A. Méricant (p. 17-93).

Première Partie

I

En ces listes, souvent grotesques, de demandes et d’offres galantes qui s’étalent audacieusement aux petites annonces des journaux mondains, je n’ai vu, pendant très longtemps, qu’une sorte de Bourse à l’amour. Et de quel amour ? Celui qui rôde sur les boulevards, vagabonde par les rues, affamé, glouton, se repaissant des plus médiocres régals et buvant l’ivresse à n’importe quels flacons.

Tant et tant de baisers s’offrent à celle qui désire l’amour ; de telles convoitises s’allument dans les regards des hommes au passage de la Femme ; et dans les salons, aux théâtres, à la rue tant de déclarations lancent leurs murmures à ses oreilles que, seules, — me disais-je — les très vieilles, les hideuses, les défleuries sont réduites à hurler leur désir en trois lignes patibulaires, implorant quelque aventure bien tendre ; et aussi, les marchandes de rires et de caresses, âpres aux gains, avides d’accroître leur clientèle, sollicitant les amateurs, usant de la publicité comme font les maisons de commerce, les grands magasins, les fabricants de produits pharmaceutiques.

Oui, cela m’amusait de lire ces annonces, et j’évoquais l’état d’âme des dames avouant trente-cinq ans — ce qui signifie quarante-huit ou cinquante — proclamant leur désintéressement, pour mieux fasciner les très jeunes gens, encore timides, aux appétits de vingt ans qui acceptent toute manne tombée du ciel ou surgie de la boue.

Et dans la brutale impudence des réclames célébrant l’idéale beauté d’une demoiselle qui postule les restes et les suprêmes miettes de messieurs âgés, décrépits, mais riches, je lisais, avec nausée, l’immonde et vil trafic de la chair prostituée, le sacrilège impie de la Beauté, sacrifiant son charme et sa divinité au pouvoir dissolvant de l’or.

Cependant, parmi les habituelles banalités et la plate similitude de ces annonces, peu à peu je découvris, dans le tas, des appels à l’amour, des cris d’espoir, des sanglots de passion qui se trahissaient par je ne sais quelles paroles plus sincères, par des maladresses ou des subtilités de rédaction, à peine perceptibles, mais qui pourtant éveillaient brusquement mon étrange et maladive perspicacité d’impulsif.

Oui, je sentais tout à coup les battements d’un pauvre cœur, tressautant en ces quelques lignes, éperdu d’angoisse, cherchant à son infinie tendresse quelque cher refuge où se blottir et se ranimer ; je reconnaissais encore l’inquiétude et la révolte des âmes altières, captives des bagnes et des galères contemporains, condamnées à la vie bête, rêvant malgré tout l’affranchissement sentimental par la grâce de romanesques et poignantes aventures…

L’aventure !…

L’espace, soudainement entrevu ; l’essor possible ; les barreaux de la prison miraculeusement disjoints, permettant désormais l’envolée de l’âme vers des ciels radieux et l’union voluptueuse à une âme chérie, en des extases divines !

L’aventure !…

Le rayon de soleil, le rayon d’espoir. L’épanouissement de toutes les fleurs de joie, dont les semences s’étouffaient et se mouraient, faute de lumière et faute de rosée… Le grand souffle frémissant qui tombe de la montagne, courbe les collines, épouvante la plaine, sème éperdument ses palpitants frissons…

L’aventure !…

La vie douloureusement rêvée et souhaitée aux heures mornes d’esseulement, de lassitude et d’inquiète nostalgie des patries inconnues mais pressenties si belles ! La vie merveilleusement transfigurée, chaude, parfumée, resplendissante. La Vie ! La Vie !…

Alors, je compris que de nobles chercheuses, d’intrépides escaladeuses, venaient sans doute réclamer l’aventure, parmi la foule des quémandeuses vulgaires, tenter la destinée, se jeter dans la mêlée, pour y être meurtries, peut-être, abominablement déçues, mais — qui sait jamais les mystères de demain — pour conquérir aussi le triomphant drapeau ! Puis, qu’importe, après tout, la blessure et la souffrance, aux vaillantes âmes d’élite ? la lutte, c’est leur joie, le danger les excite, l’inconnu les attire… Souffrir et panteler, c’est encore vivre ; le cœur qui saigne n’est-il pas plus glorieux que le cœur assoupi en de lourdes paralysies !…

Ce fut alors que je résolus de connaître le Mystère des petites annonces. Et, pour ne pas courir le risque d’être leurré par quelqu’une de ces phrases, où semblait se trahir l’aveu sincère et passionné d’une âme aventureuse et qui pouvait, en somme, n’être que la très habile supercherie d’une rouée ; pour être aussi celui qui invite et non pas celui qui accourt — car le rôle de l’homme en tout roman sentimental est de faire le premier geste et de murmurer la prime parole — je livrai à la promiscuité des offres et demandes galantes l’anonyme appel de mon rêve à l’idéale inconnue, avec le pressentiment qu’elle tressaillerait peut-être à la lecture de ma prose, et qu’elle sentirait soudain le mystérieux pressentiment qui étreint le cœur, l’hypnotise, le prend, l’obsède et le harcèle jusqu’à l’heure où l’esprit se décide enfin à ne plus résister à la hantise, se lance vers l’aventure, fait le premier pas dans l’inconnu, à la poste la brève réponse, la troublante missive, qui frissonne elle aussi, ne sachant par quelles mains, douces ou brutales, elle sera violée…

Déjà, l’aventure commence… le cœur palpite… les jours coulent plus rapides, les heures se précipitent… On attend ?… Vaine attente, peut-être… L’annonce sera-t-elle perdue, parmi les autres, et dédaignée ; ou remarquée par celles dont la tendresse serait une épouvante ?… La petite lettre, écrite à l’anonyme, amassera-t-elle l’inepte curiosité d’un joyeux farceur ; allumera-t-elle la sensualité d’un ignoble satyre ?…

On frissonne… on tremble… on espère…

On vit !

II

L’appel à l’inconnue, clamé par les voix nombreuses du journal, atteint à la même heure cent mille désirs de femmes…

Le cri éperdu de mon cœur et de ma chair sera-t-il entendu par celle que j’espère ?

Si l’amour n’est pas une hasardeuse étreinte, s’il est, comme je le crois, la rencontre providentielle des êtres que les tourbillons de la vie inéluctablement uniront un jour, ces pauvres lignes que je viens de relire, ce matin, parmi le nombre des Petites Annonces, peut-être éveilleront-elles, en l’âme de la très-chère qui m’est destinée, l’inquiétude, l’émoi, la curiosité de répondre, en lui faisant pressentir les tressaillements et les délices de l’aventure ?

Déjà même n’a-t-elle pas tracé de sa main fiévreuse la furtive réponse ?…

J’ai le pressentiment que je vais trouver bientôt, au bureau de poste, la petite lettre, premier espoir, prime fleur de nos tendresses, éclose déjà, et déjà épanouie…

Poste restante…

L’étroit guichet est là, petite porte ouverte sur le mystère, idylle ou tragédie…

Des femmes se pressent, héroïnes d’obscurs romans, personnages ignorés de drames passionnels.

Elles se poussent, se bousculent, inquiètes et tremblantes. Elle réclament à l’impassible distributeur d’incertaines correspondances, murmurent timidement des noms, des initiales.

Avec des gestes lents, réguliers de machine, l’homme compulse les enveloppes.

Très jeunes, pour la plupart, de petites ouvrières, pas encore envolées des nichées familiales, venant chercher ici des nouvelles de l’amant, l’heure du prochain rendez-vous ; une servante, à la jeunesse robuste, au corsage gonflé de sèves campagnardes, qui tenta, sans doute, plus d’un galant ; effarée et honteuse, se cachant dans la foule une jolie et très élégante mondaine, captive sans doute des geôles conjugales, n’osant ou ne pouvant se libérer, dont l’esclavage se pare des fleurs de l’adultère.

Oui, c’est ici la poste de l’amour romanesque, de l’amour mystérieux, de l’amour opprimé.

Moi aussi j’ai tremblé, j’ai frissonné… comme une femme.

L’homme, à ma demande, prit un paquet de lettres, lentement les manipula.

Il m’en jeta quelques-unes, dix, vingt peut-être. Et sitôt, je m’enfuis avide de connaître leur secret, mon cœur défaillant et battant, comme si l’angoisse de toutes celles qui m’avaient écrit me gagnait, me terrassait…

Pauvres petites lettres…

Toutes me confiaient la tristesse de vivre seule et de n’avoir aucun cœur où réfugier sa tendresse.

Est-il possible, me disais-je, que tant de jeunes femmes soient isolées ainsi dans la cité d’amour et de luxure, et qu’elles n’aient pas encore rencontré l’ami désiré, pour solliciter ainsi l’offrande d’un inconnu ?

Ces lettres, je les lus.

Presque toutes, elles s’imprégnaient d’une naïve et douce sincérité.

Ce n’était pas un amant riche qu’elles imploraient, ah ! certes, mais l’amour.

À cette heure, j’aurais voulu les chérir toutes, ces pauvres chères amies, et l’idée me vint d’abord de répondre à chacune, d’être le Don Juan de ces quinze ou vingt maîtresses…

Folie !

Lentement je déchirai les suppliantes missives, pour n’en conserver qu’une, une seule… la sienne !

Au premier examen de ces enveloppes, j’avais senti que celle-là contenait la lettre espérée, la lettre de l’inconnue tant de fois appelée, inutilement cherchée, et qui se révélait enfin !
Cette lettre, je le savais,
m’apportait le bonheur.

Oui, cette lettre, je le savais, m’apportait le bonheur…

Lorsque mes doigts l’ouvrirent, elle tremblait entre mes mains.

En la dépouillant, il me semblait que l’heure suprême sonnait, où l’aimée s’abandonne, où les derniers voiles s’effondrent, où l’adorée surgit toute nue, resplendissante et se livre au baiser.

Un parfum doux et pénétrant s’exhalait de la lettre.

Je fermai les yeux et me livrai à l’alanguissement de cette indéfinissable odeur de bouquet et de chair.

