Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 338-352).


CHAPITRE XXII.

Consacré surtout à des mariages.


On était arrivé à l’époque où le docteur et Mme  Blimber donnaient leur grande fête du milieu de l’année. Ils priaient, comme toujours, chaque jeune homme appartenant à cet établissement distingué, de vouloir bien leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux. Cette soirée commençait de bonne heure, à sept heures et demie, et l’on dansait des quadrilles. Puis les jeunes gens, conservant toujours une gravité décente, se rendaient dans leurs familles, l’esprit repu de connaissances. Le jeune Skettles était parti à l’étranger, où son père, sir Barnet Skettles, grâce à sa popularité, avait obtenu un poste diplomatique : le jeune homme était là, comme un ornement à demeure de la maison dont M. Skettles et lady Skettles faisaient les honneurs à la satisfaction de leurs compatriotes des deux sexes : ce qui était considéré comme un prodige d’habileté. M. Tozer, actuellement un jeune homme de haute taille, portant des bottes à la Wellington, était farci d’antiquité, à tel point qu’il aurait pu tenir tête à un vrai Romain des temps jadis pour la connaissance de la langue anglaise ; c’était un glorieux résultat qui causait de bien tendres émotions à ses bons parents ; mais les lauriers de Tozer empêchaient de dormir le père et la mère de M. Briggs. La tête de ce pauvre garçon ressemblait à une malle d’effets mal rangée : tout y était si dru et si serré que, lorsqu’il désirait quelque chose, il ne pouvait jamais mettre la main dessus : aussi ses parents avaient l’oreille basse. Les fruits que le jeune Briggs avait si péniblement cueillis sur l’arbre de la science avaient été soumis à un tel pressurage, qu’ils n’avaient rien conservé de leur forme ou de leur saveur naturelle ; on pouvait les comparer moralement à des poires tapées. Quant au petit Bitherstone, il était en bien meilleur état ; le système de l’établissement avait eu sur lui un heureux résultat, qui, du reste, n’était pas rare ; du moment que la machine à science avait cessé de fonctionner, elle n’avait plus laissé chez lui aucune impression. En ce moment, il était à bord d’un navire chargé pour le Bengale, et il était en train d’oublier si rapidement tout ce qu’il avait appris, qu’il n’était pas bien sûr de faire durer les déclinaisons des substantifs jusqu’au bout de la traversée.

Le docteur Blimber avait l’habitude, le matin du jour où il donnait sa soirée, de dire à ses élèves : « Messieurs, nous reprendrons nos études le 25 du mois prochain. » Cette fois il se départit de l’usage et leur dit : « Messieurs, lorsque notre ami Cincinnatus se retira dans ses terres, il ne présenta au sénat personne pour être son successeur. Eh bien ! voici un Romain, et il mit sa main sur l’épaule de M. Feeder, bachelier ès lettres, voici un Romain dont on peut dire adolescens imprimis gravis et doctus que moi, Cincinnatus émérite, je désire présenter à mon petit sénat, comme devant être leur futur dictateur. Messieurs, nous reprendrons nos études le 25 du mois prochain, sous les auspices de M. Feeder, bachelier ès lettres. » À cette nouvelle que le docteur Blimber était déjà allé personnellement et poliment annoncer à tous les parents, les jeunes gens applaudirent. M. Tozer, au nom des élèves de l’établissement, fit immédiatement cadeau au docteur d’un encrier en argent : il prononça un speech dans lequel la langue maternelle n’avait qu’une fort petite part : il y avait quinze citations latines et sept citations grecques ; les plus jeunes étaient furieux, et, de dépit, ils poussaient des oh ! et des ah ! « Que le vieux Tozer fasse ce qu’il veut, disaient-ils, mais nous n’avons pas donné notre argent pour qu’il aille faire son pédant avec ! Pourquoi donc ça serait-il au vieux Tozer plutôt qu’à un autre de donner cet encrier ? Ce n’est pas son encrier à lui, c’est à tout le monde, il n’a pas le droit de s’en donner les gants. » Et leur mécontentement s’exhalait en murmures au milieu desquels ils paraissaient prendre plaisir à se venger de lui en l’appelant : « vieux Tozer ! » consolation bien innocente, mais bien sentie.

