A. Méricant (p. 5-15).

DOUCES AMIES



J’étais assis devant le petit lac qui charrie lourdement ses nappes rouillées à travers le parc de Forges-les-Eaux. Je contemplais les reflets mordorés, les moires scintillantes de ces ondes épaisses, en attendant l’apparition de la délicieuse anémique, qui chaque matin, à cette heure, m’accordait la grâce de ses babils et le clair rayonnement de ses yeux glauques, si doux.

Mais elle n’arriva pas.

À sa place, ce fut un habitué de la salle de jeu qui vint s’asseoir près de moi.

Je le connaissais, depuis plusieurs mois, pour l’avoir maintes fois rencontré dans des cercles et des casinos. Souvent, il m’avait adressé la parole ; mais je lui répondais toujours par ces phrases brèves, hautaines, qui marquent la volonté de repousser toute tentative de relations ou de camaraderie.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, distingué, poli, au regard triste, qui inspirait la sympathie. Mais je le considérais comme un de ces déclassés mystérieux, presque suspects, dont on doit éviter la compagnie. Autant j’adore les bohèmes fous, mal vêtus, même déguenillés qui vivent, au jour le jour, des maigres revenus des lettres et des arts, autant je redoute instinctivement ces personnages déchus, dégringolés, qui gardent, en leur misère, des allures vaniteuses, une tenue recherchée — sans doute pour nous tromper, nous attirer vers des pièges obscurs. Quelques-uns, si nous sommes joueurs, finissent toujours par nous duper, en nous proposant des combinaisons miraculeuses, des martingales savantes ; d’autres, si nous aimons la femme, nous poussent dans les bras de rouées dangereuses et compromettantes, dont ils sont les associés et les amants.

Il me salua, et, sans même prendre garde à la façon plutôt insolente que j’avais, pour répondre à sa politesse, il parla :

— Je vous assure, monsieur, que vous vous méprenez sur mon compte. Parce que vous m’avez rencontré, à Paris, dans des cercles de second ordre, à Vichy, à Biarritz, dans les casinos, vous pensez, j’en suis convaincu, que je suis de ces personnages très peu scrupuleux qui jouent le rôle d’allumeurs pour amener les pontes à se faire détrousser par les tenanciers. Je suis, je ne le nierai pas, subventionné, mais à titre de simple figurant, autour des tables de baccara… Vilain métier, monsieur, mais qui n’entache pas, il me semble, l’honorabilité de quiconque le pratique. Beaucoup de gens du meilleur monde ne touchent-ils pas d’importants honoraires, pour assister régulièrement aux premières des petits théâtres et des music-halls, pour paraître aux dîners ou aux réceptions de certains financiers aussi tarés que millionnaires ?

« Le prince de Sagan, un des premiers, nous a montré avec quelle maëstria on peut être à la fois un grand seigneur et un figurant rétribué des salons cosmopolites, des tripots malfamés… Oh ! certes, je ne suis ni prince, ni duc, ni même marquis. Je n’ai été, dans ma jeunesse qu’un homme du monde, de bonne naissance, de fortune modeste, mais honorable toutefois… Et ma déchéance actuelle est en quelque sorte glorieuse, car elle n’a eu pour cause qu’une aventure d’amour, où je me suis dépouillé peu à peu de tout mon bien, pour la beauté d’une femme que j’ai ramassée, on peut le dire, au coin du trottoir, et que j’ai haussée sur le piédestal triomphant du théâtre ; car elle a été pendant une saison l’étoile triomphante que Paris acclame, adore et sacre souveraine.

« Je me suis ruiné, non par folie sensuelle, ni par emballement de passion, mais consciemment, volontairement, pour créer à mon amie du bonheur, du succès, de la gloire…

« Je ne renie pas les joies voluptueuses que j’ai connues par elle ; mais, comme elles étaient superficielles et de peu de prix comparées aux nobles allégresses de l’esprit et du cœur, que je ressentais à me sacrifier, de toutes les façons, pour réaliser ses désirs, ses caprices, ses rêves !…

« Dans ce siècle où l’on ne sait plus aimer, je me vante d’avoir été l’un de ces derniers amoureux qui ont eu le culte de la femme.

« Mon amour a toujours été un agenouillement perpétuel, une prosternation pieuse…

« Vous riez !… Et si vous connaissiez mes aventures, mes petits romans, vous me jugeriez ridicule et stupide. Pour employer un mot de notre argot moderne, vous diriez que je fus « une poire ». C’est-à-dire un niais, un naïf, un jocrisse qui se laisse berner, duper, entortiller et « entôler ! »

« Non, monsieur, je ne suis pas une poire.

« … J’ai adoré mes maîtresses avec ferveur, avec dévotion, avec aveuglement, oui, certes, j’en conviens.

« Mais les anciens, qui s’y connaissaient, nous ont appris que l’amour est aveugle.

« Si nous considérons la femme telle qu’elle est, en réalité, avec ses tares physiques — la plus Belle est toujours si imparfaite ! — avec ses taches morales, ses fanges intellectuelles, il nous est impossible de l’aimer, de la bien aimer ! On peut avoir pour elle un transport de désir, un goût assez violent — mais de l’amour non pas…

« Car on n’aime qu’un Dieu ou une Idole ! L’adoration est nécessaire à la vie de l’amour. Dès l’instant où nous regardons la femme comme notre égale, elle n’est plus pour nous qu’une chair à plaisir, une camarade de lit.

