Don Juan ou le Festin de pierre/Édition Louandre, 1910/Acte II
ACTE SECOND
Scène I
Notre dinse, Piarrot, tu t’es trouvé là bien à point.
Parquienne, il ne s’en est pas fallu l’épaisseur d’une éplinque, qu’ils ne se sayant nayés tous deux.
C’est donc le coup de vent d’à matin qui les avait renvarsés dans la mar ?
Aga[1], quien, Charlotte, je m’en vas te conter tout fin drait comme cela est venu ; car, comme dit l’autre, je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc j’etions sur le bord de la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste ; car, comme tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi, par fouas, je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler y a, j’ai aparçu de tout loin queuque chose qui grouillait dans gliau, et qui venait comme envars nous par secousse. Je voyais cela fixiblement, et pis tout d’un coup je voyais que je ne voyais plus rian. Hé ! Lucas, c’ai-je fait, je pense que vlà des hommes qui nageant là-bas. Voire, ce m’a-t-il fait, t’as eté au trépassement d’un chat, t’as la vue trouble[2]. Palsanquienne, c’ai-je fait, je n’ai point la vue trouble, ce sont des hommes. Point du tout, ce m’a-t-il fait, t’as la berlue. Veux-tu gager, c’ai-je fait, que je n’ai point la barlue, c’ai-je fait, et que sont deux hommes, c’ai-je fait, qui nageant droit ici, c’ai-je fait ? Morguienne, ce m’a-t-il fait, je gage que non. Oh ! çà, c’ai-je fait, veux-tu gager dix sous que si ? Je le veux bian, ce m’a-t-il fait ; et, pour te montrer, vlà argent su jeu, ce m’a-t-il fait. Moi, je n’ai point été ni fou, ni étourdi ; j’ai bravement bouté à tarre quatre pièces tapées, et cinq sous en doubles, jerniguienne, aussi hardiment que si j’avais avalé un varre de vin ; car je sis hasardeux, moi, et je vas à la débandade. Je savais bian ce que je faisais pourtant. Queuque gniais ! Enfin donc, je n’avons pas putôt eu gagé, que j’avons vu les deux hommes tout à plain, qui nous faisiant signe de les aller querir ; et moi de tirer auparavant les enjeux. Allons, Lucas, c’ai-je dit, tu vois bian qu’ils nous appelont : allons vite à leu secours. Non, ce m’a-t-il dit, ils m’ont fait pardre. Oh ! donc, tanquia, qu’à la parfin, pour le faire court, je l’ai tant sarmonné, que je nous sommes boutés dans une barque, et pis j’avons tant fait cahin caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en est venu encore deux de la même bande qui s’équiant sauvés tout seuls, et pis Mathurine est arrivée là, à qui l’en a fait les doux yeux. Vlà justement, Charlotte, comme tout ça s’est fait.
Ne m’as-tu pas dit, Piarrot, qu’il y en a un qu’est bien pu mieux fait que les autres ?
Oui, c’est le maître. Il faut que ce soit queuque gros, gros monsieu, car il a du dor à son habit tout depis le haut jusqu’en bas ; et ceux qui le servont sont des monsieux eux-mêmes ; et stapandant, tout gros monsieu qu’il est, il serait par ma fique nayé si je n’aviomme esté là.
Ardez[3] un peu !
Oh ! parguienne, sans nous, il en avait pour sa maine de fèves[4].
Est-il encore cheux toi tout nu, Piarrot ?
Nannain, ils l’avont r’habillé tout devant nous. Mon Guien, je n’en avais jamais vu s’habiller. Que d’histoires et d’engingorniaux[5] boutont ces messieux-là les courtisans ! Je me pardrais là-dedans, pour moi, et j’étais tout ébobi de voir ça. Quien, Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu tête ; et ils boutont ça, après tout, comme un gros bonnet de filasse. Ils ant des chemises qui ant des manches où j’entrerions tout brandis, toi et moi. En glieu d’haut-de-chausse, ils portont un garde-robe[6] aussi large que d’ici à Pâques ; en glieu de pourpoint, de petites brassières, qui ne leu venont pas jusqu’au brichet[7] ; et en glieu de rabats, un grand mouchoir de cou à réziau, aveuc quatre grosses houpes de linge qui leu pendont sur l’estomaque. Ils avont itou d’autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes ; et parmi tout ça, tant de rubans, tant de rubans, que c’est une vraie piquié. Ignia pas jusqu’aux souliers qui n’en soyont farcis tout depis un bout jusqu’à l’autre ; et ils sont faits d’une façon que je me romprais le cou aveuc.
