Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910/Acte IV
ACTE IV
Scène I
Quoi qu’il en soit, laissons cela : c’est une bagatelle, et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.
Hé ! monsieur, ne cherchez point à démentir ce que nous avons vu des yeux que voilà. Il n’est rien de plus véritable que ce signe de tête ; et je ne doute point que le ciel, scandalisé de votre vie, n’ait produit ce miracle pour vous convaincre, et pour vous retirer de…
Écoute. Si tu m’importunes davantage de tes sottes moralités, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus, je vais appeler quelqu’un, demander un nerf de bœuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille coups. M’entends-tu bien ?
Fort bien, monsieur, le mieux du monde. Vous vous expliquez clairement ; c’est ce qu’il y a de bon en vous, que vous n’allez point chercher de détours : vous dites les choses avec une netteté admirable[1].
Allons, qu’on me fasse souper le plus tôt que l’on pourra. Une chaise, petit garçon.
Scène II
Monsieur, voilà votre marchand, monsieur Dimanche, qui demande à vous parler.
Bon. Voilà ce qu’il nous faut, qu’un compliment de créancier. De quoi s’avise-t-il de nous venir demander de l’argent ; et que ne lui disais-tu que monsieur n’y est pas ?
Il y a trois quarts d’heure que je lui dis ; mais il ne veut pas le croire, et s’est assis là-dedans pour attendre.
Qu’il attende tant qu’il voudra.
Non, au contraire, faites-le entrer. C’est une fort mauvaise politique que de se faire celer aux créanciers. Il est bon de les payer de quelque chose ; et j’ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.
Scène III
Ah ! monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi de vous voir, et que je veux de mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d’abord ! J’avais donné ordre qu’on ne me fît parler à personne ; mais cet ordre n’est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.
Monsieur, je vous suis fort obligé.
Parbleu ! coquins, je vous apprendrai à laisser monsieur Dimanche dans une antichambre, et je vous ferai connaître les gens.
Monsieur, cela n’est rien.
Comment ! vous dire que je n’y suis pas, à monsieur Dimanche, au meilleur de mes amis !
Monsieur, je suis votre serviteur. J’étais venu…
Allons vite, un siège pour monsieur Dimanche.
Monsieur, je suis bien comme cela.
Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.
Cela n’est point nécessaire.
Ôtez ce pliant, et apportez un fauteuil.
Monsieur, vous vous moquez ; et…
Non, non, je sais ce que je vous dois ; et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.
Monsieur…
Allons, asseyez-vous.
Il n’est pas besoin, monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étais…
Mettez-vous là, vous dis-je.
Non, monsieur, je suis bien. Je viens pour…
Non, je ne vous écoute point si vous n’êtes assis.
Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je…
Parbleu ! monsieur Dimanche, vous vous portez bien.
Oui, monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu…
Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.
Je voudrais bien…
Comment se porte madame Dimanche, votre épouse ?
Fort bien, monsieur, Dieu merci.
C’est une brave femme.
Elle est votre servante, monsieur. Je venais…
Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?
Le mieux du monde.
La jolie petite fille que c’est ! je l’aime de tout mon cœur.
C’est trop d’honneur que vous lui faites, monsieur. Je vous…
Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?
Toujours de même, monsieur. Je…
Et votre petit chien Brusquet, gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?
Plus que jamais, monsieur, et nous ne saurions en chevir[2].
Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille ; car j’y prends beaucoup d’intérêt.
Nous vous sommes, monsieur, infiniment obligés. Je…
Touchez donc là, monsieur Dimanche. Êtes-vous bien de mes amis ?
Monsieur, je suis votre serviteur.
Parbleu ! je suis à vous de tout mon cœur.
Vous m’honorez trop. Je…
Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.
Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.
Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.
Je n’ai point mérité cette grâce, assurément. Mais, monsieur…
Oh çà, monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?
Non, monsieur, il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je…
Allons, vite un flambeau, pour conduire monsieur Dimanche ; et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.
Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais…
Comment ? Je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, et, de plus, votre débiteur.
Ah ! monsieur…
C’est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.
Si…
Voulez-vous que je vous reconduise ?
Ah ! monsieur, vous vous moquez ! Monsieur…
Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service[3].
Scène IV
Il faut avouer que vous avez en monsieur un homme qui vous aime bien.
Il est vrai ; il me fait tant de civilités et tant de compliments, que je ne saurais jamais lui demander de l’argent.
Je vous assure que toute sa maison périrait pour vous ; et je voudrais qu’il vous arrivât quelque chose, que quelqu’un s’avisât de vous donner des coups de bâton, vous verriez de quelle manière…
Je le crois ; mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.
Oh ! ne vous mettez pas en peine, il vous payera le mieux du monde.
Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en votre particulier.
Fi ! ne me parlez pas de cela.
Comment ? Je…
Ne sais-je pas bien que je vous dois ?
Oui. Mais…
Allons, monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.
Mais, mon argent…
Vous moquez-vous ?
Je veux…
Hé !
J’entends…
Bagatelles.
Mais…
Fi !
Je…
Fi ! vous dis-je.
Scène V
Monsieur, voilà monsieur votre père.
Ah ! me voici bien ! Il me fallait cette visite pour me faire enrager.
