Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910/Acte III
ACTE TROISIÈME
Scène I
Ma foi, monsieur, avouez que j’ai eu raison, et que nous voilà l’un et l’autre déguisés à merveille. Votre premier dessein n’était point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire.
Il est vrai que te voilà bien ; et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.
Oui ? C’est l’habit d’un vieux médecin, qui a été laissé en gage au lieu où je l’ai pris, et il m’en a coûté de l’argent pour l’avoir. Mais savez-vous, monsieur, que cet habit me met déjà en considération, que je suis salué des gens que je rencontre, et que l’on me vient consulter ainsi qu’un habile homme ?
Comment donc ?
Cinq ou six paysans et paysannes, en me voyant passer, me sont venus demander mon avis sur différentes maladies.
Tu leur as répondu que tu n’y entendais rien ?
Moi ? Point du tout. J’ai voulu soutenir l’honneur de mon habit ; j’ai raisonné sur le mal, et leur ai fait des ordonnances à chacun.
Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?
Ma foi ! monsieur, j’en ai pris par où j’en ai pu attraper ; j’ai fait mes ordonnances à l’aventure ; et ce serait une chose plaisante si les malades guérissaient, et qu’on m’en vînt remercier.
Et pourquoi non ? Par quelle raison n’aurais-tu pas les mêmes privilèges qu’ont tous les autres médecins ? Ils n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès ; et tu peux profiter, comme eux, du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard et des forces de la nature.
Comment, monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ?
C’est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes.
Quoi ? vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique ?
Et pourquoi veux-tu que j’y croie ?
Vous avez l’âme bien mécréante. Cependant vous voyez, depuis un temps, que le vin émétique fait bruire ses fuseaux[1]. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits ; et il n’y a pas trois semaines que j’en ai vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.
Et quel ?
Il y avait un homme qui, depuis six jours, était à l’agonie, on ne savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien ; on s’avisa à la fin de lui donner de l’émétique.
Il réchappa, n’est-ce pas ?
Non, il mourut.
L’effet est admirable.
Comment ! il y avait six jours entiers qu’il ne pouvait mourir, et cela le fit mourir tout d’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?
Tu as raison.
Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autres choses ; car cet habit me donne de l’esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous. Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.
Eh bien ?
Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au ciel ?
Laissons cela.
C’est-à-dire que non. Et à l’enfer ?
Eh !
Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ?
Oui, oui.
Aussi peu. Ne croyez-vous point à l’autre vie ?
Ah ! ah ! ah[2] !
Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, [le moine bourru[3], qu’en croyez-vous ? eh !
La peste soit du fat !
Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il n’y a rien de plus vrai que le moine bourru, et je me ferais pendre pour celui-là. Mais encore faut-il croire en quelque chose dans le monde : qu’est-ce donc que vous croyez ? ]
Ce que je crois ?
Oui.
Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.
La belle croyance et les beaux articles de foi que voici ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que, pour avoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais, avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre ? ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces…, ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui… Oh ! dame[4], interrompez-moi donc, si vous voulez. Je ne saurais disputer, si l’on ne m’interrompt. Vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.
J’attends que ton raisonnement soit fini.
Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner…
Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
Morbleu ! je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez : il m’importe bien que vous soyez damné !
Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés. Appelle un peu cet homme que voilà là-bas, pour lui demander le chemin.
Scène II
Holà, ho, l’homme ! ho, mon compère ! ho, l’ami ! un petit mot, s’il vous plaît. Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.
Vous n’avez qu’à suivre cette route, messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt ; mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que, depuis quelque temps, il y a des voleurs ici autour.
Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.
Si vous vouliez me secourir, monsieur, de quelque aumône ?
Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Je suis un pauvre homme, monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.
Eh ! prie le ciel qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
Vous ne connaissez pas monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.
Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
De prier le ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Hélas ! monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
Tu te moques : un homme qui prie le ciel tout le jour ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.
Je vous assure, monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.
Ah ! monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or, ou non ; en voici un que je te donne, si tu jures. Tiens. Il faut jurer.
Monsieur !
À moins de cela, tu ne l’auras pas.
Va, va, jure un peu ; il n’y a pas de mal.
Prends, le voilà, prends, te dis-je ; mais jure donc.
Non, monsieur, j’aime mieux mourir de faim.
Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité[6]. Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté[7].
Scène III
Mon maître est un vrai enragé d’aller se présenter à un péril qui ne le cherche pas. Mais, ma foi, le secours a servi, et les deux ont fait fuir les trois.