Par ma fi, Piarrot, il faut que j’aille voir un peu ça.
Oh ! acoute un peu auparavant, Charlotte. J’ai queuque autre chose à te dire, moi.
Et bian ! dis, qu’est-ce que c’est ?
Vois-tu, Charlotte, il faut, comme dit l’autre, que je débonde mon cœur. Je t’aime, tu le sais bian, et je sommes pour être mariés ensemble ; mais, marguienne, je ne suis point satisfait de toi.
Quement ? qu’est-ce que c’est donc qu’iglia ?
Iglia que tu me chagraignes l’esprit, franchement.
Et quement donc ?
Tétiguienne, tu ne m’aimes point.
Ah ! ah ! n’est-ce que ça ?
Oui, ce n’est que ça, et c’est bian assez.
Mon Guieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la même chose.
Je te dis toujou la même chose, parce que c’est toujou la même chose ; et, si ce n’était pas toujou la même chose, je ne te dirais pas toujou la même chose.
Mais, qu’est-ce qu’il te faut ? Que veux-tu ?
Jerniquienne ! je veux que tu m’aimes.
Est-ce que je ne t’aime pas ?
Non, tu ne m’aimes pas, et si, je fais tout ce que je pis pour ça. Je t’achète, sans reproche, des rubans à tous les marciers qui passont ; je me romps le cou à t’aller dénicher des marles ; je fais jouer pour toi les vielleux quand ce vient ta fête ; et tout ça, comme si je me frappais la tête contre un mur. Vois-tu, ça n’est ni biau ni honnête de n’aimer pas les gens qui nous aimont.
Mais, mon Guieu, je t’aime aussi.
Oui, tu m’aimes d’une belle dégaine !
Quement veux-tu donc qu’on fasse ?
Je veux que l’en fasse comme l’en fait, quand l’en aime comme il faut.
Ne t’aimé-je pas aussi comme il faut ?
Non. Quand ça est, ça se voit, et l’en fait mille petites singeries aux personnes quand on les aime du bon du cœur. Regarde la grosse Thomasse, comme elle est assotée du jeune Robain ; alle est toujou autour de li à l’agacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al li fait queuque niche, ou li baille quelque taloche en passant ; et l’autre jour qu’il était assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous li, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarni, vlà où l’en voit les gens qui aimont ; mais toi, tu ne me dis jamais mot, t’es toujou là comme eune vraie souche de bois ; et je passerais vingt fois devant toi, que tu ne te grouillerais pas pour me bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose. Ventreguienne ! ça n’est pas bian, après tout ; et t’es trop froide pour les gens.
Que veux-tu que j’y fasse ? c’est mon himeur, et je ne me pis refondre.
Ignia himeur qui quienne. Quand en a de l’amiquié pour les personnes, l’en en baille toujou queuque petite signifiance.
Enfin, je t’aime tout autant que je pis ; et si tu n’es pas content de ça, tu n’as qu’à en aimer queuque autre.
Hé bian ! vlà pas mon compte ? Tétigué ! si tu m’aimais, me dirais-tu ça ?
Pourquoi me viens-tu aussi tarabuster l’esprit ?
Morgué ! queu mal te fais-je ? Je ne te demande qu’un peu d’amiquié.
Hé bien ! laisse faire aussi, et ne me presse point tant. Peut-être que ça viendra tout d’un coup sans y songer.
Touche donc là, Charlotte.
Hé bien ! quien.
Promets-moi donc que tu tâcheras de m’aimer davantage.
J’y ferai tout ce que je pourrai ; mais il faut que ça vienne de lui-même. Piarrot, est-ce là ce monsieu ?
Oui, le vlà.
Ah ! mon Guieu, qu’il est genti, et que ç’aurait été dommage qu’il eût été nayé !
Je revians tout à l’heure ; je m’en vas boire chopaine, pour me rebouter tant soit peu de la fatigue que j’ais eue[8].
