ce n’est pas surtout à ces heures nocturnes que tu me désires, et que tes seins pantellent, gonflés de chaudes sèves, tout prêts à se ruer vers ma chair passionnée.

Souvent, c’est le matin, à l’éveil.

Dans ton lit frissonnant et tiède, où tu es seule, tu me veux. Je te veux aussi. Nos désirs, à travers l’espace, se joignent, et nos cœurs battent, s’angoissent, jouissent et souffrent des mêmes palpitations.

Tu murmures alors. — Pourquoi n’est-il pas là, tout près, mon doux ami, lui que tant je chéris, que je n’ai jamais vu, que je ne connais pas ?… Oh ! si, je le connais. Je sais que ses baisers couleront en torrents, de mes yeux à mes lèvres, et qu’ils pénétreront en moi, pour m’incendier et me réjouir toute !

Et je soupire. — Pourquoi n’est-elle pas enliée à mes bras, et, comme une liane, attachée à mon corps ? Pourquoi mes lèvres n’ont-elles pas les pétales rouges de cette fleur, sa bouche, et les fruits abondants de ses seins ? Oh ! pourquoi ? Maudit ce temps perdu, où nos âmes, nos chairs se cherchent, se poursuivent et parfois désespèrent de se trouver jamais…

Temps perdu !… Non… Ces heures d’attente qui paraît si longue, d’espoir qui semble inaccessible, ces heures de prélude nous préparent des joies indicibles, nous accumulent des trésors d’amour, nous font une réserve inépuisable de baisers et d’extase.

Oui, toutes ces caresses, qui le jour et la nuit voudraient éclore et s’épandre, elles demeurent dans les sillons profonds et fermés de nos cœurs, dans les guérets brûlants et bouillants de nos corps, pour s’épanouir avec abondance, dès le jour fortuné où ta main se tendra vers la mienne, où tes lèvres éclateront, ainsi qu’un bouton de rose.

Comme il sera exquis notre roman d’amour !

Mais ne trouves-tu pas qu’il est aujourd’hui délicieusement vivant, et passionnant, et troublant, — troublant surtout avec son mystère, ses rêves, — rêves hantés de tant de baisers, de frissons, d’extases qui ne s’achèvent pas et gardent toute leur fougue ?

Dans la brume indécise et crépusculaire où je t’ai déjà vue, ou devinée plutôt blonde, idéalement blonde, — ou brune aux chairs très mates — ou rousse fleur d’automne — je te revois encore. Tu n’es plus la silhouette qui passait au hasard, promeneuse coquette si joliment vêtue d’un costume nébuleux ; mais l’amoureuse, tendre, couchée sur des velours brouillés, alanguie dans de blancs flocons de neige, des dentelles, bacchante vaporeuse, imprécise, légèrement estompée — pareille à ces vieux pastels dont le temps dispersa les poudres, les couleurs : l’œil ne distingue pas tout d’abord le dessin, mais à la longue il retrouve des formes, des reliefs, reconstitue le corps de la Nymphe qui se baigne, à la source, sous les arbres épais…

À toute heure du jour, mes rêves sont hantés par toi, ma très aimée… Quand je suis par les rues, j’espère que je vais t’apercevoir enfin : ne me cherches-tu pas aussi, à la même heure ?

Des décors plus charmeurs m’attirent. C’est là plutôt que j’aimerais te voir pour la première fois…

Le Bois, notre grand bois parisien, cet automne, a des aspects nouveaux, presque mythologiques. Je sais des coins jolis, loin des allées trop foulées, trop piétinées ; les jeunes acacias y font pleuvoir, le matin, avec les gouttes de rosée, des feuilles mortes qui sont encore vertes ; quelques chênes découpent, sur le fond bleu du ciel, leurs dernières frondes d’or, artistement déchiquetées ; et des ruisseaux serpentent, lentement ; et des lierres s’accrochent aux vieux troncs ; et des bancs solitaires, que rouillent des mousses vieillies, offrent leurs refuges…

Oh ! j’aimerais, ma mie, t’apercevoir soudain, là-bas, dans ces solitudes. Mon cœur s’arrêterait débattre, je n’oserais tout d’abord avancer. Et tu t’approcherais doucement, tes beaux yeux à demi clos, et perdus dans leur rêve encore. Mais soudain ils me diraient l’émoi de ton cœur frissonnant qui me reconnaît, moi l’inconnu, et tremble en se disant : « C’est lui, oui, c’est lui, mon aimé ! »

Alors j’irais à toi. Nos mains s’enlaceraient, se prendraient, s’aimeraient à ce premier contact. Et ce mot, ce mot seul troublerait le silence :

— Toi !

— Toi !


Et ce seul mot troublait le silence :
« Toi ! »

Puis aussitôt, nos bouches anxieuses, nos bouches affamées, ne pouvant contenir l’élan qui les emporte l’une à l’autre, joindraient leur baiser infini, leur baiser de fiançailles amoureuses. Et nos lèvres ouvertes se mêleraient, boiraient des sucs troublants, se plongeant dans l’ivresse, si lourde, si parfaite du premier baiser ! Et ta langue, déjà voluptueuse et douce, allumerait en moi le fou désir d’étreindre ton corps énamouré, ton beau corps qui bientôt se manifestera dans sa magnificence toute nue et triomphante !…

Mais ce n’est aujourd’hui que le jour des beaux rêves, des rêves fous, — hantés par ton image, par Toi…

III

Depuis ce premier jour déjà lointain, où tu m’es apparue, dans la magie d’une radieuse évocation, à toute heure s’accroît ma tendresse. Mon désir s’exaspère, et maintenant je suis pareil au fauve en mal d’amour qui court par les déserts brûlants et ravagés, hurlant dans les nuits, clamant sa rage féroce et sa désolation de ne pas rencontrer celle qui par ses doux baisers apaiserait le feu suppliciant du rut.

Oui, je suis le rôdeur des nuits parisiennes qu’on aperçoit, tantôt courant, tantôt fondu dans l’ombre d’un arbre ou d’un monument, qui semble guetter une proie.

Oh ! la chère, oh ! la bonne, oh ! la douce proie, celle que mon désir traque — hélas, hélas, en vain !

Parfois, à ma fenêtre, j’espère ta venue.

Qui sait ? le Dieu d’amour qui t’a fiancée à moi, et qui brûle ton corps des mêmes fièvres exaspérantes, peut-être va-t-il guider ta marche incertaine et inconsciente vers mes yeux qui t’attendent, et te reconnaîtraient, sans hésiter, entre cent, entre mille, ô Toi que je n’ai jamais vue.

Oui, lorsque mes regards verront, là-bas très loin, très loin, ta silhouette indécise, — blonde, idéalement blonde, — brune, oh ! mystérieuse, — ou rousse, aux ondes d’or, aux parfums vénéneux, — mon cœur s’agitera en bonds tumultueux, et me dira : « C’est elle, elle, la bien-aimée, la prédestinée, la reine de ta vie ! »

Et les passantes vont, reviennent ; aucune ne m’émeut, ne me fait tressaillir. Des heures, des heures, je reste ainsi à t’attendre, à te chercher dans la rue, du haut de cette pauvre Tour d’amour qu’est mon balcon,

Puis, le noir envahit la ville. C’est le soir. Dans la fausse clarté des phares du trottoir, je devinerais encore ton ombre — qui ne m’apparaît pas.

Alors, cette nuit encore, j’errerai, comme un fou…

Je descends. Mon attente s’angoisse et se lamente.

Ne suis-je pas absurde ?… Mon espoir n’est-il pas un leurre, un songe creux, et vais-je couler mes jours, désormais, à vivre ainsi, hanté par l’idée fixe de t’aimer, Toi que je ne connais pas ?

Oui, par instants, je doute. Je veux t’enlever mon cœur, te voler mon amour.

Efforts criminels, inutiles, qui me prouvent la certitude et la réalité prochaine de mon espoir.

Et Toi, tu les connais aussi ces heures de souffrance, d’incroyance, de désespoir. Comme moi, tu te révoltes, et pleures, et te convulses…

La nuit, quelquefois, j’entends dans le silence une voix pleurante et dolente qui m’appelle. C’est une voix lointaine, un murmure à peine : mais j’entends distinctement tes appels passionnés, tes soupirs, tes sanglots. Alors, je me précipite, au hasard, à travers la ville, et pour que tu me saches près de toi, je crie, à pleins poumons, comme un dément, je te crie ; Me voici ! J’accours ! C’est moi ! Ô Toi !

Et je crois que tu vas m’apparaître alors, vision blanche et radieuse, dans l’ombre des hautes maisons qui dressent leurs murailles formidables et hostiles, ces maisons qui me dérobent et m’emprisonnent ma bien-aimée.

Et ma chair en délire, ma chair affamée entend parfois l’invitation des marchandes d’amour, les suit quelques minutes, pénètre parfois dans les somptueuses maisons de luxure. Mon esprit égaré surmonte sa folie et pense : Elle est peut-être ici, dans ces lieux impurs, pauvre victime de la destinée, condamnée sans amour à jouer tous les simulacres de la passion.

Je me laisse entraîner dans les salons dorés, où s’offrent nues, rieuses, des douzaines de femmes ; et mon œil hagard, mon œil fou les inspecte. Je semble un libertin qui s’attarde joyeusement, et se repaît de cette orgie de gorges provocantes, de cuisses abondantes, de croupes complaisantes.

Pourtant, je n’examine que les yeux… leurs yeux bêtes, où se figent le rire et l’imbécilité, leurs yeux où peut-être je découvrirai la flamme divine qui luit dans tes chers yeux, ô Toi, Toi que j’ose chercher là, oui là, même dans ces enfers, pour te sauver et te relever jusqu’aux ciels de l’amour !

Mais bientôt je m’enfuis, poursuivi par les rires haineux et les insultes de celles qui croient que je ne les ai jugées ni assez belles ni assez tentantes, pour une heure de spasmes.

Les rues maintenant sont désertes ; la nuit s’avance. Cependant quelques lumières pâles et mystérieuses, là-haut, dans le noir des maisons, trouent la ténèbre de leur clarté tremblante.

Est-ce toi qui m’attends, derrière les vitres ? Il me semble qu’une forme s’agite, me fait un signe. Et j’attends, des heures, pensant que la fenêtre va s’ouvrir et que tu me crieras :

— Ô toi que j’attendais et que j’appelais, je te veux près de moi, viens, accours dans mon lit !

Mais la fenêtre ne s’ouvre pas. La lumière là-haut reste immobile ; et la maison muette ne s’entr’ouvrira pas !

Au matin, brisé, exténué, je me décide enfin à ne plus espérer. Et je rentre, le cerveau lourd, les jambes mortes. Un sommeil écrasant m’accable. Et seulement alors, un rayon vient à moi. Car, dans mon songe, je t’entrevois enfin, ô Toi, ma très-aimée : ta caresse descend vers moi, tes seins frôlent ma chair.

Pourtant, à mon réveil, quand je veux évoquer ton image chérie, me ressouvenir de ton visage, ô blonde, ô brune, ô rousse, que je ne connais pas encore, puisque je ne sais dire si tes yeux sont d’azur céleste ou de noir mystérieux — la vision ne jaillit pas, splendide et magnifique… non, je ne te vois plus… tu n’es plus qu’une forme imprécise et pâle, un fantôme évanoui…

Quand te verrai-je donc et t’aimerai-je, mieux que dans mes sommeils, ô Toi, Toi que j’attends ?…

L’automne déjà n’est plus. L’hiver bientôt s’achève. Les mois passent. Tu ne viens pas.

IV

Oh ! Toi, Toi que j’attends, que j’aime, tu seras magnifiquement chérie, triomphalement portée dans les suprêmes joies. Mes caresses seront très aiguës et très douces, elles entreront profondément en toi. Et ta chair connaîtra des délices inouïes, parmi nos frénésies d’extases, de baisers. De mes lèvres brûlantes, jailliront des sources inépuisables qui ruisselleront de ta nuque à tes pieds, envelopperont tes reins, baigneront les mystérieuses corolles d’amour. Les nuits seront trop courtes ; l’aube nous surprendra au milieu de nos gloires, célébrant le bonheur et le charme de s’aimer héroïquement.

Mais si j’espère toujours, j’ai des heures de doute et de désespérance. Tu tardes tant, ô Toi, à venir près de moi. Je te cherche pourtant. Je m’abandonne aux hasards, croyant qu’ils me guideront vers ma Bien-Aimée. Oui, je vais, les yeux presque clos ; je franchis les barrières de la ville, je rôde sur des sols champêtres, très loin ; et dans ces déserts des banlieues, perdu, désorienté, j’ai des mirages exquis, des mirages décevants, mais suaves, de nos joies futures.

Des paysages sales et galeux se parent de beauté, s’éclairent de rayons.

C’est que je t’y vois déjà, ma chère amante, réfugiée dans mes bras, et toute secouée par la tendresse et la volupté.

Tes yeux, tes grands yeux clairs et câlins me disent leur désir inépuisable et fou.

Nous prolongeons quelques instants encore l’attente qui fut si longue. Je ne veux pas si tôt te dépouiller de tes vêtements pour cueillir le parfum de ta chair tiède. À travers les étoffes, mes mains se plaisent et se promènent ; elles reconnaissent les formes adorables, les lignes pures, les reliefs somptueux de la gorge et des hanches.

Et nos lèvres se joignent, nos bouches s’entrelacent ; je bois une liqueur ambrée et poivrée que le baiser profond fait jaillir en perles rares et précieuses. Je me délecte, et je m’enivre, et je lutte : tes dents veulent m’interdire, par instants, de m’abreuver ainsi aux nectars de ta bouche. Mais je suis le plus fort, je triomphe, je pille, et je suis radieux. Tu me presses plus fort contre ta gorge, je sens la palpitation frémissante de tes seins ; alors, nous ne résistons plus à la tentation divine.

Maintenant, te voici, timide et frissonnante ; mes mains ont arraché les robes, la chemise. Toute nue, dans l’éclat de la splendeur enchanteresse, je ne me lasse plus de te contempler. Ta beauté me ravit : plus belle que mon rêve, tu m’offres des trésors abondants et superbes. Ta souple chevelure où mes mains et mes lèvres se plongent, ton visage imprégné d’amour et de volupté, ta gorge qui s’agite, tes jambes qui se tordent, tes hanches qui pantellent, tout ce corps blanc et rose m’émerveille, m’affole. Pour un pareil régal, deux lèvres, c’est trop peu !