Pas un mot, pas la moindre allusion n’avait été faite devant ces jeunes gens au mariage projeté entre M. Feeder, bachelier ès lettres et la belle Cornélia Blimber. Le docteur Blimber surtout se donnait une peine infinie pour prendre l’air de quelqu’un qu’un événement pareil surprendrait au plus haut point : ce qui n’empêchait pas que la chose fût parfaitement connue de tous les jeunes gens : la preuve c’est que, quand ceux-ci partirent pour aller rejoindre leurs parents et amis, ils prirent congé de M. Feeder en le plaignant de tout leur cœur.

M. Feeder au contraire voyait se réaliser ses rêves les plus romanesques. Le docteur s’était décidé à faire badigeonner l’extérieur de la maison et à la remettre à neuf ; puis à céder son établissement avec Cornélia, l’un portant l’autre. Les peintres se mirent à l’ouvrage le jour même du départ des jeunes gens ; et déjà était arrivé le jour du mariage. C’était le matin, on attendait Cornélia pour la conduire à l’autel avec une paire de lunettes neuves.

Le docteur et ses doctes mollets, Mme  Blimber et M. Feeder, bachelier ès lettres, avec ses mains longues et osseuses et ses cheveux en brosse, et le frère de M. Feeder, le révérend Alfred Feeder, licencié ès lettres, qui devait donner la bénédiction nuptiale, étaient tous réunis dans le salon. Cornélia avec ses fleurs d’oranger et ses demoiselles d’honneur venait de descendre, et comme autrefois elle semblait un peu trop serrée, mais toujours charmante. Au même moment, la porte s’ouvre, et le jeune domestique myope annonce à haute voix :

« M. et Mme  Toots ! »

Aussitôt entre M. Toots, qui est devenu un fort gaillard et qui donne le bras à une dame dont la mise est riche et distinguée, et dont les yeux noirs brillent du plus vif éclat.

« Madame Blimber, dit M. Toots, permettez-moi de vous présenter ma femme. »

Mme  Blimber est enchantée de la voir. Elle garde un peu son quant-à-elle, mais elle se montre très-affable.

« Comme vous me connaissez depuis bien longtemps, vous savez, dit M. Toots, permettez-moi de vous dire que c’est une des femmes les plus remarquables du monde.

— Ah ! mon ami, dit Mme  Toots, avec une petite moue grondeuse.

— Ma parole d’honneur ! dit M. Toots, je… je… je vous jute, Mme  Blimber, que c’est une femme comme on n’en voit guère. »

Mme  Toots rit de tout son cœur, et Mme  Blimber la conduit à Cornélia. M. Toots présente ses hommages à la mariée et salue son ancien maître, qui lui dit par allusion à son mariage : « Eh bien, Toots, vous voilà donc enrôlé dans notre confrérie ? n’est-ce pas, Toots ? » Après quoi M. Toots se retire avec M. Feeder, bachelier ès lettres, dans l’embrasure d’une fenêtre.

M. Feeder, en veine de gaieté, donne malicieusement un coup du revers de sa main droite sur l’abdomen de M. Toots et lui dit en éclatant de rire :

« Eh bien, mon vieux ! dit M. Feeder, nous y voilà donc ! il n’y a plus à s’en dédire, nous sommes pris au même trébuchet. Eh ! eh ! eh !

— Feeder, reprit M. Toots, recevez mes félicitations. Si vous êtes aus… aus… aussi heureux en hyménée que je le suis moi-même, vous n’aurez rien à désirer.

— Je n’oublie pas les vieux amis, moi, comme vous voyez. Je les invite à mon mariage.

— Feeder, répondit Toots avec gravité, plusieurs circonstances m’ont empêché de vous faire part de mon mariage. Premièrement, je vous avais parlé comme un imbécile de mes projets sur miss Dombey ; je craignis, en vous invitant à mon mariage, de vous donner à croire que c’était elle que j’épousais. Il aurait fallu des explications qui, je vous le jure sur ma parole d’honneur, dans un moment critique comme celui-là, m’auraient complétement bouleversé. Secondement, notre mariage a eu lieu tout à fait en famille. Il n’y avait là qu’un ami de ma femme et le mien, qui est capitaine dans… dans… je ne sais pas au juste dans quoi, mais ça ne fait rien. J’espère, Feeder, qu’en vous envoyant, avant de faire mon voyage à l’étranger avec Mme  Toots, une lettre qui vous annonçait mon mariage, j’ai rempli les devoirs de l’amitié.

— Toots, mon garçon, dit M. Feeder en lui donnant force poignées de main, ce que j’en disais, c’était pour plaisanter.

— Maintenant, Feeder, dit M. Toots, je serais bien aise de savoir ce que vous pensez de mon union.