Scène II
Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le projet que nous avions fait ; mais, à te dire vrai, la paysanne que je viens de quitter répare ce malheur, et je lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le chagrin que me donnait le mauvais succès de notre entreprise. Il ne faut pas que ce cœur m’échappe, et j’y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir longtemps de pousser des soupirs.
Monsieur, j’avoue que vous m’étonnez. À peine sommes-nous échappés d’un péril de mort, qu’au lieu de rendre grâce au ciel de la pitié qu’il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer sa colère par vos fantaisies accoutumées et vos amours cr…
Paix ! coquin que vous êtes ; vous ne savez ce que vous dites, et monsieur sait ce qu’il fait. Allons.
Ah ! ah ! d’où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli ? et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l’autre ?
Assurément. (à part.) Autre pièce nouvelle.
D’où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi ! dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes ?
Vous voyez, monsieu.
Êtes-vous de ce village ?
Oui, monsieu.
Et vous y demeurez ?
Oui, monsieu.
Vous vous appelez… ?
Charlotte, pour vous servir.
Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont pénétrants !
Monsieu, vous me rendez toute honteuse.
Ah ! n’ayez point de honte d’entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu’en dis-tu ? Peut-on rien voir de plus agréable ? Tournez-vous un peu, s’il vous plaît. Ah ! que cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce. Ah ! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement. Ah ! qu’ils sont beaux ! Que je voie un peu vos dents, je vous prie. Ah ! qu’elles sont amoureuses, et ces lèvres appétissantes ! Pour moi, je suis ravi, et je n’ai jamais vu une si charmante personne.
Monsieu, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c’est pour vous railler de moi.
Moi, me railler de vous ? Dieu m’en garde ! Je vous aime trop pour cela, et c’est du fond du cœur que je vous parle.
Je vous suis bien obligée, si ça est.
Point du tout, vous ne m’êtes point obligée de tout ce que je dis ; et ce n’est qu’à votre beauté que vous en êtes redevable.
Monsieu, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n’ai pas d’esprit pour vous répondre.
Sganarelle, regarde un peu ses mains.
Fi ! monsieu, elles sont noires comme je ne sais quoi.
Ah ! que dites-vous là ? Elles sont les plus belles du monde : souffrez que je les baise, je vous prie.
Monsieu, c’est trop d’honneur que vous me faites ; et si j’avais su ça tantôt, je n’aurais pas manqué de les laver avec du son.
Et dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n’êtes pas mariée, sans doute ?
Non, monsieu ; mais je dois bientôt l’être avec Piarrot, le fils de la voisine Simonette.
Quoi ? une personne comme vous serait la femme d’un simple paysan ! Non, non, c’est profaner tant de beautés, et vous n’êtes pas née pour demeurer dans un village. Vous méritez, sans doute, une meilleure fortune, et le ciel, qui le connaît bien, m’a conduit ici tout exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos charmes ; car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon cœur, et il ne tiendra qu’à vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l’état où vous méritez d’être. Cet amour est bien prompt, sans doute ; mais quoi ! c’est un effet, Charlotte, de votre grande beauté ; et l’on vous aime autant en un quart d’heure, qu’on ferait une autre en six mois.
Aussi vrai, monsieu, je ne sais comment faire quand vous parlez. Ce que vous dites me fait aise, et j’aurais toutes les envies du monde de vous croire ; mais on m’a toujou dit qu’il ne faut jamais croire les monsieux, et que vous autres courtisans êtes des enjoleus, qui ne songez qu’à abuser les filles.
Je ne suis pas de ces gens-là.
Il n’a garde.
Voyez-vous, monsieu, il n’y a pas de plaisir à se laisser abuser. Je suis une pauvre paysanne ; mais j’ai l’honneur en recommandation, et j’aimerais mieux me voir morte que de me voir déshonorée.
Moi, j’aurais l’âme assez méchante pour abuser une personne comme vous ? je serais assez lâche pour vous déshonorer ? Non, non, j’ai trop de conscience pour cela. Je vous aime, Charlotte, en tout bien et en tout honneur ; et, pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que je n’ai point d’autre dessein que de vous épouser. En voulez-vous un plus grand témoignage ? M’y voilà prêt, quand vous voudrez ; et je prends à témoin l’homme que voilà, de la parole que je vous donne.