Or, pour te mieux saisir, pour te mieux enserrer, mes bras se tendent, et c’est le vide qu’ils étreignent. Le mirage s’efface. Je me retrouve seul, assis sur un vieux banc de pierre, dans le parc de Versailles, ou couché sur les gazons humides des bois de Vaucresson…


Je me retrouve seul, sur les gazons humides,
et te cherche partout…

Je te cherche partout. Où donc te caches-tu ? Tu ne te caches pas. Ainsi que moi, tu t’éplores, tu maudis le mauvais sort qui nous éloigne et nous sépare encore. Et je suis sûr qu’à ces heures douces et cruelles de rêve, où je crois t’avoir enfin conquise, tu es pareillement hallucinée et emportée aussi dans la magie de ces irréelles visions d’amour. Et, qui sait ? le mystère de la vie nous unit-il peut-être à ces instants ; et le mirage est-il une vraie et réelle communion, où nos désirs se mêlent, où nos chairs se confondent ? Oui, je le crois parfois. Car les rêves laissent-ils une impression aussi tenace, aussi profonde ? Les mirages ont-ils une splendeur si nette et si merveilleuse ?

Certains jours, poussé par je ne sais quelles forces mystérieuses, je vais au loin, je parcours des villes inconnues, persuadé que c’est là que je vais te rencontrer enfin. Au départ, dans les gares, si quelque voyageuse, seule, rôde aussi comme moi, mon cœur alors s’émeut.

Si c’était Toi !

Et je pense au plaisir d’être emportés ensemble par les trains, d’être seuls dans le même compartiment et de se reconnaître après la longue attente.

J’ai connu plus d’une fois le charme de ces idylles, de ces amours de chemins de fer ; j’en ai conservé d’aimables souvenirs. On est un peu grisé par le mouvement et le bercement des wagons, par la fuite rapide et amusante des paysages, par le tournoiement des forêts, des collines, par la succession des villes et des hameaux ; les baisers ont une saveur plus âcre, plus étrange, durant le voyage…

Mais non, tu n’es pas là. Et je ne t’aperçois pas davantage — blonde, idéalement blonde, — brune mystérieuse, — rousse aux cheveux d’or, aux parfums vénéneux, — je ne t’aperçois pas dans les rues paisibles des villes provinciales, où j’espérais te voir !

Ni sur les routes désertes, ni derrière les fenêtres des vieilles demeures, — parce que l’heure n’est pas encore venue, et que demain, seulement, doit me réjouir ta bouche !

V

Demain !… demain… demain… Comme nous les maudissons, ces jours gris et stériles où notre espoir vaincu se lamente et se désespère.

On croyait que l’aurore nouvelle nous apportait l’amour. Mais les heures ont passé, lentes et sournoises, sans nous exaucer, nous dépouillant d’un peu de notre jeunesse et de notre foi.

Jours perdus ! Jours absurdes ? On marche dans le désert. On s’abandonne parfois aux leurres des mirages. On aime une nuée. On presse sur son cœur des formes illusoires dont le baiser révèle l’amertume du néant.

Toute cette désolation sans doute est nécessaire à notre cœur.

Après les resplendissements, puis les crépuscules d’un amour trépassé, nous devons subir les lois mystérieuses de la nature qui veut la succession des lumières et des ombres, des renouveaux et des hivers.

… Ainsi, depuis des mois nombreux, j’errais, désemparé ; toute joie s’évanouissait autour de moi.

L’allégresse du printemps naissant ne me pénétrait pas de sa tiédeur joyeuse. Le parfum des narcisses et des jacinthes ne m’apportait aucun enivrement. La beauté des passantes n’allumait plus de rayons dans mes yeux.

Étais-je donc désormais condamné à vivre sans amour !

J’avais appelé, de toutes les forces de mon être, la Bien-aimée future qui m’enchanterait ; j’avais entrevu, dans mes rêves, la beauté de Celle par qui mon cœur enfin devait ressusciter.

Mais chaque jour décevait mon espoir et repoussait mon rêve.

Je me serais abandonné lâchement à ma détresse, si je n’avais connu le sûr et triomphant pouvoir de la volonté.

Les magiciens m’ont enseigné les arcanes et la science suprême.

Oh, vouloir ! m’ont-ils dit, c’est le secret de toute domination. Toi qui veux être aimé, implacablement il faut t’acharner à la poursuite de la chimère, tendre vers elle tes poings crispés, avoir des griffes aux doigts, arracher de ta poitrine ton cœur palpitant, et le lancer ainsi qu’une pierre, afin d’atteindre la fugitive, et l’obliger à s’arrêter, meurtrie, puis la capter avec des rugissements et des chants de victoire.

Aussi je poursuivais mon amante future, la splendide inconnue de ma joie à venir.

Souvent, mes forces s’épuisaient ; mais aussitôt, je maudissais ma lâcheté. Harassé, meurtri, succombant presque, je m’élançais dans les ténébreux déserts où, devant moi, son ombre s’enfuyait.

Et soudain, je la rencontrai… Ce fut un soir. Dans le salon où chaque vendredi, je tuais les heures hostiles, en compagnie d’amis ou d’indifférents, j’aperçus une jeune femme qui venait là pour la première fois.

Je ne discernais d’elle, que sa chevelure blonde, d’une blondeur claire, étincelante, rayonnant au-dessus d’un corsage en soie blanche.

Aussitôt je sentis et compris que c’était Elle, mon adorée.

Et je ne me hâtai point de m’approcher pour contempler son visage.

Je savais qu’elle était belle, prodigieusement, miraculeusement.

J’avais été accaparé par un vieil ami M. de Santillon, qui me racontait chaque semaine, de banales histoires ; je le laissais, durant des heures, éparpiller ses vains babils à mes oreilles, sans prendre même la peine de l’écouter.

Il y a ainsi, dans le monde, d’innombrables personnes fort agréables qui aiment à jacasser platoniquement, sans exiger de nous des réponses, des répliques ; avec elles on n’a pas à faire d’inutiles efforts pour prononcer des paroles ; on s’abandonne voluptueusement à ses rêveries, en respirant les parfums des femmes et des fleurs, dans des atmosphères de paisible douceur.

Ce soir-là, M. de Santillon m’obligea cependant à répondre :

— Où allez-vous, cette année, passer les vacances de Pâques ?… Vous ne dites rien… Vous hésitez…

Où j’irais ?… en effet, c’était l’époque où chaque année je m’évadais, pendant une quinzaine, loin des murs de Paris. J’aime la fête des résurrections, dans les forêts effervescentes où des milliers de vies renaissent et rejaillissent. Compiègne et Fontainebleau nous offrent alors leurs immensités silvestres, et j’y connais des solitudes merveilleuses, j’aime me plonger dans l’apaisement et la bienfaisance qu’épandent les aromes des herbes, des primevères, des arbres verdoyants.

Je ne répondais pas. Le vieux monsieur répéta :

— Où irez-vous ?… Ah ! décidément, vous n’avez pas encore choisi le gîte des vacances. Parfait… J’en suis ravi.

Il m’agaçait.

— Je connais, déclara-t-il un endroit délicieux et que vous ignorez. C’est à deux heures de Paris, tout près d’une forêt et sur les bords de l’Oise… Ah ! ah ! vous m’écoutez maintenant. — Il y a là-bas un petit castel amusant, suranné, sans prétention où l’on vous accueillerait très amicalement, où l’on s’efforcerait, je vous en assure, à vous divertir… C’est entendu… Vous acceptez !

— Mais…

— Nous aurons comme voisine Mme Marcelle Vouvray.

— Madame…

— Ah ! c’est vrai, vous ne la connaissez pas encore. C’est la première fois, cette année, qu’elle vient ici. Je vais vous présenter.

Et M. de Santillon se dirigea vers la chevelure dorée — ma lumière d’espoir…

— Madame, fit-il, très cérémonieusement, avec une galanterie parfaite, permettez que je vous présente mon aimable ami, M. Jean des Fresneaux, qui veux bien passer les semaines de Pâques dans mon humble castel de Vaux-la-Couche, et qui nous ruinera au bridge ou au poker.

La jeune femme sourit, puis m’invita d’un geste, à m’asseoir devant elle.

On prononça d’abord des mots de politesse…

Était-elle très belle, ou très jolie ? Je fus ébloui par la grâce attirante de mystère et d’angoisse qui nimbait son visage. Dès le premier regard, nos yeux s’étaient cherchés et accordés. Je la connaissais déjà… oui, oui, c’était bien elle ; mon inconnue, l’amante du rêve, que je poursuivais, depuis tant de longs jours tristes. Ma blonde, mon enchantante chimère, je la voyais enfin, là devant moi, arrêtée, presque prise…


… La grâce attirante de mystère et
d’angoisse qui nimbait son visage…

Oui, oui, je savais bien qu’elle serait à moi…

Et sans doute, un tressaillement profond de son cœur lui disait, déjà, que j’étais voué à elle.

VI

M. de Santillon chauffait ses rhumatismes au soleil, dans une bergère couverte d’un Beauvais magnifique, et devant la grande porte en bois sculpté de sa gentilhommière. À ses côtés, Mme Marcelle Vouvray chiffonnait une dentelle d’Alençon, dorée par les années, que notre ami avait découvert, la veille, avec moi, dans une coiffeuse en bois de rose.

J’avais aperçu ce meuble dans un coin du castel. Le temps, en effaçant les nuances trop vives du bois des Îles, lui avait imprimé une patine adorable, le ton indécis d’une feuille morte depuis longtemps. M. de Santillon ne comprenait pas mon admiration pour cette vieille chose, qu’il n’avait jamais considérée. J’avais levé les battants du meuble, et découvert dans les tiroirs d’adorables étoffes éteintes, deux flacons de cristal, des dentelles centenaires. J’avais révélé à mon ami la valeur de ces restes précieux et loué leur joliesse.

— Cet Alençon, me dit-il, fera une exquise cravate pour Mme Vouvray ; et je serai ravi de lui offrir ce petit rien demain, quand elle viendra déjeuner avec nous.

— Qu’avez-vous déniché ce matin dans la forêt ? me demanda mon ami, apercevant le paquet, soigneusement emballé dans un journal, que je portais sous le bras.

— Oh ! faites-voir, montrez-nous vos trouvailles, murmura la jeune femme.

Leur curiosité m’amusait. Avec des gestes lents, je dépouillai l’assiette que j’avais trouvée dans la cabane d’un garde-chasse.

— C’est une simple faïence de Nevers, qui n’a pas grande valeur, mais qui est assez rare ; le décor est joli, d’un beau style Louis XV. Voyez comme ces fleurs sont amusantes dans la simple corbeille qui les supporte. J’aime leur émail au bleu luisant, à l’ocre mat ; mais les dessins du marly surtout sont curieux, avec ce papillon et cet oiseau fantastique aux plumes d’or et d’azur, un paon sans doute…

Loin d’admirer mon assiette, M. de Santillon souriait. De même Mme Vouvray jugeait sans doute mon enthousiasme ridicule et puéril, car elle s’était levée pour cueillir une jacinthe rose qu’elle accrochait à son corsage.

— Et que ferez-vous de ça ? me demanda-t-elle, un peu ironique.

— Assurément, répliquai-je, ce n’est pas pour manger la soupe dans cette faïence que je l’ai payée un louis… je l’accrocherai religieusement parmi mes Rouen, mes Saint-Amand et mes Moustiers…

Mme Vouvray me dit.

— J’ai chez moi deux ou trois douzaines de vieilles assiettes peintes qui vous intéresseraient peut-être. Elles datent de la Révolution, elles sont ornées d’arbres de liberté, de bonnets phrygiens, d’inscriptions bizarres ; l’une porte ces mots : « Aimons-nous tous comme frères ; » une autre : « Vive la Nation, la Loi et le Roi… »

— Des assiettes patriotiques, m’écriai-je, avec la joie d’un collectionneur.

— Venez donc, tous les deux, déjeuner demain, dans ma petite chaumière, proposa la jeune femme.

— Hélas ! fit M. de Santillon, je suis perclus, endolori, incapable de marcher… Mon ami ira seul admirer vos bibelots.

— Alors, monsieur, je vous attends demain…

Je me fis prier un peu. Je ne connaissais pas assez Mme Vouvray, pour accepter ainsi pareille invitation. Deux ou trois fois seulement, pendant quelques instants, nous nous étions rencontrés chez mon vieil ami, cette semaine de Pâques : je ne voulais pas être indiscret. J’attendais, pour accepter, une insistance qui bien vite détruisit mes scrupules…

… C’était une villa de pierres blanches et de briques, dans un délicieux jardin, sur les bords de l’Oise. Un domestique m’introduisit dans « la chaumière. » Pendant de longues minutes j’attendis au salon, l’apparition de la jeune femme.

Le mobilier était banal ; un divan et des fauteuils en bois laqué et en velours bouton d’or, des bibelots insignifiants ; au mur quelques photographies : Mme Vouvray, en costume de soirée, en amazone, en robe de ville, et des portraits d’hommes — quelconques — ses amis, sans doute, ses amants — peut-être…

M. de Santillon, qui était fort bavard, m’avait raconté mille histoires sur chacun de ses voisins et de ses voisines ; mais il avait omis, volontairement, dans ses conversations, la moindre allusion à Mme Vouvray. Il me vantait sa beauté et sa grâce ; rien de plus. Est-elle mariée, veuve ou divorcée ? avais-je un jour demandé. Il avait répliqué, d’un petit ton sec : Je ne sais pas ! Et j’avais compris qu’il ne tenait pas à me renseigner davantage.

Cependant, il avait dû sentir, le vieux rusé, que j’adorais déjà cette blonde exquise et capiteuse, dont le charme troublant devait ensorceler quiconque la voyait. Je l’adorais — pour cette beauté subtile et voluptueuse qui flambait dans ses yeux, se répandait en parfums enivrants autour de sa chevelure, flottait dans ses costumes et coulait de sa main, quand elle la tendait, en geste d’amitié…

Elle parut.

— Vous êtes gentil d’être venu. Vous allez me distraire. Je m’ennuie tant ici.