Et je crus un instant que ma bouche s’éperdait à chercher des effluves enivrants en de mystérieuses cassolettes pleines d’encens féminin, brûle-parfums mystérieux où flambe l’or des toisons pour embaumer le sanctuaire d’amour.

Que me disait-elle alors, la bien-aimée ? Quelques mots. En somme, peu de chose. Mais il m’était clair que ce rien serait tout. Et je m’acharnais à évoquer l’image de celle qui m’écrivait.

Au papier d’azur clair, à l’écriture fine et jolie, aux petites phrases nerveuses, je la voyais déjà, telle que plus tard je l’aperçus, adorable, exquise, enjôleuse, avec des yeux qui ensorcellent, une bouche qui affole, irrésistible et enchanteresse, mon rêve, mon idéal, mon amour…

Souvent encore, dans ce jardin d’extase où j’ai vécu plus tard et qu’Elle avait paré des fleurs les plus merveilleuses de la passion, j’ai évoqué cette première journée d’aube encore indécise et d’amour entraperçu, cet instant enchanté où la petite lettre m’apporta l’espoir tendre ! Une joie délicieuse m’avait envahi. Je marchais par les rues, rayonnant, transfiguré. Mes amis me demandaient quelle bonne fortune m’irradiait soudainement. Immensément heureux, je ne pouvais dissimuler mon allégresse. J’aime ! J’aime criais-je comme un fou, dans l’ombre du crépuscule. J’avais les fiertés et les belles allures du jeune homme qui, pour la première fois, a dormi chez une femme !

Et c’est toujours ainsi, à chaque aurore d’une neuve passion !

Les tendresses abolies s’évanouissent. Il ne reste plus rien de tous les baisers d’hier, aujourd’hui éteints.

Chaque printemps d’amour nous refait une virginité.

Et, dans notre cœur vierge, l’amour présent s’épanouit, plus merveilleux que les amours passées — et plus vivace peut-être, puisqu’il se nourrit de leurs cendres, s’abreuve de leur sang !

III

… « Aujourd’hui même, à deux heures, au musée du Louvre, dans la salle des antiquités égyptiennes, dont la porte s’ouvre, je crois, presque en face de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Je porterai, à mon corsage, un bouquet d’œillets blancs. Ayez vous-même une de ces fleurs à la boutonnière. Elles seront notre signe de ralliement, mon cher Jean, s’il est besoin d’un signe pour nous reconnaître… »

Il était huit heures, chère Suze, quand je reçus cette petite lettre. Depuis un long mois déjà, nous nous écrivions, très régulièrement ; et si nous ignorions encore nos visages, du moins nos cœurs s’étaient-ils reconnus, attirés l’un à l’autre, par une douce communion de tendresse et de sentiments.

Enfin, j’allais la voir, la chère aimée, presser entre mes mains ses jolis petits doigts ; et qui sait, peut-être aussi cueillir un baiser exquis sur ses lèvres fraîches, au pied des Sésostris et des Sennacherib qui nous contempleraient dans les salles désertes des reliques d’Égypte, de leurs yeux impassibles qui, depuis quarante siècles, regardent…

Rapidement, je sautai hors du lit, je me vêtis à la hâte ; un fiacre m’emporta vers le hammam.

Comme la femme, l’homme qui aime a ses coquetteries. Il a beau se dire que le corps est une grossière et matérielle enveloppe, il a souci de sa loque charnelle ; vraiment il a raison, car nos yeux ne sont pas assez clairvoyants encore pour transpercer la couche extérieure, percevoir la beauté du cœur et de l’esprit. Certes, un jour luira, dans quelques siècles, où les âmes aimantes se verront, à travers la transparente écorce, s’admireront, s’aimeront sans nul souci des performances physiques. Et l’amour alors sera transfiguré, il s’élèvera au-dessus des contacts d’épiderme et des frissons sensuels.

Mais cet âge d’or que nous espérons, que nous pressentons pour nos petits-fils, ne doit pas nous prostrer et nous annihiler en ses prestigieux mirages. Il faut vivre la vie du siècle, Jouir de la beauté de cette vie, de l’unique qui est l’amour, avec tous nos organes, les plus humbles comme les plus altiers, magnifier notre tristesse aux apothéoses du Baiser, cette fleur de la Chair, son éclat, son parfum.

Aux moites vapeurs de l’étuve, ma chair se purifia, se régénéra, perdit les dernières traces des amours défuntes, s’assouplit et conquit cette sensation vague qu’on s’affranchit des liens pesants et lourds, qu’on est prêt désormais aux hardies escalades, aux envols vers les cîmes.

Un esclave, plus soumis par l’appât du pourboire contemporain que par la terreur des fouets antiques, manipula mes membres, fortifia les articulations paresseuses par de savants massages, et me parfuma de mousses odoriférantes, selon la formule des doctes Orientaux nos maîtres en hygiènes voluptueuses.

Durant la demi-heure de repos, alangui sur les coussins, je songeais à la bien-aimée ; dans les rayons d’azur et de roses que filtraient les verrières, des formes indécises m’apparaissaient, et c’était la vision d’une silhouette idéale, de ma petite Suze, de mon rêve d’amant : tantôt un bras, tantôt un sein, une jambe, une croupe frissonnante, une chevelure déroulée…

Et je fermais tes yeux, les lèvres tendues pour boire un baiser qui tomberait vers ma bouche, dans une coulée magique… Ah ! petite Suze, comme à cette heure je vous désirais, et comme j’implorais votre lèvre humide, et vos dents aiguës se desserrant un peu !

Onze heures : secouons le rêve stérile. La réalité, plus charmeuse peut-être, accourt. Vite, je rentre en mon nid de garçon.

Je hais les costumes de coupes excentriques, aux couleurs brutales qui s’harmonisent ridiculement avec les sombres décors de nos cités et de nos maisons. Les femmes, je le sais, apprécient les tenues épinglées et chic, et nous jugent souvent d’après notre mise… Trop sévères, nos vêtements nous emprisonnent en de raides allures de notaires ; trop fantaisistes, ils nous métamorphosent en rastaquouères. Nul art, aucune fantaisie ne se drapent dans nos disgracieux pantalons, nos correctes redingotes, nos grotesques chapeaux haut-de-forme. On ne peut cependant endosser un travestissement de bal masqué pour aller à un rendez-vous.

Que c’est laid un homme, en défroque dix-neuvième siècle, et comme les femmes sont indulgentes, quand elles consentent à nous chérir !

On s’attarde devant les glaces, à déplorer ce lamentable aspect, cette laideur masculine ; on s’acharne à la corriger un brin, en retroussant les pointes des moustaches, en lissant ses cheveux. Et l’on s’épouvante. Ne lui déplairai-je pas trop ?… Saurai-je vaincre l’examen inquiet de ses premiers regards, jusqu’à l’instant où, par de douces paroles et de tendres caresses, j’endormirai ses yeux hostiles et lui apparaîtrai transfiguré comme l’Aimé, la vision de son rêve et de son désir ?…

À la table du Cercle, où la routine m’a conduit, je m’indigne contre les nourritures coutumières qui souillent notre bouche et la pestifèrent… j’insulte presque le valet qui vient me déclarer, très aimable, que ce matin le roquefort est parfait… Je voudrais des confitures de roses, de ces mets de sultanes qu’on grignotte dans les harems. Un ami m’offre un cigare, authentique Flor de Habana ; il sait que je les adore, et s’étonne de mon refus : il me croit malade, remarque en effet que je suis pâle, très nerveux, surexcité…

Dès une heure, je suis au Louvre, dans la salle des antiquités d’Égypte, et je relis la petite lettre de la Désirée… C’est ici que je vais la voir, la voir pour la première fois !…

Et je m’émerveille de l’idée non banale qu’elle eut de choisir cet endroit ; mon esprit bat la campagne. Ce choix m’indique déjà que ma petite Suze est une créature originale : une autre m’eût fixé un café peu fréquenté, une station de voitures où vite on trouve refuge en un fiacre fermé, voire une église… La Chère amie, que je croyais connaître, dont j’ai senti le cœur frissonner et battre en ses gentilles lettres, je ne sais rien d’elle, rien, rien… Indépendante ? Mariée ? Esclave de quelque liaison ?… Et que m’importe après tout. Elle est celle que j’aime et cela me suffit…

Mais elle, va-t-elle m’aimer ; et son caprice qui dura tant qu’il fut animé par le mystère, subsistera-t-il encore après l’entrevue ?…

Comme les minutes coulent lentement !… Il n’y a pas un quart d’heure que je suis là, rôdant devant les Pharaons de granit, les pierres monumentales, les sépulcres vides, les monolithes brisés.

Voici tout à coup que je découvre une sorte de nid dans cette salle déserte où les gardiens même ne viennent pas. Derrière un piédestal géant qui supporte une statue d’Osiris, un espace libre, masqué par d’autres pierres, où nous serons seuls, où nous nous cacherons, où je pourrai la prendre très doucement dans mes bras, noyer mes regards dans ses yeux, essaimer mes baisers dans sa chère bouche !…

Deux heures !… Une porte s’entr’ouvre… Mon cœur défaille et se glace tout à coup ; il me semble que des fibres se rompent, en un émoi douloureux ; et mes yeux ne voient plus qu’une brume grise de crépuscules, et dans cette brume soudain surgit — adorablement belle, éblouissante d’enchantement — Suze, ma petite Suze, ma reine, mon amour !
… Soudain surgit, adorablement belle,
éblouissante d’enchantement, Suze…

IV

La minute la plus exquise d’un amour, celle qui se grave en ma mémoire mieux que les heures de l’étreinte et du baiser, c’est l’instant rapide ou les yeux de la Désirée s’illuminent et rayonnent de la première flambe, proclamant ainsi dans l’éclair radieux qui les éblouit l’aube des tendresses levée sur deux cœurs, voués désormais à l’idylle, emportés vers le ciel.