Non, non, ne craignez point. Il se mariera avec vous tant que vous voudrez.
Ah ! Charlotte, je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Vous me faites grand tort de juger de moi par les autres ; et, s’il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu’à abuser des filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincérité de ma foi ; et puis votre beauté vous assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes de craintes : vous n’avez point l’air, croyez-moi, d’une personne qu’on abuse ; et, pour moi, je vous l’avoue, je me percerais le cœur de mille coups, si j’avais eu la moindre pensée de vous trahir.
Mon Dieu ! je ne sais si vous dites vrai, ou non ; mais vous faites que l’on vous croit.
Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je vous réitère encore la promesse que je vous ai faite. Ne l’acceptez-vous pas ? et ne voulez-vous pas consentir à être ma femme ?
Oui, pourvu que ma tante le veuille.
Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez bien de votre part.
Mais au moins, monsieu, ne m’allez pas tromper, je vous prie ! Il y aurait de la conscience à vous, et vous voyez comme j’y vais à la bonne foi.
Comment ! il semble que vous doutiez encore de ma sincérité ! Voulez-vous que je fasse des serments épouvantables ? Que le ciel…
Mon Dieu, ne jurez point ! je vous crois.
Donnez-moi donc un petit baiser pour gage de votre parole.
Oh ! monsieu, attendez que je soyons mariés, je vous prie. Après ça, je vous baiserai tant que vous voudrez.
Hé bien ! belle Charlotte, je veux tout ce que vous voulez ; abandonnez-moi seulement votre main, et souffrez que, par mille baisers, je lui exprime le ravissement où je suis…
Scène III
Tout doucement, monsieu ; tenez-vous, s’il vous plaît. Vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la purésie.
Qui m’amène cet impertinent ?
Je vous dis qu’ous vous tegniez, et qu’ou ne caressiais point nos accordées.
Ah ! que de bruit !
Jerniquienne ! ce n’est pas comme ça qu’il faut pousser les gens.
Et laisse-le faire aussi, Piarrot.
Quement ? que je le laisse faire ? Je ne veux pas, moi.
Ah !
Tétiguienne ! parce qu’ous êtes monsieu, vous viendrez caresser nos femmes à note barbe ? Allez-v’s-en caresser les vôtres.
Heu ?
Heu. (don Juan lui donne un soufflet.) Tétigué ! ne me frappez pas. (autre soufflet.) Oh ! jernigué ! (autre soufflet.) Ventregué ! (autre soufflet.) Palsangué ! morguienne ! ça n’est pas bian de battre les gens, et ce n’est pas là la récompense de v’s avoir sauvé d’être nayé.
Piarrot, ne te fâche point.
Je me veux fâcher ; et t’es une vilaine, toi, d’endurer qu’on te cajole.
Oh ! Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses. Ce monsieu veut m’épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.
Quement ? jerni ! tu m’es promise.
Ça n’y fait rien, Piarrot. Si tu m’aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne madame ?
Jerniguié ! non. J’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.
Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine. Si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.
Ventreguienne ! je gni en porterai jamais, quand tu m’en paierais deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t’écoutes ce qu’il te dit ? Morguienne ! si j’avais su ça tantôt, je me serais bian gardé de le tirer de gliau, et je gli aurais baillé un bon coup d’aviron sur la tête.
Qu’est-ce que vous dites ?
Jerniguienne ! je ne crains parsonne.
Attendez-moi un peu.
Je me moque de tout, moi.
Voyons cela.
J’en avons bian vu d’autres.
Ouais.
Hé ! monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C’est conscience de le battre. (à Pierrot, en se mettant entre lui et don Juan.) Écoute, mon pauvre garçon, retire-toi, et ne lui dis rien.
Je veux lui dire, moi.
Ah ! je vous apprendrai.
Peste soit du maroufle !
Te voilà payé de ta charité.
Jarni ! je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci[9].
Scène IV
Enfin je m’en vais être le plus heureux de tous les hommes, et je ne changerais pas mon bonheur à toutes les choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez ma femme, et que…
Scène V
Ah ! ah !