Scène VI
Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre ; et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons, quand nous ne laissons pas au ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs non pareilles, je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils que j’obtiens en fatiguant le ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes, dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage ; cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent à toutes heures à lasser les bontés du souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi, nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi, vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur, qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous.
Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.
Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme ; mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions ; que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du ciel, et laver, par ta punition, la honte de t’avoir fait naître.
Scène VII
Eh ! mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils. (Il se met dans son fauteuil.)
Ah ! monsieur, vous avez tort.
J’ai tort !
Monsieur…
J’ai tort !
Oui, monsieur, vous avez tort d’avoir souffert ce qu’il vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ? un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d’honnête homme, et cent autres sottises de pareille nature ! Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut vivre ? J’admire votre patience, et, si j’avais été en votre place, je l’aurais envoyé promener. (bas, à part.) Ô complaisance maudite ! à quoi me réduis-tu ?
Me fera-t-on souper bientôt ?
Scène VIII
Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.
Que pourrait-ce être ?
Il faut voir.
Scène IX
Ne soyez point surpris, don Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est un motif pressant qui m’oblige à cette visite ; et ce que j’ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater ; et vous me voyez bien changée de ce que j’étais ce matin. Ce n’est plus cette done Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetait que menaces et ne respirait que vengeance. Le ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel, tous ces honteux emportements d’un amour terrestre et grossier ; et il n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.
Tu pleures, je pense.
Pardonnez-moi.
C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, don Juan, je sais tous les dérèglements de votre vie ; et ce même ciel, qui m’a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde. Je suis revenue, grâces au ciel, de toutes mes folles pensées ; ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j’aurais une douleur extrême qu’une personne que j’ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du ciel ; et ce me sera une joie incroyable, si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce, don Juan, accordez-moi, pour dernière faveur, cette douce consolation ; ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes ; et si vous n’êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.
Pauvre femme !
Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous ; j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait toutes choses pour vous ; et toute la récompense que je vous en demande, c’est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, don Juan, je vous le demande avec larmes ; et, si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.
Cœur de tigre !
Je m’en vais après ce discours : et voilà tout ce que j’avais à vous dire.
Madame, il est tard, demeurez ici. On vous y logera le mieux qu’on pourra.
Non, don Juan, ne me retenez pas davantage.
Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.
Non, vous dis-je ; ne perdons point de temps en discours superflus. Laissez-moi vite aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.
Scène X
Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes, ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint.
C’est-à-dire que ses paroles n’ont fait aucun effet sur vous.
Vite à souper.
Fort bien.
Scène XI
Sganarelle, il faut songer à s’amender, pourtant.
Oui-dà.
Oui, ma foi, il faut s’amender. Encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous.
Oh !
Qu’en dis-tu ?
Rien. Voilà le souper.
Il me semble que tu as la joue enflée : qu’est-ce que c’est ? Parle donc. Qu’as-tu là ?
Rien.
Montre un peu. Parbleu ! c’est une fluxion qui lui est tombée sur la joue. Vite une lancette pour percer cela ! le pauvre garçon n’en peut plus, et cet abcès le pourrait étouffer. Attends : voyez comme il était mûr. Ah ! coquin que vous êtes !
Ma foi, monsieur, je voulais voir si votre cuisinier n’avait point mis trop de sel ou trop de poivre.
Allons, mets-toi là et mange. J’ai affaire de toi, quand j’aurai soupé. Tu as faim, à ce que je vois.
Je le crois bien, monsieur, je n’ai point mangé depuis ce matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du monde.
(À Ragotin, qui, à mesure que Sganarelle met quelque chose sur son assiette, la lui ôte dès que Sganarelle tourne la tête.)
Mon assiette, mon assiette ! tout doux, s’il vous plaît. Vertubleu ! petit compère, que vous êtes habile à donner des assiettes nettes ! Et vous, petit la Violette, que vous savez présenter à boire à propos !
(Pendant qu’un laquais donne à boire à Sganarelle, l’autre laquais ôte encore son assiette.)
Qui peut frapper de cette sorte ?
Qui diable nous vient troubler dans notre repas ?
Je veux souper en repos au moins, et qu’on ne laisse entrer personne.
Laissez-moi faire, je m’y en vais moi-même.
Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?
Le… qui est là !
Allons voir, et montrons que rien ne me saurait ébranler.
Ah ! pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?
Scène XII
Une chaise et un couvert, vite donc.
(À Sganarelle.)
Allons, mets-toi à table.
Monsieur, je n’ai plus faim.
Mets-toi là, te dis-je. À boire. À la santé du commandeur ! Je te la porte, Sganarelle ! qu’on lui donne du vin.
Monsieur, je n’ai pas soif.
Bois et chante ta chanson, pour régaler le commandeur.
Je suis enrhumé, monsieur.
Il n’importe. Allons. Vous autres (à ses gens.), venez, accompagnez sa voix.
Don Juan, c’est assez. Je vous invite à venir demain souper avec moi. En aurez-vous le courage ?
Oui, j’irai accompagné du seul Sganarelle.
Je vous rends grâce, il est demain jeûne pour moi.
Prends ce flambeau.
On n’a pas besoin de lumière quand on est conduit par le ciel.