— Superbe ! répondit Feeder.

— Vous trouvez que c’est superbe, n’est-ce pas, Feeder ? dit M. Toots d’un ton solennel ! Eh bien ! jugez comme ce mariage doit être superbe pour moi personnellement ! Car vous ne pouvez pas vous figurer combien cette femme est extraordinaire. »

M. Feeder ne dit pas non. Mais M. Toots, secouant énergiquement la tête, insista pour bien faire comprendre qu’il était impossible de se figurer la chose en réalité.

— Vous savez, dit M. Toots, ce que je voulais dans une femme, c’était, en un mot, du bon sens. De l’argent, Feeder, j’en avais. Mais du bon sens, ce n’était pas mon fort !

— Oh ! pardon ! pardon ! vous en aviez, Toots, dit tout doucement Feeder. » Mais Toots repartit :

« Non, Feeder, je n’en avais pas ! Pourquoi le cacherais-je ? je n’en avais pas. Je savais qu’il y en avait là à revendre, dit M. Toots en tendant la main du côté de sa femme. Je n’avais pas de parent à compromettre ou à blesser sous le rapport de la condition sociale, car je n’avais pas de parents du tout. Le fait est que je n’avais personne qui me touchât de près, je n’avais que mon tuteur, et je vous dirai, Feeder, que je l’ai toujours considéré comme un pirate, comme un corsaire. Il n’était donc pas vraisemblable, comme bien vous pensez, que j’irais lui demander son avis.

— Certainement non, dit M. Feeder.

— En conséquence, j’ai agi à ma guise. Ce fut un beau jour pour moi, Feeder, que celui où je pris ce parti ! Il n’y a que moi qui puisse savoir tout ce qu’il y a de capacité dans cette femme-là. Si jamais les droits des femmes et… etc. etc., ont besoin d’un bon défenseur, on peut compter sur sa puissante intelligence, je vous le promets. Suzanne, ma chère, dit tout à coup M. Toots en passant la tête entre les deux rideaux de la fenêtre, je vous en prie, ne vous animez pas.

— Non, mon ami, dit Mme  Toots, je cause un peu seulement.

— Mais, mon ange, dit M. Toots, je vous en prie, ne vous animez pas. Vous savez qu’il faut vous ménager : ainsi ne vous animez pas, ma chère Suzanne. Elle s’échauffe facilement, si vous saviez, dit M. Toots en prenant Mme  Blimber à part, et une fois lancée, elle oublie les prescriptions du médecin. »

Mme  Blimber insistait auprès de Mme  Toots sur la nécessité de prendre des précautions pour sa santé, lorsque M. Feeder, bachelier ès lettres, lui offrit le bras, et descendit avec elle rejoindre les voitures en bas pour aller à l’église. Le docteur Blimber donnait le bras à Mme  Toots ; M. Toots conduisait la belle mariée ; autour des fines lunettes voltigeaient, comme deux papillons, deux petites demoiselles d’honneur vêtues de robes légères. Le frère de M. Feeder, M. Alfred Feeder, licencié ès lettres, avait pris les devants pour être prêt à remplir ses fonctions.

La cérémonie se passa admirablement bien. Cornélia avec ses petits cheveux crépus, y alla de bon cœur, comme aurait pu dire Coq-Hardi ; et le docteur Blimber donna sa fille à cet homme, en père bien préparé à la séparation. Les deux petites demoiselles d’honneur, à robes de gaze, parurent très-émues : Mme Blimber fut attendrie, mais d’une manière décente ; elle dit au révérend M. Alfred Feeder, licencié ès lettres, en revenant à la maison, que si elle avait pu seulement voir Cicéron dans sa retraite de Tusculum, elle n’aurait plus rien à demander.

Il y eut ensuite un déjeuner qui se passa également en famille : l’entrain de M. Feeder fut si effrayant et gagna tellement Mme Toots, que, plusieurs fois, M. Toots lui dit à travers la table : « Ma chère Suzanne, ne vous animez pas ! » Ce qu’il y eut de mieux, c’est que M. Toots crut de son devoir de faire un speech, et en dépit des signes télégraphiques de Mme Toots, qui voulait l’en dissuader, il se produisit en public pour la première fois de sa vie.