Monsieu, que faites-vous donc là avec Charlotte ? Est-ce que vous lui parlez d’amour aussi ?
Non. Au contraire, c’est elle qui me témoignait une envie d’être ma femme, et je lui répondais que j’étais engagé avec vous.
Qu’est-ce que c’est donc que vous veut Mathurine ?
Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudrait bien que je l’épousasse ; mais je lui dis que c’est vous que je veux.
Quoi ! Charlotte…
Tout ce que vous lui direz sera inutile ; elle s’est mis cela dans la tête.
Quement donc ! Mathurine…
C’est en vain que vous lui parlerez ; vous ne lui ôterez point cette fantaisie.
Est-ce que… ?
Il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison.
Je voudrais…
Elle est obstinée comme tous les diables.
Vrament…
Ne lui dites rien, c’est une folle.
Je pense…
Laissez-la là, c’est une extravagante.
Non, non, il faut que je lui parle.
Je veux voir un peu ses raisons.
Quoi !…
Je gage qu’elle va vous dire que je lui ai promis de l’épouser.
Je…
Gageons qu’elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la prendre pour femme.
Holà ! Charlotte, ça n’est pas bian de courir su le marché des autres.
Ça n’est pas honnête, Mathurine, d’être jalouse que monsieu me parle.
C’est moi que monsieu a vue la première.
S’il vous a vue la première, il m’a vue la seconde, et m’a promis de m’épouser.
Eh bien ! que vous ai-je dit ?
Je vous baise les mains ; c’est moi, et non pas vous, qu’il a promis d’épouser.
N’ai-je pas deviné ?
À d’autres, je vous prie ; c’est moi, vous dis-je.
Vous vous moquez des gens ; c’est moi, encore un coup.
Le vlà qui est pour le dire, si je n’ai pas raison.
Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.
Est-ce, monsieu, que vous lui avez promis de l’épouser ?
Vous vous raillez de moi.
Est-il vrai, monsieu, que vous lui avez donné parole d’être son mari ?
Pouvez-vous avoir cette pensée ?
Vous voyez qu’al le soutient.
Laissez-la faire.
Vous êtes témoin comme al l’assure.
Laissez-la dire.
Non, non, il faut savoir la vérité.
Il est question de juger ça.
Oui, Mathurine, je veux que monsieu vous montre votre bec jaune.
Oui, Charlotte, je veux que monsieu vous rende un peu camuse[10].
Monsieu, videz la querelle, s’il vous plaît.
Mettez-nous d’accord, monsieu.
Vous allez voir.
Vous allez voir vous-même.
Dites.
Parlez.
Que voulez-vous que je dise ? Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu’il soit nécessaire que je m’explique davantage ? Pourquoi m’obliger là-dessus à des redites ? Celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas, en elle-même, de quoi se moquer des discours de l’autre ; et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j’accomplisse ma promesse ? Tous les discours n’avancent point les choses. Il faut faire, et non pas dire ; et les effets décident mieux que les paroles. Aussi n’est-ce rien que par là que je vous veux mettre d’accord, et l’on verra, quand je me marierai, laquelle des deux a mon cœur. (bas, à Mathurine.) Laissez-lui croire ce qu’elle voudra. (bas, à Charlotte.) Laissez-la se flatter dans son imagination. (bas, à Mathurine.) Je vous adore. (bas, à Charlotte.) Je suis tout à vous. (bas, à Mathurine.) Tous les visages sont laids auprès du vôtre. (bas, à Charlotte.) On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. (haut.) J’ai un petit ordre à donner, je viens vous retrouver dans un quart d’heure[11].
Scène VI
Je suis celle qu’il aime, au moins.
C’est moi qu’il épousera.
Ah ! pauvres filles que vous êtes, j’ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi l’une et l’autre : ne vous amusez point à tous les contes qu’on vous fait, et demeurez dans votre village.
Scène VII
Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas.
Mon maître est un fourbe, il n’a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d’autres ; c’est l’épouseur du genre humain, et… (apercevant don Juan.) Cela est faux[12] ; et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire qu’il en a menti. Mon maître n’est point l’épouseur du genre humain, il n’est point fourbe, il n’a pas dessein de vous tromper, et n’en a point abusé d’autres. Ah ! tenez, le voilà ; demandez-le plutôt à lui-même.