— Elle n’est plus l’Aimée !…

« Moi, j’ai voulu aimer !…

« Je me suis créé, sur cette terre, des paradis splendides ; je les ai peuplés de radieuses idoles. Je les ai toutes aimées, infiniment aimées…

« Les unes m’ont rendu tendresse pour tendresse. D’autres m’ont supplicié ; ont raillé ma passion ; dévasté mes espoirs. Mais je conserve le même souvenir pieux et la même adoration à celles, très clémentes, dont le baiser ne me versa que miel, et à celles, plus farouches, qui m’abreuvèrent de fiel…

« Mon cœur est, malgré tout, demeuré le sanctuaire inviolé où leurs pures et saintes images seront toujours dressées. J’ai connu les meilleures extases, les plus suaves allégresses, les suprêmes béatitudes.

« Pour atteindre le ciel, dans l’amour d’une femme, vous devez bien savoir qu’il ne suffit pas de se ruer sur cette femme avec la furie superbe et la faim dévorante du désir sensuel. Apaiser sa famine, en de pareils régals, m’a toujours semblé l’assouvissement bestial d’un instinct animal. Moi, j’ai surtout voulu l’épanouissement du cœur, l’assomption des âmes, sans mépriser toutefois la glorification des chairs, qui sont transfigurées alors, purifiées, magnifiées…

« Oh ! la possession totale, miraculeuse de l’idole vers laquelle on s’est haussé, par une adoration formidable, éperdue !… Ce n’est plus de la jouissance, de la sensation ; mais un vertige des cieux, une volupté fulgurante, formidable, une métamorphose enfin qui nous transmue en dieux…

« Oui, vraiment, à ces heures surhumaines, nous sommes des « Tout-Puissants !… »

« Mon langage peut paraître excessif et hyperbolique… Vous me prenez peut-être pour un décervelé qui célèbre sa monomanie. Il est de mode, oui je le sais, de ravaler l’amour, de le salir, de le mépriser. Ainsi que les limaces flétrissent les plus belles roses, il s’est trouvé des hommes pour déjecter leur bave sur la fleur de la vie !… Il faut être très audacieux, aujourd’hui, pour proclamer sa piété amoureuse : les fous et les coquins qui glorifient la haine, nous accusent d’outrager la morale et la vertu ; ils nous lapident d’injures, de sarcasmes ignobles : nous sommes, pour ces faux-sages, des dévergondés, des débauchés, des monstres anormaux, des phallus a deux pattes… »

Comme je souriais, mon interlocuteur se leva. Érigé devant moi, les bras tendus, et la tête vers le ciel, illuminé soudain par les flammes solaires qui perçaient les feuillages, il avait, à cette heure, l’apparence d’un Christ douloureux et triomphant ! Sa voix lente, harmonieuse, prononçait des versets d’éternel Évangile :

« Femmes, soyez bénies, pour toute la douleur et toute la joie que vous nous donnez !…

« Cueillez nos cœurs dans nos poitrines. Foulez-les sous vos pieds, que vos mains les déchirent et que vos dents les mordent !… Qu’ils saignent, qu’ils pantèlent !

« Soyez impitoyables, suppliciez, torturez ; meurtrissez-les nos cœurs, et broyez-les sans cesse, pour en faire jaillir l’amour pur, infini !

« Guidez-nous, à travers les ronces des Golgothas ; après l’angoisse et l’agonie, donnez-nous la résurrection du baiser. Dans les chemins d’abîmes, de gouffres et d’épines, autant que par les routes de roses et de lys, la volupté ardente, par vous, nous est révélée !

« L’amour et la douleur, qui sont inséparables, ô femmes, nous les buvons, avec ivresse, à tous les calices de votre beauté !… »

Puis, son exaltation tomba. Le vieil homme, soudain, se retrouvait, loin du ciel, sur la terre, devant le lac, dont les eaux mordorées s’épandent sous le soleil, avec les tons fauves d’une vaste et frissonnante chevelure de femme… Et des larmes coulaient, maintenant, de ses yeux…

Les hommes de la morale sans doute, eussent jugé que ce vieillard était une outre de débauches, un vulgaire orgiaque.

Je le considérai comme un martyr d’amour, un crucifié de l’éternelle et divine Passion.

Il vint, quelques jours plus tard, m’apporter trois cahiers :

« Lisez ceci, me dit-il : je crois que ces simples notes, écrites au jour le jour, pourront vous intéresser. Trois figures de femme illuminent ces pages… Je me suis efforcé à peindre leur beauté ; peut-être découvrirez-vous aussi l’aspect de leurs âmes… petites âmes frivoles, exquises, délicieuses. Elles m’ont torturé, inconsciemment sans doute… la douleur des supplices m’arracha, parfois, des blasphèmes… Mais, aujourd’hui, les trois Idoles resplendissent, glorieuses, sur l’autel de mon souvenir… lisez… et vous aimerez ces trois images d’amour !… »

Suze ! Marcelle ! Riquette ! Moi aussi, je les ai aimées… Il me semble aujourd’hui que je les ai tenues, palpitantes en mes bras ; qu’en des temps très lointains, elles m’ont accordé l’amour et la douleur.