— Vous ennuyer, m’écriai-je, dans ce superbe cadre de campagne qui vous environne ! Votre chaumière et son parc fleuri forment un véritable Éden, où les jours doivent couler parés d’enchantement et de fête.

— Oh ! dit-elle, vous ne parleriez pas ainsi, cher monsieur, si vous y passiez une semaine… Moi, je vous l’avoue, je m’y ennuie, à pleurer… comme je m’ennuie partout, du reste. C’est si triste, n’est-ce pas, de vivre toujours seule…

— Toujours seule ! balbutiai-je…

— Seule, non, j’ai ma mère avec moi, et une petite nièce… Pourtant, c’est l’isolement…

Et son regard timide me souriait tristement.

Elle reprit aussitôt :

— Mais vous devez être affamé. Il est midi et : demie. Voulez-vous venir à table.

Je lui offris mon bras. Elle y appuya sa main, lourdement, et il me sembla que cette main tremblait.

Elle poussa une porte. Nous étions dans la salle à manger.

J’admirai tout de suite une antique crédence sculptée, chargée de vases anciens, bouquetières, rafraîchissoirs en vieux Strasbourg, en Marseille et en Delft.

— Et les faïences patriotiques ? demandai-je.

— Vous les verrez, tout à l’heure, on nous les apportera au dessert…

Pendant tout le repas on ne prononça que des paroles graves, indifférentes. Mme Vouvray mère était figée dans une solennité bourgeoise qui me glaçait. Elle me parlait de sa famille qui m’intéressait fort peu ; la petite nièce, grignotait…

Enfin ce fut le dessert. La femme de chambra plaça sur la table les assiettes patriotiques : je connaissais déjà celle qui était devant moi, sur la nappe. Dans un décor ocre et bleu, trois petits cœurs apparaissent, le premier seul, les autres au-dessous, avec cette inscription : Le tiers nuit.

— Cette faïence, me dit Mme Vouvray, ne doit pas être de la Révolution, elle faisait plutôt partie d’un service d’amoureux. Le tiers nuit, et trois cœurs : ce symbole est facile à comprendre. C’est toujours la vieille chanson de nos pères :

Ah ! qu’il fait donc bon
Cueillir la fraise
Au bois de Bagneux
Quand on est deux,
Mais quand on est trois
Mam’zelle Thérèse,
C’est bien ennuyeux,
Il vaut bien mieux, n’être que deux…

Mme Vouvray mère se raidit davantage, et fit une moue grondeuse.

Je crus nécessaire d’étaler une érudition tout aussi morose :

— Vous vous trompez, madame, cette assiette est bien une faïence de l’époque révolutionnaire, mais d’esprit réactionnaire ainsi que d’autres productions des potiers nivernais, « la Besace» par exemple. C’est, je crois, une malice contre le Tiers état, qui vient troubler l’union de la noblesse et du clergé.

Au lieu de me répondre, la jolie blonde dit à sa mère :

— Maintenant que l’on cause politique, la petite va s’ennuyer. Veux-tu l’emmener au jardin et nous faire servir le café.

Après leur départ, Mme Vouvray se rapprocha de moi, puis me tendant une assiette de desserts, elle me dit en riant…

— Mais celle-ci, soutiendrez-vous que c’est aussi du patriotisme ?

Au centre, l’épée et la crosse indiquaient bien clairement l’époque de la faïence. Mais à droite et à gauche des emblèmes, se tenaient un chien et un chat ; au-dessous on lisait cette inscription naïve :

Pran garde au chat !

Le chien dressé sur ses pattes semble prêt à s’élancer sur le chat. Celui-ci, accroupi, paraît dormir ; mais on devine qu’il veille, prêt à bondir sur son éternel ennemi, pour le meurtrir Sans doute… Il sera le plus fort.

— Eh bien, parlez, murmura la jeune femme.

— Je suis navré de vous contredire, madame, car vous ne voyez là, évidemment, qu’une plaisanterie… Mais, je vous l’affirme, c’est encore une allégorie révolutionnaire. Cette assiette est connue de tous les collectionneurs et citée dans tous les catalogues. Elle se vend, ordinairement, de cent à cent cinquante francs aux ventes de l’Hôtel Drouot.

J’étais absurde. Je le sentais. Je me troublais. Je tremblais. Je rougissais. Le sourire moqueur et excitant de la jeune femme pesait sur moi ; je le fuyais, je regardais l’assiette ; et pourtant je voyais ses yeux, je devinais leur ironie.

— Expliquez-moi l’allégorie… me dit-elle doucement.

Sa voix s’éteignait, sa respiration haletait. Lentement, lentement elle se rapprochait de moi, comme pour mieux examiner l’assiette. Et nos épaules maintenant s’effleuraient…


… Elle se rapprochait, comme pour
mieux examiner l’assiette…

— Le chien, balbutiai-je, étranglé par l’émoi qui, de mon cœur, montait à mes lèvres, le chien, c’est le pauvre homme simple et naïf, le peuple sans doute, qui devine l’hostilité, la ruse, et la menace hypocrite du chat — l’aristocrate…

— La ruse, la menace, fit-elle, tandis que sa petite main s’avançait sur l’assiette, se coulait vers mes doigts, comme vous êtes méchant, comme vous êtes méchant… Oh ! non, la pauvre bête n’est pas si redoutable, vous la calomniez… Moi, je comprends l’allégorie d’une tout autre façon. Le chat, c’est la faiblesse, la docile tendresse : son assoupissement est de la soumission…

— Mais il s’éveillera…

— Et son réveil sera peut-être un épanouissement de caresses !…

Alors je ne vis plus l’assiette… Nos mains s’étaient liées en une étreinte ardente, et nos yeux se cherchaient.

VII

Nos yeux se souriaient, inquiets et sans audace. mais trahissant l’émoi qui battait dans nos cœurs.

Ils n’osaient pas encore se prendre, se lier, se mêler ardemment dans la divine caresse du regard où toute l’âme se révèle et avoue.

Nos yeux se souriaient.

Soudain, dans un élan, notre secret jaillit…

Les mains de Marcelle doucement palpitèrent, comme de lourdes ailes blanches qui sont tombées et se débattent ; et, ce geste effaré d’inconsciente angoisse accusait un grand trouble, la crainte du mystère qui passe, mais le désir aussi d’être emportée par lui.

Mes mains, très doucement, enlacèrent ses mains : et des vibrations magnétiques, brûlantes, éveillèrent en nous une harmonie aiguë ; nos doigts, pour la goûter, s’entreliaient, se nouaient, comme pour se dissoudre les uns dans les autres.

Lentement, lentement, nos têtes s’approchaient.

Alors, graves, fervents, nos yeux s’abandonnèrent.

D’elle, je ne voyais maintenant que les yeux : ses chers yeux, si profonds, ses yeux d’azur céleste, ses yeux comme l’espace bleus, vastes, infinis…

Nos lèvres étaient closes, et nos corps immobiles, figés dans une raideur de statues extatiques.

Nous avons vécu là des heures incomparables.

Nos yeux s’abandonnaient : nos yeux se pénétraient. Ils entraient dans un ciel de douceur, d’allégresse. Elle lisait en moi, l’immense adoration. Je découvrais en elle la tendresse palpitante.

Toute notre vie, tous nos espoirs étaient montés dans nos yeux. Dans les siens, je cueillais une moisson de joies : elles entraient en moi, circulaient en mon sang. Dans mes yeux je faisais jaillir aussi pour elle mon amour éperdu : je proclamais le cher enchantement que son charme, sa grâce avaient créé en moi et l’admiration pieuse de sa beauté.

Et ses yeux ondoyants, ses yeux pleins de lumières, sans trêve, s’incendiaient de feux nouveaux, de flammes plus vives, de reflets plus troublants.

Je ne me lassais pas de contempler ses yeux. J’y cueillais le bonheur radieux et absolu.

Ah ! vraiment tout le ciel tient dans les yeux d’une femme. Aucun Dieu ne pourrait nous donner des splendeurs plus belles, des liesses plus complètes !…

Tu m’as donné le ciel, Marcelle, chère aimée, dès ton premier regard. Désormais, tu pourras me trahir, me leurrer, déchiqueter et supplicier mon cœur, jamais je n’oublierai ces heures extasiées, où ne m’accordant rien de plus que tes beaux yeux, tu m’as cependant donné l’infini du bonheur…

… Et ma joie contenue, la joie tumultueuse qui bouillonnait dans mes veines et mes os, incendiait mes moelles, tout à coup éclata, frémissante et fougueuse, lorsque sa voix câline, tendrement murmura :

« Ami, vos yeux me parlent et je comprends vos yeux ! »

Dans ma gorge, que l’émoi intense garrottait, des mots purent enfin balbutier, tremblants :

« Que vous disent-ils donc, que disent-ils, mes yeux ? »

Sa tête caressante et troublée se courba vers mon épaule. Un murmure, plus doux encore, me ravit :

« Ils m’ont dit, tes chers yeux « Marcelle, je t’adore !… Je t’adore !… Je t’adore !… » Ils me l’ont dit cent fois !!!…

Et tout en l’écoutant, je découvrais en elle de la douleur lointaine et de la volupté proche. Oh ! ses yeux, ses grands yeux pleins d’éblouissements, de mystère, de tendresse.

J’allais prendre ses lèvres. Elle laissa tomber sa tête sur mon épaule et balbutia tout bas :

— Alors, vous m’aimez un peu, un tout petit peu ?…

— Je ne vous aime pas, Marcelle, répondis-je, non, je ne vous aime pas un peu. Je vous adore, passionnément, je vous chéris immensément.

Elle se redressa, me prit les mains, les serra nerveusement.

— Non, non… Je ne veux pas que tu m’aimes ainsi. Un peu, très peu, pas davantage, veux-tu…

— Je veux, Marcelle chérie, te donner un amour éperdu…

— Mais moi, je ne veux pas.

Et la tristesse de ses yeux flamboyants s’accentuait.

— Aime-moi, dis, comme je te le demande. Redoutons les grandes passions, elles déchirent, elles tuent. Soyons plutôt des amis tendres, heureux de se voir, ravis de s’embrasser.

Elle me livrait sa bouche. Sa gorge pantelait, tumultueuse, frémissante ; et je sentais la douce empreinte de ses seins qui bondissaient sur ma poitrine…

— Et puis, me dit-elle, je ne te croirai pas si tu me dis encore que tu m’aimes passionnément… Tu me connais depuis huit jours à peine, tu ne sais pas même qui je suis… Aujourd’hui, c’est le printemps, je te plais, tu me désires, tu veux cueillir une grappe de plaisir ! Demain, j’en suis bien sûre, tu m’auras oubliée…

— Marcelle je t’adore, passionnément, éperdument !…

Soudain, la tristesse de ses grands yeux s’effaça… Je vis luire dans l’azur qui déjà s’assombrissait sous la chute des paupières, une tendresse, une volupté, une menace, une moquerie.

Elle se leva, prit une ombrelle :

Sa voix douce murmura :

— Venez voir mon Éden.

VIII

Elle marchait devant moi, à travers les allées étroites. Elle ne parlait pas… J’admirais la splendeur grasse et souple de son beau corps. J’avais la tentation de me jeter sur elle, d’emprisonner sa taille en mes mains caressantes.

Elle n’eut pas résisté, j’en étais convaincu. Je comprenais la complicité de sa chair en délire. N’avais-je pas surpris, tout au fond de ses yeux, la flamme tremblante du désir, alors que sa poitrine battait contre la mienne.


N’avais-je pas surpris, tout au fond de ses
yeux, la flamme tremblante du désir ?

Mais je luttais contre ma folie. Je me disais que nous allions, peut-être assassiner notre chère tendresse, en nous possédant trop vite, à l’aube de notre amour…

Car je me rappelais ses paroles impies :

— Aujourd’hui, je te plais, tu me désires… tu veux cueillir une grappe de plaisir !…

Pourquoi les avait-elle prononcés, ces mots de crainte obscure ? Avait-elle eu alors un de ces pressentiments mystérieux qui révèlent à l’âme des femmes les secrets du futur ?… Ou bien, n’était-ce pas son cœur qui m’avait avoué ses sentiments réels, son caprice d’un jour, qui n’aurait pas de lendemain.

Souvent ainsi nous croyons lire dans les yeux d’un être aimé, sa profonde pensée, alors que nous y découvrons seulement le reflet de la nôtre…

Oui, oui, c’était bien cela : Marcelle, sous l’influence de ce printemps nouveau et de ses émois troubles, était prête à cueillir la volupté qui passe !… Sa chair se réjouirait…

Mais je voulais son cœur !…

Aussi, je pris la résolution de ne point céder à nos désirs ardents. Non, je n’accepterais pas cette trop facile conquête… Non, je ne prendrais pas la grappe de plaisir qu’elle voulait m’offrir

Je savais bien comme est ridicule le rôle de l’amant qui se dérobe devant l’étreinte suprême et semble repousser l’amie qui s’abandonne… Mais je pensais, par cette résistance à mes désirs violents, assurer l’avenir de notre passion, démontrer à Marcelle que je l’aimais infiniment, d’un amour surhumain…

Elle traversa un bouquet d’arbres, et nous fûmes devant la rivière frissonnante qui limitait le parc.

J’aperçus alors, dans un massif d’arbustes verts, un nid de volupté. Aussitôt des visions douloureuses me hantèrent…

Il y avait, dans les feuillages, un grand hamac. avec des coussins moelleux, encore froissés, où sans doute Marcelle, les jours précédents, s’était livrée à des caresses, à des baisers. Il flottait dans ce coin, une vague odeur d’amour ; j’aperçus un bouquet de violettes fanées, et plus loin sur le sable, un gant d’homme, oublié…

Ah ! Marcelle perfide !… Tu n’étais donc pas l’amie grave et solitaire qui attendais comme moi, depuis de longs mois, l’heure douce, l’heure recueillie d’une passion glorieuse !… Petite femme frivole, tu sèmes tes baisers au hasard des rencontres et des fantaisies… Je comprends maintenant pourquoi M. de Santillon ne me répondait point, quand je l’interrogeais… Il ne voulait pas te diffamer, en me disant la vérité…

Marcelle s’était étendue sur les coussins… ses yeux demi-clos, avaient leur sourire triste d’angoisse et de mystère…

Et je restais debout, appuyé contre un arbre. Tout au fond de mon cœur s’agitait un marécage de pensées limoneuses ; de la haine, de la désolation, de la luxure, se soulevaient, tourbillonnaient. J’étais atteint par toutes ces fanges, et comme noyé dans leur épaisse bouc.

