A. Méricant (p. 219-334).

Troisième Partie

I

Encore une fois, me voici tombé dans un dangereux, mais doux piège d’amour…

À cinquante ans !…

Je sens bien, je sais que je suis ridicule, grotesque, absurde…

Mais que m’importe ?… que mes amis, que le monde tout entier se rient de moi, me bafouent, me méprisent, — puisque je vais trouver, dans ce nouvel amour, quelques minutes, quelques heures peut-être de bonheur absolu, infini, — soit, j’aimerai ! Je pourrais même lutter, me torturer, me déchirer, tout cela serait inutile, je n’arracherais pas de mon cœur, mis en pièces, cette tendresse qui l’a pénétré, si intimement, et qui imprègne chacune de ses fibres.

À cinquante ans !…

Lorsque j’étais encore le fier adolescent qui promenait le triomphe de ses fières passions à travers le monde des Très Belles, ah ! je me souviens comme je les dédaignais ces vieux hommes qui ne voulaient pas renoncer à la douceur d’aimer…

« Dieu me garde, disais-je, de devenir jamais semblable à ces vieux lovelaces à cheveux gris, à tête déjà branlante ! Mais non, je reculerais devant le ridicule, et si la tentation maîtrisait mon cerveau et ma chair débile, eh bien, j’aurais un beau geste : je m’armerais d’un sécateur, je couperais l’amour sénile dans ses vives racines… »

Mais ce n’est pas en bas, je le sens maintenant, qu’il faut trancher ; le mal est plus haut. C’est au cœur ; oui, c’est au cœur qu’il étend ses ravages…

Riez, riez, ô jeunes ! Diffamez comme il convient nos soleils d’arrière-saison. Soyez impitoyables, en attendant l’heure où vous serez, à votre tour, également vaincus !… Oui, oui, je vous le jure, dans nos vieilles amours, c’est le cœur seul qui palpite, qui vit, qui souffre, qui jouit…

Non pas que la chair soit impuissante. Les belles vaillances nous sont encore permises ; — au point de vue de la prouesse charnelle, nous égalons souvent les jeunes… Mais nous savons… Oui, nous savons que les folies et les rages des sens sont des flammes vite éteintes, et que le feu sacré, le feu rayonnant, le feu brûlant ne s’allume et ne flambe qu’en la fournaise du cœur.

Cinquante ans…

Des philosophes, des moralistes, des poètes même ont affirmé qu’on n’aime vraiment, bellement, superbement, qu’une fois, une seule fois, au cours d’une vie…

Quels pauvres impuissants formulèrent telle loi ?

J’ai savouré le baiser de plus de mille amantes. Davantage furent aimées par moi, très passionnément aussi, très ardemment ; mais je n’eus pas l’occasion ni le pouvoir de goûter l’extase délicieuse de leur caresse…

Et jamais l’amour, ce soleil fulgurant, n’a décru, ne s’est incliné à l’horizon.

Ses rayons, aujourd’hui, sont tout aussi violents qu’aux jeunes heures de mon printemps…

Car l’amour est en nous, et non pas dans l’amante. Celle-ci n’est pour ainsi dire qu’une mode, une toilette qui vêt d’une inédite parure l’unique amour, le transforme, le renouvelle, le rajeunit sans cesse…

Depuis un mois, mon bel et grand amour se prépare un nouveau costume, frais et pimpant.

Elle n’a que vingt ans… Elle est fraîche. Elle est jolie. Ses yeux d’azur sont beaux comme le ciel : ils sont mon paradis terrestre… Je veux, oui, je veux me noyer dans ce bleu d’idéal, de surhumanité, jusqu’au jour où des nuages, jour proche, nuages obscurs, me voileront cette beauté… Elle a vingt ans… moi, cinquante.

Ah ! l’absurde et délicieuse idylle, la bouffonne et exquise aventure ! Riez, riez, lapidez-moi de toutes les insultes, selon l’usage, poursuivez-moi de vos cris, de vos menaces, ô jeunes, qui me considérez comme un voleur, parce que je vous prends en effet une de vos proies ! Tous ces charivaris sonneront à mes oreilles, ainsi qu’une douce musique, tandis que je m’abîmerai dans l’ineffable joie de mon amour…

Ma femme, cette bonne compagne, qu’un jour d’ennui j’ai épousée, je ne sais pas pourquoi, a surpris, il y a huit jours, mon joli et frais secret.

Elle m’a dit :

— Ah ! voici que vous allez encore donner la comédie à vos proches, à vos amis, monsieur Polichinelle. On va vous voir rajeunir chaque jour, grâce aux vaselines et aux crèmes que vous employez ainsi qu’une vieille catin, pour celer les ravages de l’âge. Et quelle donzelle nous vaut cette nouvelle folie ? Une petite coquine, qui se moque de vous, qui vous trompe avec de jeunes garçons, et qui ne vous tolère qu’à cause des fortes sommes qu’elle vous extirpe…

Comme je riais :

— Oui, elle se moque de vous, elle vous exploite, elle vous hait.

Ma pauvre vieille femme cherchait à envenimer ses paroles, pour me faire souffrir un peu…

Mais je riais toujours… Oui, je riais — pour ne pas pleurer.

Car je ne suis pas assez fat, assez vaniteux, assez débile d’esprit, pour me persuader qu’elle m’aimera aussi, celle que j’aime de tout mon pauvre cœur ancien…

Et tout ce que me jetait le venin de ma femme, le mépris, le dégoût, la haine même de la bien-aimée, las ! je le sais, tout cela se réalisera bientôt, demain peut-être.

Elle ne m’aime pas, la chère adorée, elle ne m’aimera jamais. Mais je l’aimerai, moi !

Je l’aimerai…

Et cela est la justification, la beauté de mon amour.

En aimant, profondément, immensément et sans espoir de retour, je m’élève au-dessus de la bête grossière qu’est l’homme, l’amant. Je me rapproche peu à peu des êtres supérieurs, de ces purs et divins esprits auxquels nous nous mêlons, sans doute, après la mort.

Car, ainsi que le disait à peu près un grand poète, dont les Méditations enchantaient mes rêveries de seize ans, aimer pour être aimé, c’est de l’homme ; mais aimer pour aimer, c’est de l’ange…

Un ange… Je suis donc presque un ange !… Ah ! le bel ange aux cheveux teints, aux bajoues maintenues par le massage, aux rides émaillées par le cold-cream et le fard !…

II

Ce soir-là, j’étais entré vers six heures dans un cabaret amusant de Montmartre ; quelques jeunes hommes chevelus babillaient, se grisaient de paroles et d’absinthes.

Tout près de moi, devant une table sans consommations, deux petites femmes jasaient…

Blondes toutes les deux, très jeunes, jolies, l’une surtout captivait mon regard. Ses yeux bleus, d’un bleu vert de turquoise morte, avaient un charme et une attirance indicibles. Sous la menue soie mauve de sa blousette, les seins fermes pointaient, sans corset, indiquant leur forme jolie et leur plénitude de beaux fruits déjà mûrs au printemps.

Je les considérais, ces petites femmes, ainsi qu’on regarde des bibelots gentils, sans aucun désir de les mieux admirer dans leur éclat de jolies statuettes nues, aux chairs délicatement nuancées, ainsi que des porcelaines de Saxe.

Je n’aime guère ces régals faciles, qui coûtent en moyenne un louis, au pays de Montmartre.

Je saisissais quelques bribes de la conversation de mes petites voisines.

La plus jolie demanda à son amie :

— As-tu six sous ? J’ai deux lettres à mettre à la poste, et pas même de quoi acheter deux timbres.

― Pas le rond ! répondit l’autre mélancoliquement.

— Et dire qu’il va falloir dîner tout à l’heure…

— Dîner !… compte là-dessus… C’est la fin du mois. Purée générale…

Cette misère m’émut un peu. Eh quoi ! ces gentilles gamines étaient dans une telle détresse. Elles allaient jeûner…

Je ne pensais plus qu’au moyen de les inviter, pas trop brutalement, à venir grignoter des nourritures de choix dans un restaurant de la place Pigalle.

Je n’eus pas à chercher bien longtemps l’occasion.

— Il fait soif, dit l’une : personne n’aura donc la bonne idée de nous offrir l’apéritif !

Elle me regardait ; je compris.

— Si vous voulez me faire le plaisir d’accepter des boissons variées…

— Mais avec joie et délices. J’ai le gosier en flammes…

On lia facilement conversation. Les deux petites femmes m’apprirent qu’elles étaient artistes lyriques. Elles chantaient dans les cafés-concerts. Sans engagement depuis quelque temps, elles étaient devenues la proie de la « guigne au cul verdâtre… telle fut leur expression. »

Ah ! si elles avaient voulu, comme tant d’autres, s’abaisser aux retapes, aux raccrochages, bien sûr, elles eussent gagné au moins de quoi subsister jusqu’à la saison nouvelle de la réouverture des boîtes à musique. Mais elles n’étaient pas des morues, non, non ! Et avec fierté elles se proclamaient artiste.

Elles ne firent aucune difficulté pour accepter le dîner que j’offris. Elles avaient le bel appétit de leur âge. Et une soif !…

Au dessert elles étaient à demi grises, — à demi seulement.

La plus jolie, celle qui m’avait intéressé d’abord au cabaret, parlait peu…

Assise en face de moi, elle me regardait ; ses yeux bleus avaient une douceur infinie. Il me sembla que je lisais dans ses yeux, le remerciement muet et affectionné du bon chien affamé à qui l’on vient de donner quelque chose à manger.

Par hasard, nos mains se rencontrèrent sur la table, et ce contact me fit éprouver une sensation étrange, la même que j’avais connue à seize ans, lors de mes premières amours…

Les petits doigts se lièrent aux miens…

Ce fut pour moi un ravissement…

Ainsi, cette mignonne créature avait de son côté quelque tendresse pour moi. Son geste, qui se prolongeait, me disait que je n’étais pas le monsieur indifférent qu’on rencontre, mais le passant vers lequel une sympathie affectueuse vous conduit…

De la sympathie.

Je ne suis pas assez ridicule pour demander davantage.

Et ce simple abandon délicieux de la menotte m’était plus précieux que n’eût été une caresse plus audacieuse.

Un baiser, j’en suis convaincu, ne m’eût causé aucun frémissement. C’eût été un remerciement, la paiement du dîner, de la politesse !…

Tandis que la main, en s’attardant si longtemps dans la mienne, me révélait l’éveil, encore trouble, imprécis, mais réel, d’un peu d’amitié, de tendresse…

J’offris alors à mes jeunes amies de leur prêter, en bon camarade, quelque argent, en attendant l’époque où elles espéraient être engagées, à de belles conditions.

L’autre, sans hésiter, accepta. Mais Riquette, la mignonne à la main frissonnante et douce, protesta :

— Non, merci. Vraiment, vous êtes trop bon… Mais pourquoi ?

Ce pourquoi, un peu triste, me fit penser que Riquette repoussait un marché, refusait de se vendre. Et cela m’attrista. En offrant de venir en aide aux pauvres petites chanteuses, ma seule intention était de les secourir amicalement, sans aucune arrière-pensée. Je fut éloquent, ce soir-là : je m’évertuai à faire comprendre à Riquette que je ne comptais pas obtenir, par une si menue générosité, de très précieuses et très intimes faveurs. Je n’aurais pas été plus habile pour faire accepter, sans la blesser, une offrande à une grande dame ruinée… Et je sens, aujourd’hui, comme je devais sembler absurde, ridicule, à ces deux petites femmes de Montmartre, qui ne pouvaient comprendre la délicatesse du sentiment qui animait alors mes paroles désintéressées. Je me rappelle l’inquiétant et étrange sourire qui scintillait dans leurs yeux, qui exprimait surtout, je crois, une profonde incrédulité qu’elles n’osaient pas formuler, mais qu’elles eussent traduite, si elles avaient osé, par cette phrase familière :

« Parle, parle, mon vieux, on t’écoute ; mais tu sais, il ne faut pas nous la faire ! »

Et si, changeant de ton, je m’étais levé alors, jetant cyniquement à Riquette ces mots :

— Allons, viens-tu, la gosse ?

Passive et résignée à ces allures qui sont celles des vieux messieurs habitués aux mœurs de Montmartre, la petite m’eût suivi, sans un mot, dans un hôtel proche, et se fût prêtée durant toute la nuit à toutes les fantaisies de ma chair en folie…

Mais je ne voulais pas dénouer l’idylle naissante, salement, cyniquement, bestialement. Elle me promettait de meilleures et de plus vives joies.

Je laissai Riquette à la porte de son logis, après avoir serré, longuement, délicieusement, ses petits doigts…

III

Depuis deux mois, je suis l’ami de Riquette.

Je pourrais être son amant…

Pourquoi mon affection, qui est si tendre, si douce, si profonde à la fois, ne s’est-elle pas épanouie, n’est-elle pas devenue l’unique allégresse, la seule joie : l’amour ?…

Pourtant, c’est plus que de l’amitié qui palpite en mon cœur. C’est véritablement, réellement l’amour !

J’aime Riquette, de toutes les forces, de toutes les puissances de mon âme. Ainsi l’ai-je aimée, dès le premier jour de notre rencontre ! Mais, depuis quelque temps, mon corps aussi est tout ému par elle et désire sa chair…

Et pourtant, je reste toujours simplement son ami…

Je pourrais être son amant.

Pourquoi n’ai-je pas cueilli sur la bouche de l’adorée le victorieux baiser ; pourquoi n’ai-je pas, dans une étreinte heureuse, cueilli tout le parfum et tout le régal de sa beauté ?

Pourquoi ?…

Je n’ose pas…

Je suis redevenu jeune, oh ! si jeune. Toutes les timidités, toutes les incertitudes, toutes les délicatesses aussi de ma seizième année — que je croyais à jamais ravagées par plus de trente années de vie et de passion — ont rejailli en moi.

Comme je confiais hier à mon ami Mortier ce nouvel état d’âme, inquiétant, mais exquis, brusquement il prononça :

— C’est la crise, la dangereuse crise, qui nous prend tous entre cinquante et soixante ans ; c’est le gâtisme !…

Le gâtisme !

C’est-à-dire l’impuissance hideuse et ridicule, la déchéance du corps et de l’esprit.

Atterré, consterné, épouvanté, j’ai quitté mon vieil ami, répétant tout le jour, avec d’effroyables angoisses :

« Le gâtisme, le gâtisme ! »

Puis, ma terreur s’étant un peu engourdie, j’ai fait un examen, sévère, impartial, de ma faiblesse, mon amour pour Riquette…

Et je ne me suis pas trouvé si ridicule !…

Ma tendresse est vive et ardente ; elle m’a donné déjà des émotions charmantes, des voluptés fines et délicieuses que je préfère, oui, c’est bien certain, aux spasmes, rapides et décevants d’une nuit de vrai plaisir.

Le jour de notre première rencontre, je pouvais coucher avec Riquette : l’occasion s’est présentée encore presque chaque jour. Non, ce n’est pas l’audace qui fait défaut. Je n’avais qu’un geste à faire : l’attirer sur mes genoux, la pousser vers son lit. La mignonne, sans résistance, se fut efforcée de me donner la plus grande somme de plaisir qu’une femme peut offrir dans son enlacement.

Mais je n’ai pas voulu.

J’ai lutté contre la hantise de mon désir. Volontairement j’ai refusé la volupté qui se trouvait là, troublante, attirante, à portée de ma main.

Par impuissance ?