Oh ! cette minute, brève et farouche, durant laquelle on vit magnifiquement les plus glorieux romans de la passion humaine ; où le cœur s’exalte en d’infinies ivresses ; où l’on résume en soi les frissons de Roméo, les émois de Daphnis, les tendres angoisses de Paul ; où l’on s’affranchit féériquement de l’existence coutumière, de la Vie morne et lourde, pour devenir ce héros que sera toujours l’amant, à l’éclosion mystérieuse de deux âmes qui s’ouvrent pour mêler leurs parfums !

C’est sans doute la nostalgie de ce charme qui fait plus tard nos liaisons si peu constantes… on s’acharne inutilement à ressusciter ce délicieux moment… Il ne renaît plus. L’amour, comme un astre, accomplit son évolution, s’attarde encore en des phases bénies… mais il est vain l’espoir de faire rétrograder l’étoile qui s’est allumée au crépuscule, pour jouir une seconde fois du prime rayon, et de l’incertain scintil révélé timidement dans l’azur assombri.

Et c’est pourquoi sans doute nos âmes inquiètes, avides de ce frisson à nul autre comparable, s’évadent des fournaises passionnelles, se libèrent des chaînes enchantées, veulent savourer encore l’ivresse de cette minute — la plus troublante, l’inoubliable !

En ce regard, les âmes subitement se reconnaissent, se livrent, se donnent. C’est un spasme fulgurant, et d’une telle violence que les forces défaillent et se fondent en une torpeur exquise, durant laquelle s’annihilent et se pervertissent toutes nos facultés. Le plus éloquent alors semble muet et ne peut exprimer sa joie… les paroles meurent sur les lèvres paralysées… et nul mot humain ne serait assez superbe pour exalter l’amour. À quoi bon du reste, puisque le cœur, à cette minute, s’est révélé ; puisque les tendresses se sont liées ?… En vos yeux, Suze adorée, j’avais lu l’ineffable don que vous consentiez… En les miens, aussi, vous aviez aperçu l’épanouissement du bonheur et de l’allégresse. Et nous restions, immobiles, la main dans la main…

Puis, nous avons babillé… Que disions-nous, ma Bien-Aimée ? Des phrases incohérentes, sans doute… après nos yeux, nos bouches se mariaient… Mais le langage de vos grands yeux bleus, très doux et très tristes, — oh ! les chers yeux tristes dont la mélancolie m’enchantait — seul alors m’occupait… Et mes yeux en les vôtres se plongeaient, s’attardaient, très voluptueusement… Et cette volupté m’imprégnait tout entier, se glissait jusqu’aux moelles, frémissait impérieusement. Vos yeux, ma chérie, vos yeux !… je les prenais, je les caressais, je les étreignais, je les enveloppais, je les pénétrais, malgré vos résistances et vos soudains effrois de ce viol rapide… Vos yeux, vos yeux !… Ils étaient à moi !

Je ne songeais pas à vous dire combien vous êtes belle. Mais le cantique de mon âme s’envolait vers la vôtre… Et vous ne vous étonniez pas, j’en suis convaincu, si je n’accomplissais en ce moment aucun des légers devoirs de la galanterie. Celui qui aime n’est pas galant. Il est sincère : et son adoration se révèle en ses attitudes, en son agenouillement silencieux.

Vous êtes belle, ô ma bien-aimée. Dès ce jour où mon admiration s’émerveilla vos yeux et vos lèvres m’avaient enjôlé…

Les yeux et les lèvres, les suprêmes beautés qui m’attirent et m’ensorcellent. Oui, je veux chez l’aimée, la perfection et la pureté de ces organes qui sont, à mon avis, les plus suaves fleurs de cet admirable bouquet, la femme très aimée.

Les yeux me donnent le capiteux parfum de son petit cœur ; les lèvres me distillent la précieuse essence de sa chair.

Plus tard, certes, je m’attarderai aux vallons de sa gorge, aux montagnes sacrées, aux paysages tumultueux de sa croupe enfiévrée. Mais je reviendrai toujours vers la lumière des yeux et le nectar des lèvres, mes délices préférées.

J’ai dit, chère âme, le dictame de vos yeux, leur humide et tendre rayonnement de turquoise, leur magique empire — ineffable poème que je voudrais éternellement chanter, en actions de grâce, à vos pieds ! Comment pourrai-je décrire la corolle embaumée, la soie délicate et rose de vos lèvres frémissantes qui s’entr’ouvrent orgueilleusement sur l’émail éclatant des mignonnes canines, acérées pour les morsures passionnées des délires d’amour ?…

Quelques instants à peine s’étaient écoulés… Déjà, dans un gracieux sourire, votre bouche s’était animée ; j’étais ravi, car vos lèvres, comme vos yeux, étaient au-dessus de mon rêve ! Je savais maintenant qu’elles étaient pures et délicieuses les deux sources jaillies, en cette après-midi d’attente, où bientôt il me serait permis de boire et me désaltérer :

Vos yeux, vos chers yeux — source d’extase coulée des lacs profonds du cœur.

Vos lèvres, vos douces lèvres — source de volupté, stillant en baisers, des jardins de la chair.

V

Votre babil s’était éteint… Nos mains se cherchèrent, se joignirent en une molle et paresseuse étreinte. Puis vos yeux s’étant clos, rapidement je me penchai, écrasant votre bouche sous l’impérieuse cascade des baisers lourds, des baisers qui tombent, rejaillissent, s’enfoncent dans le gouffre — le gouffre rose où souvent ils se noient, mais où du moins les ranime cet espoir qu’ils seront recueillis et reçus dans le cœur.

Premiers baisers !… Comme on palpite et comme on tremble !… Très doucement on lutte, pour vaincre la résistance éperdue de vos lèvres peureuses, de vos dents menaçantes. Car toujours ainsi vous vous défendez ; vous avez livré les roses humides et frissonnantes, mais vous fermez les murailles acérées d’émail, voulant refuser le baiser suprême par lequel il vous semble que vous livrez votre âme et signez le pacte définitif qui donne l’amante à l’amant.

Lutte troublante. Lutte délicieuse. Des morsures nous déchirent : chère et suppliciante douleur. Voulez-vous déjà enseigner à l’ami que la caresse la plus douce est aussi une torture, et qu’à chaque heure d’amour en même temps que les rires, les larmes s’épanouiront ?…

… Nous nous étions réfugiés dans le propice asile d’une voiture ; les stores baissés nous abritaient contre les curiosités hostiles des passants… Le cocher nous conduisait à sa guise par les rues des faubourgs…


Nous nous étions réfugiés dans le propice
asile d’une voiture.

Si vous n’aviez dérobé vos lèvres, je vous aurais tenue des heures et des heures, enlaçant votre gorge, buvant la fraîcheur embaumée qui s’exhalait de votre bouche, m’acharnant à disjoindre les courageuses petites dents qui m’arrêtaient toujours, au seuil du cher palais.

Tout à coup, vos yeux clos se rouvrirent et scrutant l’inconnu de mes yeux, tandis que vos mains éloignaient ma tendresse, vous avez murmuré, d’une voix si faible, si faible, d’une voix effarée et comme honteuse de réclamer l’aveu :

— Aimez-vous un peu Suze ?…

— Si je vous aime, ma bien-aimée, vous répondis-je alors, si je vous aime !…

Et pour vous exprimer toute ma joie sincère, toute mon adoration éperdue, je cherchais des formules glorieuses, des arguments tendres… Et je m’attristais, nul verbe ne jaillissant assez superbe, assez magnifique pour vous dire mon amour. Je balbutiai seulement :

— Suze ! Suze ! Je vous aime ! Je vous aime !…

Douces amantes, chères amantes, comme vous êtes supérieures dans toutes les choses d’amour !… Pour nous révéler votre cœur, un regard, un geste suffit… L’amour émane de vous tout entière, subtil arome qui nous grise aussitôt et nous donne l’assurance que nous sommes chéris.

Mais nous ?…

La flamme qui luit en nos yeux, la rage qui tressaille sur nos lèvres, est-ce de l’amour ?… N’est-ce pas le bestial et tumultueux éveil d’une banale sensualité ; la sollicitation d’un instinct grossier qui s’émeut à l’approche de toute chair féminine ; l’appétit inconscient de n’importe laquelle, hurlant son besoin avec les mêmes gestes, hélas, et les mêmes frissonnements que l’amour ?…

Chères aimées, je comprends votre angoisse et votre horrible doute. Je vous pardonne vos soudaines résistances, vos efforts affolés pour vous reprendre, vous étant déjà à demi données… Oh ! la peur, l’abominable peur doit vous étreindre alors et vous irriter de n’être pas l’élue, souverainement aimée, miraculeusement désirée, mais seulement la chair à plaisir, la machine à spasmes, la donneuse de joie.

Avant de nous accorder la gloire de baiser vos petites mains blanches, vous devriez nous imposer de préalables épreuves, nous obliger à de lentes et passionnées conquêtes, vous assurer de la sorte que nous ne sommes pas le passant — mais l’amant !

Temps perdu, peut-être… Quand on s’adore, n’est-il pas doux de se baiser, de se pâmer, de mêler ses cris de joie, de se plonger à chair perdue dans l’océan des voluptés ?…

Et qui sait, n’est-ce pas folie et vanité, de s’acharner comme nous faisons — celles et ceux qui conçoivent l’amour au-dessus du contact des épidermes — à vouloir des joies surhumaines, des luxures infinies où nos âmes se fondent en même temps que nos chairs ?

Vanité peut-être, mais vanité superbe qui exalte les cœurs inquiets et les élève au-dessus de la boue où les autres grouillent, grognent leurs amours, à la façon des animaux, dédaigneux des raffinements, satisfaits des pratiques génitales des races vertébrées.

Ceux-là, comme nous, ma bien-aimée, s’écrient : Je t’aime ! parmi leurs canines lubricités, ils profanent la formule sainte, que nous murmurons avec dévotion ; ils la prostituent, ils détruisent ainsi son merveilleux pouvoir…

— Suze ! Suze. Je vous aime !…

Vos bras alors s’ouvriront, pour recueillir l’étreinte, et votre bouche aussi se livra tout entière. La menace des dents aiguës se fondit en un plein abandon ; ce fut notre baiser de fiançailles passionnelles, la promesse désormais irrévocable nous liant l’un à l’autre pour le temps d’un amour.