« Vraiment, dit M. Toots, dans une maison où tout ce que l’on a fait pour moi… de manière à… à… à… me troubler quelquefois les idées, j’en ai peur, mais ça ne fait rien et je n’en fais reproche à personne, dans une maison où j’ai toujours été traité comme un membre de la famille du docteur Blimber, où j’ai eu pendant un temps considérable un pupitre à part pour moi tout seul, je ne peux… je ne peux… laisser mon ami Feeder se… se…

— Se marier, souffla Mme Toots.

— Il ne sera pas hors de saison et sans intérêt, continua M. Toots avec une figure radieuse, de faire observer que ma femme, ici présente, est une femme tout à fait remarquable et s’en tirerait beaucoup mieux que moi… Je ne puis, disais-je, laisser mon ami Feeder se marier… surtout à… à…

— À miss Blimber, souffla derechef Mme Toots.

— À madame Feeder, mon amour, dit tout bas M. Toots, sur le ton d’une conversation particulière, eux que Dieu a unis, comme dit l’Évangile, qu’aucun homme… vous savez ce que je veux dire ; je ne puis donc laisser mon ami Feeder se marier surtout avec Mme Feeder sans proposer leurs… leurs santés ; et puisse, ajouta M. Toots en fixant ses yeux sur sa femme pour s’inspirer dans son poétique essor, puisse la torche de l’hyménée devenir un phare de bonheur, puissent les fleurs dont nous avons, en ce jour, jonché le sol sous leurs pas bann… bann… bannir pour toujours la tristesse ! »

Le docteur Blimber, qui adorait les métaphores, fut charmé de celle-ci.

« Bravo ! Toots, dit-il. Bravo ! c’est fort bien dit, vraiment ; » et il applaudit en même temps d’un signe de tête. M. Feeder répondit par un discours comique saupoudré de sentiment. M. Alfred Feeder, licencié ès lettres, félicita beaucoup le docteur et Mme  Blimber. M. Feeder, bachelier ès lettres, ne fit pas moins de compliments aux petites demoiselles d’honneur en robes de gaze. Puis, le docteur Blimber prononça d’une voix sonore quelques pensées dans le genre pastoral. Il parla du toit de roseaux sous lequel Mme  Blimber et lui avaient l’intention d’habiter, et de l’abeille qui viendrait bourdonner autour de leur chaumière. Quelques moments après, comme les yeux du docteur commençaient à clignoter, et que son gendre, entre autres déclarations saugrenues, disait qu’ils n’étaient pas pressés et demandait à Mme  Toots si elle ne chantait pas, la discrète Mme  Blimber leva la séance et conduisit Cornélia aussi calme qu’à l’ordinaire dans la chaise de poste qui l’emporta avec l’homme de son cœur.

M. et Mme  Toots se retirèrent à l’hôtel de Bedford, où Mme  Toots avait habité autrefois sous le nom de Suzanne Nipper. Ils y trouvèrent une lettre qui prit à M. Toots un temps si considérable à lire, que Mme  Toots en fut effrayée.

« Ma chère Suzanne, dit M. Toots, la peur est encore plus dangereuse que l’animation. Je vous en supplie, soyez calme.

— De qui est cette lettre ? demanda Mme  Toots.

— Elle est… elle est… du capitaine Gills, mon amour, dit M. Toots. Ne vous animez pas. Walter et miss Dombey sont attendus à Londres d’un moment à l’autre.

— Monsieur, dit Mme  Toots, en se levant tout à coup de dessus le canapé et fort pâle, ne me trompez pas, c’est inutile… ils sont déjà arrivés, je le lis sur votre visage !

— Quelle femme étonnante ! s’écria M. Toots au comble de l’admiration. Oui, vous avez raison, mon amour, ils sont arrivés. Miss Dombey a vu son père et ils sont réconciliés.

— Réconciliés ! s’écria Mme  Toots en frappant des mains.

— Ma chère, dit M. Toots, je vous en prie, ne vous animez pas. Rappelez-vous l’ordonnance du médecin. Le capitaine Gills me dit… c’est-à-dire, il ne me le dit pas… mais d’après ce que je peux deviner, il me donne à entendre que miss Dombey a emmené son père de la vieille maison dans celle qu’elle habite avec Walter. M. Dombey est fort malade… on croit qu’il en mourra, et miss Dombey ne le quitte ni jour ni nuit. »

Mme  Toots se mit à sangloter.