À cinquante ans, je suis encore aussi robuste, aussi valide qu’à trente… Près de Riquette, je suis frémissant, piaffant : la torture que je m’impose pour ne pas succomber à la tentation est douloureuse. Plus d’une fois, en quittant ma petite Riquette chère, j’ai dû courir chez Mireille, une aimable fille qui a toujours à la disposition des membres de mon Cercle un lot de dix à douze mondaines, pour les cas urgents…

Mais, pareil à un avare, il me plaît de conserver intact ce grand trésor de tendresse et d’émotion que je perdrais peut-être, dans les bras de Riquette en une minute de plaisir…

Car, il faut bien l’avouer, trop souvent la tendresse se dissipe dans la possession. Combien de fois ai-je fait cette triste expérience : des femmes ardemment chéries, follement désirées, sitôt connues, après la pleine extase, deviennent indifférentes, même quelquefois odieuses…

J’ai placé Riquette sur un autel très élevé, très beau. Elle est mon idole. Ce culte m’enchante. Pourquoi briser mon dieu ?

Riquette débute ce soir à l’Eldorado.

Jusqu’à ce jour, elle avait chanté dans des concerts de dixième ordre. Grâce à moi, elle sera bientôt une de ces étoiles que tout Paris adore, applaudit et fête.

Sa jolie voix, maladroite autrefois, un peu aigre, traînarde, faubourienne, a été rectifiée et dirigée par un maître de chant célèbre.

Un costumier fameux a fait pour Riquette de vraies merveilles ; et sous les riches costumes, la chère mignonne est vraiment transfigurée, belle et tentante comme les plus somptueuses reines de Paris. Une subvention assez coûteuse que j’ai accordée au directeur, des réclames payées au Figaro, au Gaulois, à l’Écho de Paris, ont obtenu à Riquette, simple débutante, tous les honneurs, toutes les gloires qu’on attribue d’ordinaire aux très grandes artistes. On célèbre ses imaginaires succès anciens. On vante sa beauté, sa distinction, son talent : on exagère un peu. Mais je suis sûr qu’avant peu Riquette aura justifié ces éloges prématurés.

Oh ! comme elle est heureuse de toutes ces gloires. Elle a bien l’âme et l’esprit d’une artiste !

Je me plais, ingénument, à surprendre l’éclosion de ses vanités, de ses espoirs. À tout instant, elle m’exprime sa gratitude par des phrases gentilles, à la fois gamines et sincères…

Hier soir, j’étais dans le coquet petit appartement que je lui ai fait installer. On venait de lui apporter, de chez Landolff, le costume qu’elle portera pour ses débuts : une robe courte très décolletée, en merveilleux tissu brodé, qui encadre les fleurs de sa gorge d’une guirlande fastueuse de tournesols et de boutons d’or, et qui révèle toute la magnificence de son jeune corps.

Riquette voulut l’essayer :

— Il faut que vous soyez, m’a-t-elle dit très doucement, le premier à m’admirer.

Et, devant moi, elle se déshabilla, totalement. Elle enleva sa chemise avec la triomphante et orgueilleuse chasteté de la beauté parfaite.

J’eus alors la vision infiniment adorable et troublante de sa nudité de fière, et blanche, et impeccable statue.


J’eus alors la vision adorable
et troublante…

Pas un mot ne fut prononcé. Il y eut une minute délicieuse pour moi, de folie et de lutte. Je me levai, à demi, sur mon fauteuil, les mains tendues pour m’emparer de toute cette Beauté : mais je parvins à maîtriser mon désir. Riquette tenait les yeux baissés. Elle ne vit pas ce mouvement de passion.

Lentement elle se vêtit, enveloppa son corps radieux des soies légères, froufroutantes et de la robe superbe.

Elle était alors encore plus alléchante, parmi tout ce luxe d’étoffes qui la voilaient si peu, qu’en l’éclat trop vif de sa belle nudité.

Alors, câline, souple, elle vint à moi, les yeux brillants, pleins de joie. Et lentement elle se posa, lourde, chaude, sur mes genoux, à califourchon, ainsi qu’un bébé joue au dada sur sa nourrice…

Je me sentis défaillir. Toute la caresse de ce corps pesant sur moi m’invitait à goûter enfin l’ardente joie désirée, espérée…

Mais je n’osai ni un geste, ni un mouvement, ni une parole.

Et Riquette se redressa, un peu souriante. Il m’a semblé qu’il y avait alors dans ses yeux, comme de la tristesse, de la pitié… Oui, oui, de la pitié… Chère petite amie, oui, elle a cru… Comme Mortier, elle a pensé ;

« C’est du gâtisme ! Il ne peut pas. »

IV

Depuis trois mois, Riquette est une reine de Paris.

Ses toilettes, étranges, magnifiques, d’une royale impudeur, qui encadrent et soulignent chaque splendeur de son corps, ont suffi au public parisien pour s’enthousiasmer de suite et sacrer souveraine ma chère petite amie.

Elle n’a aucun talent. Elle chante mal. Elle ne sait pas se tenir sur les planches. Cependant je lui ai donné des maîtres de chant et de maintien renommés, qui ont la réputation de transformer rapidement une fille de cuisine ou une gardeuse de dindes en chanteuse de café-concert.

Riquette sait qu’elle est très belle, et ne veut devoir son succès qu’à sa beauté : peut-être aussi est-elle paresseuse, nonchalante, sans vraie ambition artistique.

Autrefois, ses engagements étaient de cent cinquante à deux cents francs par mois ; la semaine dernière, un agent lyrique lui a proposé vingt mille francs pour une tournée de deux mois en Russie ; et ce pourvoyeur a osé ajouter :

« N’oublions pas les grands-ducs ; vous mettrez de côté deux cent mille francs pendant votre séjour au pays des boyards. »

Il est juste de constater que cette métamorphose m’a coûté en toilettes, bijoux, affiches et réclames, plus de cinquante mille.

Cet amour de vieillard — je ne suis pas de ces jocrisses qui se croient seulement mûrs à cinquante ans — me conduirait à la ruine, que je n’en serais aucunement étonné. Voici déjà que ma pauvre femme, épouvantée de mes prodigalités, demande aux tribunaux la séparation de biens. Précaution inutile ; je me sens capable aujourd’hui de semer toute ma fortune à moi, pour mon idole, mais je ne commettrai jamais l’escroquerie conjugale, très admise dans notre monde, qui consiste à dépouiller notre femme légitime de son avoir, de son apport dotal.

Car, maintenant, je suis l’amant de Riquette ; j’ai possédé toute la beauté, toute la joie, toute la gloire de son jeune corps de souveraine : oui, j’ai connu, par elle, le suprême bonheur qu’aucun amour, jusqu’à ce jour, il me semble, ne m’avait donné.

Comment ai-je eu subitement l’audace de me jeter sur elle, de la prendre, de la posséder, moi qui depuis des mois n’osais pas cueillir la douce ivresse, et qui tremblais comme un enfant, rien qu’à baiser le bout de ses doigts, un coin de sa nuque, les ondes de ses cheveux ?

Il a fallu pour cela toute l’exaspération, tout le trouble jetés dans mon esprit et dans mon cœur par la lâcheté et l’ignominie d’une lettre anonyme.

« Savez-vous, me disait cette lettre, que vous êtes la risée et le jouet de tous ceux qui vous connaissent ? Est-il possible qu’un homme de votre âge soit atteint, à un tel degré, d’impuissance et de gâtisme ? Vous entretenez une petite grue, vous vous ruinez pour elle, et vous n’êtes pas même un de ses amants. Elle couche avec le premier venu, elle a un amant de cœur : quel rôle jouez-vous dans cette comédie ? Je suis un de vos amis, j’ai de l’estime et de la sympathie pour le nom que vous portez et qu’on galvaude malproprement. L’avant-dernière nuit, chez Maxim’s, à deux heures de la nuit, Riquette soupait avec quelques petits journalistes : Jean de la Mandoline, Louis de Pique-Assiette, Gaston d’Empoigne, et elle était grise, — cela lui arrive souvent. Elle se mit nue sur la table, dans une gerbe de fleurs, et se laissa ensuite aimer, cyniquement, devant la bande, par un de ses compagnons. Quelqu’un s’avisa de dire alors : « Et ton vieux, crois-tu qu’il ferait un nez, s’il entrait ? — Mon vieux, répondit Riquette, je m’assieds dessus, tiens, comme ça ! » Et détachant une rose de la corbeille, elle fit le geste et aplatit la fleur.

« Voyons, mon cher, brisez cette liaison dégradante ; cela vous sera facile, puisque vous n’êtes même pas son amant ; du moins c’est elle qui le crie à ses amies, à ses camarades de concert… Je n’ose vous dire à quel point vous devenez ridicule, grotesque. Vous êtes une poire, en un mot !… »

Chacun de ces mots pénétrait en mon cœur comme la pointe empoisonnée d’un poignard. Pendant deux heures je relus et relus la lettre infâme, croyant par instants que ce n’était qu’une basse et ignoble vengeance, puis, ensuite, convaincu que tout était vrai, bien vrai : il m’était du reste facile de vérifier l’accusation. Je n’avais qu’à interroger un de ces jeunes hommes dont les noms m’étaient cités : pour cinq ou dix louis, il me serait facile d’acheter leur témoignage.

Je m’arrêtai un instant à cette résolution.

Puis, j’eus honte de cet espionnage qui m’eût avili, moi le premier.

Pendant toute la journée, je formais mille projets : le plus sensé, c’était de rompre, sans phrases, brusquement : j’enverrais à Riquette un bouquet et une vingtaine de mille francs, ce serait agir en galant homme ; tous mes amis approuveraient et m’estimeraient.

Mais à la pensée de ne plus la voir, de ne plus flâner le soir dans sa loge, de ne plus me griser des rayons de ses yeux et de l’odeur chaude de sa peau, quand elle se déshabillait, je ressentais un désespoir horrible, une épouvante douloureuse. Et je me résignais presque à accepter ce rôle que je jouais, depuis plusieurs mois, d’imbécile, de gâteux, de poire…

Et le soir, je retournai au concert, résigné, plus que jamais asservi, stupide.

Mais, quand, après avoir chanté, Riquette entra dans sa loge, suivie d’un jeune homme qui, sans s’inquiéter de ma présence, se mit à s’emparer des seins de mon amie et à les couvrir de baisers, une folie furieuse s’empara de moi. Je jetai l’homme à la porte, je me précipitai sur Riquette et je m’écriai :

— Ah ! j’en ai assez ! On se moque de moi ! Je ne veux plus être votre jouet, votre poire !

Riquette, sans la moindre émotion, murmura :

— T’es bête, mon ami… Qu’est-ce qui te prend ? Parce que ce petit m’a embrassé le bout des nichons. C’est un journaliste, il me fait des articles à l’œil. Quand on est artiste, on est bien obligé de subir ces bêtises-là…

Je balbutiai :

— Ces bêtises-là !…

Riquette reprit :

— Voyons, bibi, tu sais bien qu’ils sont à toi, rien qu’à toi, mes gros nichons…


Voyons, bibi, tu sais bien qu’ils
sont à toi…

Alors, j’eus le vertige… Je voulus effacer, sur la peau douce, si blanche, si rose, si parfumée de mon idole, la souillure de l’autre baiser. Je fus violent, brutal. Et désormais, irréparablement, j’ai un remords triste, une mélancolie amère, au souvenir de cette soirée. Dans cette loge étroite, banale, surchauffée, mal fermée, j’ai eu la première étreinte de celle que j’aimais d’un amour tendre et joli. Moi qui attendais avec ferveur l’heure suprême de la communion d’amour, et voulais en goûter les extases, religieusement, pieusement, dans quelque somptueuse retraite fleurie, je l’ai brutalement et bêtement violée — car une telle possession brusque, bestiale, est un véritable viol…

Oh ! comme une fois l’exaltation tombée, j’ai senti le dégoût, la rancœur pénétrer en moi. Je n’osais plus regarder Riquette. Elle ne disait rien. Elle semblait étonnée. Non, vraiment, elle n’avait pas l’attitude d’une fille, d’une gourgandine. Elle était triste ; elle pleurait comme moi sans doute l’angoisse et la banalité de notre première étreinte.

Et pourtant, je sentais bien que mon amour — le bel amour flambant toujours pur dans mon cœur — n’était pas atteint par l’ignominie de mon acte.

Mais je craignais maintenant que l’affection de Riquette, son attachement très réel pour moi n’eussent été flétris par mes allures autoritaires et exigeantes, par ma prise de possession, digne d’un goujat, d’un palefrenier…

Je balbutiai :

— Riquette, bonne, bonne petite amie, m’aimes-tu toujours un peu…

Elle répondit :

— Je t’adore, gros bébé !

Mais c’était des mots, des mots glacés, qui me donnèrent au cœur un frisson lamentable…

Et je compris qu’il me faudrait de nouveau reconquérir son petit cœur, effacer le souvenir de l’acte ignoble par une affection infiniment tendre et désintéressée, par une surhumaine bonté, par un culte plus fervent, plus doux, plus passionné.

Dès le lendemain, je lui envoyai un rang de perles de trente mille francs… elle le désirait depuis si longtemps… et j’avais été assez pingre pour ne pas exaucer sur-le-champ son désir…

V

Quand on est jeune, on ne sait pas aimer. On est ardent au plaisir, on a de belles vaillances sensuelles, on accomplit des miracles ; on émerveille ses maîtresses. Mais on n’aime pas : on ne sait pas aimer.

Et, cependant, on est aimé… Je me rappelle mélancoliquement mes aventures, mes fredaines, mes folies anciennes de vingt à quarante ans. Je possédais alors le don fatal d’attirer les maîtresses, de les séduire, de les charmer. Celles que j’avais tenues, une nuit dans mes bras, voulaient demeurer l’amie fidèle et soumise, me donner désormais tout leur amour et toute leur vie. Me donnais-je assez de mal pour les éloigner, ces femmes collantes !

Toute ma tendresse s’épuisait en une nuit d’amour. Il fallait chaque jour une femme nouvelle à ma fantaisie ; je les estimais, les unes et les autres, juste autant que la fleur qu’on met une soirée à sa boutonnière, et qu’on jette ensuite à la rue…

Mon amour pour Riquette a survécu à l’épreuve de l’étreinte,

Je redoutais cette heure angoissante de la possession ; je la retardais, dans l’épouvante qu’elle sonnerait la mort de ma fraîche et délicieuse affection.

Au contraire, il me semble que le lien est maintenant plus fort, plus tenace.

Riquette, de son côté, est plus aimante, plus câline.

Chaque jour, de deux à quatre heures, nous nous aimons, passionnément, comme des fous,

J’aurais voulu vivre avec elle, chez elle, ne jamais plus la quitter. Mais elle m’a fait comprendre que sa situation d’artiste en vogue, de petite étoile de concert parisien, s’oppose à mon projet, dont la réalisation l’eût également enchantée. Le soir, après le spectacle, elle a besoin de repos. Elle rentre, bien sagement, la chère enfant, et dort seule, comme une petite pensionnaire. Sa santé, du reste, n’est pas robuste,. Les dures années de gêne, presque de misère, qu’elle a subies, l’ont anémiée. Le docteur lui a imposé un régime sévère. Parfois je me reproche mes exigences sensuelles, mes caresses quotidiennes ; mes baisers trop fréquents, qui la fatiguent.

Ce n’est pas l’appétit charnel, le besoin brutal et gourmand de ma chair irritée qui me jette chaque jour sur la beauté de ma très chère petite amie.

C’est un peu la vanité de lui prouver que, malgré mon âge, je suis jeune encore. Elle est émerveillée de ma robustesse. Elle me disait dernièrement, dans son pittoresque langage de gamine montmartroise : « T’es épatant, mon chou, tu me tues, tu me fiches à bas. Qu’est-ce que tu prends donc, pour être aussi chaud qu’un moineau ?… »

Mais c’est par-dessus tout, l’émotion profonde, immense, de voir les beaux grands yeux de mon aimée, s’animer dans les flambées glorieuses de l’extase et de la volupté. Oh ! ces yeux, comme ils s’éclairent alors : leurs reflets divins me pénètrent, me ravissent, me font connaître la suprême et pure joie.