Ah ! vraiment, me disais-je, je ne suis qu’un stupide Joseph ! Une proie délicieuse de volupté s’offre à moi. Et loin de me ruer, remerciant, vers elle, je reste désemparé, accablé !… Mais aussi, la jouissance de cette chair amoureuse et qui halète de désir sera si vite passée et si vite flétrie… La femme qui se livre ainsi, sans retenue et sans résistance, au passant qui la veut, n’est qu’une sensuelle, affamée de plaisir ; sitôt qu’elle est repue, tout est fini. Nulle palpitation délicieuse du cœur ne subsiste entre les deux êtres qui tout à l’heure étaient enlacés et mêlés… Ah ! quelle sensation de détresse et de néant vous envahit alors !… Comme on voudrait pleurer !…

— À quoi pensez-vous donc, me demanda Marcelle, d’une voix ironique, presque irritée.

Elle se balançait lentement dans le hamac. Sa robe s’était soulevée ; dans la vague des dentelles légères, j’aperçus soudain ses jambes effervescentes, dont la roseur transparaissait sous les bas, d’une soie ensoleillée comme les pétales des boutons d’or. Ce fut un éblouissement. Mes mains étaient attirées par l’admirable gonflement de ces chairs savoureuses, je me précipitai. Mais au lieu de céder à la tentation de cette joie, je tombai sur le sable, pieusement agenouillé, et je m’inclinai vers les yeux de Marcelle…

Une lueur étrange les illuminait. Je m’acharnais à leur verser les fluides de ma tendresse, à les imprégner de ma ferveur et de mon amour.

Ses petites mains se lièrent sur son front, m’attirèrent lentement. Une douceur suprême m’apparut dans l’azur pâle de ses yeux alanguis.

— Comme tu m’aimes, dit-elle !… Oh ! reste reste, longtemps… Je goûte en ce moment un apaisement délicieux, une suavité ensorcelante. Enchaîne-moi dans tes bras. Oh ! j’aimerais ainsi m’assoupir, m’endormir, en un de ces demi-sommeils lucides, où l’on garde encore la sensation troublante de la vie ; tu me presserais contre ton cœur, nos bras et nos jambes noués s’étreindraient mollement ; j’entr’ouvrirais mes paupières pour retrouver tes yeux, et toute la nuit se passerait ainsi, dans cette douceur inconnue que j’éprouve avec toi… Ton amour est exquis, bienfaisant et nouveau…

— Oh ! je veux qu’il efface toutes les empreintes anciennes que d’autres ont laissé dans ton cœur, sur ta chair. Je veux créer en toi, une tendresse jeune et fraîche, une joie printanière… Marcelle, je t’adore… Marcelle, tu m’aimeras ?…

Au lieu de me répondre, elle me donna sa bouche… Son baiser était un parfum et un miel. Ses lèvres se fondaient, sa langue ruisselait, et je buvais, je m’enivrais…

Elle était bien à moi, en cette heure bénie. Son passé ténébreux s’était évanoui. Il ne subsistait rien, rien, en mon adorée, des caresses, des baisers d’hier.

Ses mains se crispaient dans mes cheveux, pour mieux me retenir ; elles avaient des câlineries maternelles et sauvages…

La voix d’un marinier sur l’autre rive de l’Oise, nous arracha brutalement à nos extases. L’homme jurait, fouaillait ses chevaux. Les pauvres bêtes remorquaient une lourde péniche ; en passant devant nous, les bateliers nous saluèrent, de leurs gestes moqueurs…

IX

Le lendemain, nous attendions Marcelle qui avait promis de venir avec nous déjeuner. À midi, une dépêche nous annonça que notre voisine avait dû rentrer subitement à Paris.

M. de Santillon eut un sourire bizarre qui m’irrita. Il se leva sans prononcer une parole ; puis en entrant dans la salle à manger, il pris l’assiette révolutionnaire que Marcelle m’avait donnée, et murmura lentement :

« Pran garde au chat ! »

En disant ces mots, il me regardait sournoisement.

Je déclarai :

— Madame Vouvray est délicieuse. Cette assiette est très rare ; je ne voulais pas l’accepter. Mais elle a tellement insisté !…

— Oh ! fit M. de Santillon, vous aviez tort en refusant ! Quand une jolie femme vous offre quelque chose, il faut prendre… sans hésiter… Oui, oui, madame Vouvray est une jeune femme exquise. Elle a vraiment le cœur sur la main…

M. de Santillon ricana :

— Ah ! elle est bien bonne !… Quel lapsus mon ami… C’est votre faute, excusez-moi… Je pensais encore à l’inscription de la faïence… au chat que notre amie vous a offert en souvenir… Gardez précieusement cette assiette !…

Ainsi que tous les vieillards, M. de Santillon aime les phrases équivoques : on dirait qu’ils se sentent rajeunir, quand ils débitent des polissonneries.

Celle-ci m’agaça, et je crois que je dissimulai assez mal mon irritation…

Quelques jours plus tard je quittai la gentilhommière que n’éclairait plus la grâce de Marcelle.

Sitôt arrivé à Paris, j’allai rôder devant la maison qu’elle habitait, rue de Courcelles… Puis, brusquement, hanté par le désir de voir ma bien-aimée, je pénétrai chez la concierge :

— Madame Vouvray est chez elle…

— Elle ne reçoit pas, aujourd’hui… Mais elle n’est pas sortie…

Je n’osai pas monter. J’allai chez une fleuriste acheter une gerbe de roses, et je la fis porter aussitôt, après avoir épinglé ma carte parmi les fleurs.

Le lendemain, je reçus une lettre de Marcelle. Elle me remerciait et m’informait qu’elle se trouverait vers cinq heures, dans les salons de lecture du Grand-Hôtel…

Quel ravissement ! J’allais la revoir !…

Mais bientôt, mon esprit se tortura par mille pensées obscures.

Pourquoi, me disais-je, ne m’a-t-elle pas prié de lui rendre visite, chez elle ?…

Il y a donc quelque chose, ou quelqu’un qui l’empêche de me recevoir !…

À l’heure fixée, elle parut. Je l’attendais depuis longtemps.

Son sourire, doux et caressant, m’emplit de joie. Elle m’abandonna ses mains, murmura des mots enchanteurs.

— Comme je suis heureuse ! Vous ne m’avez donc pas oubliée. Vous m’aimez toujours un peu… Moi, je pense à vous souvent… très souvent…

— Et moi toujours, balbutiai-je…

Elle babilla…

— Que tous ces gens, autour de nous, sont gênants. On ne peut pas même s’embrasser… Avez-vous le temps de m’accompagner quelques instants… Je vais chez ma couturière… C’est très loin, avenue Victor-Hugo…

— Je vous suivrai…

— Jusqu’au bout du monde, n’est-ce pas.

Nous sortons. Sur le boulevard, je cherche une voiture fermée… Pas une seule… Nous montons dans une Victoria…


Nous sortons sur le boulevard. Je cherche
une voiture.

— Levez la capote, dit Marcelle au cocher…

Nous descendons la rue Royale, la place de la Concorde…

C’est ici que Paris, capitale du monde, déploie toutes ses splendeurs, toutes ses magnificences.

La perspective grandiose des Champs-Élysées éblouit et ravit les regards. On est émerveillé. On comprend l’attirance et la gloire de la Cité superbe, sa royauté magique, son charme universel.

L’avenue est immense.

Elle se perdrait là-bas, dans les nuages d’or, et confondue au ciel, sans l’arc monumental des victoires, des triomphes, qui semble son diadème, et s’érige radieux, dans un éternel flamboiement.

De la place de la Concorde, où la voiture nous a conduits, nos yeux accoutumés pourtant à ce spectacle, s’enthousiasment encore. Marcelle est près de moi, reine de ce Paris, petite fée d’azur, avec sa robe de vapeurs bleues, son largo chapeau où frissonnent des roses d’irréelles couleurs qui semblent cueillies dans des parcs aériens. Sa main est dans la mienne ; mes doigts s’irritent contre la mince écorce des gants blancs qui me volent la caresse si chère de sa peau douce et fraîche. Mes yeux cherchent ses yeux.

Mais ses regards se perdent, vers je ne sais quel rêve d’éternelle tristesse et d’espoirs anxieux, où je suis étranger…

Ses yeux craignent les miens, à cette heure. Elle sait que je lis leurs mystères et leurs troubles. Ce soir, elle ne veut pas que j’explore son cœur.

Et l’angoisse me mord cruellement, m’étreint !…

Pourtant, je devrais être heureux de sa présence. Pourquoi ne pas jouir, en pleine félicité, de sentir mon idole si près, si près de moi, et cette victoria, qui nous isole du monde, est la nef enchantée de notre embarquement pour ailleurs ?… Elle est là, mon amour ; ah ! ne suis-je pas fou de m’inquiéter ainsi et de me torturer ?

Sa voix douce prononce des paroles indifférentes.

Non, Marcelle n’est plus près de moi. Son esprit, je le sens, s’est enfui, loin, bien loin…

Et les Champs-Élysées perdent toute leur magie. Ces arbres, ces palais, sont tristes, désolés. Autour de nous, les landaus, les fiacres, les automobiles, tournoient, s’élancent. Ah ! que notre voiture soit prise en ces remous, broyée par l’un des monstres de fer qui semblent nous menacer, leur gueule rouge ouverte et mugissante…

C’est l’heure où l’avenue resplendit dans tout son éclat. Les femmes-fleurs de Paris, les étoiles de théâtre, les idoles de Cythère, en somptueux équipages, se dirigent vers le Bois ; on reconnaît partout des visages célèbres, les princes contemporains de l’or, des arts, des lettres. Le soleil de juin, plus radieux, illumine de tous ses feux couchants l’Arc-de-Triomphe. Ce soir d’été vraiment est plein d’éblouissements…

Malgré cette lumière, en moi tout est obscur. Je n’ai plus les rayons qui, seuls, au monde sont ma clarté et ma joie : les yeux bleus de ma mie ne cherchent plus les miens : c’est le noir, c’est la nuit !

Alors je deviens lâche, et je tremble, et j’implore :

« Marcelle, tes chers yeux, je t’en prie, tes bons yeux ?…

Ô miracle d’amour ! Soudain tout s’illumine. Cette avenue jamais ne fut plus magnifique. C’est la voie triomphale et sacrée du bonheur. Nous sommes maintenant devant l’Arc Impérial. Et le vainqueur, c’est moi ; aucun Imperator ne connut allégresse, gloire, apothéose égales à celles que j’ai conquises !… Nul homme, dans les siècles abolis, dans les âges futurs ne jouira d’une heure plus enchantante que mon heure de triomphe…

Marcelle m’a donné avec ses yeux sa bouche. Oui, parmi cette foule, ne voyant plus personne, elle m’a tendu ses lèvres ; et j’ai pris son baiser, devant l’Arc-de-Triomphe, dans l’immense flamboiement d’or du soleil de juin…

X

En me quittant, elle avait dit :

— Comme je me sens heureuse, aujourd’hui… Mon cœur est plein de joie. J’étais un peu triste et nerveuse, ce matin ; mon vilain spleen s’est en allé, vapeur légère, à la douce clarté de votre bon regard, à la caresse de vos paroles câlines… oh ! je voudrais souvent, souvent, vous avoir ainsi près de moi… plus près encore… dans mes bras !… Je fermerais les yeux… et vous me berceriez… et je m’endormirais ! Ce serait délicieux… Bientôt, si vous voulez… Je vous écrirai, je vous donnerai un rendez-vous. Nous passerons l’après-midi et la soirée ensemble…

Pendant plus de quinze jours, j’attendis cette lettre… Je ne l’espérais plus, lorsqu’elle m’apporta l’allégresse promise, mêlée d’un peu d’angoisse.

« Excusez-moi, écrivait Marcelle. J’ai eu, ces jours passés, des ennuis innombrables. Ma femme de chambre m’a quittée, j’ai dû courir les bureaux de placement. Puis il m’a fallu aller à ma chaumière, pour des réparations urgentes… Ensuite, ma mère a été malade… Enfin nous allons nous voir, si vous voulez encore. Demain, je serai à deux heures, chez Micheline la modiste de la rue Royale… Venez m’y prendre… »

Une senteur de mensonge et de duplicité s’exhalait de ces phrases. J’en étais convaincu, Marcelle mentait.

Puis je remarquais, avec dépit, que décidément elle ne voulait pas me recevoir chez elle… Sans doute, elle avait un amant, jaloux et soupçonneux… Un amant ! À cette pensée, une souffrance très aiguë me déchirait le cœur.

Avais-je donc pu croire, jusqu’alors, que cette femme jeune, jolie et désirable, vivait en solitaire, sans amour, sans liaison… Stupidité ! Parce que depuis des mois, j’attendais en mes rêves la tendresse rayonnante d’une amie idolâtrée, je voulais que Marcelle eût vécu ces longs jours dans la retraite et le veuvage, loin du baiser…

Maintenant, au seuil du bonheur, je me torturais par les plus atroces supplices de la jalousie.

Ah ! je m’étais plu à imaginer, depuis l’instant où elle m’était apparue, que j’allais révéler, à son âme frémissante, à sa chair extasiée toutes les magnificences de la passion et de la volupté… Oui, j’aurais cette gloire et cette douceur, d’effacer par les splendeurs de notre amour naissant des souvenirs anciens, très vieux sans doute, usés déjà par le temps ! En ma naïveté, certes je n’allais pas jusqu’à supposer que Marcelle fût vierge ; — mais l’ayant entendue plusieurs fois déplorer sa tristesse de vivre toujours seule et sans affection vive, je me la représentais, comme moi, sevrée depuis longtemps de la délectable et souveraine ivresse…

Oh ! Marcelle, pourquoi, pourquoi m’avoir menti…

Je la voyais pâmée dans les bras d’un amant, prodiguant ses sourires, ses baisers, ses délices…

Elle me donnerait à moi des sourires pareils, les mêmes baisers, les mêmes délices…

Hélas ! mon pauvre rêve…

Et je fus sur le point d’écrire, pour refuser la fête que Marcelle m’offrait.