VI

Au sortir des heures infiniment douces, si vite enfuies durant que nos mains et nos yeux s’unissaient ; lorsque mon œil inquiet a vu la chère silhouette s’enfoncer dans les foules qui me l’ont brusquement dérobée, mon cœur tout à coup s’angoisse, mon cœur si fier et si glorieux quand il palpitait, Suze chérie, près du vôtre. Il reposait tantôt sur une couche de roses ; il s’étreint maintenant parmi des enlacements d’épines — les épines du doute, atroces, empoisonnées.

Alors, mon adorée, je ne crois plus en vous…

Vos chers babils, l’enchantement que vos lèvres me versaient en de tant douces et mélodieuses paroles, maintenant résonnent à mes oreilles comme de traîtres et moqueurs mensonges…

Je les évoque, ces mots qui tout à l’heure m’ensorcelaient ; loin de votre bouche, ils perdent leur magie.

Nous me disiez votre tendresse et votre joie de vous sentir très sincèrement chérie… Froidement je dépèce vos aveux, j’analyse vos confessions… Et tel l’anatomiste qui s’écrie, après la dissection des muscles, des viscères : où donc est l’âme humaine ? et la nie, moi, je cherche l’amour parmi les phrases rigides, les verbes éteints ; je ne l’y revois plus.

Le doute, comme une chauve-souris, s’abat sur mon crâne, déploie ses ailes visqueuses, enveloppe mon esprit… Suze, Suze, je ne crois plus… non, vous ne m’aimez pas, et mon extase vous indiffère… vous êtes une comédienne, vous me leurrez de vaines espérances, vous vous amusez à me bien enjôler, vous devenez peu à peu la maîtresse mauvaise et capiteuse qui aveugle l’ami — symbolique Dalila, dont je suis le triste Samson… — Mais pourquoi cela, pourquoi ?…

Plus je m’acharne à dévoiler l’énigme que se révèle ma bien-aimée, et plus je m’enlise dans les horreurs du doute.

Non, non, elle ne m’aime pas…

Pourquoi m’aimerait-elle ?…

Je ne suis ni l’époux, ni l’amant… je suis l’inconnu, celui qui passe… Depuis un mois, chaque semaine elle m’accorde une après-midi, quelques heures vite écoulées… mais elle a soin de me fixer ses rendez-vous en un musée, en un jardin, où nos mains à peine peuvent se joindre, se presser furtivement… Une fois ou deux, c’est vrai, elle consentit à s’enfermer en une voiture, et là du moins, elle me fit l’offrande savoureuse de ses lèvres, de toute sa bouche ; mais l’autre hier, quand je voulus l’entraîner vers l’hôtellerie propice où nos caresses se seraient épanouies, elle eut, en son regard, un dur et repoussant refus… Si vraiment elle m’aimait, ne serait-elle pas venue ?… Nul doute… elle s’acharne, la menteuse, à bien aiguiser mon Désir, pour être alors la Toute-puissante qui, sans aimer, règne et gouverne… ce n’est pas un amant qu’elle veut, c’est un esclave… Ah ! la perfide, ah ! l’habile…

Et je blasphème…

Chère Suze que je croyais la sincère amoureuse, tu es sans doute l’aventurière ou la professionnelle. De toi je ne sais rien, ne voulus rien savoir. Lorsque tu me disais en riant : Mais vous ignorez quelle femme je suis ! je répondais : Vous êtes celle que j’adore… Et quand tu murmurais : Ami l’heure est venue, il faut que je vous quitte… il le faut… mes absences peut-être éveilleraient des soupçons… je n’ai jamais demandé quel Maître se dressait entre nous ainsi, pour t’arracher à mon amour ! De vagues indices, des paroles obscures m’avaient formé la conviction que ta vie était liée à Un qui ne l’avait pas comprise et ne s’était pas assez dévotement agenouillé devant l’adorable créature d’amour… et je me disais : oh ! comme je la chérirai, moi, comme je la bien-aimerai…

Mais le doute s’abat… Comédies, comédies !… C’est une coquette, peut-être pis… Qui sait ; avant de livrer enfin à mes rages sa Chair resplendissante, ne me contera-t-elle pas que sa couturière la tourmente pour une note non soldée, une misère, vingt-cinq louis, truc habituel de ces dames du monde qui sont parfois de petites bourgeoises perverties, mais plus souvent de très vulgaires marchandes d’amour, dont la nuit s’estime cinq louis, lorsqu’elle est débattue froidement, selon les lois de l’offre et de la demande.

Chère Suze, pardonnez-moi cet abominable sacrilège… Pardonnez-moi ce doute, que vous ne connaîtrez jamais, car cette page sera brûlée, cette page qui vous indignerait et figerait justement en vos yeux cette tendresse sincère qui les illumine, en qui je crois de toute mon âme, quand vous êtes, très aimée, près de moi !


Chère Suze… pardonnez-moi…

Pardon ! Pardon !…

Mais le doute est atroce… il entraîne nos cœurs dans les fanges les plus noires ; il salit nos idoles, il assassine nos dieux !…

C’est en vain que je me débats contre son emprise. Il surgit à toute heure et me jette en l’esprit ses murmures ironiques :

— Oh ! le fat ! oh ! le sot !… Regardez-vous donc, Monsieur, dans une glace, considérez comme vous êtes laid, avec vos grosses moustaches ! Et vous pouvez vous imaginer qu’une exquise et divine petite reine d’amour vous aime, ressente quelque volupté à recevoir vos lèvres poilues sur sa mignonne petite bouche rose ; fi Monsieur le naïf et Monsieur le nigaud, je vous supposais un vérité plus d’esprit que cela !… Vous êtes laids, très laids, Messieurs les amants. Aussi bien n’est-ce pas vos personnages, ô Bottoms, qui tentent les radieuses Titanias ; ni vos moustaches, ni vos lèvres dont les gourmandes récoltes aux roses de la chair fleurie sont de vaines caresses sur un bloc de marbre… Elles vous jouent la parade, vous engluent aux bagatelles de la porte, pour vous bien maintenir ensuite en d’implacables servages ; et vous les paierez cher plus tard, les tendresses radieuses des aubes passionnelles, vous les paierez de votre fortune, de votre sang, de votre vie…

Eh ! qu’importe, mauvais Doute, toute ma fortune, mon honneur, ma vie, c’est encore trop peu pour acheter le Trésor que je désire et que je veux !…

Et qu’importe, après tout, que l’Aimée soit ou non sincère ? que m’importe vraiment, puisqu’elle me donne du moins la divine illusion et qu’à ses lèvres je bois l’unique joie, le délectable enivrement ?…

VII

Ce matin-là, ma bien-aimée, vos grands yeux que j’aime s’emplissaient de tristesses ; vous vous taisiez, je n’osais parler… Je vous sentais si loin de moi !…

Un autre aurait tenté, sans doute, de dissiper votre mélancolie ; il vous aurait distraite, étourdie, par des bavardages : ses paroles d’abord vous eussent énervée ; mais bientôt vous auriez pris plaisir aux fantaisies joyeuses, aux propos amuseurs. Et la nuée sombre de vos yeux limpides se fût évanouie et fondue en un rire peut-être reconnaissant.

La voiture nous emportait, au hasard — hasard banal, soumis aux turpides fantaisies du cocher, qui modérait l’allure lasse de sa rosse fourbue, suivait des quais solitaires, convaincu qu’il remorquait un cabinet particulier où nous perpétrions quelques outrages à la morale qui met son nez partout, même dans les fiacres clos, sous les stores abaissés…

Je vous considérais, attristé par votre tristesse, jouissant de votre peine… Oui j’étais bien heureux, ô très chérie, de constater que ma petite Suze souffrait, et ne s’efforçait pas à me dissimuler les tourments de son cœur. Je comprenais qu’une lente et douce communion, mieux que des baisers, mieux que l’étreinte nous unissait, puisque vous vouliez bien me laisser entrevoir un coin de votre cœur, et m’en révéliez les ravages, m’accordant ainsi la confiance qui ne se donne pas à l’amant qui passe, qu’on réserve à l’ami.

Peu à peu, votre douleur entrait en moi, m’étreignait délicieusement. Il me semblait que, tout doucement, l’angoisse s’échappait de votre âme, s’insinuait en la mienne, et que j’allais vous guérir ainsi en aspirant le poison mystérieux qu’un reptile inconnu avait distillé dans vos veines, et que je recueillais, moi, dévotement, pour vous sauver.

Tout à coup vos yeux rencontrèrent les miens, et ce fut le miracle que j’avais imploré… La plaie se referma, et je vis, en effet, que le venin s’exhalait, fuyait enfin vos douces mirettes, illuminées maintenant et revivifiées. Vos mains m’attirèrent passionnément vers votre gorge, et ce murmure de gratitude tomba :

— Jean, Jean, je vous aime, je vous aime beaucoup !

Et je crus alors, de toute ma foi, à l’aveu sincère, éclos dans la tristesse, fleuri dans la douleur… Mes doutes mauvais d’hier gisaient désormais en des fosses profondes. Je croyais, chère âme, je croyais en vous !

Vous me dites encore :

— Il me semble, ami, que j’étouffe dans cette voiture… j’aimerais à marcher près de vous, appuyée sur votre bras.

Le cocher nous avait conduits, en longeant la Seine, jusqu’au Champ-de-Mars. Nous descendîmes dans le grand parc, solitaire à cette heure… Et nous avons rôdé, jusqu’à midi, par les allées sinueuses qui serpentent à travers les gazons et se perdent en d’étroits bosquets dont les arbustes offrent asiles aux amoureux.

Les effluves des pelouses et des plantes nous grisèrent. Nos ivresses se mêlèrent. Votre bouche s’entr’ouvrit et j’y bus le parfum affolant de votre chair, fouillant la rose corolle pour exprimer les suaves essences, mordant les lèvres et le frémissant pistil de votre langue qui, maintenant, ne se refusait plus.