Oui !
Monsieur, comme le monde est plein de médisants, je vais au-devant des choses ; et je leur disais que, si quelqu’un leur venait dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de lui dire qu’il en aurait menti.
Sganarelle !
Oui, monsieur est homme d’honneur ; je le garantis tel.
Hon !
Ce sont des impertinents.
Scène VIII
Monsieur, je viens vous avertir qu’il ne fait pas bon ici pour vous.
Comment ?
Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent arriver ici dans un moment ; je ne sais pas par quel moyen ils peuvent vous avoir suivi ; mais j’ai appris cette nouvelle d’un paysan qu’ils ont interrogé, et auquel ils vous ont dépeint. L’affaire presse, et le plus tôt que vous pourrez sortir d’ici sera le meilleur.
Scène IX
Une affaire pressante m’oblige de partir d’ici ; mais je vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous ai donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles avant qu’il soit demain au soir.
Scène X
Comme la partie n’est pas égale, il faut user de stratagème, et éluder adroitement le malheur qui me cherche. Je veux que Sganarelle se revête de mes habits, et moi…
Monsieur, vous vous moquez. M’exposer à être tué sous vos habits, et… !
Allons vite, c’est trop d’honneur que je vous fais ; et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son maître[13].
Je vous remercie d’un tel honneur. seul. Ô Ciel, puisqu’il s’agit de mort, fais-moi la grâce de n’être point pris pour un autre !
- ↑ Aga est une interjection d’admiration encore usitée dans quelques pays de France.
- ↑ Ce dicton se trouve dans la Comédie des Proverbes, d’Adrien de Montluc : « Tu as la berlue ; je crois que tu as été au trépassement d’un chat, tu vois trouble. » (Auger.) — On peut penser que cela se rattache à une croyance générale au moyen âge, et qui avait son origine dans la magie, croyance d’après laquelle on tuait un chat noir, quand on voulait se livrer à quelque enchantement, la forme du chat étant l’une de celles que le diable prenait de préférence dans ses transformations.
- ↑ Ardez, abréviation de regardez.
- ↑ On dit figurément, il en a pour sa mine de fèves, pour : il a été attrapé, il en a eu pour son compte. La mine est une mesure qui contient la moitié d’un setier. (Aimé Martin.)
- ↑ Engingorniaux, parure, ornement de cou.
- ↑ Les villageoises portaient alors sur leur jupon une espèce de tablier appelé garde-robe. (Aimé Martin.)
- ↑ Le creux qui est au haut de l’estomac. Ce mot dérive de l’allemand brechen, rompre, couper.
(Ménage.)
- ↑ C’est dans le Pédant joué de Cyrano de Bergerac, que se trouve, sur notre théâtre, le premier emploi du langage des paysans. Cette scène en offre le second exemple.
- ↑ Quoique le lecteur n’ait pas besoin d’être renseigné sur les beautés d’une pièce de théâtre, et que nous soyons, comme on le voit, fort sobre de commentaires admiratifs, nous nous laissons entraîner ici, pour nous joindre au lecteur, et remarquer avec lui l’admirable souplesse du talent de Molière, qui sait peindre avec des traits. Nous avons vu, depuis le Festin de Pierre, bien des paysans sur la scène, mais ce n’est qu’ici que nous sommes vraiment au village.
- ↑ Métaphoriquement, casser le nez, rendre confus. On remarquera, dit M. Génin, que l’on emploie à rendre la même pensée deux images contraires, être camus, et avoir un pied de nez.
- ↑ L’idée si heureuse et si habilement exploitée, de faire courtiser en même temps deux villageoises par don Juan, appartient tout entière à Molière.
- ↑ L’arrivée de don Juan au moment où son valet le traite impitoyablement est encore une situation empruntée à la pièce originale et à celle de Dorimond ; mais Molière garde partout la supériorité.
- ↑ Ce troc d’habits se trouve dans les deux imitations françaises du Festin de Pierre, qui ont précédé celle de Molière ; mais il n’y est pas seulement en projet comme ici, il s’exécute sur le théâtre même : don Juan s’évade, et son valet, tombé entre les mains des archers, leur échappe par un mensonge.
Anger.