Quelques heures de plaisir… le triste enchantement pour celui qui voulait un océan d’amour.

Or, toute mon affliction s’évanouit sous le regard attendri de Marcelle.

Devant une psyché, chez la modiste, elle essayait un chapeau. Elle m’aperçut dans la glace, et aussitôt elle se retourna, si émue, si troublée, qu’elle fit choir sur les tapis les formes et les fleurs qu’une première avait entassées pour tenter sa cliente…

— Comme vous êtes gentil, mon amour, me dit-elle. Venez bien vite. Vous aller me dire ce qui vous plaît, ce que vous aimez… Comment trouvez-vous ce grand chapeau bergère…

— Vous êtes ravissante…

— Mais ces roses sont trop rouges !… Mon teint semble fané parmi leur vive couleur…

— Au contraire… sa délicatesse triomphe et soutient cet éclat…

— Oh ! Taisez-vous, flatteur… Non, non, je ne suis pas belle aujourd’hui… et j’en suis désolée…

La première supposait sans doute que Marcelle m’avait fait venir, pour m’imposer la note de ses acquisitions. Elle se fit obséquieuse, m’excitant à la générosité, exhibant ses plus jolis modèles. Comme j’admirais quelques chapeaux et conseillais à mon amie de les prendre :

— Mais vous êtes fou, mon ami, fit-elle en riant !

Puis laissant là modistes et chapeaux, elle me prit la main et m’entraîna.

Et sitôt dans la rue…

— Vous n’y pensez pas !… Je n’oserai plus mettre les pieds chez Micheline !… On m’y prendrait maintenant pour une de ces petites dames qui se font entretenir par leurs amis… Eh bien qu’allons-nous faire ?… le ciel est radieux… Allons voir le soleil au Bois de Boulogne…

— En voiture… fermée ?…

— Pour étouffer ! Merci !… Mais, vous ne voulez peut-être pas vous compromettre et vous exhiber avec moi, en Victoria…

— Méchante !…

Une voiture de cercle passait…

À peine assis à côté de Marcelle, comme je cherchais sa main, elle se pencha, m’offrit sa bouche…

Nous arrivions sur la place de la Concorde, dans un flot de voitures et d’automobiles fleuries de jeunes femmes aux lumineuses toilettes de Mai. J’aperçus tout à coup des visages effarés, souriants ou moqueurs, que notre embrassement avait étonnés. Je me jugeai assurément un peu ridicule, n’étant plus à cet âge de printemps naissant qui autorise toutes les folies ; mais néanmoins, une allégresse joyeuse me transportait. Ah ! tous ces gens pouvaient rire, me railler, me blâmer ! Notre jeune amour était bien loin de leurs sarcasmes et de leurs pudeurs. Il planait au-dessus des foules, dans l’éther bleu resplendissant, rayon terrestre mêlé aux rayons du soleil…

Nous allions maintenant, dans les ombres du Bois, sous les jeunes feuillages des marronniers et des acacias. Marcelle ne cessait de me prendre les mains, de se pencher sur moi, et de chercher mes lèvres. Délicieusement caline, elle me distribuait des caresses délicates et murmurait des paroles troublantes.

Elle me disait : Tu vois, tu vois, il faut que je te touche, que je te tienne, que je m’accroche à toi ! Mes mains te pétrissent, voudraient se fondre en toi, ne plus jamais se détacher… Et ta bouche, encore, donne-la moi… Ah ! ces passants, comme ils m’ennuient. Sont-ils assez stupides. Je n’ose pas t’embrasser comme je voudrais, follement… Désertons ce bois envahi par les promeneurs, allons loin, sur les routes désertes, vers des bois solitaires…

Le cocher nous emmena vers Suresnes, traversa les collines de Saint-Cloud et de Sèvres. Marcelle avait fait lever la capote de la voiture : Nous nous étions enlacés sous cet illusoire abri. Le cocher, impassible, nous promena ainsi jusqu’au soir sur les routes poudreuses.

Puis ce fut une dînette d’amoureux chez Ledoyen, dans la grande salle. Nous ne parlions guère ; nos yeux se souriaient et sur la nappe nos mains s’entrelaçaient à chaque instant. Nous n’avions pas faim ; un émoi très intense nous alanguissait, et nous buvions du Champagne pour dissiper ce trouble, acquérir un peu de courage.

Puis, lentement, durant quelques instants, nous allâmes nous perdre dans l’ombre des Champs-Élysées. Et, brusquement, une rafale de passion souffla. Nos bouches s’étaient unies… Nos corps tumultueux se cherchaient, se brûlaient sous l’écorce des costumes…

Sans prononcer un mot, nous nous jetâmes alors dans une voiture. Marcelle balbutia son adresse…

XI

L’aube se levait :

— Mon bien-aimé, murmura Marcelle, il faut nous séparer… Va, va… laisse-moi maintenant savourer, seule, mon ineffable joie… Mais, je t’en prie, écris-moi quelques mots, aujourd’hui même, ne tarde pas. Je serai si heureuse de savoir que tu m’aimes, encore, un peu, un petit peu…

Si je t’aime encore, Marcelle !… Anéanti par la violence de nos baisers, je me suis acharné à chercher des paroles très tendres, pour évoquer toute la splendeur de cette nuit d’amour.

« Je sors à peine de l’enchantement. La morsure très douce de tes dents me brûle toujours les lèvres. Ma bouche est encore ravie par le goût délicieux des sucs qu’elle a cueillis dans les calices de ta beauté. Le collier de tes bras a laissé son empreinte d’esclavage béni autour de mon cou. Loin de toi, maintenant, Marcelle, je te suis lié, par la joie que tu m’as donnée, par l’amour que tu m’as versé…

Oh ! laisse-moi te crier ma reconnaissance…

Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

— Mais pourquoi m’aimes-tu si passionnément, murmurais-tu, curieuse, parmi nos baisers fous…

Pourquoi je t’aime !… Sans doute, parce que tu es belle, souverainement, infiniment.

D’autres, avant moi, ont adoré ta beauté. Ils t’ont aimée, peut-être, ardemment, immensément. Mais personne n’a pu, personne ne pourra te chérir, autant que moi.

C’est que j’ai découvert, cette nuit, toute la beauté, j’en ai moissonné et glané jusqu’à la dernière parcelle, j’en ai absorbé tous les violents et délicats parfums.

Et, par-dessus tout, ce qui m’a pris et ensorcelé, ce fut cette beauté intérieure, que les autres, ah ! j’en suis assuré, n’ont même pas entrevue.

Avant de te tenir extasiée dans mes bras, je me suis enivré du charme de ton âme. J’avais lu dans tes yeux ta douceur, ta bonté, ta mélancolie, ton rêve de l’au-delà, tes désirs d’envolements. Si ta beauté physique m’a tant ensorcelé, c’est sans doute, parce que j’ai reconnu qu’elle était le reflet de ta beauté profonde.

Après ta chère âme nue qui s’était d’abord laissé surprendre, j’ai contemplé la merveille de ton beau corps sans voile. Ah ! tu ne voulais pas… Tu avais peur d’être adorée… Je me rappelle, avec béatitude, tes gestes de refus qui s’efforçaient de me repousser, alors que j’effeuillais, comme une fleur géante, ma bien-aimée. Une à une, les corolles de soie et de linon se détachaient sous mes mains ; après la robe, les jupes, le corset, la chemise.


Une à une, les corolles de soie et de linon
se détachaient sous mes mains.

Tu étais si timide alors et si tremblante ! Échappée de mes mains, tu avais éclipsé, dans un mouvement de pudeur, la lumière des lampes électriques. Mais la lueur d’une veilleuse subsistait. Et dans la pâle clarté qui te baignait, mes yeux ont admiré ta splendeur magnifique. J’étais heureux, suprêmement. À tes pieds, agenouillé, mes mains s’accrochaient à ta chair, emprisonnaient tes hanches, te faisaient une ceinture, car tu voulais t’enfuir…

J’admirais le reflet divin de ton âme dans les formes harmonieuses et belles de ton corps. Et mon admiration me donnait une allégresse si violente, qu’un instant elle t’effraya…

Ah ! mon cher trésor, ce n’était pas seulement le désir de la volupté qui agissait alors si fortement sur mon cœur, au point de le dérégler, jusqu’au spasme qui, tout à coup, te causa cette épouvante, tu te souviens ?… Tu te penchas vers moi, les yeux remplis d’angoisse, tes petites mains s’appuyèrent sur ma poitrine… et ta voix soupira : Comme ton cœur bat fort… Ami, tu me fais peur, je ne veux plus t’aimer si tu t’affoles ainsi. Dans le silence, j’entends le galop furieux de tes désirs… Viens, viens ! Ne souffre plus…

Ah ! je te vois encore… Tu t’étais évadée… Puis ton corps s’inclinait mollement, gracieusement, sur un divan couvert d’une épaisse toison fauve. Et la blancheur rosée de ton image resplendissante aussitôt m’attirait. Je me traînai vers toi, toujours agenouillé.

Quand, plus tard, je cherchai la lumière de tes yeux, j’y découvris, Marcelle, de tels resplendissements que j’en fus ébloui. Alors, je retombai, ma bouche sur ta bouche. Et nous avons vécu alors des minutes, des heures de miracle, tellement écrasés par la béatitude, que je n’avais pas même la force de te remercier…

Mais un effroi soudain secoua ma torpeur…

Toi, qui m’avais donné l’infini du bonheur, étais-tu montée avec moi dans la joie ?… Tes yeux s’étaient fermés, lorsque je m’envolais. Et quand j’avais jeté ces cris de ravissement que l’assomption nous arrache, ta bouche close, ô sphynge ! avait gardé son secret…

Tes yeux étaient fermés. Je te croyais maintenant, engloutie dans un sommeil profond. Lentement, je me soulevais, pour admirer encore la face de volupté et d’extase, que j’avais aperçue, en mon assomption… Mais tes paupières lourdes tressaillirent, descellées. Et je revis tes yeux, plus doux, plus attendris, noyés dans le grand cercle bleu des paupières meurtries… Ma joie se raviva ; et ma bouche se posa doucement sur ces marques sacrées, qui m’attestaient sûrement, mieux que tout autre signe et mieux que des serments, que tu m’avais aimé !…

À cet instant, ma bien-aimée, j’atteignis le sommet de l’allégresse humaine… Jusqu’à l’heure où je dus m’arracher de tes bras, je contemplai tes paupières. Nul spectacle céleste ne m’eût apporté des ravissements comparables à ceux qui me furent donnés par la vue de ces deux taches bleues…

Tu m’as aimé ! Tu m’as aimé ! j’en ai la certitude !…

Ah ! mon enchanteresse, pour t’exprimer ma joie et ma reconnaissance, je voudrais connaître des mots doux comme des caresses que personne encore n’a écrits. Je te disais, cette nuit, Marcelle, je t’adore ! Mais aujourd’hui, ce n’est plus seulement de l’adoration qui remplit mon cœur, c’est un sentiment plus immense, indéfinissable… Hélas, je ne puis pas te dire, t’expliquer la passion ardente emportée et recueillie qui palpite en moi. De la folie : peut-être ! Non, non… Le fou s’exalte, mais il ne sait pas ce qu’il éprouve. Je sens, très profondément, en moi, un bonheur absolu… Ah ! mes yeux t’ont bien prise : j’ai emporté ta chère image ! Elle est en moi, et maintenant, jour et nuit, je t’aurai, toujours, dans mes yeux, dans mon cœur, ô toi, qui est ma vie, mon âme, mon bonheur !… »

XII

L’angoisse et la tristesse qui emplissaient ses yeux, si souvent, ses chers yeux, — cette angoisse que rien ne pouvait dissiper et qui se dressait, autrefois, entre nous, comme un lac de ténèbres ; cette tristesse maudite qui surgissait soudain, en vapeur grise, dans ses yeux bleus, à nos heures les plus tendres — l’angoisse et la tristesse, maintenant, sont éteintes.

Dès qu’elle m’aperçoit, son regard s’illumine d’une clarté de joie. Son visage s’épanouit, fleurit, se transfigure.

Son sourire rayonne, d’une infinie douceur.

Et je suis radieux de sa gaieté rieuse : Ma mie, je suis heureux, heureux de ta bonne joie, lui dis-je, souriant aussi à son sourire !

— Je suis comme une enfant, murmure sa voix lente… oui, je ris, sans raison. Je te semble puérile… Mais j’ai besoin de rire, et cela m’est très doux !

Sa main vient à la mienne. Nos yeux aussi se lient, dans une joie très charmante ils se mêlent, riants.

Son sourire rayonne, d’une infinie douceur.

Si j’étais le fervent, le très crédule éphèbe, qui cueille tout présage comme signe de bonheur, lorsqu’Elle me sourit ainsi, la bien-aimée, je penserais : « Enfin !… C’est l’amour… l’amour tendre et profond que parfois je rêve et je désire, l’amour dont j’ai guetté tant de fois l’éclosion dans l’immense mystère de ces yeux que j’adore. »

Mais je sais triompher des espoirs décevants. Et je ne veux pas croire aux miracles, aux prodiges…

Je sais qu’Elle est divine, et douce, qu’Elle accueille mes adorations comme une idole émue qui aime les ferveurs, écoute les prières, exauce gracieusement les invocations.

Son sourire exquis et câlin me suggère les plus douces folies…

Ce sourire me semble une caresse plus intime que toutes les caresses ; n’est-ce pas du bonheur qu’il reflète, qu’il avoue…

Elle est heureuse ?… Un peu… un peu, puisqu’elle rit…

Son visage charmant s’épanouit tout entier. J’y découvre de neuves et tendres apparences… le regard est plus doux encore, et plus profond. La bouche, en s’entr’ouvrant, me laisse voir ses perles. Et c’est surtout cette chose qu’on ne peut exprimer avec des mots humains, cette transfiguration complète de tout l’être, qu’on ne voit pas… qu’on sent…

Son sourire rayonne, d’une infinie douceur…

— Tu vois, je ris encore, me dit-elle. Et sa tête a un mouvement plus tendre, un mouvement d’enfant qui l’approche de moi, l’incline sur mon épaule.