Je suis certain que Riquette m’aime.

Elle m’aime de tout son cœur et de toute sa chair. Ses soupirs, ses râles, ses cris témoignent triomphalement son allégresse voluptueuse…

Je suis cependant méfiant, sceptique. Je sais qu’il est facile de jouer d’odieuses comédies, que la plupart des femmes simulent les transports et les rages de la joie, pour affoler leurs amants, les soumettre, les subjuguer.

Mais Riquette est sincère…

Je le sens bien. Pourquoi, du reste, se donnerait-elle la peine de me leurrer. Jolie et jeune comme elle est, applaudie et admirée tous les soirs, elle a le droit maintenant de choisir son amant parmi les hommes les plus riches, les plus généreux.

Ce n’est donc pas une ignoble raison d’intérêt qui l’attaché à moi. Elle m’a, du reste, dit bien des fois que des millionnaires mettaient leur fortune à ses pieds : elle m’a fait lire des lettres passionnées, signées de noms connus de financiers, de grands fêtards. Si elle voulait, elle aurait comme les autres, voitures, hôtel, bijoux superbes. Pour accepter la très modeste situation que je puis lui offrir, — cinq mille francs par mois, maintenant, — il faut bien qu’elle m’aime, un peu — beaucoup — passionnément…

À cinquante ans passés, voici que j’effeuille la marguerite…

Je suis jaloux, ai-je dit. Oui, férocement jaloux, moi qui ne l’ai jamais été…

Il y a quelques jours, j’ai ressenti une douloureuse angoisse, j’ai cru en mourir.

J’étais allé ce soir-là voir ma petite amie, au concert. Elle était en scène. Dans les couloirs, en l’attendant, j’entendis une conversation de femmes.

— As-tu vu, disait l’une, le collier de perles que Riquette a ce soir au cou ? Ça vaut trente mille francs.

— La garce, répondait une voix aigre, elle a pour plus de deux cent mille francs de bijoux, aujourd’hui. Elle a de la veine, celle-là. Son vice est une mine de diamants et de pierres précieuses…

— On dit que ces choses-là ne s’usent pas, clama une voix grasse de cabot ; mais Riquette usera le sien… elle en abuse vraiment… Tout Paris y passera…

Riquette revenait à ce moment, emmitouflée dans la soie d’un manteau que sa femme de chambre avait jeté sur ses épaules. J’aperçus les perles : c’était un ruissellement éblouissant sur la gorge rose. Je balbutiai :

— Riquette, Riquette, qui donc t’a donné ce collier ?…

Ses yeux s’assombrirent, son front se plissa. Un frémissement l’agita tout entière. Elle répondit :

— Ah ! mon vieux, pas de scènes ici. Qui t’a prié de venir ? Tu me mouchardes, maintenant ! Je n’aime pas ce genre-là. Suis-je donc ton esclave ?… En voilà assez. Détale ! Je suis une imbécile, à la fin ! Une jolie fille comme moi, supporter une pareille existence ! Non, n’en faut plus !

Et, me poussant vers les couloirs, elle me ferma la porte de sa loge au nez.

Pendant la moitié de la nuit, je rôdai, comme un insensé, la tête en feu, à travers des rues, des quartiers inconnus. Puis, soudain, terrassé, perdant connaissance, je me jetai dans un fiacre et je pus regagner ma demeure. Je dormis lourdement. À mon réveil, vers midi, on me remit une dépêche de Riquette, contenant ces seuls mots : « Je t’attends à quatre heures. »

Je redoutais une rupture définitive, je sentais des larmes dans mes yeux : je titubais dans la rue, comme si j’avais bu trois bouteilles de champagne. Je n’osais me présenter chez Riquette ; j’étais désemparé, sans force, sans courage.

Elle me reçut cependant avec sa mine la plus aimable. Une vieille femme était près d’elle :

— Madame Lappeau, dit ma petite amie, veuillez, je vous prie, dire à monsieur le nom de la personne qui m’a donné ce collier de perles.

La vieille répondit :

— Hé ! ma pauvre enfant, mais c’est vous-même qui me l’avez acheté et qui m’avez promis de me le payer à raison de mille francs chaque mois. Je suis venue justement aujourd’hui pour toucher le premier versement…

Je jetai à la femme un billet de banque puis je tombai aux genoux de Riquette, implorant son pardon, la suppliant d’oublier mes injures, mes soupçons…


Je me jetai aux genoux
de Riquette.

Riquette a pardonné…

VI

Il y a, dans l’existence d’un homme, bien des plaisirs, des joies nombreuses. Mais je crois qu’on n’atteint qu’une fois, une seule, le bonheur absolu, suprême, ineffaçable.

Ah ! cette minute divine, elle a pour nous la splendeur et la beauté de la résurrection glorieuse, après les agonies de notre douloureux calvaire. Et quand on l’a vécue, on oublie toutes les tristesses, tous les désespoirs, tous les déchirements. On bénit la vie ! Les pires malheurs peuvent ensuite s’abattre sur nous. Le souvenir doux et triomphant demeurera, malgré tout, pour nous réconforter et pour alléger la douleur présente.

… Un soir, en rentrant dans sa loge, après avoir obtenu un succès éclatant, Riquette brusquement se jeta sur un fauteuil, pâle et frissonnante.

— Je souffre, dit-elle, fermant les yeux… Vite, qu’on me conduise chez moi… je crois que je vais mourir… je ne veux pas que ce soit ici.

Je la pris dans mes bras. Je courus comme un fou, portant le cher fardeau, à travers les couloirs et les escaliers. Puis, doucement, je la posai sur les coussins d’une voiture. Épouvanté, je la regardais, à la lueur des lanternes. Son visage avait une teinte livide, ses dents étaient serrées ; des râles s’étouffaient dans sa gorge… Assurément, elle était atteinte de quelque mal mystérieux et terrible…

Je la couchai sur son lit. Un médecin accourut. Il formula une potion et refusa de répondre à mes questions, d’apaiser mes craintes.

Je m’installai, comme garde-malade, près de ma pauvre petite amie. Après avoir absorbé quelques cuillerées du médicament, elle s’endormit d’un sommeil profond ; et durant toute la nuit, anxieux, angoissé, j’épiai le moindre des mouvements de ses paupières, de ses lèvres.

Vaincu par la fatigue, je m’assoupis, au matin, dans mon fauteuil.

En ouvrant les yeux, je vis Riquette, toujours très pâle, la tête un peu relevée sur la dentelle des oreillers, dictant des lettres à sa femme de chambre ; il y en avait déjà cinq ou six ; la domestique les mit sous enveloppe et alla les jeter à la poste.

Peu après le médecin revint, prescrivit de nouveaux remèdes et déclara à Riquette qu’il lui faudrait au moins huit jours de repos au lit. Je le pris à part, voulant connaître la nature de ce mal mystérieux. Il voulut bien me confier que ma petite amie était atteinte d’une congestion pulmonaire, sans aucune gravité, du reste.

Dans la journée, Riquette me dit :

— Mon gros chien, tu ne vas pas faire l’infirmier. Va, rentre chez toi, tu viendras chaque jour passer la matinée ici.

Je protestai, affirmant que, jour et nuit, je serais un gardien fidèle et dévoué. Riquette se mit en colère et cria qu’elle se lèverait, qu’elle sortirait, mais qu’elle ne voulait pour rien au monde m’être à charge et m’imposer une pareille corvée. Elle était horriblement énervée. J’obéis et m’éloignai. Mais je n’allai pas loin. Toute la journée je demeurai dans un café, à quelques pas de sa maison ; la concierge venait d’heure en heure me donner des nouvelles de la malade. La nuit, je fis les cent pas dans la rue, sous ses fenêtres, les yeux sans cesse levés vers la lumière qui éclairait sa chambre.

Vers huit heures, j’osai enfin me présenter. Riquette était déjà éveillée. La femme de chambre venait de lire des lettres, des petits bleus ; elle achevait sa lecture…

— Ah ! les cochons ! les cochons ! hurlait Riquette. Pas un ne vient… on crèverait comme un chien… Quand on n’est plus bonne pour la rigolade, on vous oublie, vous ne comptez plus…

Je balbutiai :

— Riquette !…

Elle murmura :

— Ah ! c’est vrai, tu es là, mon bon vieux. Oh ! ce n’est pas pour toi que je dis cela, mais pour les camarades du beuglant. Pas un n’est venu prendre des nouvelles ; ils m’envoient, par lettres, des phrases banales… Cochons ! cochons !… Tas de cochons !…

D’autres petits bleus arrivèrent, pareils sans doute aux précédents. Riquette pleura de rage.

La journée se passa… puis la nuit. Riquette consentit à me garder, près de son lit. Jusqu’à la fin de sa maladie, je restai.

Peu à peu, un grand changement se produisit dans le caractère de mon amie. Elle devenait plus douce, presque tendre. Des heures entières, elle me prenait la main, la tenait dans les siennes. Elle me disait : « Tu te tues, mon chéri, tu te fatigues, tu es bon, bon, très bon ; je t’aime beaucoup !… »

Et ces mots, délicieusement, pénétraient en moi, m’enchantaient. Et dans l’égoïsme de ce bonheur, je bénissais cette maladie qui me révélait enfin le bon petit cœur de ma gentille amie.

… Souvent déjà, bien souvent, à mes heures de lucidité, lorsque j’arrivais à me dégager de la sentimentalité sensible où je me débattais, je m’étais demandé si Riquette m’aimait. Et le doute m’avait assailli ; et pire que le doute, la crainte de n’être pas aimé, mais toléré comme le protecteur, le vieux monsieur sérieux, sur qui l’on peut compter…

Maintenant tout cela s’évanouissait. J’étais aimé, oui, sûrement, profondément. Mais Riquette aimait à sa façon, avec des caprices, des colères, des brusqueries…

Aimé ; assurément, — non comme un camarade, un bon vieil ami, — mais oui, je l’affirme fièrement, aimé, comme l’amant, son amant !…

Un soir, Riquette me dit :

— Tu ne vois donc pas, tu ne sens donc pas que ces veilles auprès de ta pauvre petite malade t’épuisent, t’affaiblissent… Je ne veux plus, mon bon chéri, je ne veux plus que tu passes les nuits, ainsi, dans un fauteuil près de moi…

Une angoisse me prit. Voudrait-elle encore m’éloigner ? Je la suppliai donc pas m’attrister si douloureusement. Son visage alors s’illumina d’un rire angélique, infiniment doux.

— Je veux, dit-elle, que tu te couches, là, près de moi.

J’allais m’étendre, sans me déshabiller.

— Non, non, fit-elle, pas comme cela. À dodo, un vrai dodo.

Je me dévêtis.

Et quand je fus près d’elle, je sentis son corps, son beau corps, encore brûlant d’un reste de fièvre, mais souple et caressant, qui s’enlaçait à moi. Puis les lèvres, lentement, me versèrent l’ivresse de leur baiser.

— Reste, reste, me disait-elle, reste là, bien longtemps, longtemps. Je t’aime ! Oui, je t’aime parce que je sens maintenant, je comprends que tu m’aimes bien, beaucoup !…

Je défaillis presque sous la vive impression de ce suprême bonheur. Des larmes jaillirent de mes yeux, allèrent tomber dans les yeux de Riquette.

Ses bras alors se resserrèrent sur moi avec fougue, m’enlacèrent plus étroitement. Et sa bouche m’accordait le plus affolant, le plus enchantant des baisers. Ce n’était pas une étreinte voluptueuse qui nous unissait en ce moment, non. C’était l’extase sublime, magnifique des cœurs qui se joignent enfin et palpitent dans la communion d’un tressaillement divin.

Puis, mes forces enfin brisées par l’immense fatigue des longues nuits sans sommeil, je finis par m’assoupir, la tête posée sur les seins de Riquette, ses seins fermes et doux dont la chaleur me pénétrait. Les palpitations de sa gorge me berçaient comme un tout petit enfant… et c’était vraiment dommage de dormir, car ces heures de sommeil, étaient des heures de bonheur inutilement perdues…

VII

Une après-midi de printemps, Riquette, en ouvrant une fenêtre, aperçut le ciel bleu, de ce bleu neuf et clair d’avril qui nous donne la nostalgie de la campagne. Elle aspira l’air tiède, chargé des douces senteurs qu’exhalent, en s’entr’ouvrant, les boutons de marronniers. Et brusquement, elle s’écria :

— Oh ! je voudrais aller quelque part, loin de Paris, où je verrais de la verdure, des arbres, des fleurs ! Si tu voulais être tout à fait gentil, tu me dénicherais un coin, dans les bois, et nous irions y passez huit jours.

— Partons, répondis-je, enthousiasmé.

— Vrai ? Tout de suite ?

Une joie sincère éclairait ses yeux : en même temps j’y lisais une crainte de voir s’écrouler ce projet.

— Oui, mignonne, tout de suite. Mets dans une valise les objets qui te sont nécessaires pour notre petit voyage… Moi, je cours m’équiper rapidement. Dans une heure nous prendrons une voiture, puis le chemin de fer. Et nous dînerons ce soir à Fontainebleau…

— Dans la forêt ? Chouette ! Tu es un trésor, un amour, un bon magicien. Il me prend une fantaisie, un caprice me pousse dans la tête, et crac ! c’est exaucé. Ah ! tu es bon et gentil, toi. Aussi je l’aime…

— Vraiment… un brin ?… un petit peu ?…

— Énormément. Tiens, gros comme ça…

Et, se jetant à mon cou, elle me serra très fort, m’embrassa à pleine bouche, sensuellement, passionnément.

À mon ravissement, une tristesse subite se mêla. Je balbutiai :

— Ah ! pourquoi !… Pourquoi n’ai-je plus vingt ans ?…

Elle riposta :

— Tais-toi, grosse bête. Qu’en ferais-tu de tes vingt ans ?… Des bêtises, encore, des absurdités ! Les jeunes sont ineptes en amour ; ils n’ont rien d’agréable ni d’intéressant pour une femme. Ils ne lui donnent pas même une crise de plaisir. Ils ne savent pas ou ne veulent pas. Ils sont trop égoïstes, trop braques, trop pressés… Ah ! bien, si tu avais vingt ans, c’est moi qui te plaquerais. D’abord je ne t’aurais pas voulu !…

Le soir même, nous étions installés dans une petite villa, à Barbizon, en pleine forêt. Riquette fut gaie comme un pierrot. Elle riait, elle babillait, elle grignotait des cerises pas mûres. Elle les prenait entre ses lèvres et m’invitait à aller là cueillir ma part. Mes dents en heurtant les siennes, au lieu de chercher le fruit, l’écartaient, pour prendre le rouge plus tentant, plus savoureux de la langue palpitante. Je redevenais gamin. Le renouveau, qui fait circuler dans les vieux arbres des sèves tumultueuses, rajeunissait mes cinquante ans.

J’aperçus, par hasard, mon visage dans une glace constellée de noms d’amoureux et de dates heureuses, et je fus étonné, — une véritable métamorphose s’était opérée.

Riquette, ayant bu beaucoup de champagne, devint très sentimentale. Elle m’entraîna sous la forêt, voulut s’asseoir parmi la mousse. Je dus m’étendre avec elle sur l’herbe humide, et aussitôt, hélas ! je compris que l’âge était implacable et ne m’oubliait pas. Une douleur aiguë, lancinante, me déchira les jambes. Mes rhumatismes se réveillaient. La prudence m’ordonnait de m’enfuir, la souffrance bientôt m’obligea à me lever.