Scène IV
On voit, par la fuite de ces voleurs, de quel secours est votre bras. Souffrez, monsieur, que je vous rende grâce d’une action si généreuse, et que…
Je n’ai rien fait, monsieur, que vous n’eussiez fait en ma place. Notre propre honneur est intéressé dans de pareilles aventures ; et l’action de ces coquins était si lâche, que c’eût été y prendre part que de ne s’y pas opposer. Mais par quelle rencontre vous êtes-vous trouvé entre leurs mains ?
Je m’étais par hasard égaré d’un frère et de tous ceux de notre suite ; et comme je cherchais à les rejoindre, j’ai fait rencontre de ces voleurs, qui d’abord ont tué mon cheval, et qui, sans votre valeur, en auraient fait autant de moi.
Votre dessein est-il d’aller du côté de la ville ?
Oui, mais sans y vouloir entrer ; et nous nous voyons obligés, mon frère et moi, à tenir la campagne pour une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours funeste, et que, si l’on ne quitte pas la vie, on est contraint de quitter le royaume ; et c’est en quoi je trouve la condition d’un gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s’assurer sur toute la prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie, son repos et ses biens dépendre de la fantaisie du premier téméraire qui s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit périr[8].
On a cet avantage, qu’on fait courir le même risque et passer mal aussi le temps à ceux qui prennent fantaisie de nous venir faire une offense de gaieté de cœur. Mais ne serait-ce point une indiscrétion que de vous demander quelle peut être votre affaire ?
La chose en est aux termes de n’en plus faire de secret ; et lorsque l’injure a une fois éclaté, notre honneur ne va point à vouloir cacher notre honte, mais à faire éclater notre vengeance, et à publier même le dessein que nous en avons. Ainsi, monsieur, je ne feindrai point de vous dire que l’offense que nous cherchons à venger est une sœur séduite et enlevée d’un convent, et que l’auteur de cette offense est un don Juan Tenorio, fils de don Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours, et nous l’avons suivi ce matin sur le rapport d’un valet qui nous a dit qu’il sortait à cheval, accompagné de quatre ou cinq, et qu’il avait pris le long de cette côte ; mais tous nos soins ont été inutiles, et nous n’avons pu découvrir ce qu’il est devenu[9].
Le connaissez-vous, monsieur, ce don Juan dont vous parlez ?
Non, quant à moi. Je ne l’ai jamais vu, et je l’ai seulement ouï dépeindre à mon frère ; mais la renommée n’en dit pas force bien, et c’est un homme dont la vie…
Arrêtez, monsieur, s’il vous plaît. Il est un peu de mes amis, et ce serait à moi une espèce de lâcheté que d’en ouïr dire du mal.
Pour l’amour de vous, monsieur, je n’en dirai rien du tout, et c’est bien la moindre chose que je vous doive, après m’avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d’une personne que vous connaissez, lorsque je ne puis en parler sans en dire du mal ; mais, quelque ami que vous lui soyez, j’ose espérer que vous n’approuverez pas son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions d’en prendre la vengeance.
Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles. Je suis ami de don Juan, je ne puis pas m’en empêcher ; mais il n’est pas raisonnable qu’il offense impunément des gentilshommes, et je m’engage à vous faire faire raison par lui.
Et quelle raison peut-on faire à ces sortes d’injures ?
Toute celle que votre honneur peut souhaiter ; et, sans vous donner la peine de chercher don Juan davantage, je m’oblige à le faire trouver au lieu que vous voudrez, et quand il vous plaira.
Cet espoir est bien doux, monsieur, à des cœurs offensés ; mais, après ce que je vous dois, ce me serait une trop sensible douleur que vous fussiez de la partie.
Je suis si attaché à don Juan, qu’il ne saurait se battre que je ne me batte aussi ; mais enfin j’en réponds comme de moi-même, et vous n’avez qu’à dire quand vous voulez qu’il paraisse, et vous donne satisfaction.
Que ma destinée est cruelle ! Faut-il que je vous doive la vie et que don Juan soit de vos amis ?
Scène V
Faites boire là mes chevaux, et qu’on les amène après nous ; je veux un peu marcher à pied. (Les apercevant tous deux.) Ô ciel ! que vois-je ici ! Quoi ! mon frère, vous voilà avec notre ennemi mortel ?
Notre ennemi mortel ?
Oui, je suis don Juan moi-même, et l’avantage du nombre ne m’obligera pas à vouloir déguiser mon nom.
Ah ! traître, il faut que tu périsses ; et…
Ah ! mon frère, arrêtez. Je lui suis redevable de la vie ; et, sans le secours de son bras, j’aurais été tué par des voleurs que j’ai trouvés.
Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance ? Tous les services que nous rend une main ennemie ne sont d’aucun mérite pour engager notre âme ; et, s’il faut mesurer l’obligation à l’injure, votre reconnaissance, mon frère, est ici ridicule ; et comme l’honneur est infiniment plus précieux que la vie, c’est ne devoir rien proprement, que d’être redevable de la vie à qui nous a ôté l’honneur.