Alors, elle s’abandonne, comme en un sûr refuge où son âme encore lourde des angoisses passées, des tristesses éteintes, jouit du calme, de la paix, de la douceur de vivre…

Sois heureuse et rieuse, ô ma très chère… oublie tout le passé… ne songe pas à l’avenir… Vis cette heure présente, ainsi, dans un sourire…

Son sourire rayonne, d’une infinie douceur…

XIII

Aux douces heures d’amour, quand elle palpitait ardemment sur mon cœur, je lui disais souvent :

— Marcelle, je t’adore… je te voudrais heureuse, heureuse infiniment !… Mais chaque fois que tu viens à moi, tes beaux yeux bleus sont pleins d’une infinie détresse !…

— Qu’importe ! me répondait-elle, en fermant mes paupières sous ses baisers. Toute ma désolation ne s’évapore-t-elle pas, dès que je suis à toi ?… Alors ? Sois donc content si mes seules heures bonnes, je les vis près de toi !…

J’aurais voulu, à ces moments, qu’elle eût confiance en moi, et me révélât les causes de cette tristesse obscure. Mais elle murait son âme, et quand mes yeux fouillaient les siens, Marcelle courbait la tête et fuyait mon regard.

Pendant quelque temps, je m’imaginai qu’elle était tourmentée par des besoins d’argent. Malgré le luxe de son appartement, où elle m’avait autorisé, deux ou trois fois, à lui faire visite ; malgré son élégance coûteuse et ses bijoux, peut-être, comme tant de Parisiennes riches, connaissait-elle cette gêne des femmes à la mode, qui ayant cent mille francs de revenus, et dépensant le double, sont traquées par les fournisseurs, persécutées par les créanciers. Je m’ingéniai, très adroitement, à connaître toute sa vie, lui laissant comprendre que je serais enchanté d’être pour elle le bon ami tendre et dévoué à qui une femme s’adresse, en toute occasion. Je voulus lui offrir des dentelles précieuses, des gemmes, des bibelots : mais elle ne voulut rien accepter que des fleurs…

Ce fut en vain, qu’à diverses reprises j’interrogeai M. de Santillon. Mon vieil ami éludait mes questions, ou me faisait des réponses ambiguës. Enfin, un soir, comme je lui demandais brutalement :

— Madame de Vouvray a-t-elle un amant ?

Il me répondit :

— Elle en a peut-être deux !

Et il s’éloigna, en haussant les épaules.

Le lendemain, je retrouvai Marcelle, chez Colomban, au thé. J’espérais que nous allions passer cette soirée à nous aimer. Mais elle me déclara qu’elle devait dîner chez une amie, et ne pouvait passer que deux heures avec moi. Tous mes projets d’amour s’écroulaient, j’en ressentis une violente irritation.

— Allons-nous au Bois, demanda Marcelle…

— Si tu veux !… répondis-je, d’un air indifférent…

Près du Pré-Catelan, Marcelle désira s’arrêter, pour jouir du charme de ce beau soir de juin, dans les massifs fleuris d’un petit café, caché sous les bosquets…

Marcelle me souriait…

Je fuyais son regard.

Tout à coup, je sentis que je ne l’aimais plus.

Mon cœur fut supplicié par une griffe atroce qui l’étreignait et le vidait… Mon amour s’en allait en torrent tumultueux… Il ne restait plus rien, en moi, qu’un cœur de pierre, qui ne battait plus, qui ne saignait plus ; mais qui douloureusement encore m’écrasait, m’étouffait.

J’aurais voulu pleurer ! Pleurer, quelle faiblesse ! Pleurer ! non, je suis trop orgueilleux pour montrer qu’on a pu me blesser et que je suis vaincu !

Je me suis mis à rire.

Oui, j’ai ri, bruyamment. Mon visage épanoui proclamait ma joie. Dieu, quelle joie ! Mon rire injuriait Marcelle et lui disait ;

« Non, je ne t’aime plus !… »

Aimer, pourquoi aimer ? L’homme doit être fort : qu’il cueille le sourire ou le baiser d’une heure, c’est la moisson joyeuse qui convient au guerrier, Mais se laisser lier par les bras d’une femme, captiver par ses yeux, engluer par sa lèvre, ah ! ah ! quelle lâcheté ! ah ! ah ! quelle folie ! « Non, je ne t’aime plus ! Non je ne t’aime plus. »

Tu croyais me tenir, chère, comme un esclave. Tu t’amusais vraiment de ma tendresse inouïe, et te jouais sans doute de mes espoirs ardents !… Allons, regarde-moi… Examine ton serf !… Vois comme il est soumis… ah ! ah ! tes yeux s’inquiètent… tu comprends, belle enfant, que ton pouvoir est mort, que je suis affranchi, libre enfin, libre, libre. « Non, je ne t’aime plus ! non, je ne t’aime plus. »

Ses yeux qui s’étonnaient de ce changement subit, ses yeux ne me donnaient maintenant nul émoi. Je les considérais, en riant, en raillant.

Oui, je riais devant ces chers yeux toujours tristes. Ces yeux ils me semblaient maintenant étrangers… je n’y voyais plus rien, que leur azur glacé… mais toutes les étoiles de rêve s’étaient éteintes. Une brume voilait leurs profondeurs radieuses. « Non, je ne t’aimais plus ! non, je ne t’aimais plus. »

Et pourtant, je souffrais… Une griffe mystérieuse étreignait encore mon cœur de pierre, et j’en défaillais presque. Mais je riais toujours.

— Pourquoi donc riez-vous ? me dit sa douce voix.

J’aurais voulu répondre, lui dire brutalement ma joie de me sentir libre, donc plus l’aimer !… Mais à quoi bon parler, prononcer d’inutiles et grotesques paroles ?… Lui faire cet aveu, et crier fièrement ma victoire soudaine, mais elle rirait aussi ! Que je t’aime ou que je ne t’aime point, que t’importe, ma belle ? Je fus jusqu’à ce jour ton joujou, ton pantin !… Avant moi, ne t’es-tu pas lassée de cette comédie ? Nous avons, l’un et l’autre, savouré pour deux sous de rêve, d’illusion ; et le jeu est fini !… Le rideau est baissé !… De profondis, amour, pauvre mirage d’amour !… Et toi mon cœur de pierre, qui avais cru revivre, va, va, voici la paix, tu ne palpiteras plus…

Rions, ma mie, veux-tu… Les amours les plus courtes sont les meilleures, dit-on ! Le nôtre fut alors parfait ! Combien de temps, au juste, a-t-il duré ? Voyons ?…

Un regard… un frisson… une étreinte des mains… un frôlement des lèvres… C’est tout, je crois… c’est tout… Une heure d’allégresse !… Bonsoir, l’amour, bonsoir… Nous ne nous aimons plus !

Pourtant, ne rions pas… nos rires sont mauvais, et presque sacrilèges…

Si nous avons senti — une heure, une minute

— nos âmes frissonner ensemble et palpiter, ah ! chère, souvenons-nous, très longtemps, de cette heure, ou de cette minute… Souvenons-nous toujours…

Mais je sens un sanglot qui laboure ma gorge…

« Non, je ne t’aime plus ! Non, je ne t’aime plus. »

Elle riait toujours, sachant que j’étais fou…

XIV

Elle est venue au rendez-vous, rose et blonde, comme une fleur émerveillante que l’été brûlant ne fane point.

Elle est parée d’une délicieuse robe blanche, d’un tissu léger et vaporeux, ainsi qu’une nuée d’aurore ; de menues fleurs bleues s’épanouissent dans la trame de l’étoffe. Le corps souple de ma bien-aimée dessine ses formes glorieuses, sous le costume. Ses seins, qu’elle n’a pas encuirassés dans le corset, révèlent leur troublant et riche gonflement ; et toute sa beauté m’offre des lignes exquises de grâce, de splendeur.

C’est l’enchantement d’une nuit de mi-été. Dans le décor splendide du Bois des féeries, nous avons choisi, là-bas, près de la Seine, ce parc de lumières et de verdures, où ressuscitent chaque soir les légendes d’amour des beaux siècles passés.

Des musiques lentes et voluptueuses animent le paysage, Des ombres blanches passent, se dissipent bientôt derrière les arbustes. On entend clapoter doucement l’eau du fleuve. Et les belles qui s’enfuient, dans les bosquets, au bras des amoureux, elles vont — on le croit — s’embarquer pour Cythère…

Des tables fleuries, semées dans ces bosquets, invitent les amants aux soupers alanguis.

Ma divine est entrée dans une tente — et la cabane de toile est maintenant un temple. Sa beauté illumine le plus humble décor.

Le gazon qu’elle foule devient un piédestal ; le siège qui l’accueille est maintenant un trône. Ce coin de restaurant parisien, désormais, est l’Olympe tout entier — puisqu’Elle est Aphrodite.

D’autres couples, là-bas, font sans doute le même rêve. Mais ils sont sur la terre, ces amants que je vois perdus dans les verdures et les phosphorescences roses des lampes électriques… Moi, je suis dans le ciel !…

Toi seule, ô mon amour, réalise ce miracle suprême. Toi seule, la mieux aimée, l’unique magicienne, tu possèdes ce don de m’emporter très loin, dans la gloire éperdue des au-delà divins !

Tu parles. La caresse bienfaisante de ta voix chaude et douce me ravit, m’éblouit, me donne toute l’extase…

Oh ! ce babil charmeur, ton gazouillement tendre !…

Qui donc vient interrompre déjà ma chère joie ?

C’est le maître d’hôtel, obséquieux, poli…

— Que désire madame ?… Voici la carte, monsieur… Prendrez-vous une bisque, une crème d’asperges ? Ensuite, comme poisson, les truites ?… Le saumon ?

Sur le menu, je vois ces mets, toujours les mêmes, de nos restaurants parisiens. Je voudrais y découvrir des choses rares, précieuses, et dignes de sa bouche si rose, si jolie !

— Que voudrais-tu, ma mie ?…

Mais elle me sourit.

— Et toi ?

— Moi !… je n’ai faim et soif que de baisers et de regards câlins de ses yeux enchanteurs…

Je voudrais qu’elle soit gourmande, comme Une enfant, pour lui donner le régal de mille friandises…

Sur la table, nos mains se sont prises et liées…

Mon régal, le voilà, oui, déjà… quelle allégresse, quelle joie !… J’adore mon idole, et les doigts d’Aphrodite palpitent doucement dans mes doigts frissonnants.

— Mon amour, tu es belle, oh ! suprêmement belle !… Je t’aime, je t’adore… Tout en toi m’émerveille… Ta voix et ton silence, ton rire et ta tristesse. Te contempler, t’avoir, te sentir près de moi !… je ne désire rien de plus que cette liesse !… Oh ! ma joie, mon bonheur, mon amour et ma vie !…

— Mais je croyais, monsieur, que vous ne m’aimiez plus ! Car vous me l’aviez dit : votre amour était mort !…

— C’est vrai… J’ai renié ma foi et ma croyance… Hier j’étais un fou, j’étais un malheureux !… Pardonnez-moi, m’amour, pardonne mon blasphème !

Mais elle ne dit rien… Je suis épouvanté. Et je cherche ses yeux, ses bons yeux qui m’enchantent…

Quel éblouissement, et quelle apothéose !

La nuit a envahi notre tente. Le noir est partout. Mais une lueur mystérieuse illumine le visage de mon idole d’une clarté très douce et met une auréole au-dessus de son front. Et ses traits ont ainsi une splendeur nouvelle. Ce n’est plus maintenant un rêve de nuit d’été. C’est la réalité magnifique, la gloire suprême. Ma bien-aimée rayonne ; une lumière astrale, de ses yeux, de sa bouche et de ses cheveux d’or se dégage, vient à moi, m’éblouit, me pénètre. Tout mon être s’imprègne de la clarté d’amour. Sa beauté désormais palpite en moi. Elle entre dans ma chair, son sang bat dans mes veines, et mon cœur embrasé flambe délicieusement.

Et maintenant il nous semble que nous sommes séparés du reste du monde, que tous les couples épars, autour de nous, dans le grand parc du restaurant, sont des fantômes lointains, des ombres de rêve, des images vaines de songe et de fantaisie.

Les jambes de Marcelle se sont posées sur mes genoux. Et, dans ce mouvement, la robe glissant un peu, j’eus ses jambes parfaites à caresser et à contempler, presque nues sous la soie légère et ajourée de ses bas blancs. Les petits pieds, gantés de daim, palpitaient, frétillaient, me communiquaient leur douce et frémissante chaleur.

Puis, la robe légère glissant encore un peu, plus haut que la soie blanche j’aperçus dans la pénombre, un admirable épanouissement rose, comme une pulpe de fleur, au-dessus du genou.

Mon amie est très belle. Vous ne pouvez rêver un corps plus admirable. C’est Vénus elle-même, non pas la Vénus froide et lourde de certains marbres antiques, qu’on nous célèbre comme les vrais modèles de la beauté pure et parfaite, mais la Vénus divine et voluptueuse que Boucher dessina en mille poses amoureuses, Boucher le véritable et le plus merveilleux de tous les évocateurs de splendeur féminine qui vécurent au grand siècle de la volupté et de la joie.

La tête est fine et langoureuse ; les seins fermes se dressent toujours vers la caresse. La taille tient sans peine dans les mains de l’amant. Mais la croupe triomphe, modelée divinement, avec des fossettes partout ; les cuisses sont évasées, de lignes magnifiques ; le dessin de la jambe est savant, compliqué, incomparablement charmeur. Mon aimée ressuscite à mes yeux l’Aphrodite voluptueuse : — elle me donne la fête glorieuse d’un Olympe…

Après dîner, la nuit venue, nous sommes montés dans notre auto. C’est un coupé ; devant les glaces, des stores de soie rose se baissent, et aussitôt on se croit transporté dans un tourbillon fantastique, on n’aperçoit plus rien, on va, on va, follement, on ne sait où, peut-être à la mort, mais sûrement à l’amour.

Tout d’abord, je cherchai la bouche de mon amie et ce fut le long, le palpitant baiser de tendresse passionnée. Pendant ce temps, mes mains parcouraient le corps adoré ; et toute la chair frémissait, semblait-il, en mes doigts.

Sous sa robe blanche et bleue, mon amie n’avait ni jupe, ni fanfreluche, ni tous ces vains objets de toilette féminine qui dissimulent et alourdissent les grâces, et dissimulent les lignes.