Elle m’entraîna sous
la forêt…

— Ah ! non, t’en va pas, fit Riquette. On est délicieusement bien ici ; reste près de moi… câline-moi, embrasse-moi, caresse-moi… Je me sens heureuse, tout à fait heureuse. Aime-moi bien, chéri…

Et je restai. Ce fut à la fois délicieux et horrible. Riquette avait des baisers exquis. Mon cœur, enivré de son amour exaucé, connaissait toutes les joies du triomphe le plus pur : ce n’était plus seulement une allégresse charnelle que je sentais chez ma petite amie, mais un véritable abandon de son âme attendrie. Cette minute exquise, tant de fois attendue, tant de fois espérée, elle sonnait enfin ; mais je ne pouvais en goûter la suprême extase, car la douleur physique me tenaillait, me déchiquetait. La douleur remontait jusqu’au cœur, le criblait de coups de couteau ; elle était si atroce, si violente, qu’à plusieurs reprises je sentis que je m’en allais…

Et j’étais heureux pourtant de cette souffrance. La subir pour ma bien-aimée, m’était un plaisir cruel et doux. Ah ! ce soir-là, j’ai bien compris que l’amour s’épanouit mieux dans la douleur que dans la volupté. Être crucifié, meurtri pour celle qu’on aime, c’est le souverain bien, c’est la vision du ciel !…

Je rentrai, perclus, marchant à grand’peine. Riquette bientôt fut endormie. Toute la nuit je me traînai dans la chambre, énervé, irrité défaillant, pleurant. À l’aube, je courus éveiller l’hôtelier. On alla me chercher des médicaments. Riquette dormait toujours.

Lorsqu’elle s’éveilla, j’avais absorbé de nombreux narcotiques.

— Ah ! fit-elle, quel calme, quel enchantement ! Et dire qu’on est assez tourte pour préférer Paris !… As-tu bien dormi, mon loup ?

— Oui, très bien, affirmai-je.

— Tu étais fatigué, hier soir ; c’était sans doute le grand air. Ah ! tu n’étais pas brillant, en amour…

« Tu n’étais pas brillant en amour !… » Ces mots cinglèrent mon pauvre orgueil masculin comme un coup de fouet.

J’ouvris la bouche pour parler et dire mon courage durant toute cette soirée : mais je compris que ce serait immensément idiot de conter à ma petite amie mes histoires de rhumatismes ; et je subis l’humiliation en souriant, tel un martyr.

Du reste, Riquette ne rappela pas les souvenirs de cette soirée. Elle fut charmante. Quant à moi, j’avais une peine inouïe à secouer l’engourdissement et la torpeur que les narcotiques faisaient peser sur mon pauvre corps.

À déjeuner, subitement, Riquette s’emporta :

— Qu’as-tu donc à me faire une pareille tête ? Tu ne dis rien ; quand je parle, tu ne réponds pas. Tu dors à moitié. Tu sais, si tu t’embêtes, il faut le dire… ou plutôt, il eût mieux valu me prévenir à l’avance que ce serait pour toi une corvée de m’accompagner à la campagne. Je n’aurais pas eu de peine, va, pour trouver un camarade qui eût été ravie

Je protestai ; je me plaignis de malaises vagues, mais je n’osais toujours pas avouer la violence de mes rhumatismes ; un ridicule amour-propre de vieux jeune m’empêchait de confesser cette maladie des usés et des décrépits.

Nous passâmes encore deux journées dans la forêt : moi toujours souffrant, Riquette maussade, agressive, de plus en plus désagréable. Et cette idylle se termina brutalement, bêtement. Ma petite amie énervée, agacée, au milieu du dîner s’emporta, jeta les assiettes par la fenêtre, me lança en plein visage un morceau de pain qui m’érafla le front et le nez. Et j’avais ainsi un aspect absolument grotesque qui amusait Riquette, lui arrachait des éclats de rire. Et alors, quand elle ouvrait la bouche, ses dents paraissaient cruelles, implacables, des dents de petite bête fauve et sanguinaire…

VIII

Riquette est devenue l’étoile des Ambassadeurs. Elle connaît chaque soir les ivresses mauvaises du triomphe, applaudie, acclamée par des forcenés que sa peau affole ; sa peau, ah ! si tentante et si troublante, elle la jette en pâture aux foules ! Elle est presque nue maintenant, lorsqu’elle apparaît devant le public de ce concert d’été. Toute sa gorge jaillit, pointes dressées, hors de la mince ceinture qui étreint sa taille. Sa croupe délicieusement charnue et ses cuisses adorables ondulent, se dessinent, mieux que nues, sous la transparente soie du maillot.


Riquette est devenue l’étoile
des Ambassadeurs…

Moi, perdu dans la masse des spectateurs, je me sens comme eux, grisé, tenté, enragé. Et plus qu’eux, je souffre, car je subis maintenant le supplice de Tantale, le plus affreux, le plus déchirant de tous.

Depuis deux mois déjà, Riquette me refuse sa chair : elle est impitoyable. Un jeune freluquet de médecin m’a déclaré, avec un air ironique, méprisant, que ma petite amie a besoin d’un repos absolu, au point de vue de l’amour. J’ai rencontré cet individu chez Riquette. Sa tenue plus qu’inconvenante avait provoqué une explosion de colère que je n’avais pu maîtriser : « T’es bête, coco, t’es gâteux ! s’était écriée, en riant, mon amie. Tu te fâches parce que monsieur me tripote, et tu crois qu’il me pelote ! Eh bien ! c’est mon médecin. Il m’examine. »

Et lui, le gredin, avait riposté par cette interdiction de toute joie ; il m’avait rejeté à la porte de mon paradis.

Je ne suis pas un de ces vieux-jeunes crédules et vaniteux comme j’en connais tant, qui acceptent par orgueil et bêtise à la fois toutes les histoires que leur racontent leurs maîtresses.

Cette aventure me semblait une grossière comédie. Aussi, ne voulant pas être dupe, je me suis renseigné. Il est absolument certain que cet homme, que j’ai pris pour un rival, est réellement un docteur-médecin. Il est marié, père de famille et jouit d’une haute considération.

Je m’étais donc trompé. Cette fois encore, ma jalousie fut absurde, imaginaire.

… Mais voici que maintenant je suis jaloux de ces milliers d’inconnus, d’êtres anonymes qui, chaque soir, au concert, jouissent de la beauté de Riquette. Leur joie me torture. Je me sens des rages folles à la tête, quand je les vois dévorant des yeux la poitrine grasse, blanche et palpitante de mon amie. Leurs paroles, les mots qui leur montent aux lèvres, dans les spasmes de leur contemplation, me révoltent…

Il y a quelques jours, deux hommes, près de moi, échangeaient leurs réflexions…

— Ah ! disait l’un, on en mangerait…

— Quel dommage, répliquait l’autre, de ne pas avoir cinquante louis à perdre… Je m’en offrirais une tranche ce soir même…

— En vérité, c’est une merveilleuse femme !

Leur convoitise, plutôt que leur insulte, me surexcitèrent. Brusquement, je me levai et ma main, poussée par une force irrésistible, atteignit le visage de celui qui voulait s’offrir « une tranche » de Riquette. Que se passa-t-il ensuite ?… je ne sais au juste. Quand je repris mes sens, j’étais dans un bureau de commissaire, le visage contusionné, les vêtements en désordre.

Sévèrement, le magistrat m’interrogea. En entendant mon nom, il devint plus poli, presque aimable. Puis, quand je lui eus expliqué, à ma façon, comment j’avais riposté, en homme du monde, par une gifle, à des injures personnelles adressées par des inconnus, dans ce concert où je m’étais fourvoyé, il me pria d’excuser ses agents, qui m’avaient conduit au poste sur la plainte de ceux qui m’avaient à demi assommé, et qui avaient prétendu, ainsi que beaucoup d’autres spectateurs, que j’avais été l’agresseur, qu’assurément je devais être ivre.

… C’est vrai ; ils avaient raison, ces hommes : j’étais ivre, d’une douloureuse, d’une crucifiante ivresse…

Ce supplice, renouvelé chaque soir, me devint bientôt intolérable. Pour le faire cesser, je m’adressai à un de mes amis qui consacre sa vie à des œuvres de moralisation, et qui travaille vaillamment à régénérer notre société pervertie. Je lui dénonçai l’impudeur dégradante de ces exhibitions de nudités, devant une populace effrontée ; je lui fis comprendre l’influence mauvaise de pareils étalages ; il fit des représentations à la Censure et on interdit à Riquette de continuer à s’exhiber ainsi, tout son corps offert à la luxure publique.

Durant deux soirs, sa tenue fut un peu moins indécente. Puis, le troisième, de nouveau, elle reparut, encore plus affolante, encore plus dévêtue.

Le lendemain, comme je lui faisais observer, d’une voix aigrie et attristée, qu’elle ne tenait pas compte des avertissements et de la défense qu’on lui avait signifiée, elle me répondit avec un geste voyou :

— T’inquiète pas, mon petit. La Censure, vois-tu, je m’en fous !

En effet, en dépit des démarches de mon ami, il fut impossible par la suite de faire cesser ces spectacles démoralisants, qui sont une honte pour une ville qui les tolère, dégradants pour le peuple qui les applaudit.

Les applaudissements… Oui, c’est bien cela qui enivre Riquette, c’est cela qui la surexcite. Moi qui connais sa petite âme vaniteuse et frivole, je sais que pour des bravos, des claquements de mains, elle se montrerait nue, sans un voile, sans une feuille de vigne, à l’Univers entier. Elle a l’orgueil de son corps, un orgueil immodéré, immense, insensé.

… Pour mettre enfin un terme à mon supplice de chaque soir, j’ai voulu atteindre Riquette dans son orgueil.

Je me suis adressé à un de mes meilleurs camarades du cercle, qui avait l’habitude d’organiser des manifestations populaires.

Et plusieurs soirs de suite, une trentaine d’individus, semés parmi les spectateurs, ont sifflé Riquette. Ils ont protesté à haute voix contre sa nudité.

— C’est écœurant…

— On n’est pas au bordel, ici !

— À Saint-Lazare !

— Il n’y a donc plus d’agents des mœurs ?…

Riquette n’a pas été troublée. Le vacarme couvrant sa voix, au lieu de chanter, elle s’est mise à rire, la gorge tendue, balançant tout son corps, avec des mouvements obscènes, et le public, enthousiasmé de sa crânerie, a applaudi plus fort que jamais… Alors, voyant que je dépensais inutilement des centaines de francs en manifestations inutiles, je n’ai pas recommencé…

Mais quelques jours plus tard, la jolie Lise Fleurie s’étant exhibée de la même façon, au concert voisin de l’Alcazar, subitement, tout le succès de Riquette s’évanouit. Le public, qui est absurde, porta ses ovations à sa rivale.

Et moi, au lieu de me réjouir, j’en fus attristé.

J’eus froid au cœur, quand je vis ma pauvre petite amie se trémousser devant de rares spectateurs, leur faire la royale offrande de sa splendeur, sans obtenir maintenant les triomphes passés, à peine applaudie par la claque…

Et — c’est affreux — il me semble que j’aime moins Riquette aujourd’hui.

IX

Il y a des malfaiteurs qui se plaisent à nous blesser, à nous meurtrir ; nos tortures sont un jeu pour ces ennemis, leur implacable cruauté nous menace sans trêve ni répit.

Mais comme, au lieu d’atteindre notre corps, c’est notre cœur qu’ils assassinent, nous subissons leurs coups, stupidement, sans vengeance, sans révolte. Parfois même nous devons les remercier, leur témoigner de la reconnaissance, pour le mal qu’ils nous font.

Depuis quinze ans, je retrouve chaque jour, au cercle, Georges de Sartigny, un gentleman correct, spirituel, agréable même, qui, sous des allures d’homme du monde exquis, cache une âme diabolique, atroce de malfaisant.

C’est un tueur d’illusions. Son ironie féroce, toujours en éveil, a causé d’innombrables ruines, des désastres abominables. Et pourtant, personne n’oserait lui tenir rancune de sa malice. En vous déchirant, il a de tels gestes gracieux, amicaux, que vous êtes tenté de lui dire merci !…

L’autre matin, près de moi, au club, à déjeûner, il prenait en me regardant des airs attristés ; quand il m’adressait la parole, il m’appelait : « pauvre ami » ; il semblait compatir à mes tristesses. Énervé, je le priai de ne pas jouer de la sorte au croque-mort et m’agacer de ses condoléances. Il eut alors un sourire terrible et me demanda si j’avais, depuis quelque temps, des nouvelles de Riquette.

— Mais, lui répondis-je, je l’ai vue encore hier…

— Ah ! fit-il, vraiment, vous la voyez encore ?… C’est heureux que vous m’ayez prévenu : j’allais faire une belle gaffe…

— Pourquoi ?

— Permettez-moi de ne pas insister, répliqua-t-il, avec son rire féroce.

Naturellement, je l’interrogeai, je le suppliai de parler. À la fin il céda, par amitié, assura-t-il, et pour me rendre service.

Il me conta que Riquette avait pour amant, depuis quelque temps, un acrobate des Folies-Bergère. Je voulus discuter la véracité de cette information.

— Oh ! dit-il, ce que j’avance, moi, je le prouve. Vous n’avez qu’à surveiller votre maîtresse : elle couche toutes les nuits chez l’Hercule, dans un hôtel garni du faubourg Montmartre.

Et il m’indiqua très exactement l’adresse de l’acrobate.

Jusqu’à cette heure, tout en me disant parfois que Riquette avait des amants, j’étais convaincu, au fond, qu’elle m’était fidèle. La déclaration précise, catégorique, de Sartigny me causa une douloureuse émotion. Pourtant, je voulais espérer encore, malgré tout. Riquette me tromper, pourquoi ? J’étais généreux, tendre, affectueux… Elle n’était pas de ces femmes à tempérament excessif qui réclament sans cesse des crises de luxure, des fêtes de volupté. Elle semblait plutôt, comme la plupart de nos contemporaines, indifférente aux ivresses amoureuses…

Peut-être Sartigny avait-il voulu s’amuser à exciter ma jalousie, se distraire à mes dépens, me monter un bateau

Mais son regard ironique, cruel, de malfaisant, plus que ses paroles et ses renseignements, me faisait craindre une catastrophe.

Toute la journée s’écoula dans l’angoisse. Je souffrais ; j’avais des colères, des rages et des défaillances. Puis, par moments, je me raidissais, je cherchais à accepter sans douleur, en joyeux viveur, la possibilité d’un cocuage. N’est-ce pas ce qui nous attend tous, quand nous sommes déjà vieux et que nous avons de jeunes petites amies ?… On en rit… on pardonne… c’est la vie !…

Je pris même la résolution de rentrer ce soir-là de très bonne heure chez moi, pour ne pas être tenté de vérifier l’exactitude de la dénonciation. À dix heures, j’étais au lit.

Mais, alors, au lieu de m’endormir, je fus hanté par des visions suppliciantes, intolérables. Riquette m’apparaissait, tentante, affolante, se livrant éperdue aux caresses de l’amant. Je la voyais, tendant sa bouche, offrant ses lèvres, abandonnant son corps ; elle m’échappait, je la perdais. Et ma tendresse, que je croyais depuis quelque temps moins violente, moins forte, se réveillait, me secouait, me fouaillait.

N’y tenant plus, je me levai. Et, avant minuit, j’étais à la porte de l’hôtel que Sartigny m’avait indiqué, guettant l’arrivée de Riquette.