« Ma chère Suzanne, dit M. Toots, je vous en prie, rappelez-vous les prescriptions du médecin, si vous le pouvez ! Si cela vous est impossible, ça ne fait rien… mais essayez toujours. »

Sa femme, reprenant tout à coup ses anciennes façons, se mit à le supplier avec tant d’instances de la conduire auprès sa petite chérie, de sa bonne maîtresse, de son cher trésor, que M. Toots, dont la sympathie et l’admiration n’avaient pas de bornes, y consentit du plus profond de son cœur. Il fut convenu qu’ils partiraient immédiatement pour porter eux-mêmes la réponse au capitaine.

Ce jour-là, le capitaine, chez lequel se rendaient M. et Mme  Toots, se trouvait, par un enchaînement mystérieux de circonstances fortuites, emporté dans le cortége fleuri de l’hyménée. Il n’y jouait pas pourtant le premier rôle, il n’était qu’au second plan, et voici comme :

Le capitaine, après être allé voir Florence et son petit enfant, et s’en être donné à cœur joie ; après avoir longuement causé avec Walter, sortit pour faire un tour. Il avait besoin de méditer seul sur les vicissitudes des choses humaines et de secouer violemment son chapeau de toile cirée à propos de la chute de M. Dombey pour lequel ses sentiments de générosité et de naïve simplicité se réveillaient dans son cœur. Le capitaine aurait été atterré par la nouvelle du désastre de l’infortuné M. Dombey, si le souvenir du petit enfant de Florence n’avait pas fait contre-poids à sa douleur : mais ce souvenir l’égayait si bien, que, dans la rue, il lui arriva, en pensant au petit bonhomme, d’éclater de rire tout seul et, dans les soudains transports de sa joie, de lancer son chapeau de toile cirée en l’air et de le rattraper, au grand étonnement des passants qui le regardaient ébahis. Les rapides alternatives de gaieté et de tristesse auxquelles le capitaine était exposé par ce double sujet de peine et de joie mettaient son esprit à la torture : il sentit qu’il avait besoin de faire une longue promenade pour reprendre son sang-froid ; et comme en pareil cas, le milieu dans lequel on se trouve a beaucoup d’influence sur le moral, il choisit pour le théâtre de sa promenade le voisinage de son ancienne demeure : il marcha longtemps parmi les mâts, les avirons, les fabricants de poulies, les marchands de biscuits de mer, les déchargeurs de houille, les chaudières à goudron, les matelots, les canaux, les docks, les ponts-levis, et traversa une foule d’autres objets également propres à calmer les nerfs.

La vue de quartiers paisibles comme ceux-là et surtout comme la région de Lime-House-Nole et des environs contribua tellement à remettre le capitaine dans son assiette, qu’il recouvra toute sa tranquillité chemin faisant, et qu’il se régalait en lui-même de la ballade de la Belle Suzon, quand tout à coup au détour d’une rue il fut pétrifié de voir une procession s’avancer triomphalement de son côté : il en perdit momentanément la parole.

Cette singulière manifestation était conduite par la terrible Mme  Mac-Stinger. Elle avait toujours le même air déterminé et portait soigneusement attachée à sa virile poitrine une montre énorme avec toutes les breloques, que le capitaine reconnut d’un seul coup d’œil comme la propriété de Bunsby. Elle donnait le bras ni plus ni moins qu’au perspicace commandant de la Prudente Clara. Celui-ci avait l’air triste et morne d’un prisonnier, né natif d’un pays étranger, et soumis sans résistance à la volonté de son vainqueur : c’était elle qui était son vainqueur. Derrière eux suivait le joyeux groupe des jeunes Mac-Stinger ; puis deux dames d’un aspect fier et terrible, menant entre elles deux un petit monsieur avec un chapeau de haute forme, s’avançaient non moins triomphantes. À la queue, venait le mousse de Bunsby, qui portait les parapluies. Toute la procession marchait au pas, en bon ordre et, à défaut de la fière contenance des dames, la gaieté morne de tout le reste de la procession aurait suffi pour faire voir qu’il s’agissait d’un sacrifice, dont Bunsby était la victime.

Le premier mouvement du capitaine fut de s’enfuir. Ce mouvement avait dû être aussi d’abord celui de Bunsby ; mais ses efforts étaient restés sans résultat, comme l’événement le prouva. Un cri de reconnaissance, qui partit du centre de la procession, arrêta le capitaine : c’était Alexandre Mac-Stinger qui courait à lui, les bras ouverts.