Je sais la différence, mon frère, qu’un gentilhomme doit toujours mettre entre l’un et l’autre ; et la reconnaissance de l’obligation n’efface point en moi le ressentiment de l’injure ; mais souffrez que je lui rende ici ce qu’il m’a prêté, que je m’acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois, par un délai de notre vengeance, et lui laisse la liberté de jouir, durant quelques jours, du fruit de son bienfait.
Non, non, c’est hasarder notre vengeance que de la reculer, et l’occasion de la prendre peut ne plus revenir. Le Ciel nous l’offre ici, c’est à nous d’en profiter. Lorsque l’honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures ; et si vous répugnez à prêter votre bras à cette action, vous n’avez qu’à vous retirer, et laisser à ma main la gloire d’un tel sacrifice.
De grâce, mon frère…
Tous ces discours sont superflus : il faut qu’il meure.
Arrêtez-vous, dis-je, mon frère. Je ne souffrirai point du tout qu’on attaque ses jours, et je jure le ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu’il a sauvée ; et, pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.
Quoi ! vous prenez le parti de notre ennemi contre moi ; et, loin d’être saisi à son aspect des mêmes transports que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur !
Mon frère, montrons de la modération dans une action légitime ; et ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n’ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison, et non point par le mouvement d’une aveugle colère. Je ne veux point, mon frère, demeurer redevable à mon ennemi ; je lui ai une obligation dont il faut que je m’acquitte avant toute chose. Notre vengeance, pour être différée, n’en sera pas moins éclatante ; au contraire, elle en tirera de l’avantage ; et cette occasion de l’avoir pu prendre la fera paraître plus juste aux yeux de tout le monde.
Ô l’étrange faiblesse, et l’aveuglement effroyable de hasarder ainsi les intérêts de son honneur pour la ridicule pensée d’une obligation chimérique !
Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine. Si je fais une faute, je saurai bien la réparer, et je me charge de tout le soin de notre honneur ; je sais à quoi il nous oblige, et cette suspension d’un jour, que ma reconnaissance lui demande, ne fera qu’augmenter l’ardeur que j’ai de le satisfaire. Don Juan, vous voyez que j’ai soin de vous rendre le bien que j’ai reçu de vous, et vous devez par-là juger du reste, croire que je m’acquitte avec la même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas moins exact à vous payer l’injure que le bienfait. Je ne veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments, et je vous donne la liberté de penser à loisir aux résolutions que vous avez à prendre. Vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite, et je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle demande. Il est des moyens doux pour nous satisfaire ; il en est de violents et de sanglants : mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m’avez donné parole de me faire faire raison par don Juan. Songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez que, hors d’ici, je ne dois plus qu’à mon honneur.
Je n’ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que j’ai promis.
Allons, mon frère : un moment de douceur ne fait aucune injure à la sévérité de notre devoir.
Scène VI
Holà, hé, Sganarelle !
Plaît-il ?
Comment ! coquin, tu fuis quand on m’attaque !
Pardonnez-moi, monsieur, je viens seulement d’ici près. Je crois que cet habit est purgatif, et que c’est prendre médecine que de le porter.
Peste soit l’insolent ! Couvre au moins ta poltronnerie d’un voile plus honnête. Sais-tu bien qui est celui à qui j’ai sauvé la vie ?
Moi ? non.
C’est un frère d’Elvire.
Un…
Il est assez honnête homme, il en a bien usé, et j’ai regret d’avoir démêlé avec lui.
Il vous serait aisé de pacifier toutes choses.
Oui ; mais ma passion est usée pour done Elvire, et l’engagement ne compatit point avec mon humeur. J’aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurais me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. Je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu’elles le pourront. Mais quel est le superbe édifice que je vois entre ces arbres ?
Vous ne le savez pas ?
Non, vraiment.
Bon ; c’est le tombeau que le commandeur faisait faire lorsque vous le tuâtes.
Ah ! tu as raison. Je ne savais pas que c’était de ce côté-ci qu’il était. Tout le monde m’a dit des merveilles de cet ouvrage, aussi bien que de la statue du commandeur ; et j’ai envie de l’aller voir.
Monsieur, n’allez point là.
Pourquoi ?
Cela n’est pas civil, d’aller voir un homme que vous avez tué.
Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme. Allons, entrons dedans.
Ah ! que cela est beau ! les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah ! que cela est beau ! Qu’en dites-vous, Monsieur ?
Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé durant sa vie d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.
Voici la statue du commandeur.
Parbleu ! le voilà bon, avec son habit d’empereur romain !