Les effluves des pelouses et des plantes
nous grisèrent…

Mais l’heure bientôt vint rompre le charme… On vous attendait. Une rage nous convulsa. Oh ! déjà se séparer, déjà s’en aller du paradis d’amour. Et je vous prenais, menaçant, entre mes bras, voulant conserver mon cher trésor, et prêt à le défendre, contre le monde entier…

Et peut-être aurions-nous, ce jour-là, brisé toutes les chaînes, peut-être vous seriez-vous affranchie de ces lions qui vous appellent loin de moi. Mais un rien, un rire, une grimace — le grain de sable qui fait dévier les existences, barre les chemins de son fragile et ridicule obstacle — effara notre exaltation.

À quelques pas se dressait un chalet, coquette construction de décor norwégien, aux murailles frêles et vernies de pitch-pin léger ; et de la fenêtre un homme nous regardait, un géant presque, de fière stature, aux regards souriants… Vous avez tressailli, honteuse et craintive, et nous avons fui.

Puis, soudain, vous retournant vers la maison de bois, et n’y voyant plus l’ogre apparu, vous vous êtes écriée :

— Ah ! la jolie, jolie cabane !

Je répondis étourdiment :

— Oh ! cette chaumière, la transporter en une forêt, y vivre seul, seul, seul !

Vous m’avez regardé :

— Seul ?…

— Seul !

— Oh ! le monstre, le méchant ! Voyez comme il m’aime… Il veut vivre seul… Et moi ?…

Je n’ai pas répondu, chère aimée, la galante rectification que vous m’indiquiez, « Oui, oui, vivre avec vous ! Une chaumière et un cœur ! » Non, le rêve impossible, je n’ai pas voulu, sans y croire, vous le formuler !

Vivre avec vous, seuls dans l’éternelle et délectable magie de l’Amour toujours renaissant, et toujours épanoui sur nos lèvres, en nos cœurs ! Suze idolâtrée, ce serait le ciel !… Mais le ciel, hélas ! n’existe plus sur terre… Pourquoi nous leurrer de décevants espoirs, énoncer d’irréalisables désirs ?… Ces innocents mensonges que murmurent les amants, je ne les puis balbutier, et les phrases coutumières, échos de livres ou de romances, que l’amant répète par habitude à la maîtresse, je ne sais pas les évoquer ; je ne veux pas…

Il me semble que ces phrases banales amènent entre Celle qui aime et Celui qui adore des fantômes ridicules, des ombres ironiques ; elles rappellent les aveux d’antan, les babils d’hier, tous les grotesques et ridicules souvenirs des tendresses enterrées… C’est comme un vieux refrain de la romance du cœur, toujours le même, obsédant et stupide, et qui fait que le couplet qu’on chante recommence la strophe fredonnée hier… Et j’ai peur, ma bien-aimée, d’être celui que vous aimâtes avant moi, j’ai peur que ce soit encore lui, un peu, que vous chérissiez en moi… Sottes inquiétudes et qui sont, direz-vous, d’un cerveau compliqué, ayant l’insupportable et vaine prétention d’être un amant neuf — comme si nous n’étions pas tous très pareils, à s’y méprendre !

Mais, puisque vous changez, ô femmes, n’est-ce donc pas que vous espérez rencontrer au moins une nuance de l’imprévu, du nouveau ?…

Allez, si vous le trouvez parfois, ce n’est guère dans la variété des caresses, dans la dissemblance du baiser… Les amants, je suppose, connaissent tous aussi subtilement le grand art d’exciter les fantaisies sensuelles, de varier leur rythme, de transposer les notes aiguës des harmonies voluptueuses. Sur la harpe de votre chair, nos doigts et nos lèvres ne tentent-ils pas toujours les mêmes accords, ne font-ils pas frémir chacune des cordes du merveilleux instrument : et le concert n’est-il pas le même toujours, quelque soit l’infinie diversité des variations ?…

La seule chose qui distingue les artistes, ce n’est pas la virtuosité : c’est l’inspiration, c’est l’âme…

Voilà pourquoi, ma bien-aimée, je m’acharne tant et tant à mettre beaucoup de mon âme dans la symphonie d’amour, au lieu de m’occuper seulement aux adresses — cependant nécessaires — et aux ingéniosités de l’exécution.

VIII

Votre tristesse enfin, hier, s’évapora, dans ce bain de baisers où je voulus plonger votre chair douloureuse ; las ! ne viendra-t-elle plus vous menacer encore, la maudite, et vous accabler de sa molle empreinte… Accourez vite alors, ô ma très aimée ; la source chaude et corrosive, qui rongea si bien la rouille d’amertume, jaillira de nouveau de mes lèvres fécondes ; elle s’épandra, en cascades de Lethé, sur vos seins oppressés, et comme hier, vous ranimera doucement…

Dans la voiture, ce sûr refuge contre l’ironie et l’indifférence des passants qui poursuivent de leurs yeux mauvais les amants perdus à travers les foules, errants un peu comme des fous, les pieds en la rue, la tête dans le ciel ; dans la voiture, après les premiers épanchements de nos bouches exaltées, vous étiez soudain reprise par la ténébreuse rêverie des jours passés, et votre main dans la mienne se glaçait. Alors, je me suis inquiété de l’angoisse ennemie qui me ravissait ainsi des minutes de tendresse, et je ne pus vous céler ma rancœur :

— Méchante, oh ! la méchante, qui si près de moi, est en même temps si loin, et refuse de s’abandonner, aux heures si brèves qui nous rapprochent, et s’ennuie sans doute ici, regrette déjà d’être venue, espère l’instant trop vite accouru de nous séparer !…

Vous m’avez répondu :

— Il ne faut pas, ami, condamner ma tristesse… Je voudrais tant être joyeuse, oublier, oublier… Hélas ! je ne puis ; et auprès de vous l’irréparable me ressaisit… Vous ne savez pas que ma vie est brisée !… Pardonnez-moi, n’est-ce pas, cette incurable mélancolie… et ne refusez pas, à la pauvre amie qui l’implore, le baume attendri de votre affection… Oui, je comprends, je vous ennuie et ne suis pas l’amie que vous avez souhaitée… Il vous fallait une petite femme gaie, radieuse, ayant la rage d’enlacées sensuelles, très chatte et très gourmande… Vous avez une pleureuse… Pauvre cher !

Suze bénie, j’ai cherché sur vos cils une perle tremblante qui se formait lentement, je l’ai bue, et je vous ai dit :

— Ma douce, je ne suis pas, oh non, le très égoïste amant que vous me croyez… Certes, ce m’est une joie infinie de frissonner, à l’approche de vos lèvres, d’alanguir ma tête parmi les ondes caressantes de votre gorge ; et je songe parfois, avec un frémissant espoir, à la volupté de vous jeter enfin sur la couche où vous consentirez le don suprême de votre chair troublée ; mais je renoncerai à ces joies, à toutes, croyez-moi bien, idolâtrée, pour l’unique mais plus rare bonheur d’être l’ami très doux, qui berce l’insomnie, écarte des yeux chers les ombres maudites, ne permet pas que se reflète en leur azur le nuage ténébreux des chagrins tenaces. Oui, petite Suze, pénétrer en votre âme plutôt qu’en votre chair, lui redonner la force que vous avez perdue, y semer l’allégresse, voilà, voilà mon plus sincère et plus ardent vouloir. À votre âge, les fêlures du cœur ou de l’esprit ne sont pas irrémédiables… Ne soyons pas Sully Prudhomme… n’abandonnons pas les vies brisées à l’isolement maudit ; tentons plutôt, avec ferveur, le prodige de la rédemption.

Mes lèvres buvaient toujours la larme apparue, et bientôt, votre voix apaisée murmura ces mots :

— Oui, oui, câlinez-moi ; j’aime vos caresses ; elles me rassurent et me réconfortent. Sous votre bouche il me semble, en effet, que tout se fond, s’exhale ; et je crois, mon chéri, que vous triompherez, que vous extirperez, tout à fait, le mal qui m’enveloppe… Oh ! vos baisers sur mes yeux, sur mon front, sur ma bouche ! on dirait une rosée salutaire…

Et plus bas, vous avez balbutié…

… Qui me rafraîchirait, si elle tombait encore et me revêtait toute !…

Toute !

Brusquement je levai le store ; et dans la rue lointaine où le cocher nous promenait, j’aperçus bientôt l’hôtellerie désirée. Je descendis et vous entraînai. Et dans la chambre, éperdu, fou, n’écoutant plus vos résistances, j’enlevai votre chapeau : l’auréole de vos cheveux blonds tomba sur votre front, et vous m’apparûtes plus jolie que jamais encore, et plus troublée. Je dégrafai votre corsage : vos bras se raidirent et se révoltèrent, mais en vain : j’arrachai l’étoffe : vos épaules surgirent et vos seins, d’un blanc si tendre, où le sang tout à coup se figeait, vos seins dont la chair tumultueuse s’affranchissait et montait en vagues effarées parmi les dentelles frissonnantes. Et mes lèvres s’abattirent ; elles disputèrent à la chemise les chers trésors qu’elle protégeait ; elles écartèrent la violence du corset, pour saisir avidement les soyeuses petites roses dont la pointe m’appelait. Vous luttiez encore quand je délaçai les jupes. Je vous avais doucement posée sur un large divan, où je vous vois encore, fermant les yeux, murmurant de vaines défenses, exigeant inutilement une sagesse impossible… Vous aviez honte, me disiez-vous, et votre pudeur sincèrement s’affirmait sur vos joues plus roses, sur votre gorge aussi, maintenant plus vive et plus agitée… J’étais à genoux, pieusement, les mains jointes sur le merveilleux autel d’amour dont vous étiez le marbre palpitant et sacré. Et les baisers pleuvaient, de ma bouche dévote, baignaient la bien-aimée, s’éployaient de la tête aux pieds, comme une nappe chaude, avalanche humide, tombée d’en haut, et se renouvelant en ondées d’orage… Toujours agenouillé, je fus bientôt rejeté de l’extase par l’heure jalouse, tintée sourdement à la pendule, et qui sonnait la séparation. Car, brusquement, vous vous étiez redressée, hâtivement revêtue dans la pénombre que vous aviez faite, en entrant, avec les tentures de la fenêtre… Nous ne parlions pas… Je me révoltais, avec une rage monstrueuse, contre le temps qui fuit si vite, aux heures bienheureuses… et je savourais encore le goût délicieux de votre chair trop tôt ravie…


… Et je vous vois encore, fermant les yeux,
murmurant de vaines défenses…

Et pourtant ma rage se fondit, lorsque prête à partir, vous êtes venue me presser bien fort dans vos bras, la bouche souriante, les yeux plus clairs !… Car, en effet, votre tristesse s’était enfuie ; et c’était moi, moi qui avais enfin noyé l’ennemie, et dissous son fantôme dans mon bain de baisers !…

IX

Mon amour, chère Suze, est une plante vivace, et sa tige chaque jour se décore d’une nouvelle floraison…

Oh ! les admirables corolles, aujourd’hui épanouies ! Celles qui resplendiront demain auront-elles ce charme et cet éblouissement ?