Caché dans l’ombre, un chapeau à larges bords sur la tête, le col de mon manteau relevé, j’examinais les passantes, tressaillant chaque fois qu’une silhouette de femme approchait.

Tout à coup, dans l’éclaboussement des lumières d’une brasserie, j’aperçus Riquette, accrochée au bras d’un homme, et trottant avec lui…

J’eus un éblouissement ; puis brusquement je ne vis plus rien. Il me sembla que le sol s’entr’ouvrait sous mes pieds, que je tombais dans un précipice. Je tendis les mains, chancelant, vacillant, et je m’ensanglantai les poings contre un mur, où mes doigts cherchaient un appui…

Riquette et l’homme entraient à l’hôtel. Je me précipitai derrière eux ; je pénétrai dans le couloir et montai l’escalier.

Une porte s’ouvrit. Ils disparurent.

Et je demeurai, pleurant, à demi mort, devant cette porte, tenté de la renverser, d’étrangler l’acrobate, de prendre Riquette, de me jeter sur elle, de la posséder…

Des gens allaient, passaient près de moi, dans cet affreux bouge où des amants de passage venaient s’étreindre à la course ou à l’heure. Personne ne prenait garde à moi. Ma détresse ne se voyait donc pas, à mon attitude, à mon visage ? Non… indifférents, insouciants, les hommes et les femmes me coudoyaient, me frôlaient…

Toute la nuit, je restai là. Un garçon sembla s’inquiéter de ma présence, je lui jetai un louis : il se contenta de cette explication.

Je cherchais à entendre la voix de Riquette. Je m’approchais de la porte. J’écoutais… Enfin, ma triste curiosité fut satisfaite. Dans l’emportement voluptueux de sa joie, Riquette cria. Chaque syllabe qu’elle jetait venait me poignarder ! N’ayant plus la force de supporter cet abominable supplice, je m’enfuis…

Que faire, maintenant ?… Rompre définitivement, irrévocablement. Arracher de mon cœur cet exécrable amour. Chercher une nouvelle tendresse. Voilà ce que me suggéraient la sagesse et la raison…

Mais, à la pensée que tout serait fini, que jamais plus je ne tiendrais Riquette enserrée dans mes bras, tout mon courage s’effondrait. Et peu à peu, la lâcheté me gagnait, le pardon s’imposait…

Le pardon ?… Non, la veulerie, la comédie honteuse du partage, la promiscuité… Si je laissais entendre à Riquette que je connaissais sa liaison avec l’acrobate, peut être se fâcherait-elle, me jetterait-elle à la porte, sans pitié, comme un chien… Donc, je reviendrais devant elle, résigné, souriant, et ne lui demandant plus rien, que la seule grâce de me supporter encore quelquefois, de me faire toujours l’offrande délicieuse, enchanteresse, de sa beauté…

Et bientôt, presque consolé, je reconnus que tout ce qui m’arrivait était logique, naturel ; que mon malheur n’avait rien de rare ni de tragique, et qu’il était commun à tous ceux qui s’obstinent à aimer encore, quand l’heure de remiser est venue.

Quelques jours plus tard, à propos d’un événement politique sans importance, j’eus une discussion très violente avec Sartigny : je l’injuriai, espérant, dans mon énervement, qu’il riposterait, et que je pourrais enfin me venger de sa malice, châtier sa cruauté. Mais il se contenta de sourire à mes plus insolentes attaques. Puis, tout à coup, haussant les épaules, il me jeta froidement ces mots :

— Voilà ma récompense ! Rendez donc service aux amis !

Ah ! le misérable, le malfaiteur, le bourreau !… Je le hais, je l’exècre. Il a tué quelque chose en moi…

X

Chaque nuit — maintenant — nous allions souper au Café de Paris.

Pour résister à la fatigue qui, vers deux heures du matin, commence à me terrasser, je dois absorber des élixirs de Jouvence. Cependant, malgré la jeunesse que nous restituent ces savantes pharmacies, je sens, au milieu de la nuit, toute force m’abandonner.

Je fais alors des efforts inouïs pour babiller, demeurer gai en dépit du supplice physique qui m’accable.

Je bois des champagnes, des alcools ; l’ivresse parfois me donne un peu de courage. Le plus souvent, je suis écrasé par une torpeur et une somnolence invincibles.

Il m’arrive parfois d’avouer à Riquette le malaise et la faiblesse que je ressens ainsi. Mais elle rit et me répond :

— Pourquoi ne rentres-tu pas, bien tranquillement chez toi. Le souper ne t’amuse pas ; tu es bien bête de t’imposer cette corvée. Puis, je l’avoue, ça n’est pas folichon pour moi, ces tête-à-tête avec un bonhomme qui a l’air de mourir et prend des airs de martyrs qu’on fait cuire à l’huile. J’aimerais mieux venir ici avec des camarades du concert ! Ah ! pour sûr !… Tu te crois obligé de me cramponner parce que tu es jaloux, horriblement jaloux !… Faudrait te soigner, mon chou !

Cette douloureuse jalousie, que je ne parvenais point à dissimuler, me tenaillait de jour en jour avec plus d’intensité.

Je savais que Riquette recevait, à chaque représentation, des déclarations ardentes et passionnées. Les ouvreuses, les vendeuses de programmes osaient venir dans sa loge, en ma présence, lui faire des propositions ignobles :

— Il y a dans la salle des gentlemen très chics qui offrent vingt-cinq louis à Madame pour souper avec elle…

— Le monsieur de l’orchestre qui a un panama, au milieu du troisième rang, fait dire à Madame qu’il l’attendra à la sortie…

Loin de s’indigner de pareilles audaces, Riquette en paraissait fière.

— Ah ! lui disais-je parfois avec tristesse, si je n’étais pas là, ma chérie, je suis bien certain que tu accueillerais ces insolents…

Elle me répondait :

— Tu me prends donc pour un veau. Je ne suis pas à vendre ainsi au premier venu…

Mais je sentais bien qu’elle avait l’immense et stupéfiante inconscience de ses camarades de concert : lorsqu’on leur offre de l’amour gratuit, ou de modestes sommes, elles se récrient, proclament bien fort qu’elles ne sont pas des grues. Mais, à partir de vingt-cinq louis, le marchandage ne les offense plus ; s’il atteint mille francs, il les honore…

Je me disais souvent que les sages sont ceux qui achètent ces femmes à l’heure ou à la nuit… leurs amantes de passage les jugent généreux, s’efforcent à les satisfaire, pour qu’ils reviennent, de nouvelles fois, au plaisir de leur lit…

Au bout de quelque temps, je sentis que mes forces m’abandonnaient. Je dus renoncer aux soupers. Riquette me déclara brutalement qu’elle irait seule dans les cafés de nuit :

— Tu ne t’imagines pas, fit-elle d’une voix aigre, que je vais aller me coucher à minuit. Enterre-moi tout de suite. Je n’ai pas cent dix ans, moi mon bonhomme, pour être flappie et avachie. C’est à prendre ou à laisser !…

Chaque fois qu’elle me parlait ainsi et me montrait son désir de briser notre liaison, je devenais lâche, lamentablement lâche. Et je me résignais à ses volontés, j’acceptais tout, tout, pour ne pas la perdre.

… Ce soir là, brisé, grelottant de fièvre, j’étais allé dans sa loge, pour l’embrasser avant de rentrer chez moi. Elle lisait une lettre. En me voyant, elle la froissa et la jeta à terre ; puis, dans un accès de mauvaise humeur, elle me reprocha de pénétrer chez elle, avec des allures de maître et de seigneur.

Je compris que ma présence la gênait, et qu’elle me recevait de cette façon pour cacher son mécontentement d’être prise ainsi lisant quelque offre galante, que sans doute elle était disposée à accepter.

Je me retirai, peu soucieux d’essuyer sa colère. Mais convaincu qu’elle allait me tromper, je me cachai parmi la foule des pauvres gens qui rôdent autour des concerts d’été pour s’offrir un spectacle gratuit. Oui, je guettai Riquette, bien décidé à la surprendre et à lui montrer que je n’étais pas le vieillard complaisant qui supporte toute honte et toute infamie.

Je ne me trompais pas. Je la vis bientôt, enveloppée dans son grand manteau blanc, accompagnée d’un jeune homme, dont l’allure et l’orgueil manifestaient une joie excessive.

Dès qu’ils eurent traversé la foule, au lieu de monter en voiture, ils marchèrent lentement, dans le parc qui s’étend de la Concorde au Rond-Point des Champs-Élysées.

Pour les épier sans être reconnu, je cherchai à me travestir, en levant le col de mon manteau d’été, et en me cachant à demi le visage sous un foulard. Précautions inutiles du reste : Riquette s’inquiétait peu des regards curieux ! Elle avait pris le bras du jeune homme, se penchait sur lui amoureusement, cherchait ses lèvres et l’embrassait…

Ils allèrent s’asseoir sur un banc. On eût dit un étudiant et une modiste, à l’aurore d’une passion jeune et ardente. Ils parlaient peu. Ils se prenaient les mains, se caressaient, se rapprochaient, mêlaient leurs têtes en de longs baisers.

Pas un instant je n’eus la tentation d’interrompre cette idylle.

Non, je ne voulus pas jouer le rôle ridicule et odieux du vieillard jaloux qui surgit, croquemitaine féroce, pour effarer et séparer deux amants jeunes et beaux, qui s’adorent follement…

Cependant je souffrais, oh ! oui, terriblement…

Chacun de leurs baisers m’enfonçait un poignard dans le cœur. Je ne puis mieux dépeindre ma souffrance que par cette si vulgaire mais très exacte comparaison.

En vérité, c’était comme le déchirement d’une lame aiguë qui me traversait la poitrine.

Comme tout homme sincère, j’avoue que j’ai toujours eu peur de la mort. Où se réveillera-t-on, quand nos yeux se seront fermés ?… Est-ce la peur d’une autre vie ou l’effroi du néant qui nous épouvante. Il est bien certain qu’à ces minutes terribles, nous tremblons et implorons la pitié secourable d’un Être tout-puissant ; nous lui mendions encore quelques journées, quelques semaines ; nous trouvons mille raisons pour justifier notre prière…

Cette nuit-là, en vérité, je désirais mourir.

Oui, il m’eût été infiniment doux de fermer les yeux, pour toujours.

Ce que je voyais m’accablait d’une telle désolation, que l’éternel sommeil me semblait une douceur.

Mais les dieux ironiques ne nous tuent pas, quand nous appelons la mort…

XI

Quel était cet inconnu qui déclarait à mon valet de chambre qu’il avait une communication importante à me faire ?

Je tournais sa carte entre mes doigts, me demandant si j’allais le recevoir, lisant machinalement ce nom et cette adresse :

Marcel Ponthual,
64, rue Lepic.

Sans doute quelque solliciteur, l’un de ces quémandeurs qui viennent nous proposer des assurances sur la vie ou des vins incomparables.

Je me décidai à répondre que je ne recevais pas. Mais Gustave revint, narquois, et bégaya :

— C’est de la part de Mademoiselle Riquette…

— Qu’il entre ! m’écriai-je.

Je reconnus le personnage que j’avais vu, un soir, aux Champs-Élysées, avec ma cruelle amie.

Vraiment, il avait l’apparence sympathique et attirante. Tout jeune, portant au plus vingt-cinq ans, il se présentait avec une distinction et une déférence parfaites. Je constatai de suite qu’il était très beau, non pas de cette beauté agaçante du bellâtre et de l’homme à femmes professionnel, mais de cette magnificence très rare, faite d’harmonie et de charme que possèdent certains hommes et que, sans fatuité, j’avais possédées, moi aussi, entre vingt et trente ans…

Je considérais ce jeune homme avec insistance, et je me sentais presque son ami.

Oui, loin de le maudire, j’étais tenté de l’accueillir comme un grand fils qu’on n’a pas vu depuis longtemps. Son aspect général me rappelait le jeune homme que j’avais été. Ce regard franc, loyal, énergique ; cette voix à la fois autoritaire et caressante, cette mine orgueilleuse et un peu provocante, je les avais eus aux jours hélas lointains de mon adolescence.

Je demandai au jeune homme la raison de sa visite. Il sembla gêné, hésitant. Puis, lentement, il murmura :

— Pardonnez-moi, monsieur… ce qui m’amène devant vous est une chose étrange… Vraiment, vous allez me juger très indiscret, très audacieux. Je ne sais pas si vous allez me comprendre. Mais vous me paraissez très bon… je suis certain que vous ne vous offenserez pas de ma démarche… Tenez, lisez ceci.

Il sortit de son portefeuille un papier sale où s’étalait une grosse écriture. Et je lus :

« Monsieur, cel que vous émé et une saltée. El et la metrese dun vieu gateu, qui sapel Defrenant et qui abite rue miromenile 30. Rancegné vou si vous nete pa une trufe.

Un Amit. »

— Eh bien ! demandai-je, que signifie cette ordure et pourquoi venez-vous me la mettre sous les yeux ?…

— Est-il vrai que vous êtes l’amant de Riquette ?…

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à cette demoiselle pour apprendre le nom de ses amants ?… Puis, si j’étais en effet son ami, voulez-vous me dire en quoi cela pourrait vous intéresser ?

J’y consens volontiers, monsieur ? Je serai franc. J’adore Riquette : elle m’a ensorcelé. C’est la première fois que j’aime, et je suis bien pris. Je suis très jeune, monsieur, je n’ai pas vingt-deux ans… J’ai vu Riquette, sur la scène, un soir, et j’ai été aussi frappé par la foudre terrible de la passion… J’ai osé lui adresser une lettre dans laquelle je lui disais ma ferveur et mon adoration. Généreusement, elle a réalisé mon espoir. Pendant une semaine, nous nous sommes aimés follement, passionnément. Mais tout à coup, en plein bonheur, je reçois ce papier. J’aurais dû le brûler. Les lettres anonymes sont des infamies. Mais l’accusation immonde m’a bouleversé. Je souffre atrocement… je ne puis plus supporter le doute qui me déchire. Oh ! dites-moi, je vous en prie, toute la vérité. Si vous êtes l’amant de Riquette, je vous donne ma parole d’honneur que, jamais plus, je ne la reverrai… Vous voyez, si vous l’aimez, vous devez maintenant parler…

— Mais, jeune homme, je vous le répéterai encore, demandez à votre amie si je suis son amant ! Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

— Ah ! monsieur, après avoir reçu cette ignominie, je lui ai aussitôt montré le papier…

— Et que vous a-t-elle dit ?

— Voici textuellement ses paroles : Tu es fou, mon chéri, une jolie fille comme moi ne se donne ni ne se vend à un vieux gâteux… Des hommes jeunes et riches m’ont offert des sommes considérables : je n’ai pas besoin de cet argent. Je vis largement et luxueusement avec ce que je gagne au concert…

… Un vieux gâteux. L’injure remua tout ce qu’il y a de mauvais au fond de mon cœur. Je ripostai brusquement…

— Mademoiselle Riquette vous a dit, sans doute, la vérité… Elle aime les jeunes, beaux et robustes, comme vous, monsieur ; loin de se vendre à eux, elle les achète même à l’occasion… Avant vous, elle avait Apollon, un hercule de cirques et de music-halls…

Le jeune homme s’était levé, l’œil flambant, les poings crispés. Je crus qu’il allait se jeter sur moi. Mais aussitôt il s’effondra sur un siège, accablé, les yeux mouillés, et jetant des sanglots qu’il s’efforçait inutilement d’étouffer…

— Ah ! Riquette, Riquette, tu m’as trompé, tu m’as menti… Vos paroles irritées, monsieur, me disent mieux qu’un aveu brutal, la vérité… Vous êtes l’amant de Riquette, c’est vous qui l’entretenez. Et moi, comme l’hercule, comme les autres, je suis l’amant de cœur, presque le maquereau. Merci, merci… je sais maintenant… Ah ! c’est fini, bien fini…

— Vous ne l’aimez déjà plus !…

— Je ne l’aime plus !… Ah ! monsieur, si je ne l’aimais plus, vous ne me verriez pas ainsi, désemparé, pleurant et lâche… Je l’aime de toutes mes forces… Elle est entrée dans mon sang, dans mon cœur. Mais je saurai me délivrer de ce poison détestable, de cet amour maudit qui me pourrirait… C’est fini, vous disais-je, je ne la verrai plus, je le jure, je le jure !…

— Serments d’amoureux !…

— Non, monsieur, serment d’homme qui ne veut tolérer aucune souillure, et qui mourrait plutôt que d’accepter la honte d’un pareil amour.