Ma foi, monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu’il est en vie, et qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feraient peur, si j’étais tout seul, et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir.
Il aurait tort ; et ce serait mal recevoir l’honneur que je lui fais. Demande-lui s’il veut venir souper avec moi.
C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.
Demande-lui, te dis-je.
Vous moquez-vous ? ce serait être fou que d’aller parler à une statue.
Fais ce que je te dis.
Quelle bizarrerie ! Seigneur commandeur… (à part.) Je ris de ma sottise, mais c’est mon maître qui me la fait faire. (haut.) Seigneur commandeur, mon maître don Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui. (La statue baisse la tête.) Ah !
Qu’est-ce ? qu’as-tu ? Dis donc ? Veux-tu parler ?
La statue…
Eh bien ! que veux-tu dire, traître ?
Je vous dis que la statue…
Hé bien, la statue ? Je t’assomme si tu ne parles.
La statue m’a fait signe.
La peste le coquin !
Elle m’a fait signe, vous dis-je ; il n’est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir. Peut-être…
Viens, maraud, viens. Je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie. Prends garde. Le seigneur commandeur voudrait-il venir souper avec moi ?
Je ne voudrais pas en tenir dix pistoles. Hé bien ! monsieur ?
Allons, sortons d’ici.
Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire !
- ↑ Métaphoriquement, fait grand tapage, occupe le public. — Le vin émétique
- ↑ Cette scène et la suivante firent accuser Molière d’irréligion. Tout ce qui est placé entre les crochets fut supprimé par la censure sous le règne même de Louis XIV.
- ↑ Le moine bourru était un fantôme qui courait pendant la nuit dans les rues des villes, et battait les passants attardés.
- ↑ Dame est la traduction primitive de dominum, par syncope domnum, et, par une prononciation altérée, damne, dame, damp. Ce mot s’appliquait au masculin :
« Il est sire et dame du nostre. » (Barbazan, Fabliaux, III, p. 44.)
Dame Dieu, damp abbé.
« Respond Roland : ne place dame Deu… » (Ch. de Roland, passim.)
Dam-Martin, damp-Pierre, et autres noms propres, déposent encore du sens et de l’étymologie de dame.
Ainsi, cette exclamation signifie simplement Seigneur !
(F. Génin.) - ↑ Cette scène et la précédente, que l’on croyait perdues, furent publiées pour la première fois en 1813 par M. Simonnin. Il les découvrit toutes deux dans l’édition d’Amsterdam de 1683. Depuis, M. Beuchot a retrouvé les mêmes scènes, mais bien incomplètes, dans un exemplaire de l’édition de 1682, qui avait appartenu a M. de Lomenie, et pour lequel on n’avait point fait de cartons.
(Aimé Martin.)
- ↑ À propos de ce mot humanité, qui n’était point d’un usage populaire du temps où fut jouée cette pièce, M. Aimé Martin remarque justement que Molière, en l’employant, semble pressentir et critiquer à l’avance l’abus qu’en feront au commencement du siècle suivant les esprits forts, et à la fin de ce même siècle, les scélérats qui ont fait de la guillotine l’instrument de leur politique.
- ↑ Don Juan expose sa vie pour sauver celle d’un étranger, tandis qu’il est assez lâche pour immoler à ses caprices les plus faibles créatures : c’est ainsi que lovelace, dont le caractère est évidemment tracé sur celui de don Juan, est fidèle à ses amis, généreux envers ses ennemis, plein de franchise et de valeur ; et cependant sa conduite envers une jeune personne sans défense, et qu’il retient prisonnière, est celle du plus vil des scélérats.
(Geoffroy.)
- ↑ Molière, on l’a vu, a déjà attaqué le duel dans les Fâcheux, mais ici l’attaque est plus vive, et par la situation même, plus sérieuse.
- ↑ L’aventure de don Juan, qui secourt le frère de celle qu’il a séduite, n’est pas dans la pièce originale, mais on la trouve dans presque tous les romans espagnols. Elle avait d’ailleurs été mise au théâtre en 1639, par le poète Beys, dans sa comédie de l’Hôpital des Fous, acte II, scène Ire. Molière en a tiré une situation fort intéressante qu’il développe dans la scène suivante, et dont l’idée est encore empruntée aux Espagnols.
(Aimé Martin.)
était peu connu, lorsqu’un médecin d’Abbeville l’administra à Louis XIV, pendant une maladie grave que ce prince fit à Calais. Le médecin picard, nommé Dusauleboy, sûr de l’effet de son spécifique, s’asseyait sur le lit du roi, en disant : « Voilà un garçon bien malade, mais il n’en mourra pas. » Le roi ne mourut pas, et le vin émétique fit bruire ses fuseaux.