Suze très aimée, Suze très jolie, Suze très exquise, à cette heure de nuit, enclos dans l’ombre et le silence, je redis encore les litanies que mes lèvres ferventes vous murmuraient. Et ma chambre est toute emplie d’un parfum mystique, parfum de notre amour, plante robuste, triomphalement dressée dans le parc de notre vie, vêtue de fleurs, de fleurs, de fleurs…

Je revis minute par minute, immobilisant ainsi la durée, les heures frissonnantes de notre après-midi.

Je vous aperçois encore, de très loin, parmi la foule du Palais-Royal où vous étiez allée m’attendre. Oui, mes yeux vous avaient reconnue, parmi les ondes humaines ; ils ne voyaient dans ce flot monstrueux que la chère silhouette, aux lignes harmonieuses et si troublantes, et cette robe noire dont la ténèbre savante accentue votre beauté, accroît la grâce ensorceleuse de la mignonne tête, fait briller davantage le flamboiement des cheveux d’or.

Nos mains s’étreignirent. À l’interrogatoire suppliant de mes regards, vous avez murmuré, très pâle, paupières baissées, un peu hésitante, semblant déjà regretter votre aumône :

« Ma journée est à vous, mimi… »

Mendiant généreusement exaucé, je vous emportai vers la voiture. Et ce ne fut qu’un long baiser de nos bouches mariées, jusqu’à l’arrivée…

Alors, je vous entourai de mes bras preneurs, je vous emprisonnai, au milieu de la chambre, dans leur cercle flexible, tandis que ma bouche reconquérait la vôtre, et que se gonflait ma poitrine sur la courbe ondulante de vos seins mouvants.

Oh ! chère aimée, cette étreinte, à peine entrés ; cette étreinte rapide et gourmande : il semble, sous la chaleur des chairs que les vêtements se fondent, tombent en gouttes brûlantes, et que les corps, libérés des étoffes, se lient, se pénètrent, s’identifient !

Oui, c’est la radieuse et divine folie de l’amour ; s’unir, corps et cœurs, se resserrer si intimement, qu’on ne soit plus qu’une âme et qu’une chair. Œuvre divine, où deux êtres se fondraient comme de purs métaux, pour former un alliage merveilleux, et que rien ensuite ne pourrait dissoudre.

Hélas ! Nous gémissons de notre lamentable impuissance de ne pouvoir prolonger indéfiniment l’illusion extasiée. Les chairs se délient, les bras se dénouent.

Mais cependant, à ces heures bénies, ne mêlons-nous pas réellement quelque chose de nous, plus pur et plus subtil que les effluves charnels ? N’exhalons-nous pas victorieusement deux souffles d’amour qui ne font bientôt plus qu’un seul et impérissable parfum, pour s’envoler très haut, dans l’océan d’azur de l’éternel, aimer ?

Oh ! ma bien-aimée, cette soif éperdue du baiser qui incendie nos lèvres, elle est, croyons-le bien, l’appel impérieux de l’Immortalité. Cet encens voluptueux qui s’évapore de nos chairs incendiées, c’est notre âme qui monte, un peu chaque jour, en essors inconscients, vers le cœur des dieux et s’y réfugie pour l’éternité…

… Maintenant, ma bien-aimée, tu palpitais, presque nue, sur le grand lit où je l’avais posée. Tu me repoussais. L’une de tes mains défendait encore ta beauté contre mon audace, tandis que l’autre me cachait tes yeux, tes grands yeux bleus où les dernières épouvantes de ta pudeur s’étaient rassemblées.

— J’ai honte, me disais-tu, j’ai honte à cette heure, j’ai très honte, monsieur.

Je prolongeais avec délices cette lutte suprême, Je t’adorais ainsi, un peu craintive encore, pourtant palpitante, à demi pâmée, m’attirant et m’évitant tout à la fois. Mes yeux insatiables se nourrissaient de ta pure beauté ; ils admiraient le chef-d’œuvre de la gorge, la splendeur et la perfection de tes bras, de tes épaules, de tes hanches ; la ligne sinueuse des flancs, serpentant, se renflant, puis se mourant enfin dans le fusèlement délicat des chevilles. Tu me paraissais une irréelle vision passant dans un rêve de nuit et sous les clartés lunaires, fuyante, insaisissable… Et cependant saisie, miraculeusement atteinte, à moi !…

Oh ! l’instant trois fois saint de la communion d’amour s’accomplissant enfin, solennelle et sublime ! L’exaltation puissante nous élève alors vers le ciel entr’ouvert, notre esprit s’affranchit des tristesses de la terre, s’éperd dans l’allégresse du divin prodige… On meurt pour revivre, en plein paradis. De criminels blasphémateurs ont osé renier le mystère ineffable, le flétrir comme une déchéance humaine et la chute vers l’ordure ?… Mon Dieu, mon Dieu, ce n’est pas vous qui les avez créés, ces apostats : ils ne sont que des larves enfantées par l’esprit du mal, des ombres mensongères et perfides, dont il faut repousser et vaincre la vaine image…

… Chère adorée, hier, tu m’as donné l’azur des paradis terrestres. Je croyais que les heures seraient enfin clémentes à notre béatitude et ne nous auraient plus désormais séparés… Elles ont, hélas ! vite emporté mon espoir… Maintenant, je suis seul, seul, loin de cette fleur blanche et rose de nymphéa féerique que mes bras enlaçaient, que mes lèvres baisaient… Mais j’ai du moins conservé ton parfum, et peut-être mieux que ce suave parfum… car si ton corps est loin, ton cher cœur invisible est là peut-être, près de moi, qui palpite et tressaille encore, et me rend si nette, si réelle l’enchanteresse vision, qui n’est pas évanouie, qui ravit ma solitude, et que je retrouverai, demain, plus palpable lorsqu’à mon cou, ma petite fée, tu remettras ce joyau magique : le collier doux de tes bras blancs !…

X

Paris est la ville de ces mystérieuses amours qui envahissent brusquement notre existence, la bouleversent, puis s’éteignent avec la même soudaineté qu’elles étaient nées…

L’amante que nous tenons éperdue dans nos bras, que nous possédons tout entière, chair et âme à l’heure bénie de l’amour, dans un instant, sera partie. Et qui sait désormais, si nous la reverrons !

Mais peut-être cette angoisse torturante de perdre le bonheur, à tout moment, nous le rend plus cher… Dans la sécurité, au contraire, la passion s’alanguirait, confiante, et s’éteindrait bientôt…

Depuis deux mois déjà, nos cœurs se liaient dans l’extase ; depuis huit jours, nos chairs, sous les feux du baiser, l’une à l’autre s’étaient soudées. Maintenant, cette femme illuminait ma vie. Absente ou loin de moi, elle emplissait mon âme. Même, dans mes sommeils, sa chère image encore palpitait, près de moi ; je la voyais, je la tenais enserrée dans mes bras, ensemble nous planions dans l’azur de mes rêves.

Et d’elle, cependant, je ne savais rien, rien ; pas même son nom…

Elle m’avait dit :

— Je m’appelle Suze.

Mais en la dépouillant de la fine chemise, parfumée de son corps, j’avais aperçu parmi les dentelles, les initiales J. B.

Je m’en étais réjoui.

Elle n’est Suze que pour moi !…

Oui, seul, je connais cette image d’amour, la transfiguration qui pour moi seul s’opère… À nos heures d’enchantement, elle est Suze, ma douce Suze. Au sortir de mes bras, elle devient pour le reste du monde une créature diverse ; elle est Jeanne ou Julie…

Assurément, elle était mariée… J’avais compris, maintes fois, qu’elle s’évadait non sans peine de ses devoirs mondains. Bien des jours, je m’étais désespéré à l’attendre, elle n’était pas venue ; le lendemain, par un mot elle me demandait pardon, me disait son chagrin de n’avoir pu venir à notre rendez-vous. Puis, elle cachait son visage, sous d’épaisses voilettes ; et brusquement, tout effarée, elle s’éloignait de moi, lorsque par hasard des passants nous examinaient, aux brefs instants où nous bravions dans la rue, les regards indiscrets.

Un soir à l’Opéra, je l’aperçus dans une loge.

Était-ce bien ma Suze ?

Sa beauté, plus radieuse, resplendissait dans la richesse des bijoux et des dentelles. Des gemmes éclataient parmi les ondes de ses cheveux ; des gouttes scintillaient sur sa gorge poudrée, cette gorge, dont je connaissais tout le mystère fleuri !

Très belles aussi, mais certes moins belles que mon adorée, d’autres femmes l’entouraient. Dans le fond de la loge, j’apercevais des habits noirs.

Suze, ma petite Suze… Somptueuse comme une princesse ! Lorsqu’elle venait aux rendez-vous, qui aurait cru en voyant ses costumes d’une exquise simplicité, qu’elle était une élégante, une grande mondaine !…

Alors, une tristesse atroce me pénétra.

Cet espoir que j’avais de la garder un jour, maintenant s’évanouissait… Notre amour ne serait, sans doute, que l’aventure galante d’une saison : un hasard la briserait… Et je me rappelai le sourire doux et triste qu’elle avait eu, le jour où je balbutiais des projets d’avenir…

À la fin du spectacle, mêlé dans la foule, près des portes, je la guettai. Et je fus très étonné de voir que ses amis la conduisaient vers un mauvais fiacre, où elle s’enferma, seule, après les adieux.