Sa voix était ferme ; son regard énergique. Je sentis que cet enfant serait courageux, qu’il tiendrait son serment. Il l’a tenu en effet. Jamais plus, Riquette ne l’a revu ; elle l’aimait assurément… Pour le revoir, j’ai appris qu’elle avait fait de violentes tentatives : elles furent toutes inutiles…

Pourquoi n’avais-je pas la même force ? Pourquoi subissais-je chaque jour les injures, les affronts et les hontes ?… Ah, oui, l’acrobate avait raison. Je suis un vieux gâteux… une ruine… une loque… sans volonté, sans dignité, et qui retourne sans cesse à son vomissement…

Un enfant me donnait une leçon de courage…

Niais c’était son premier amour qu’il sacrifiait… À vingt ans, on fauche, virilement, la passion mauvaise qui pourrait vous corrompre et vous perdre…

À cinquante ans, on ne peut abandonner le dernier amour qui fleurit la vie, avec cette belle et farouche décision… On veut exprimer jusqu’à la fin, son goût et son parfum, même s’il est tombé en pourriture !

Ah ! vraiment, ils sont aimés des dieux, ceux qui s’en vont avant toutes ces misères !…

XII

Je vis, depuis plusieurs mois, dans une longue crise de folie et d’absurdité.

Aujourd’hui, par hasard, j’ai eu quelques heures de lucidité. J’ai pu faire un examen de conscience, étudier mon triste état d’esprit et d’âme. Et je m’aperçois, lamentablement, que je traîne, comme un boulet pesant, ma passion lâche et avilissante. Je pourrais facilement me libérer ; mais non, je suis un misérable, j’aime mon ignoble servage.

Voici très exactement la situation ; j’ai osé l’envisager pour la première fois :

Je suis l’amant de Riquette, l’amant qui paie, qui entretient très convenablement sa maîtresse et a le droit d’exiger des égards, de la fidélité.

Je ne suis pas assez décrépit encore pour accepter les hideuses compromissions, les combinaisons dégradantes. À cinquante ans, si on n’est plus un jeune homme, on n’est pas encore un vieillard… Il y a quelques jours, je servais de témoin à mon ami de cercle, Henri Pontgermain, qui se mariait et épousait une adorable jeune fille de vingt-huit ans, d’excellente famille bourgeoise, ayant une dot suffisante pour prouver qu’en acceptant son mari, ce n’était pas une opération financière qu’elle concluait.

Sans fatuité, je suis aussi bien que Pontgermain ; il est chauve, il a de fausses dents : je n’en suis pas encore là !

Or, j’ai toléré que Riquette me trompât, sans aucune retenue, sans aucune mesure. Au gré de ses caprices, elle ouvre son lit aux uns et aux autres. Elle s’affiche partout en compagnie de cet acrobate qui est son amant de cœur.

Que suis-je, moi ?… l’homme qui paie.

Riquette me repousse, quand par hasard je m’abandonne à mon rêve, quand je prends un instant ses mains dans mes mains ; si je veux l’embrasser, elle me ravit les lèvres que je cherche, les dérobe à ma caresse, et ma bouche se perd dans le vide ou dans les ondes fuyantes de ses cheveux.

Il y a trente-six jours que je n’ai pas couché avec ma maîtresse. Et notre dernière étreinte fut une saleté. Comme j’insistais pour presser, dans le baiser suprême, ma petite amie sur mon cœur, après avoir longtemps refusé, sous de futiles prétextes, brusquement elle se jeta sur le lit, hargneuse, maussade, m’ordonnant :

— Dépêche-toi !

En mon abrutissement, au lieu de parler en maître, ou de rompre, je m’enlise dans la vase sale et épaisse des mauvaises raisons, — comme si l’on pouvait raisonner sainement dans l’état où je suis.

Oui, je crois être bon, je crois être sage, je crois être supérieur aux autres hommes. Je me dresse un petit autel, je m’encense, comme un petit bon Dieu.

Je m’illusionne ainsi :

Mon amour n’est pas une passion commune, un instinct grossier, mais une tendresse hautaine et sacrée. J’aime Riquette non pas en homme, en égoïste, qui veut aussi être aimé. L’aimant de cette affection désintéressée, mon seul bonheur, c’est de voir l’amie heureuse, satisfaite même en ses appétits et en ses instincts, prenant sa joie où elle la trouve ! Je sacrifie à sa félicité jusqu’à ma jalousie, je souffre, je subis le martyre, par excès sublime et magnifique d’aimer !

Je me crois un Dieu, au moins un ange…

En réalité, je ne suis qu’un cochon.

Oui, la vérité vraie et exacte, c’est que je tolère mon supplice par l’unique crainte d’être congédié par Riquette, comme un créancier, comme un valet.

Et pourtant, je suis bien certain qu’elle m’aimerait mieux, si je me révoltais, et qu’elle se soumettrait, docile et serve, si je la menaçais brutalement de la plaquer. Car je suis généreux. Elle a besoin de moi. Ses amants n’ont pas le sou ; sans moi elle retomberait dans cette misère où je l’ai connue…

Je suis assez naïf pour la croire, quand elle me conte que tel ou tel millionnaire lui propose de l’entretenir, lui offre hôtel, voiture et tout le reste. Allons donc ! Si on a l’envie d’une fille comme Riquette, on la prend à l’heure ou à la nuit, dans une maison de passe, pour dix ou quinze louis : c’est le vrai tarif. Mais on n’en fait pas sa maîtresse. Non, non, je le sais bien.

Pourquoi n’ai-je pas ainsi passé mon caprice, oh ! pourquoi ? Je me serais évité de cruelles souffrances, de douloureuses insomnies…

Pourquoi ?…

Hé, tout simplement parce que je l’ai rencontrée à l’heure de cette crise redoutable, où l’homme — au bord de la vieillesse — éprouve l’impérieux besoin d’aimer encore, d’une tendresse neuve, et fraîche, et crédule d’adolescent.

Seulement, à vingt ans, on ne raisonne pas : on se contente de vivre. Et l’on est égoïste : on a cette force ! On veut son plaisir, à soi : on cherche son propre bonheur. La femme, alors, est un bel instrument, on la traite en machine. Si elle nous fait souffrir, on la jette hors de son cœur. Hé ! va-t’en, garce ! Il y a d’autres catins pour m’amuser ! Je ne suis pas une poire…

Une poire ! Oui, oui, je suis une poire. La femme prend sa revanche, quand elle rencontre des imbéciles, des naïfs, des idiots. Elle a raison. C’est ainsi qu’elle a créé, et qu’elle refait chaque jour la légende de sa royauté, de sa souveraineté…

Elle règne sur les poires !…

Ah ! comme elle abuse de sa grotesque domination, l’ignoble petite reine ! Elle a pour ministres l’avilissement, l’abrutissement, l’anéantissement. Elle se plaît à salir, à maculer ses sujets. Ohé ! les poires, résignez-vous ; c’est bon, n’est-ce pas, de pourrir, de sommeiller sur vos fumiers ?…

Peu à peu, la colère entre en moi : son souffle viril nettoie mon cœur. C’est aujourd’hui, vraiment, que je rajeunis, qu’un peu de mâle et belle force me secoue, enfin !

La seule solution possible, c’est la rupture…

Une rupture sans phrases, définitive.

Et j’écris à Riquette une lettre, une trop longue lettre… Mais je la déchire aussitôt, pour rédiger ce laconique billet :

« Petite amie,

« Je comprends enfin que je suis, comme tu me l’as répété si souvent, un obstacle dans ta vie d’artiste et de femme galante.

« Pardonne-moi d’avoir, si longtemps, retardé ta marche vers la gloire et la fortune.

« Adieu ! »

Oui, c’est bien, c’est très bien… Il n’y a, dans ces phrases, ni violence ni colère ; un peu d’ironie seulement. Cette petite vengeance m’est bien permise : une moquerie pour tant de dédain, tant de malice subis !

Pourtant, est-ce bien correct de rompre ainsi ?…

Il me semble que je devrais, en galant homme, ajouter à ma lettre quelques billets de mille…

Vraiment ?…

C’est ma lâcheté qui remonte et me conseille encore cette faiblesse.

Je suis à peu près ruiné… et qu’ai-je eu pour tout cet argent, cette fortune gaspillée ?… Ah ! Riquette m’a coûté cher… J’ai été volé…

 

Ma décision est irrévocable…

Ma lettre est partie… Je ne suis plus une poire…

J’ai peur…

À mon âge, les résolutions sont-elles bien énergiques, bien vivaces ?…

Je le saurai demain.

XIII

Depuis que, pour fuir Riquette, je me suis réfugié dans mon vieux domaine des Fresneaux, sur les bords de la Loire, j’ai enfin retrouvé le calme et l’apaisement. Je ne souffre plus les supplices cuisants de cette fièvre mauvaise qui me torturait, me créait un enfer.

Mais, maintenant, hélas ! je vois, autour de moi, toutes les ruines attristantes que ma funeste passion a amoncelées.

Ma pauvre femme partie, après plusieurs années d’une vie commune qui avait été tolérable, et même douce, pour elle et pour moi. La sécurité que me donnait ma fortune désormais abolie et changée en inquiétude de toute heure. Cette maison même, où s’abrite ma retraite, est grevée d’hypothèques. Comment ferai-je désormais pour vivre ? Habitué aux conforts, aux luxes de notre époque, je devrai me contenter de rentes mesquines : ce ne sera pas la médiocrité, mais la pauvreté !

Cette économie sordide à laquelle je suis maintenant condamné m’est pénible, difficilement supportable.

Pour occuper mes loisirs, j’ai voulu faire de légères transformations dans le parc des Fresneaux, agrandir les bâtiments, planter des arbres et des fleurs rares et l’argent m’a manqué.


… J’ai voulu faire de
légères transformations.

Je suis un rôdeur, un vagabond, sur mes terres.

Les gens d’ici savent que je suis ruiné et me marquent leur mépris par mille gestes insolents.

Il serait préférable que je vende cette vieille propriété, si pleine de souvenirs ! J’irais alors finir mes jours très loin, parmi des étrangers, je subirais leur indifférence sans aucune tristesse.

Mais le mépris, presque la haine de ces paysans qui me regardaient autrefois comme leur maître, je ne puis subir cela. Je partirai… J’ai déjà prié mon notaire de vendre les Fresneaux. Si l’on ne trouve pas un acquéreur, dans des conditions acceptables, on morcellera le domaine, on le déchiquettera, et chaque paysan en prendra un lambeau…

Souvent, le soir, quand tombe le crépuscule, j’ai des désespérances infinies et, il faut bien l’avouer aussi, des nostalgies folles de Riquette… Ah ! si elle avait voulu… si elle avait consenti à venir se cloîtrer avec moi aux Fresneaux, nous aurions pu y cueillir encore un peu de bonheur.

J’ai bien eu la lâcheté de lui adresser cette prière. Oui, dans une lettre humiliée, repentante, je lui ai offert de partager et de fleurir ma solitude.

Pour la décider à venir ici, je lui ai déclaré qu’elle serait ma légataire universelle. J’espérais la tenter avec cette offre qui réalisait son rêve, tant de fois exprimé : être propriétaire ! Sur une carte postale, elle m’a envoyé, pour toute réponse, ce mot :

« M… ! »

Et depuis, je traîne de tristes jours, d’atroces nuits d’insomnie. J’attends avec impatience les cinquante et quelques mille francs qui me resteront, après la vente des Fresneaux, une fois les hypothèques payées.

Quinze cents francs de rente ! la retraite d’un adjudant ou d’un petit bureaucrate…

Stupidement, bêtement, je me suis ruiné en moins d’un an, pour une fille qui me trompait, qui me torturait.

Et pourtant, je ne regrette rien.

Durant ces mois, si j’ai saigné, si j’ai pleuré, si j’ai connu d’épouvantables meurtrissures, j’ai eu des heures délicieuses, incomparables. Une de ces heures suffit pour vous donner ensuite la force d’accepter toutes les détresses. Leur souvenir est ma seule consolation maintenant.

Ah ! je l’ai bien aimée, cette petite Riquette, — d’amour profond, d’amour superbe ! — Et elle ?… Mais je suis sûr qu’elle aussi, elle m’aimait… Oui, j’en suis bien certain. Elle n’était pas de celles qui jouent des comédies de tendresse et d’affection. Elle n’a pas le talent de ces immondes simulacres… Oui, oui, oui, et c’est ma joie maintenant de me l’affirmer : Riquette m’a aimé !…

Ah ! ces nuits délicieuses, que ma mémoire parfois ressuscite, avec une telle intensité qu’il me semble que je les revis ! Avec quelle grâce gamine et délicieuse elle s’abandonnait à mes caresses. Qu’il était bon, le goût de sa chair ! Ses yeux alanguis avaient des rayons de volupté reconnaissante.

Je revois ce joli corps nu qui se pâmait sous mes baisers, avec la palpitation tumultueuse des seins, la convulsion délirante des bras et des jambes !

À cinquante ans, alors qu’on est presque un vieillard, j’ai eu la gloire de sa jeunesse ! Et j’oserais me plaindre que j’ai payé trop cher, d’un peu d’argent, de beaucoup de souffrances, ces heures de paradis !…

Une des pauvres distractions de ma solitude, c’est d’apprendre, par de rares lettres que m’adressent ici de fidèles amis du Cercle, les menus potins de la vie parisienne, les aventures de mes camarades.

Ce pauvre Delabray vient de se brûler la cervelle, à la veille d’être arrêté pour escroqueries. Lui a été plus vite que moi. En trois mois il a croqué cinq cent mille francs, pour l’amour de Liane Vincy, une grue de dernier ordre ; — et n’ayant plus le sou, il a volé. Le pauvre !… Il est maintenant au pays des oublis…

C’est peut-être lui qui a eu raison…

Mourir ! Pourquoi nous élève-t-on dans la crainte de la mort ?

N’est-elle pas préférable à la décrépitude — à la mort de notre dernier amour…

Oui, oui, la fin eût été préférable à cette vie que je mène désormais, sans espoir, sans nulle clarté…

 

Ce matin, le notaire Godaud est venu m’apporter quarante-cinq mille francs, trébuchant et sonnant, selon son expression : et j’ai signé immédiatement l’acte de vente. J’ai huit jours pour quitter les Fresneaux… Mais, dès ce soir, je serai parti…

Hier, Valleroy m’a écrit que Riquette, tout à fait misérable depuis mon départ, après avoir eu ses meubles et ses costumes vendus à l’Hôtel Drouot, est devenue la proie de quelques affreuses proxénètes, et qu’on peut l’avoir pour deux louis, dans les maisons de passe du quartier de l’Europe.