Ô femmes, en ces étés, faites comme ma mie. Renoncez à ces choses de batiste ou de soie qui sont, sous votre robe, de lourdes enveloppes, d’inutiles écorces : certes, je le sais bien, nos mains d’amants se plaisent parfois à effeuiller ces pétales de fleurs, pour prolonger l’attente, pour aiguiser le désir. Mais en ces aoûts brûlants, nous aimons la fraîcheur délicieuse de votre peau, vite trouvée.

Croyez-moi, laissez donc chemises, jupes, pantalons. Soyez toutes nues, avec des bas à jour, des bas fins et soyeux, qu’un ruban noue au-dessus des genoux ; ayez pour tout costume une robe de ces tissus légers, floconneux, semblables à l’écume de l’Océan qui habillait Vénus, quand elle naquit, près de la rive bénie. Quelques bijoux, un chapeau magnifique et riche compléteront la toilette. Et vous serez, ainsi, nos divines triomphantes.

L’auto nous emportait…

Par instants, à travers la soie des stores, nous apercevions la lueur éclatante des phares des voitures courant, à travers les allées et les avenues, et l’illumination rose des restaurants, Armenonville, Madrid, le Pavillon Royal.

Ma mie avait alors des effarements exquis… « Oh ! faisait-elle en riant, si on nous voyait, chéri, si on nous voyait ! »

Pour qu’elle craignît ainsi les regards indiscrets, c’est, vous le pensez bien, que nous avions alors l’audace sereine et magnifique des nymphes et des dieux.

L’amour nous emportait dans ses douces et éperdues réalités ; nos lèvres maintenant ne se quittaient plus.

Ma Vénus tout entière palpitait, se pâmait.

Le nuage blanc et bleu que formait la robe de mon aimée sur son corps d’Aphrodite, par un mystère que je ne cherchai point alors à m’expliquer, mais qui était simplement l’œuvre d’une couturière habile, s’était entr’ouvert et ne faisait plus, sur les roses du corps, qu’un peu de nuée légère, s’effaçant sous mes doigts…

Nous n’étions plus dans une voiture, mais dans un temple véritable, temple très modern style avec ses tentures roses éclairées par les phares. Et les seins de l’aimée, et ses hanches fleuries, tout son corps divin, dans cette lumière douce et tendre de chapelle discrète, me paraissaient, ce soir-là, plus enchantant, plus éperdant…

XV

Sa voix est lente et douce ainsi qu’une caresse…

Mon cœur s’épanouit, aussitôt qu’Elle parle… C’est une divine et troublante harmonie. Les mots qu’elle prononce semblent se fondre en une musique lointaine de rêve et de féerie… Oui, sa voix est la voix qu’on n’entend qu’en songe, le murmure délicieux qui s’échappe en frémissant des lèvres roses d’une fée…

Sa voix est lente et douce ainsi qu’une caresse…

Lorsque je viens près d’elle, las des luttes de la vie, l’esprit tout martelé par les voix dures, les voix aiguës, les voix lourdes et malfaisantes, elle m’accueille, l’aimée, avec son doux sourire et ses paroles douces. Et tout s’apaise en moi… les détresses d’hier et d’aujourd’hui s’effacent ; je me sens transporté dans l’azur, dans la lumière ; je retrouve le ciel que sa présence me crée.

Sa voix est lente et douce ainsi qu’une caresse.

Oh ! parle, mon aimée, parle, parle, berce-moi de la chère harmonie qui m’enchante et m’éjouit. Dis-moi tes tristesses ou tes joies, dis-moi ton amour pour les fleurs, pour la beauté du paysage qui nous environne ; dis-moi des choses banales, et si tu veux, dis-moi même des choses méchantes ; mais parle, parle-moi…

Ta voix est lente et douce ainsi qu’une caresse.

Oui, c’est une caresse qui descend sur mon cœur ! Dans cet enveloppement voluptueux et câlin de tes paroles, je frissonne, je tremble, et je voudrais pleurer. Pleurer est délicieux, quand on pleure de joie !

Les magiciens nous disent : Le verbe est une force que rien ne peut briser. Ils ont raison, les mages : ta voix a la puissance suprême, irrésistible d’un philtre ensorcelé.

Ta voix est lente et douce ainsi qu’une caresse.

Hier, dans ma folie, je voulais secouer le joug, le tendre joug de mon cher esclavage. Je me croyais très fort. J’étais allé vers toi, le cœur affranchi, les yeux rieurs, l’allure impertinente… Doucement tu m’as parlé… Et mes résolutions se sont évanouies, ma force n’a été que faiblesse puérile, et j’ai voulu reprendre mes liens, mes chers liens…

Ta voix est lente et douce ainsi qu’une caresse.

Auprès d’elle, c’est une sensation profonde, apaisante et divine d’enchantement.

Je ne puis me rassasier de son charme.

Je resterais des heures, des jours, en contemplation, immobile et ravi. J’aime qu’Elle se prête à ma pieuse fantaisie, qu’Elle se laisse admirer, qu’Elle ne parle point…

Alors mes yeux, lentement, parcourent et goûtent toutes les beautés diverses de son visage.

Ils s’égarent d’abord dans les rayons d’or de sa chevelure. Oh ! ses cheveux, comme je les aime. Ils sont sa douce et flamboyante auréole ; ils frissonnent sous mes yeux et tremblent sous mes lèvres.

Et son front, son cher front, où se dessinent parfois, comme des nuées aux cieux, de légers plis troublants, tristes et mélancoliques.

Et ses yeux, ses yeux bleus où mon regard se plonge et se noie en d’infinis et exquis abandons. Et ses lèvres rosées, doux nid pour mes baisers, ses lèvres que parfois son doux sourire déclôt : alors elles s’épanouissent, elles s’entr’ouvrent ; et j’aperçois ses dents dont j’aime la

morsure, ses dents dont je voudrais sentir les

pointes aiguës suppliciant ma chair, la mettant en lambeaux.

Mes yeux vont, tourbillonnent, s’efforcent de capter la grâce et la beauté de toutes les parties de son visage adoré, de les savourer toutes à la fois.

Non, je ne connais rien de plus enchantant, que cette possession d’une chère tête aimée que le regard cueille et prend, longuement, tendrement, passionnément.

Elle me dit parfois :

— Pourquoi me regardes-tu, mon chéri, dis, pourquoi ?

Je balbutie des mots vagues, incohérents. Je voudrais des paroles précieuses, subtiles, ensorcelantes, pour lui faire comprendre toute la joie que me donne sa merveilleuse beauté.

Mais les mots ne peuvent pas exprimer l’adoration. Seuls, les agenouillements, et peut-être, des cris, oui des cris sauvages, des hurlements, et des larmes, sont capables de rendre l’intense palpitation du fervent qui contemple un visage divin.

Oui, des cris !…

Oui, des pleurs !…

L’extatique, qui voit apparaître son dieu, dans une cathédrale miraculeuse, est ainsi, brusquement anéanti ; toute vie s’arrête, il semble que le corps n’existe plus, et que l’âme seule vit, l’âme flamboyante et magnifiée par la présence mystérieuse de la beauté suprême, immense et infinie.

La femme qu’on adore, n’est-elle pas notre dieu. N’est-elle pas plus puissante que toute divinité ?

XVI

Elle aimait les baisers qui terrassent toute force, les étreintes farouches qui épuisent, les rages de volupté où l’on s’anéantit.

Accablée, inerte, presque morte, Marcelle alors se réfugiait dans mes bras, s’abandonnait aux lourds sommeils qui succèdent à l’ivresse.

Mais brusquement, chaque fois, avant minuit, elle s’éveillait. Puis s’évadant du lit, elle nouait ses cheveux d’or, et faisait sa toilette :

— Ah ! mon chéri, disait-elle, comme nous sommes malheureux de ne pouvoir demeurer, toute la nuit, doucement assoupis, l’un à l’autre liés…

Une fois, je répliquai :

— Qui donc nous en empêche ?

Elle rougit, balbutia :

— C’est vrai. Personne, naturellement, n’a le droit de nous désunir. Mais, tu dois me comprendre, je ne puis — pour le monde, mes domestiques, mes concierges même — non je ne puis te garder chez moi, jusqu’au matin. Tout le monde saurait alors que tu es mon amant.

— Mais puisque tu es libre…

— Libre. Est-on jamais libre. J’ai beaucoup d’amitiés et de relations ; le jour où l’on saurait que j’ai un cher ami, je deviendrais une déclassée, une demi-cocotte. Tu le sais bien. Beaucoup d’amies alors refuseraient de me voir ; bien des salons, où je suis reçue, me seraient fermés…

— En effet…

Je fus sur le point de répondre :

— Marcelle, si tu veux, je serai ton mari…

Depuis longtemps déjà, je songeais à la douceur d’une union définitive… Pourquoi n’osais-je point dévoiler à Marcelle un projet qui réaliserait, sans doute, son vœu secret…

Puisque nous nous aimions !…

Mais une crainte me pénétrait… M’aimait-elle vraiment, assez pour accepter les entraves du mariage ?…

Chaque fois que j’analyse avec la froide lucidité de la logique et de la raison, les sentiments des êtres qui sont mêlés à ma vie, j’ai la sensation douloureuse du néant et du vide. Il me semble alors que tout est mensonge et vanité… Les baisers éperdus, les paroles ardentes, les cris de volupté, qui me ravissaient hier et me créaient le ciel, lorsque je les évoque à ces heures d’observation féroce et implacable, ne m’apparaissent plus que comme des comédies, faites pour me tromper !… Oui, oui la douce amie qui, cette nuit, se pâmait sur mon cœur, se mourait sur ma bouche, hurlait son allégresse, s’abandonnait alors à un merveilleux cabotinage… Elle ne m’aimait pas !…

Cependant je crois à l’amour ! Je sais que la femme ne peut vivre sans passion, sans rêve, sans magnifique folie… Mais, il me semble impossible qu’on m’aime vraiment, Moi… Je suis hanté sans cesse par l’idée qu’aucune de celles que j’ai chéries, n’a été sincère, vraiment et totalement amoureuse… Alors je cherche à découvrir les raisons qui les poussaient à se livrer, si éperdument, à moi… Et je découvre toujours, des causes à leurs transports, à leurs abandons… Des causes absurdes, sans doute, invraisemblables… car la seule chose qui me semble impossible, c’est que je puisse être aimé, pour moi, tout simplement…

Ainsi, ne découvrant aucun motif raisonnable pour expliquer que Marcelle me jouât, elle aussi, cette parodie de l’amour, j’en arrivais à conclure que c’était une de ces femmes à tempérament excessif, qui recherchent un homme pour la sensualité robuste et raffinée qu’il sait offrir à la gloutonnerie de l’amante, mais que son cœur demeurait vierge, aux heures les plus superbes de l’union amoureuse…

Non, jamais je n’avais ressenti, dans ses bras, cette sécurité profonde et apaisante d’être aimé délicieusement, totalement, souverainement…

L’ai-je connue jamais ?

Un soir cependant… Ce fut comme le frôlement d’une aile angélique, qui me caressa le cœur.

Nous étions assis, sur un banc, devant le grand lac du Bois de Boulogne. Nous étions seuls, loin de la voiture qui nous avait amenés… Nous ne parlions plus… nous admirions le frémissement des eaux, sous la clarté lunaire.

— Mais si j’allais t’aimer ? me dit-elle tout à coup.

Ce soir-là, ma tendresse pieuse et passionnée l’avait emportée loin, très loin, dans l’azur et le trouble lumineux du paradis des rêves ; elle s’abandonnait, un peu émue, à la douceur d’être adorée, cajolée, câlinée.

Ses yeux s’alanguissaient. Sa gorge palpitait. Ses doigts, plus frémissants, se nouaient à mes doigts…

« Mais si j’allais t’aimer ! » me redit sa voix douce.

Et je lui répondis lentement, pleurant presque :

— Il ne faut pas m’aimer. Non, non, je ne veux pas que tu sois amoureuse. Ce songe d’un soir d’été s’évanouira demain, et ton émotion, dans une heure s’apaisera. Baignée, enveloppée d’amour et de caresses, un instant, tu as pu croire que ton âme s’ouvrait, que ton cœur se livrait… Non, non, c’est une erreur, une illusion, ma Belle !… Que tes yeux attristés reprennent leur gaieté ; et que ton doux sourire, ce sourire magicien qui te fait plus jolie, refleurisse ! Voyons, rions, rions, ma mie !…

« Tu m’aimerais !… Allons !… Mais tu n’y penses pas… Non, ce serait déchoir, et tomber de l’autel où ma piété ardente, depuis des jours te hausse !…

« Ni ma fiancée, ni mon amante… Mieux que cela. Tu es, et dois rester mon Idole chérie…

« Une femme, qu’on aime simplement, qu’on chérit… et que demain peut-être on n’aimera plus !

« Non… non… Tu m’as créé un rêve plus splendide, ô mon Idole !…

« Les heures s’envolent, l’amour décroît…

« Les jours se passent, et ma ferveur est plus grande, plus forte ; sans cesse elle s’épanouit en floraisons géantes.

« Mon adoration tumultueuse et ardente, vois-tu, c’est toute ma vie ! Et je veux la garder…

« Tu le vois, ma chérie, il ne faut pas m’aimer…

« Sois bonne et douce ; sois la divinité qui accorde sa beauté, son charme, sa splendeur et qui se laisse aimer ! Sois l’image de marbre, qui ne s’anime pas et demeure impassible quand le fervent s’exalte ! Sois le Dieu qui sourit — mais d’un sourire exquis, de bonté, de pitié, d’orgueil peut-être aussi, d’être tant adoré !… »

J’attendais sa réponse avec une douloureuse palpitation.