Brusquement, je sautai dans une voiture, je la suivis.

Elle descendit, à la gare Saint-Lazare, monta les escaliers.

Enveloppée dans un grand manteau de velours noir, sa tête encapuchonnée dans une mantille, elle se hâtait. Elle traversa les quais, prit le train de Versailles.

Je la vis dans son compartiment de première. Elle était seule.

On fermait les portières : le train allait partir.

J’allai m’asseoir près d’elle.

— Suze !… Suze ! Mon adorée…

— Mon bien-aimé… Toi ! toi !…

Ses yeux me souriaient, ses bras déjà s’ouvraient. À ce geste, le manteau avait glissé ; et le buste de Suze jaillissant, dans sa splendeur rosée, trahissait l’émotion par des battements fous !

— J’étais à l’Opéra, lui dis-je… je t’ai suivie…

— Oh ! fit-elle, c’est mal et je suis fâchée, vraiment très fâchée. Vous êtes un curieux, monsieur, et je ne vous aime plus.

— Un curieux, protestai-je, non, non, Suze. Je suis un amant qui t’adore ; et sans réfléchir, je me suis précipité à ta poursuite… et tu vois, j’ai bien fait, puisque je te possède, puisque je suis heureux !…

Elle se pencha sur moi, les yeux fermés…

— Je ne suis plus fâchée… Je t’aime, je t’aime, je t’aime !

Jamais encore, ce cri d’amour n’avait eu, sur ses lèvres, cet accent de passion absolue et violente.

— Lentement, elle se souleva, puis retombant sur mes genoux.

— Berce-moi, câline-moi, comme si tu m’endormais… Je veux rêver que nous partons, pour un lointain voyage, que nous nous enfuyons vers des pays de songe, où nous vivrons éternellement, en nous chérissant. Que les baisers légers frôlent à peine mes cheveux et mes yeux demi-clos. Ah ! je suis bien ici, tu me trouves lourde, n’est-ce pas. Garde-moi, tout de même ; il me semble que je m’enfonce en toi, que nous nous mêlons mieux ainsi.

Ses bras nus s’enroulaient aux miens, sa tête pesait sur ma poitrine, je buvais son parfum aux ondes de ses cheveux.

— Je dors, tu sais, me dit-elle…

Ma bouche maintenant, scellait ses paupières ; il me semblait que ses yeux cependant me souriaient toujours.

J’atteignis ses lèvres…

Je savourai alors leur goût suave et irritant. Aucune fraise de printemps ne recèle en ses pulpes des sucs plus délicats. Je m’acharnais à les faire jaillir, en rares et précieuses gouttelettes, qui me versaient ainsi la plus délectable, la plus subtile des ivresses. Les lèvres et la langue se fondaient en ce miel délicieux qui est la nourriture sacrée des bien-aimants…


Les lèvres et la langue se fondirent
en un miel délicieux…

— Comme je t’aime, cette nuit, me dit encore Suze !… Il me semble que nous sommes unis éternellement, que nos corps et nos âmes ne peuvent plus jamais se séparer…

Et tristement, elle reprit :

— Pourtant, dans un instant, la vie mauvaise va nous désunir…

Elle rouvrit ses yeux. Des larmes en coulaient.

— Si tu savais, me dit-elle, comme je serais heureuse, si quelque catastrophe subitement nous broyait en ce moment… Nos âmes, au même moment délivrées, s’envoleraient vers quelque paradis, car la mort, mon aimé, n’est pas la fin de tout !… Oui, oui, si le bon Dieu m’écoute, oh ! qu’il m’exauce. Même s’il faut souffrir cruellement dans sa chair, pour atteindre cette éternelle félicité que je souhaite, j’accepte des supplices et des déchirements… Prends, prends ma bouche encore !… J’ai le pressentiment qu’un train se jette sur nous…

Et ce fut un instant de divine assomption. Nous nous étreignions avec une furie suprême. Nos bras se resserraient comme des étaux, nos bouches se dévoraient ; mais nos cœurs, mieux encore accomplissaient le miracle de la communion d’amour.

Est-il possible, après de pareilles extases qu’on se retrouve, meurtris, les ailes cassées, au milieu d’un monde hostile et dépouillé de toute joie, de toute beauté.

À cette heure effroyable, le plus humble de nous connaît l’immense douleur légendaire des Titans précipités de l’Olympe vers les abîmes, des anges vomis par Dieu, de l’Adam et de l’Ève expulsés de l’Éden, rejetés sur des terres arides et désertes…

Le train s’était arrêté. Et Suze aussitôt, tout effarée, avait pris son manteau, posé à la hâte la mantille sur ses cheveux.

Une détresse inexprimable enténébrait ses beaux yeux que l’amour tout à l’heure illuminait…

— Mon chéri, mon moi, mon tout, fit-elle — et sa voix maintenant, n’était qu’un sanglot triste — laisse-moi vite partir… surtout ne me suis pas… promets-moi de m’obéir… jure-le… Ta bouche encore !…

Et nos lèvres refusaient de se séparer.

Un homme de la gare brusquement ouvrait la portière.

Suze disparut dans la nuit.

XI

Dans l’ombre mauve du crépuscule nous nous cachions, ma douce-aimée : les lilas fleuris inclinés sur nos fronts nous paraient de leurs vives et mystiques couronnes, créaient autour de nous la joie du paradis.

Nous nous étions assis sur un vieux banc rustique, envahi par les mousses et tiède comme un nid. Et ce parc magnifique où notre amour se réfugiait, ce soir de mai, n’était que le jardin d’une auberge perdue sur les bords de la Seine, entre Rueil et Bougival.

Nos mains s’entrelaçaient, nos mains s’entreliaient ; lianes souples, ardentes, heureuses de se nouer en une longue étreinte qui peut-être ne se détacherait jamais…

Car, aux heures bénies, notre rêve parfois se croit réalisé ; la traîtresse chimère, docile à notre vœu, semble enfin l’exaucer. Rien n’est plus que l’amour… On s’abuse, on se leurre : il semble qu’on vivra toujours ce doux moment, et que les mains liées ne se délieront plus !

L’ombre mauve, assombrie, prenait des tons d’iris, de ces iris germains, obscurs à leur naissance, presque noirs quand surgit leur calice enroulé au-dessus du feuillage en lances d’émeraude.

Le silence régna. Nos mains toujours unies, je t’attirai sur mes genoux ; et lentement, haussant jusqu’à ta bouche mon baiser éperdu, je savourai l’ivresse si douce et si profonde que verse ta beauté.

Oh ! ce baiser, ces baisers dans la nuit, dans les parfums, dans les lilas !

Ce n’était plus une caresse, un frémissement, une sensation ; mais une magie qui m’ensorcelait, m’emportait vers des horizons infinis, à travers des espaces sans limites, dans la pluie d’or des astres. C’était une vie nouvelle que tu me créais, dans l’extase et le ravissement.

Dans les clartés d’azur nous voguions maintenant, ma douce-aimée ; les lilas rayonnaient, auréolaient nos fronts, et nous paraient de leurs royales couronnes…

Mes baisers montaient, montaient toujours vers ta bouche ; ils l’emplissaient de leur tendresse, la saturaient de mon amour. Les battements de nos cœurs s’unissaient en un rythme harmonieux et vif ; nous n’étions plus qu’un corps, qu’une pensée, qu’un frisson !

Toutes mes amertumes, toutes mes incroyances, ce soir-là s’étaient fondues. Et je n’avais même plus cette constante épouvante qui me torture sans fin, cette peur suppliciante de moins t’aimer un jour, de n’être plus aimé…

Le passé mort, éteint, gisait en sa ténèbre. Et l’avenir, c’était le nouveau baiser que je cueillais à ta lèvre, celui qui fouillait ton corsage pour adorer les seins.

Tu étais vêtue d’un long manteau d’une étoffe souple et tiède ; et l’ayant entr’ouvert, ô ma charmeuse, je t’avais trouvée prête à la chère offrande que tu m’accordes de ta beauté, de ta splendeur.

Oui, ta gorge était nue et dans l’ombre maintenant régnante, sa blancheur éclatait, troublante et lumineuse, ainsi que des vagues phosphorescentes, une nuit d’orage, sur les sables du Nord…

J’admirais ce miracle de la chair féerique. Oui, miracle vraiment. La nuit, très noire, enveloppait les choses… je ne voyais plus rien, rien, ni ta bouche, ni tes mains, ni ta souple silhouette drapée dans le manteau ; mais je voyais les seins, d’une blancheur vaporeuse, et comme vêtus de feux follets.

Et mes lèvres couraient, poursuivaient ces flammes pâles, se perdaient en leurs ondes, buvaient leurs doux parfums.

Nuit d’enchantement, nuit de rêve !… Le Printemps nous versait l’arome de ses fleurs, l’émoi de ses haleines, le trouble de ses rêves.

Une pareille nuit ma douce aimée, illumine toute une vie. Et j’ai compris, en t’adorant, l’infinie volupté des amants exaltés, qui s’éperdaient aux seins de Cléopâtre, sans nul effroi, sans angoisses ni regrets, sachant qu’à l’aube ils seraient égorgés.

Oh ! mourir ainsi, mourir en pleine ivresse ! Ton désir soudain s’était allié au mien, fleuri au même instant au calice de nos cœurs. Ta voix si douce, ta voix si tendre murmurait son hymne d’allégresse, invitant au départ mystérieux dans l’inconnu :

— Aimer et mourir !

Aimer ! Aimer toujours, dans l’immortelle liesse !… Ou, s’il n’est pas au delà de cette terre un Éden pour les bien-aimants, se fondre à jamais en un suprême baiser, s’anéantir en s’étreignant dans le gouffre de la nature !…

Mais la vie bientôt nous rappelait à ses joies. Nos lèvres se reprenaient, tes seins palpitants fluaient jusqu’à ma bouche, nos bras se renouaient.