« Tu es bien vengé ! » me dit Valleroy…

Hélas !… Vengé !… Je pleure, je pleure lamentablement, en pensant que ma petite amie est si malheureuse, si déchue…

XIV

Oui, je suis revenu à Paris. J’avais la nostalgie du calvaire et de ses supplices…

L’homme a besoin de souffrir. Le bonheur lui paraît fade et méprisable. C’est seulement quand notre cœur saigne et que tout notre être agonise, oui, c’est à ces moments-là surtout que nous avons l’intense sensation de vivre. Un amour qui ne serait fait que de baisers, de caresses, d’enlacements et de joies partagées ne durerait pas un jour…

Peut-être en avons-nous tous, dédaignées et flétries dans notre souvenir, de ces tendresses heureuses, sans une larme, et brisées rapidement, parce qu’elles ne nous offraient pas l’âpre et voluptueux sentiment de la torture. Elles n’ont laissé aucune trace en nous ; elles nous ont donné leur gracieux parfum, leur charmante douceur, et nous les avons cependant oubliées. Tandis que persiste éternellement la mémoire douloureuse et chère de nos crucifixions.

Riquette, petite amie mauvaise et malgré tout idolâtrée, je t’aime toujours de toutes mes forces. Et je n’ai plus qu’une seule pensée, qu’un unique but : te revoir, te retrouver dans cette grande ville, où tu es effroyablement perdue…

Je t’ai demandée partout où j’espérais rencontrer les traces. Jours et nuits, au hasard, je te poursuis. J’ai fait de pieux pèlerinages aux lieux où nous avons vécu. Chaque soir, au crépuscule, je me rends à ce cabaret de Montmartre où je t’ai vue pour la première fois ; mais tu n’y es pas revenue…

Ce coquet et joli petit nid qui abritait ta beauté a été saccagé par les huissiers : tes reliques ont été dispersées à l’encan. J’ai reconnu, chez une marchande à la toilette, tout un lot de vieilles nippes défraîchies, que tu avais portées : je les ai reconquises… Et, dans ces étoffes, j’ai savouré délicieusement la forte et inoubliable odeur de ta peau !…

D’après des indications qui m’ont été données, Riquette, à bout de ressources, est tombée, de chute en chute, aux maisons de passe du faubourg Montmartre. Je tremble de la rencontrer un soir, parmi les lamentables rôdeuses qui traînent dans ce quartier, s’offrant à tout passant…

Et pourtant, là ou ailleurs, qu’importe, pourvu que je la revoie, que je l’arrache à la tristesse, à la fange, à la misère !…

Sans doute, son orgueil est aujourd’hui brisé ; elle me pardonnera mes exigences ridicules, mon abandon, mes caprices. Elle sera peut-être heureuse… heureuse, ma Riquette… je n’ai plus d’autre souhait désormais : son bonheur…

Cette chasse à travers les maisons de rendez-vous me devient chaque jour plus odieuse. Les proxénètes, qui m’accueillaient d’abord avec empressement, peu à peu sont devenues hargneuses. Mes allures inquiètes, mon refus d’accepter les jolies filles qu’elles offrent, m’ont rendu suspect. Dernièrement une de ces marchandes de chair humaine m’a jeté presque à la porte, en me déclarant : « Toi, mon vieux, t’es de la police. Tu viens ici, tous les jours, tu ne consommes pas, tu n’es même pas un voyeur, et tu paies sans rechigner : ça n’est pas naturel ! Je me méfie de clients pareils. »

Alors, j’ai dû choisir au hasard une vendeuse de caresses et accepter ses services — sans aucune joie — pour avoir le droit de reparaître dans cette maison où je sais que Riquette, il y a quelques semaines, venait chercher quelques louis.

Et c’est ainsi chaque jour ; je suis devenu un bon client… Ces débauches, par instants, me donnent des nausées, et cependant je mentirais si je n’avouais pas que j’y trouve toutefois un plaisir très vif, de vanité, de gloriole bestiale, en constatant que, malgré mes cinquante ans passés, je suis encore un très vert et très robuste galant…

Un soir, j’ai eu, durant quelques minutes, une vive émotion. Chez la mère Simon, à peine entré, je crus reconnaître Riquette. Mon cœur battit à se rompre. J’approchai. Hélas ! ce n’était pas elle. Une petite femme ressemblait à mon amie, je la pris, et voulus me donner l’illusion d’étreindre l’adorée. Mais brusquement, dans une crise absurde d’attendrissement, je me mis à sangloter. Très douce, très affectueuse, la petite murmura : « Tu as de la peine, je serai gentille, je te consolerai ; moi aussi, me confessa-t-elle, je suis bien triste. J’ai été abandonnée par mon amant, mon premier, que j’aimais à l’adoration. Il m’a quittée pour épouser une fille riche et laide ; il m’a laissée sans le sou. Je n’ai pas eu le courage de me tuer. C’est pourquoi je fais ce sale métier… »


Brusquement, je me mis
à sangloter…

Ayant demandé du champagne, elle se grisa et me fit boire. Et peu à peu, avec ma raison, ma tristesse s’effaça. Et le reste de la nuit, ma compagne et moi, nous eûmes du plaisir. Nous étions enragés ; et comme de jeunes amants qui s’adorent, jusqu’au jour nous avons aimé…

Mais, l’ivresse passée, au réveil, nous nous sommes séparés bêtement, indifférents, fourbus.

Cette aventure, pourtant, a mis en moi un peu d’apaisement…

Je pense maintenant que si les hasards hostiles ne veulent pas que je retrouve Riquette, mon désespoir peu à peu s’atténuera dans les fumées bienfaisantes du champagne et de ses illusions…

L’illusion ! Si nous savions la cultiver, qui sait si elle ne vaudrait pas la réalité ?…

Je n’ai pas connu d’homme plus heureux que Raoul Vernier, un bon vieil ami du cercle, qui vivait de la sorte, en se nourrissant de rêves, d’imaginations, de simulacres. Il avait dans sa garçonnière une collection très complète de photographies des jolies actrices de Paris : chaque jour il en choisissait une, la considérait longuement, s’imprégnait pour ainsi dire les yeux de la capiteuse image. Puis il amenait dans son lit la première venue, et à force de volonté ou de folie, il se persuadait qu’il avait en ses bras Liane de Pougy, Lise Fleuron, Nine Derieux, Clémence de Pibrac. Il était parvenu à s’illusionner, soi-même, si merveilleusement, qu’il nous disait très sincèrement, le lendemain :

— Mes amis, j’ai passé une nuit délicieuse. Songez donc : un régal de roi, un morceau pour Rothschild. Cléo, Cléo elle-même a couché avec moi.

XV

Pendant plus de six mois, je me suis acharné à cette chasse douloureuse. Ce n’était plus, maintenant, la hantise de sa peau ni la faim de son baiser, mais seulement la pitié, oui, la tristesse de la pressentir malheureuse, misérable, qui, sans trêve, me précipitait à la poursuite de Riquette.

Je l’avais cherchée dans les quartiers excentriques, dans les maisons de passe, même dans les bouges. Et ce fut sur le boulevard qu’un beau jour, par hasard, je la revis enfin…

J’étais assis à la terrasse d’un café, m’amusant au spectacle incomparable de la vie et du mouvement parisien ; mes regards étaient pour ainsi dire pris, attirés, emportés dans les remous et les courants de ce fleuve humain qui coule vertigineusement, si capricieusement, et va se perdre on ne sait où. Des pensées tristes m’obsédaient.

— À quoi bon, me disais-je, tant s’agiter, tant aimer, tant souffrir ? Notre existence a-t-elle vraiment un but ? Ne sommes-nous pas simplement des épaves secouées, ballottées, et enfin brisées, détruites, anéanties ?

Brusquement, je tressaillis…

Dans la foule, à quinze pas de moi, Riquette trottait…

Précipitamment je me levai, je courus…

— Riquette, Riquette…

L’émoi me serrait la gorge… j’avais mille peines à prononcer le nom de l’amie… J’aurais voulu lui dire ma joie, mon allégresse de la retrouver… Mais aucun autre mot que son nom ne sortait de ma bouche.

Son accueil me glaçait.

Elle restait immobile, silencieuse. Son visage, hélas ! un peu flétri, avait maintenant une expression de dureté que je ne lui connaissais pas.

Je répétai, encore :

— Riquette… Riquette…

Elle me considéra lentement, des pieds à la tête, inspectant ma tenue, puis, goutte à goutte, laissa tomber ces mots :

— Comme tu es changé. Tu as vieilli de vingt ans… Ça ne t’a pas réussi, la noce, hein, mon pauvre vieux !…

— La noce !… Riquette !… la noce… C’est le chagrin qui m’a usé…

— Ah ! mon coco, laisse-moi rire… le chagrin !… De qui ?… De quoi ?… Qu’est-ce que tu chantes ?… Je sais ce que je dis. On te rencontre partout, vadrouillant comme un étudiant, comme un petit jeune… Mes compliments, tu sais… À te voir, un peu déjeté, pas mal décati, on ne le croirait pas si vert… Lisette Loupiol m’a donné des renseignements : tu as couché plusieurs fois avec elle chez la mère Simon. À propos, tu n’as pas eu d’elle quelque vilain souvenir ?… Elle est malade, tu sais… mais malade jusqu’aux os…

Tandis qu’elle parlait, lentement nous allions. Elle avait quitté le boulevard, nous nous trouvions maintenant dans une petite rue à demi déserte.

Brusquement, Riquette éclata.

— Ah ! tu sais, tu es un cochon, un cochon, un cochon ! Grâce à toi, je suis sur la paille… Le jour où je t’ai connu, il eût mieux valu pour moi me casser une jambe !

Mon seul désir était d’obtenir le pardon de Riquette, d’enlever de son cœur toute rancune et toute tristesse. Ses récriminations, certes, étaient injustes, mais elles ne me révoltaient point. Je les subissais, comme une colère d’enfant irritée, qui ne sait pas ce qu’elle dit, dans l’excès de sa rage. Lorsqu’elle se tut enfin, très doucement je balbutiai :

— Tu es donc bien malheureuse, maintenant ?…

— Zut !

— Je t’en prie, Riquette… réponds…

— À quoi bon ?… Tu as peut-être l’intention de me faire l’aumône, de me prêter cent sous…

— Je veux te sauver !… t’arracher à ta détresse… Te donner un peu de bonheur.

— Je ne veux pas…

Je compris que, si j’insistais, elle serait féroce, qu’elle voulait abuser de ma lâcheté. Il fallait changer de tactique.

— Alors, murmurai-je, adieu, ma bonne Riquette, adieu…

Je tendis la main… la sienne se déroba. Alors, je tournai le dos…

Mais, aussitôt, les doigts de Riquette s’abattaient sur mon visage, violemment. Et malgré la douleur, assez vive, que je ressentis, malgré les quolibets de quelques gamins qui avaient été témoins de cette scène, je me sentis, au fond du cœur, ravi. Entre amants, une gifle, c’est la fin de l’orage ; l’instant de la réconciliation est proche.

Une voiture passait. J’appelai le cocher : il s’arrêta. Je montai dans la voiture, assez lentement pour permettre à Riquette de m’y rejoindre. Elle se jeta dans le fiacre, en effet, ferma la portière, indiqua son adresse… Alors, elle pleura, et me faisant un collier de ses bras.

— Oh ! fit-elle, ne te fâche pas… Si tu savais comme je suis malheureuse… Je n’ai pas toujours été gentille avec toi… j’ai eu des torts, de graves torts… mais ce fut par ta faute, par ta très grande faute. Tu n’as pas su me comprendre. Je t’aimais bien, mais je t’aimais comme un enfant que je suis… N’en parlons plus, puisque c’est fini… Je croyais avoir jusqu’au bout assez de courage pour ne plus t’aimer… et je redeviens idiote… je veux t’aimer encore, oh ! tu sais, très peu, encore une petite fois… et nous nous séparerons, pour toujours, toujours… Ne me refuse pas… je ne te demande que ce sacrifice, en souvenir du temps où nous nous chérissions. Une pauvre petite fois… Ça ne te coûtera rien, rassure-toi… À l’œil !…

Elle était devenue câline et gamine… Sa bouche s’écrasait sur mes lèvres ; je sentais ses seins palpiter contre moi…

Son baiser me grisait. L’odeur de ses cheveux, de sa chair s’évaporait et m’enchantait, comme un encens troublant.

La voiture s’arrêta à la porte d’un de ces hôtels meublés de Montmartre qui abritent le monde si curieux des artistes, des rapins, des petites femmes de la Butte.

— C’était là que logeait Riquette. Son pauvre nid se composait d’un modeste salon et d’une chambre à coucher.

— Tu vois, fit-elle en entrant, ce n’est pas luxueux, ici. Je paie cinquante francs de loyer par mois… le temps des splendeurs est passé !

Puis, s’asseyant sur mes genoux :

— Je t’invite à dîner. Nous mangerons au lit, comme des amoureux… des œufs, une côtelette. Si le repas est maigre, nous aurons du moins du dessert à discrétion.

Et, dégrafant son corsage, elle en fit jaillir ses seins, ses seins gras et fermes, avec leur menue pointe rosée offerte à mon baiser :

— Tu vois, il y aura des pommes pour toi, si tu es bien gentil…

Je voulus les goûter.

— Non, non, monsieur le gourmand, pas maintenant… au dessert.

Et s’arrachant à mon étreinte, elle s’enfuit vers la chambre à coucher ; au bout de quelques minutes, elle m’appela. Je la trouvai cachée dans le lit, blottie toute nue parmi les draps, fraîche et parfumée de sa senteur musquée de blonde.


Je la trouvai cachée
dans le lit…

Je trouvai ma Riquette voluptueuse, sensuelle, câline, des bons jours. Elle me retint là, près d’elle, durant une semaine entière. À différentes reprises, j’avais voulu la quitter. Oh ! pendant quelques instants seulement, juste le temps nécessaire pour aller lui acheter une petite surprise et lui montrer que je n’étais pas tout à fait ruiné comme elle croyait ; mais ses bras m’enchaînaient :

— Non, non, tu ne t’en iras pas : c’est la dernière fois que nous nous aimons… je sais que tu ne reviendras pas. Je te veux encore !

XVI

Après minuit, terrassé, épuisé, le cerveau et les moelles vides, j’allais m’endormir dans les bras de Riquette. Mais, soudain, sa voix secoua mon anéantissement :

— Coco, parlons sérieusement cette fois. Il faut être raisonnable. Tu partiras demain.

— Partir ! pourquoi partir ?…

Je pleurnichais, attristé, brutalement épouvanté au milieu de ma douce et pesante sécurité. Quel nouveau caprice allait la séparer de moi, me ravir le régal nécessaire de ses baisers et de sa chair ? Tout mon être se révolta, et je criai, furieux :

— Non, non, non, je ne partirai pas !

Elle riposta :

— Comme tu voudras. Alors, c’est moi qui décamperai.

— Non, non, non, tu ne me quitteras plus.

Elle s’écarta de moi, délia la douce chaîne que me faisaient ses bras.

— Comme tu voudras. Mais nous ne pouvons pas vivre seulement d’amour et d’eau fraîche, et je n’ai plus le sou… nous n’aurons rien à bouffer demain.

Elle avait retrouvé sa voix rauque et glaciale des mauvais jours.

Mais, déjà, la joie se rallumait en moi. Et, sans attendre, je lui aurais crié : « Mais, petite folle, tu ne sais donc pas que je suis riche encore, riche de cinquante mille francs !… » si maintenant, dans ma sécurité, je n’avais voulu m’amuser un peu de sa crainte de la misère, pour mieux jouir ensuite de son allégresse, lorsqu’elle saurait.