L’heure était solennelle…

Si vraiment elle m’aimait, Marcelle allait enfin, dans ce merveilleux paysage nocturne, me crier sa tendresse sincère, passionnée…

Elle ne parla pas. Mais elle m’offrit sa bouche…

Ah ! qu’il était amer, son baiser, ce soir-là !…

XVII

« Mon cher amour, je vais vous quitter pendant un mois. Une amie m’emmène loin de Paris, très loin. Nous partirons demain. Venez donc m’embrasser, et pour tout le temps de mon absence m’apporter une provision ; de vos baisers. À l’heure qu’il vous plaira, mais, venez aujourd’hui… Vous me verrez au milieu de mes préparatifs… »

Je trouvai Marcelle occupée à entasser ses costumes dans des malles. Elle n’était vêtue que d’une robe souple et transparente, sous laquelle son beau corps révélait sa splendeur… Elle babilla, s’excusant d’abord de me quitter ainsi, d’une manière inattendue… Ma tristesse m’étranglait. Je pouvais à peine prononcer de vagues paroles… Je pensais à la mélancolie douloureuse des jours prochains sans elle…

— Marcelle, Marcelle, ne plus te voir, répétais-je… Que deviendrai-je, sans toi ?…

Il me sembla que son absence me serait moins pénible, si j’avais du moins d’elle, une image où sa chère beauté revivrait, sans cesse.

Je voulus emporter le portrait de ma mie…

Quand on est loin de celle qu’on aime, on évoque, à toute heure son visage, sa beauté. Il semble qu’une image, même imparfaite, nous restitue pour un moment la joie de sa présence. On se réjouit alors de contempler longuement, dévotement, le papier qu’on garde sur son cœur, l’humble petit papier où ses traits sont gravés. C’est un peu son l’égard, sa grâce, son sourire…

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

— Tiens, choisis, me dit-elle en me tendant un album… Et lentement, j’examinai les nombreuses photographies où le soleil tout-puissant s’est acharné, mais en vain, à reproduire l’éblouissement de son visage, la profondeur de son regard, la douceur de sa bouche…

Mais devant ces imagos, j’ai eu la désillusion et la mélancolie de n’y pas reconnaître celle que tant j’adore… Non, ce n’était pas elle, cette femme glacée, immobile, inconnue…

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

— Choisis, mon ami cher ! répéta sa voix douce. Ce portrait doit te plaire… L’artiste qui le fit était très renommé. C’était à Nice, l’an passé : le soleil de là-bas a fixé, il me semble, ce qui t’agrée en moi, mes yeux bleus et mes lèvres… Vois, la robe que j’avais, comme elle était jolie ! Tu reconnais encore, sous ce corsage de toile, la forme épanouie que tu chantes, flatteur !…

— Non, non, ce n’est pas toi, Marcelle mon amour…

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

Alors elle chercha dans des coffrets précieux, m’apporta des portraits différents, innombrables. Ici, c’est un profil délicat et charmant : quelques lignes en effet rappellent son visage, mais, non, ce n’est pas elle ! Là, c’est une élégante et souple cavalière ; c’est elle, mais lointaine, imprécise… Voici parmi les fleurs de son parc enchanté, la princesse d’amour que les fées m’ont donné… Non, non… elle est plus belle que toutes ces images !

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

En souriant, elle m’a dit : — Que veux-tu donc, chéri ?… Aucun de ces portraits n’a le don de te plaire. Pourtant, va, je t’assure, ils sont plus beaux que moi !

Ce n’est pas toi, chérie !

Et tout en lui parlant, j’attirais son visage, et mon regard cueillait le rayon de ses yeux.

— Tu les aimes, mes yeux ! murmura sa voix lente.

— Ils sont ma joie suprême.

— J’aime les tiens aussi !

— Oh ! tu peux les aimer. Lorsque tu me regardes, ils sont, je le sais bien, magnifiques, divins — car ils portent en eux tout le ciel, puisqu’ils ont ton image, mais ton image vraie, palpitante, vivante…

Je voulais emporter le portrait de ma mie…

Alors, tout à coup, j’ai pensé : Je suis fou !… Ce n’est plus seulement un papier gris et menu, c’est elle vraiment que je possède, puisqu’elle est dans mes yeux, sa chère et tendre image. Dans mes yeux, dans mes yeux, son image est gravée comme en un pur miroir. Et voilà le portrait fidèle, merveilleux, que je vais emporter avec moi… Elle sera toujours, là-bas, présente, mon aimée… Dans mes yeux, dans mes yeux… Je la verrai le jour… Je la verrai la nuit.

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

Alors je lui ait dit : Ne bougeons plus, madame ! Souriez légèrement. Redressez-vous un peu. Approchez-vous encore, plus près, plus près… très bien… Regardez-moi ; parfait !…

C’est ainsi que j’ai pris, dans un regard magique, sa grâce, sa beauté, son sourire, sa joie.

Alors, j’ai emporté le portrait de ma mie…

Puis, lentement, nos mains se sont déliées. C’est l’heure du départ, l’heure triste et douloureuse. Et pendant quelques jours, je ne la verrai plus.

Comme les heures, aujourd’hui se sont vite envolées ! Déjà, déjà l’adieu…

Et je suis, déjà, devant la porte ; nous nous tenons toujours enlacés, attristés.

Ses yeux semblaient me dire : Tu m’abandonnes donc ?… J’étais accoutumée à ton amitié tendre, à tes douces caresses… Je vais être sevrée de ton pieux amour. Comme les jours vont maintenant me paraître vides et tristes !…

Oui, je lis un reproche dans ses yeux, une mélancolie amère, de l’angoisse…

Et la porte est ouverte maintenant… Un baiser, un baiser… encore un… le dernier…

Brusquement, je me suis arraché. Et je descends déjà.

Mais qu’ai-je donc en moi, qui saigne et qui pantèlle ? C’est une déchirure atroce, suppliciante… Mon cœur sanglote ; ma tête se vide… Mes mains inertes et lourdes semblent mortes, glacées…

Lentement je descends les marches de marbre de l’escalier. À chaque pas, ma torture s’aggrave.

Je redresse la tête…

Ah ! quel éblouissement.

Elle est là-haut, penchée, et ses yeux me sourient. Mais son sourire pleure.

Par la baie vitrée qui éclaire le vaste escalier, des rayons d’or s’épandent ; ils auréolent la chère image. Dans cette lumière vive, ses cheveux blonds flamboient, ses yeux étincellent…

Jamais, jamais encore, elle ne m’a paru plus belle, plus adorable.

Toute sa splendeur triomphe dans ce rayonnement.

Son corps souple, enchanteur, son corps aux mille fleurs de grâce et d’amour, se modèle sous la robe de soie d’azur, légère et claire comme un lambeau de ciel. Son visage, si doux, si joli, avec son sourire triste, son auréole d’or, m’attire, me rend fou…

Et cependant, toujours, je descends, je descends.

Je m’arrête, à chaque étage. Je relève la tête. Je contemple l’idole. Elle me sourit toujours. Et sa main, qui frôle sa lèvre, m’envoie des baisers…

J’ai atteint, enfin, la dernière marche. Je m’arrête. Là-haut, toujours la bien-aimée, resplendit…

Mais dans cet éloignement, son image atténuée prend un charme nouveau, plus troublant peut-être, un charme tout puissant…

Là-haut, sur le sommet de ces degrés de marbre, dans l’éblouissement du soleil, qui paraît si près d’elle, mêlé à ses cheveux et dissous dans ses yeux, c’est l’Éternelle aimée, l’idole de mon rêve, celle que j’ai créée, par ma volonté tendre, par mon amour ardent, ma passion puissante…

Toute empreinte étrangère à moi s’est effacée. C’est la mienne, ma douce, mon adoration !… Celle par qui je vis !… Celle dont la beauté illumine mes jours, me donne le courage, la joie et le bonheur !… Celle dont les chers yeux sont ma seule lumière…

Le soleil est sur elle, en elle !… Et, dans la rue, quand je ne la vois plus, tout est ombre et ténèbre. Je vais, comme un aveugle, comme un cadavre errant… Loin d’elle, maintenant, je ne suis qu’un pauvre être, qui tend les bras, les yeux, qui s’afflige, sanglote, pleure, désespéré, le paradis perdu.

XVIII

Le paradis perdu…

Oui, maintenant l’Éden m’était fermé… Et je rôdais, désespéré, devant les barrières closes du paradis que Marcelle m’avait créé.

Pendant tout l’été, j’attendis le retour de la bien-aimée. Quelques lettres, banales et brèves, m’apprirent qu’elle parcourait les Vosges, puis la Suisse et qu’elle reviendrait avant la mi-septembre.

Chaque jour j’allais flâner dans la rue de Courcelles, devant cette maison où je l’avais vue pour la dernière fois. Sitôt que s’ouvriraient les persiennes de fer qui barricadaient ses fenêtres, je me précipiterais, tout palpitant vers elle… Ah ! quelle joie de retrouver ses chers yeux doux et mystérieux, de conquérir sa bouche, d’entendre sa voix câline…

— Hé ! hé, je vous y prends, cette fois, l’amoureux !…

C’était un soir, le 15 septembre… J’étais venu déjà, dans la journée, et j’avais vu, devant la porte, un omnibus du chemin de fer, chargé de valises et de malles… Timidement j’étais entré, et j’avais demandé au concierge si Mme Vouvray était chez elle… Non, pas encore ; mais elle ne tarderait guère, puisque déjà ses bagages arrivaient.

― Hé ! hé ! hé !

La voix railleuse de M. de Santillon m’arrachait à mon espoir et à ma rêverie…

Son ironie me glaça…

— Amoureux, moi, balbutiai-je, mais de qui cher ami ?

— Ne faites pas le malin, répliqua-t-il, continuant son persiflage… Il ne vous manque que le grand manteau couleur de muraille et la guitare, vous auriez l’allure d’un beau galant romantique, accouru pour saluer le retour de sa belle, en lui chantant une sérénade. Mon pauvre ami, vous arrivez bien tard… Madame Vouvray va se marier…

— Se marier, m’écriai-je ; vous plaisantez, n’est-ce pas ?

— Comme vous l’aimez ! fit M. de Santillon… Le ton navré de votre voix trahit votre passion… Oui, vous l’aimez… Et je le sais depuis longtemps !… Ne restons pas ici ; nous sommes ridicules, l’un et l’autre…

Il me prit par le bras, m’entraîna doucement.

— Mais vous l’aimez aussi, remarquai-je tout à coup…

— Oh ! je l’avoue, je l’ai aimée. Marcelle a été ma dernière fantaisie… Je l’ai connue, par hasard, il y a dix ans, un matin de printemps… Elle vivait alors, avec sa mère, dans la petite villa où elle vous a reçu. Elle n’était pas heureuse. Jolie fille, coquette, elle végétait, donnant des leçons de piano, pendant l’été, aux écolières en vacances dans ce coin de banlieue… J’ai senti, en la voyant, que je pourrais m’offrir sa capiteuse beauté, au prix de copieuses générosités… J’ai dépensé, oh ! sans regrets, deux ou trois cent mille francs pour métamorphoser la jeune fille pauvre en femme élégante !… Tout d’abord, je m’illusionnai et me persuadai que j’accomplissais une bonne action, en arrachant Marcelle à sa gêne lamentable… J’étais, tout simplement, un vieillard passionné…

« Marcelle fut pour moi une maîtresse adorable, une amie reconnaissante ; — mais elle ne m’a jamais aimé. J’ai été assez sot pour lui demander de l’amour !… Oui, au début de notre liaison, j’espérais déchaîner en elle ce sentiment vif et profond… Plus tard, je me suis contenté de lui demander un peu de plaisir ».

« Marcelle a l’âme bourgeoise. Elle est faite pour le mariage… Pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ?…

M. de Santillon répéta :

— Mais oui, pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ?…

— Pourquoi… je ne sais pas…

— Voilà : vous l’avez tout de suite désirée pour maîtresse… Elle n’a pas résisté… Elle s’est donnée à vous. Elle a sans doute pensé que c’était le moyen le plus sûr de vous conquérir. Elle vous voyait épris, amoureux, passionné…

— Si j’avais su… Si j’avais su !…

— Vous êtes un étrange personnage !… Quand on adore une femme, qui est libre comme Marcelle, c’est bien simple, on l’épouse…

M. de Santillon avait raison. Et moi, à cette heure, je mentais. L’idée de ce mariage plus d’une fois m’avait hantée. Souvent, nos soirs d’amour, Marcelle me disait de sa voix caressante : « Oh ! demeurer ainsi l’un à l’autre enlacés, toute la nuit… toute la vie ! » Elle m’invitait ainsi à l’union durable du mariage. Mais jamais je n’avais voulu comprendre ! Je sentais, dans son passé, des mystères troubles et inquiétants. Je l’adorais comme maîtresse. Mais comme femme, non, non… Les vieux préjugés familiaux qui hantent toujours nos esprits nous crient qu’on n’épouse qu’une vierge. Et ces principes démodés ne sont peut-être pas stupides… Nos cœurs peuvent s’affranchir des Codes, des morales ; ils ne peuvent se guérir de l’atavique et farouche jalousie… Bien des fois, dans les bras de Marcelle, ma bouche sur sa bouche, j’avais ressenti les obscures souffrances de ce sentiment despotique et suppliciant ; une amertume avait jailli, empoisonnant les allégresses qu’elle me donnait. Je retrouvais, sur ses lèvres, la trace d’anciennes caresses, l’empreinte d’autres amants. Et subitement alors, une haine farouche contre elle m’envahissait. Mon baiser se transmuait en morsure hostile…

Épouser Marcelle…

Ah ! pourquoi n’avais-je pas lié nos deux tendresses par cette union qu’elle désirait !… Maintenant mon bonheur était détruit. Je ne connaîtrais plus la chère et divine volupté de Marcelle… Et c’était par ma faute, uniquement, qu’aujourd’hui je me trouvais seul, meurtri, désemparé !…

Pendant des nuits, des nuits, je rôdai, devant sa porte. J’épiais la clarté des lumières apparues, dans le noir, aux fenêtres de son appartement. J’évoquais son image, je la voyais, dans son salon, sur ces divans moelleux où tant de fois je l’avais possédée. Puis quand s’éclairait la chambre à coucher, je la discernais alanguie, demi-nue, sur le lit bas et large où sa beauté, jadis, s’offrait à ma passion… Un autre maintenant savourait les parfums délicats de sa gorge et les troublants aromes de la fleur d’enchantement…

Le temps n’apaisa pas ma douleur profonde… Les mois et les années ont passé sans guérir ma blessure, toujours saignante… Marcelle, Marcelle, Marcelle !… Si j’ai souffert pour toi, j’en suis le seul coupable… Tu ne m’as pas aimé… Non, non, je ne crois pas ! Mais tu m’as cependant donné la suprême joie, aux heures bénies que je pleure toujours…