Sur mes genoux, ton corps s’alanguissait. Je te berçais, tu t’endormais, et mes yeux aussi se fermaient. Nos anéantissements en ces sommeils charmeurs étaient bientôt suivis d’éveils plus tendres ; et nos yeux s’étonnaient de ne pas se rouvrir dans la clarté menaçante de l’aurore qui nous séparerait bientôt.


Sur mes genoux, ton corps
s’alanguissait…

Les heures sans doute tintaient aux clochers d’alentour ; mais nous n’entendions pas.

Peut-être étions-nous morts ; peut-être était-ce le ciel ! Le plus radieux, le seul désirable : l’éternelle communion du baiser, de l’amour !…

Hélas ! nous ne fûmes pas exaucés ! Mais devons-nous, ma douce aimée, nous plaindre, puisque nous la recommencerons, cette nuit, avec toutes ses joies, avec toutes ses ivresses !

Des voix dans le parc, près de nous, avaient résonné ; des promeneurs, charmés par la douceur de cette nuit de printemps, s’attardaient, s’entretenaient… Ils passèrent près de notre nid… Je me sentis un froid au cœur : la pour de te perdre bientôt était ressuscitée. Je fermai les yeux pour ressaisir le songe enfui, m’endormir encore en cette mort illusoire… Mais ta bouche se posa sur mon front, appela ma bouche, réclamant encore avant l’adieu d’autres baisers.

Et j’aperçus, dans la nuit noire, deux étoiles qui brillaient, deux étoiles mystérieuses, descendues de là-haut, et les seules scintillantes, cette nuit :

Tes yeux !

XII

Dans chaque grand amour, il est une heure, unique, majestueuse où notre rêve ardent de bonheur absolu se réalise.

Tout à coup une lumière inonde notre vie ; nos yeux sont éblouis, nos âmes extasiées. Nous connaissons enfin la suprême allégresse des âmes et des corps unis dans le divin frisson…

Il nous semble alors que cette heure enchantée se prolongera éternellement, on appelle la mort. On voudrait s’envoler, s’évader de la vie absurde de la terre.

La vision s’efface… la splendeur s’évanouit. Et c’est en vain, que nous chercherons ensuite à ressusciter cette joie surhumaine. Jamais plus, jamais plus nous ne la posséderons. Notre acharnement ne servira qu’à nous montrer notre incurable impuissance.

Après la grande flambée où nous avons brûlé. comme elle nous semblera pâle et tiède notre pauvre et tressaillante tendresse quotidienne !…

Ce matin-là, j’attendais Suze, devant les portes de la gare. Caché dans une voiture, je la guettais parmi le flot des foules. Je l’aperçus enfin ; j’entr’ouvris la portière ; elle se précipita, un peu inquiète, et pendant un instant promena ses regards sur les gens qui passaient, comme pour voir si elle n’était pas suivie, Puis, se tournant vers moi, avec un sourire tendre, elle murmura :

« Allons ! »

Nous devions passer toute cette journée à nous aimer ; la veille j’avais reçu une lettre brève, dont les lignes enchevêtrées et les lettres irrégulières, trahissaient une émotion violente ; elle ne contenait que quelques mots, j’avais été même étonné du style rapide, nerveux de ma bien-aimée…

Comme la voiture s’ébranlait, Suze m’entoura de ses bras câlins, et de suite elle me donna sa bouche. Ce fut un baiser dévorant et délicieux. Toute sa passion coulait, en ce moment, sur ses lèvres. Jamais encore elle n’avait été si amoureuse, si frémissante. Sa gorge martelait ma poitrine, de ses bonds impétueux ; chaque ondulation de ses seins durs et lourds me pénétrait et m’oppressait. Ses mains s’agrafaient à mes épaules pour me tenir étroitement lié…

Jusqu’au soir, notre amour s’exalta, dans cette exquise mélancolie qui avive l’amour. Ma Suzette pleurait et sanglotait, chaque fois que mes caresses faisaient jaillir en elle les sources de la joie.

« Je t’aime, criait-elle, je t’aime ; je suis heureuse et je pleure. Bois mes larmes d’amour ; oui, prends cette rosée, c’est du bonheur qui s’écoule de moi, parce que mon âme en est pleine et déborde aujourd’hui !…

Tout en pleurant, ses yeux me souriaient, m’affolaient. Et je m’abandonnais à cette ivresse ; je pleurais aussi, je criais, je râlais…

Ce fut une fête d’amour et de volupté inouïe, au-dessus des forces humaines. Suze n’était plus la douce et tendre amie que je connaissais, mais une bacchante impétueuse et insatiable.

— Oh ! fit-elle en riant, je te tue, mon aimé… C’est que je t’aime trop. Je voudrais, aujourd’hui, te dissoudre tout entier, faire de toi un torrent d’amour qui coulerait en moi jusqu’à la dernière goutte, et que j’emporterais, pour toujours, pour toujours…

Quand vint l’heure du départ, elle s’habilla à la hâte. Puis revenant à moi, m’enlaçant encore, me couvrant de baisers…

— Oh ! mon chéri, oh ! mon chéri, il faut que je te quitte… je n’en ai pas la force… Je t’aime, je t’aime trop…

— Eh bien, m’écriai-je, reste, reste, mon amour, ma bien-aimée, ma femme !… Vivons toujours unis !… Je t’en prie ! Je t’en prie ! Jamais encore je n’ai osé te demander d’être à moi, toute à moi, à moi seul, mon amour !… Mais vois… nous nous aimons trop désormais pour nous séparer… Parle, parle… dis-moi que tu ne t’en vas plus…

Un instant, je crus qu’elle allait accepter. Mais elle se leva, m’enveloppa dans un long regard triste et balbutia :

— Non, non… je ne peux pas… je ne peux pas. Farouche, elle se jeta sur moi. Sa bouche me brûla. Ses dents imprimèrent dans mes lèvres une morsure cruelle. Je poussai un cri. Déjà Suze s’était enfuie. Elle me criait : adieu ! Je courus pour la ressaisir. Il était trop tard. À cette minute j’eus le pressentiment obscur qu’un malheur planait sur nous.

Les jours suivants j’attendis une lettre. Mais les jours se passèrent, les semaines, les mois…

Un matin enfin, parmi les lettres qu’on m’apportait, je reconnus le papier bleu et l’écriture nerveuse de Suze. L’enveloppe venait d’Alger… Je brisai le cachet.

« C’est moi. Ta pauvre Suze. Ton petit amour du printemps passé, que tu as peut-être oublié déjà !… As-tu pleuré un peu la Suze… l’as-tu maudite ?… Qu’as-tu pensé de moi quand tu ne m’as plus revue ? Que je ne t’aimais plus ?… Non, non, tu savais bien et tu sais bien encore que Suze ne peut pas vivre sans t’aimer, mon bonheur… Elle t’aimera toujours et te pleurera sans cesse. Mais toi, n’y pense plus. Je veux que tu sois heureux… Si tu as souffert, mon grand ami, c’est la faute à la vie ; je ne suis pas coupable, crois-moi… Si j’avais pu !… Lorsque tu m’as crié — t’en souviens-tu encore — « Sois à moi, toute à moi ! » je ne comprends pas encore comment j’ai eu la force de ne pas céder à la tentation du bonheur !… Sans doute, à ce moment, une force mystérieuse, plus forte que moi et que toi, m’a attirée vers les deux petits êtres qui attendaient leur maman, vers l’homme loyal et bon que j’allais te sacrifier… Je suis allée à eux. Je t’ai laissé mon cœur… Mon chéri, mon chéri… Si nous étions restés près de Paris, la Suzette eût été, tant que tu l’aurais voulue, ta petite chose, ton doux joujou… Vois comme nous sommes loin !… Je ne t’ai pas écrit plus tôt… J’ai eu peur… Si tu avais connu ma nouvelle résidence, peut-être serais-tu accouru vers moi… Quelle misère !… Ici, dans cette ville, avec la situation de mon mari, notre aventure bien vite eût été découverte… c’était impossible. Voilà pourquoi je t’ai laissé si longtemps sans nouvelles. Tu me pardonnes, n’est-ce pas ?… Aujourd’hui nous partons… la ville où je vais vivre sera encore très loin de Paris… C’est fini nos baisers, tu le vois, tu le comprends… Mais le passé, pour moi, n’est pas mort… il vit toujours, avec ses délices, ses enchantements… Ta Suze t’aime bien… follement… Par-dessus tout !… »

J’eus aussitôt l’intention de partir. Pour retrouver ma douce amie, que j’adorais encore de toutes les forces de mon cœur, de toutes les palpitations de ma chair, je serais allé au bout du monde.

À l’époque même où Suze m’écrivait, j’appris par les journaux qu’une promotion d’officiers supérieurs appelait à Constantine le colonel de B… en garnison à Alger. Je fis quelques recherches, et je découvris qu’au temps où ma très aimée avait disparu, ce même officier avait quitté la garnison de Versailles. Sans aucun doute, ma Suze était sa femme !…

Je me préparai aussitôt au voyage. Mais, peu à peu, cette mollesse qui est au fond de mon caractère, et qui a compromis ou ruiné tant de fois mon bonheur, me retint à Paris…

Cette mollesse — certains l’appelleraient sagesse — n’est pas une lâcheté physique, mais le résultat du travail psychologique qui se produit dans l’esprit de ceux qui pensent trop, au lieu d’agir sous la fougue et la violence du premier mouvement.

J’étais, assurément, certain que ma Suzette chérie m’accueillerait les bras ouverts et le cœur enchanté… Mais qu’adviendrait-il ensuite ?… Ce serait de nouveau toutes les tortures de la séparation, tous les supplices du cœur et toutes les agonies… Ou bien quelque pire aventure… Un drame conjugal, avec les scandales, les horreurs, les abominations… Et je pensai surtout aux deux petits bébés, qui perdraient la maman, la maudiraient peut-être.

Oui, Suze avait raison… C’était fini, nos baisers, nos joies, nos fêtes d’amour.

Mais quelle désolation !… L’espoir vaincu… Mon cœur en ruines…

Durant plus de trois ans, je ne fus qu’une épave dans les flots de Paris…