En même temps, un orgueil et un immense bonheur me ranimaient. Ainsi, vraiment, me croyant ruiné, elle m’avait accueilli, elle m’avait aimé…

Aimé… oui, passionnément, follement, incomparablement, durant ces journées de tendresse et de volupté sans pareilles !…

Elle reprit :

— Écoute, et ne te fâche pas : nous resterons ensemble. Je sens, en effet, que maintenant, je ne pourrais plus vivre sans toi. Mais comme il faut payer le propriétaire, le restaurateur et toute la sale bande des mercantis qui nous vendent le sommeil, la pâtée, chaque jour, pendant deux heures, je te quitterai. Tu ne me demanderas jamais ce que je vais faire… tu pourras être tranquille, mon loup, je ne te tromperai pas, car on ne trompe son homme, avec ceux qui paient, que lorsqu’on prend du plaisir…

L’infâme marché qu’elle me proposait m’était une preuve, la plus forte de toutes, de sa sincérité, de son amour, de son désintéressement. Je me sentis le cœur envahi d’une gratitude et d’une affection infinies.

Sans répondre, je voulus attirer Riquette, m’anéantir dans l’incomparable douceur d’être si merveilleusement aimé…

Sa voix, de plus en plus dure, balbutia :

— Tu acceptes ?… Hein ?… Tu veux ?… C’est entendu ?…

Je répondis :

— Ah ! Riquette, divine et délicieuse Riri, je te veux à moi seul, toute à moi. Le sacrifice que tu me proposais est inutile… J’ai quelque argent encore, Riquette, assez pour être heureux encore longtemps, longtemps, en étant raisonnables, puisque tu m’aimes et que je t’adore.

— C’est vrai ? cria-t-elle, c’est bien vrai ?…

Sa voix s’était radoucie, ses bras me reprenaient…

— Oh ! mon coco, on s’en ira bien loin, dans une petite maison, à la campagne, on vivra pour cent francs par mois. Combien as-tu ?… Cinq mille francs ?… Dix mille ?…

Lentement, je prononçai ;

— Cinquante mille…

Elle répéta :

— Cinquante mille… c’est bien cinquante mille francs ?… Non… Tu veux rire… Mais c’est une fortune, ça !… Et dis-moi bien vite, où as-tu caché ce trésor ?…

— Au Crédit Lyonnais…

Vivement, elle m’interrompit :

— Oh ! tu es bête ! Ces maisons de finance, ça n’est pas sûr. J’ai eu un ami, dernièrement, qui était employé dans une banque et qui me disait que ceux qui confient leur argent sont des poires. On ne sait pas ce qui peut arriver. Un beau jour ça craquera comme le Panama, et des tas d’idiots perdront encore leur bonne galette, se trouveront sur la paille. Écoute-moi, mon coco. Demain, demain matin, tu iras chercher ton argent, et tu le garderas, sur toi, ou dans un vieux bas, caché au fond d’une armoire comme les paysans. Et nous ne resterons pas plus longtemps dans ce sale Paris… Tu m’emmèneras où tu voudras, pourvu que ce soit loin, très loin. Tu veux ?

J’embrassai Riquette, et ce baiser fut ma seule réponse.

Et cette nuit-là, jusqu’au matin, on babilla, on s’aima. Riquette était folle de joie, folle de volupté…

Elle me répétait, entre deux caresses :

— Tu sais, dès après-demain, je veux partir ; juste le temps de faire sa malle !

— Pourquoi tant se hâter ? demandai-je.

— Pourquoi ?… Parce que maintenant j’ai peur de Paris. Je vois le bonheur si près de moi, si près, que j’ai la terreur de le perdre, de ne pas l’atteindre…

— Rassure-toi, Riri ; je suis prêt à partir, sitôt qu’il te plaira. Nous irons ensemble, demain matin, retirer notre petite fortune du Crédit Lyonnais. Et nous irons aussitôt vers une gare.

— Non, non ! C’est tout de même un peu trop de précipitation. Je demande une journée, pour m’acheter quelques chemises, des rubans, des souliers, et faire nos malles. Et, comme je n’aime pas voyager la nuit ; après-demain, je l’ai dit, nous nous embarquerons pour le pays de notre éternel amour…

Je murmurai :

— N’est-ce pas une folie que nous faisons là, Riquette ?… Réfléchis, tu es jeune, toi, et moi je suis vieux. Nous enterrer dans un coin perdu, seuls, toujours seuls… Cela ne sera pas bien gai pour toi… Tu t’ennuieras…

— Non, non… nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer… Le jour, s’il nous arrive de ne savoir que faire, nous nous coucherons… et au lit, est-ce que j’ai l’air de m’y embêter ?… Ah ! mon chéri, comme on s’aimera… toujours, toujours… la nuit et le jour… Comme ce sera bon d’être tranquilles, de n’avoir pas à penser à toutes les misères de la vie ; ah ! comme je te serai reconnaissante de m’avoir arrachée à cette vie atroce et ignoble, pour quoi je n’étais pas née !… Ah ! j’ai eu du malheur, va, depuis le jour où je t’ai connu. Auparavant, certes, je n’étais pas riche, je menais une vraie vie de bohême : mais tu sais, j’étais une fille honnête… rappelle-toi… je t’ai résisté durant des semaines, et je ne me suis donnée à toi que le jour où j’ai senti que je t’aimais… Oh ! je sais… j’ai fait des bêtises ensuite, des choses que je déplore. Je t’ai causé de la peine souvent. Mais, je le jure, je n’étais pas aussi coupable que tu pouvais le croire… Non. Cette existence, trop belle, que tu m’avais faite brusquement, m’avait grisée… puis, au théâtre et au concert, on est entraînée malgré soi. C’est fatal, inévitable. On vit au milieu de la plus affolante prostitution ! C’est abominable. Mon pauvre chéri, je n’étais plus Riquette, ta petite Riquette aimée… Ah ! quand je pense à ces mois de débauche, de saoulerie, je pleure, je suis navrée…

Et, en effet, la mignonne sanglotait. Son repentir était douloureux. Je la consolai :

— Ne songeons plus au passé, mon amie bien-aimée… Oui, l’un et l’autre, nous avons bien souffert… oublions, oublions… Espérons !…L’avenir nous sourit…

Dès sept heures, Riquette était levée, rangeait son linge dans une petite malle. Elle était nerveuse, adorable… Avant midi, j’avais retiré mes cinquante mille francs du Crédit Lyonnais, et nous portions toute notre fortune avec nous.


Dès sept heures, Riquette
était levée.

XVII

Je marchais, allègre et fier. Riquette, à mon bras, rayonnait de jeunesse et de belle humeur. Je rencontrai sur les boulevards quelques amis du Cercle, et mon orgueil fut réjoui. Je me sentais rajeuni, triomphant. Dieu ! qu’elle était jolie, ce jour-là ! Enveloppée de la tête aux pieds dans un grand manteau de voyage en drap beige, qui dessinait merveilleusement les courbes ondulantes et gracieuses de son corps, coiffée d’un chapeau de feutre qu’ornait un panache de plumes, elle avait une allure de reine, de conquérante.

Les regards des passants lui rendaient hommage. Ma vanité de vieil amoureux se gonflait de ces admirations.

Riquette semblait inquiète, préoccupée. Quand nous traversions les foules qui, chaque jour, se coagulent à certains points des boulevards, elle me disait :

— Ami, fais bien attention : veille sur notre fortune. Les rues sont pleines de voleurs, ne laisse pas enlever ton portefeuille. Que deviendrions-nous ?

Je voulus lui acheter des robes, des lingeries coquettes. Elle refusa :

— Non, non, mon chéri. Il ne faut pas faire de folles dépenses, je ne veux pas. Je suis devenue raisonnable et économe comme une petite bourgeoise, comme une paysanne même ; puisque nous allons vivre désormais en gens sérieux, à quoi bon ces luxes inutiles ?

— Mais, lui répondais-je, je veux que tu sois toujours belle, et que ta beauté se pare de toutes les fanfreluches qui la rendent plus superbe…

— Oh ! le vilain. Ne suis-je donc pas assez désirable, assez jolie, quand je suis toute nue ?

— Tu as raison, mon adorée.

Traversant la place de l’Opéra, j’aperçus mon ami Mortier. Il vint à moi, et me prenant la main :

— Ah ! mon ami, je te retrouve enfin !… Si mademoiselle veut bien le permettre, j’ai quelques mots à t’adresser, en particulier.

Riquette pâlit, hésita un instant, puis lâchant mon bras, s’écartant un peu :

— Volontiers ! répliqua-t-elle. Ne vous gênez pas.

Alors Mortier parla. Il voulut me donner des conseils :

— Tu es un fou ! À ton âge, il faut renoncer à ces liaisons dangereuses. Tu t’es ruiné. Quand tu n’auras plus un sou, ta maîtresse te lâchera. Pense à la pauvre femme, qui a passé sa vie avec toi et que tu as condamnée au douloureux isolement de la vieillesse. Retourne chez elle ; la pauvre femme ne demande qu’à pardonner… Sois raisonnable, enfin…

Furieux, je m’éloignai :

Riquette voulut déjeuner et dîner dans des restaurants très modestes.

J’étais, au fond, ravi de cette transformation. Je ne reconnaissais plus la Riquette frivole et écervelée des premiers mois de notre liaison.

Nos babils édifiaient les châteaux en Espagne de notre prochaine retraite : nous avions décidé que nous irions au pays du ciel toujours bleu et de la mer d’azur. Nous habiterions, là-bas, une petite villa fleurie comme un nid, et cachée dans les mimosas, les orangers, les roses.

— Nous dormirons sur des lits de fleurs, me disait Riquette. Nous effeuillerons des œillets, des tubéreuses, et nous nous aimerons au milieu des parfums. Nous vivrons des rêves, nous nous croirons au paradis des fées.

Et, tout en marchant, elle se pressait, câline et caressante, contre moi, me frôlant de son corps, dont je sentais la tiédeur et la souplesse voluptueuse à travers les étoffes ; ses petits doigts se crispaient sur mon bras. Et, toute frissonnante, elle murmurait :

— Je t’aime ! Je t’aime…

Toutes nos dispositions étaient prises pour le prochain départ. Nous avions choisi le train qui nous emporterait, le lendemain, au pays du soleil ; il partait le matin, vers huit heures.

Sitôt la nuit venue, nous étions de retour dans le petit appartement de Riquette. Nos malles furent bouclées : nous avions terminé nos derniers préparatifs.

— À dodo ! fit Riquette. Je veux faire de beaux adieux à cette petite chambre où tu m’as ramené le bonheur.

Elle m’enlaça dans les replis de son corps, avec des enroulements et des enveloppements de couleuvre.

Ses lèvres gourmandes ne quittaient plus ma bouche. Elle avait des emportements tumultueux et fous.

Avec cette sensuelle, on n’avait pas à craindre la satiété qui étrangle et étouffe la plupart des amours.

Sa caresse semblait toujours nouvelle. Chacun de ses baisers avait, semblait-il, une saveur neuve, un goût plus délicieux.

Les ivresses succédaient aux ivresses.

Jamais encore, non, jamais ma Riquette ne m’avait témoigné sa tendresse passionnée avec une pareille frénésie.

Par instants, elle me criait :

— Tu me rends folle !… Moi qui ne voulais pas t’aimer, je suis maintenant pincée, bien à toi, jusqu’aux moelles, jusqu’au cœur ! Que m’as-tu fait prendre, dis… pour que je sois devenue ainsi, moi qui n’avais pas autrefois de plaisir à l’amour… Je suis enragée, maintenant… je voudrais ne jamais sortir de tes bras, vivre toute ma vie, là, contre toi, dans notre lit. Cela seul est bon ; cela seul vaut la peine de subir l’existence. Je t’aime, je t’aime, à en mourir…

Mon orgueil attribuait ces grands transports de volupté à l’énergie de mon amour, à l’impétuosité de ma passion. Oui, oui, Riquette disait vrai : elle s’était animée dans mes bras.

La Galatée de marbre pur était devenue une palpitante chair, une incomparable voluptueuse.

Et les heures tintaient, tintaient à la pendule ; la nuit s’avançait. Nos bouches ne se déliaient pas.

Pourtant, une torpeur m’envahissait. Mes yeux se fermaient ; mon esprit s’alourdissait… mais les baisers de Riquette me brûlaient, me disputaient au sommeil.

L’anéantissement, très doux, m’accabla à la fin ; je cédai, ne pouvant plus déclore mes paupières terrassées…

Et j’eus un cauchemar : Riquette, vêtue, enveloppée dans son manteau, avait ouvert la porte : elle me disait adieu, puis elle disparaissait. Je voulais m’élancer, pour la retenir ; mais j’étais cloué, écrasé sur le lit ; je m’acharnais inutilement en efforts stériles pour me lever, courir, reprendre mon amie… et je demeurais seul, paralysé, enchaîné dans un noir cachot, où il n’y avait plus désormais que du noir et de la ténèbre…

Un cauchemar ?…

Quand j’ouvris les yeux, au matin, la petite chambre était inondée de soleil. Riquette, sans doute, déjà levée, avait écarté les tentures… L’esprit lourd, les paupières pesantes, j’aperçus nos malles près du lit, et je me souvins qu’il fallait se lever de bonne heure, pour partir.

Ma petite amie, moins paresseuse, était, pensai-je, à faire sa toilette.

Mais, au bout de quelques minutes, le silence qui régnait dans le petit appartement m’étonna.

J’appelai :

— Riri, Riri !

Je répétai :

— Riri !

Et soudain, ma voix suppliante hurla :

— Riquette, Riquette, Riquette !

J’étais debout. Je courus au petit salon.

Elle n’était pas là !…

J’ouvris la porte. Je me précipitai, en chemise, dans l’escalier. Je rencontrai la concierge.

Anxieux, défaillant, je demandai :

— Avez-vous vu Riquette ?

La femme sourit.

Je lui criai encore :

— Avez-vous vu Riquette ?

J’entendis cette réponse :

— Il y a plus de deux heures qu’elle est partie !…

— Partie ?…

J’éclatai de rire et je retournai dans l’appartement :

Partie !… Elle était descendue, sans doute, pour retenir la voiture qui nous conduirait à la gare, ou pour acheter des objets nécessaires… peut-être des adieux à faire, à une amie…

Mais, tout en voulant ressaisir cet espoir, je savais bien que tout était fini, à jamais, irréparablement.

Précipitamment, je m’habillai…

Un cri jaillit, inconsciemment de mon gosier.

Mon portefeuille, avec notre pauvre petite fortune, avait disparu…

Je fouillai mes poches, les retournai…

Riquette avait pris les cinquante mille francs…

Ah ! la gueuse ! ah ! la gueuse !

Ainsi tous ses baisers, toutes ses caresses, et toutes ses douces paroles — tout cela, mensonge, imposture, duperie ; la coquine ! la misérable !

Elle avait joué cette comédie, pour me voler…

Pour me voler !…

Eh bien ! non, je ne serais pas victime de cette coquine !

Pendant des mois, des mois, j’avais tout subi : trahisons, rebuffades, injures.

Mais je tenais ma vengeance, maintenant… Je ferais arrêter la voleuse, sans pitié, sans remords. On la retrouverait facilement ; la police parisienne est habile, avisée. Oui, déjà, je voyais Riquette arrêtée, jugée, condamnée, emprisonnée… Sitôt vêtu, je me dirigeai vers le commissariat. Pour arriver au bureau, j’avais deux étages à gravir…

Et, tout en montant cette dernière étape de mon douloureux calvaire, je me sentis repris, reconquis par ma lâcheté, par la crainte du sacrilège, que j’allais commettre, en accusant celle qui avait été mon idole, mon adoration.

Ma main, déjà posée sur la porte du bureau de police, n’eut pas la force de l’ouvrir…

Et je redescendis lentement l’escalier.

FIN