« Eh bien, capitaine Cuttle, dit Mme  Mac-Stinger, voilà ce qui s’appelle une rencontre ! Je ne vous en veux plus maintenant, capitaine Cuttle. Vous n’avez plus à craindre de reproches de ma part. J’espère me présenter à l’autel avec des sentiments meilleurs. » Ici Mme  Mac-Stinger s’interrompit, se redressa, poussa un gros soupir qui souleva sa poitrine et dit, en montrant la victime, « je vous présente mon mari, capitaine Cuttle. »

Le malheureux Bunsby ne regardait ni à droite ni à gauche, ni sa femme ni son ami ; il regardait tout droit devant lui, sans rien voir. Le capitaine avança sa main, Bunsby avança la sienne ; mais en réponse au salut du capitaine, il ne souffla pas mot.

« Capitaine Cuttle, dit Mme  Mac-Stinger, si vous voulez oublier nos rancunes et voir votre ami, pendant qu’il est encore célibataire, vous n’avez pas de temps à perdre et nous serons flattés que vous vouliez bien nous accompagner à l’église. Voici une dame, dit Mme  Mac-Stinger, en se retournant vers la plus intrépide des deux, qui est ma dame d’honneur et qui sera fière de se mettre sous votre protection. »

Le petit monsieur à grand chapeau, qui semblait être le mari de l’autre dame et qui, évidemment, n’était pas fâché de voir simplifier son rôle, fit place au capitaine et lui passa la dame. La dame aussitôt s’en saisit et faisant remarquer qu’en effet il n’y avait pas de temps à perdre, elle donna à haute voix le commandement : « En avant, marche ! »

La terreur que le capitaine éprouvait pour son ami, se mêlant d’abord à la terreur qu’il ressentait pour lui-même, le fit suer à grosses gouttes. Il se demandait avec effroi si lui, Cuttle, n’allait pas se voir aussi marié de force ; mais peu à peu il se rappela les formalités d’usage, en pareille circonstance, et se souvint qu’il fallait répondre oui ; il s’estima dès lors personnellement en sûreté, bien résolu, dans le cas où on lui adresserait la moindre question, de répondre, à haute et intelligible voix : non. Cette préoccupation ne laissa pas cependant que de le rendre moins sensible aux mouvements de la procession dont il faisait partie maintenant, et à la conversation de sa belle compagne. Quand il fut moins agité, cette dame lui apprit qu’elle était la veuve d’un M. Bokum, ancien employé à la douane ; elle était, ajouta-t-elle, l’amie intime de Mme  Mac-Stinger, qu’elle considérait comme le modèle de son sexe ; elle avait souvent entendu parler du capitaine, et elle espérait qu’il se repentait maintenant de son ancienne conduite ; enfin, elle avait la confiance que M. Bunsby sentait toute l’étendue de son bonheur ; malheureusement, dit-elle, les hommes ne sentent bien ce bonheur-là que lorsqu’ils l’ont perdu, etc., etc., et elle discourut longuement là-dessus.

Pendant tout ce temps-là, le capitaine ne pouvait s’empêcher de remarquer que Mme  Bokum avait constamment les eux fixés sur le marié, et que toutes les fois qu’on approchait d’un passage ou du coin d’une rue étroite, de nature à favoriser une fugue, elle était sur le qui-vive dans le cas où il tenterait de s’échapper. L’autre dame aussi, comme son mari le petit monsieur au grand chapeau, semblait exécuter une consigne en faisant bonne garde ; le pauvre homme était bien surveillé et les yeux vigilants de Mme  Mac-Stinger anéantissaient par avance toute velléité de se soustraire à son bonheur. La populace qui voyait bien ce manège ne ménageait pas ses cris et ses quolibets, mais la terrible Mac-Stinger était indifférente à tout cela. Quant au pauvre Bunsby il ne paraissait pas même avoir la force de s’en apercevoir.

Le capitaine essaya plusieurs fois d’accoster le philosophe et de correspondre avec lui par des monosyllabes ou par des signaux, mais il échoua toujours, d’abord parce qu’il y avait là quelqu’un qui avait l’œil au guet, et ensuite parce que les yeux de Bunsby, qui n’était pas fait comme un autre, ne permettaient pas que son attention fût réveillée par le moindre signe extérieur. C’est ainsi qu’on arriva à la chapelle ; c’était un édifice propre et fraîchement badigeonné, récemment ouvert sous les auspices du révérend Melchisédech Howler qui avait bien voulu, sur d’instantes prières, accorder au monde encore deux ans d’existence, mais après l’avoir bien et dûment informé qu’après ces deux années, il lui faudrait absolument partir.

Pendant les improvisations du révérend Melchisédech, le capitaine trouva une occasion favorable pour transmettre de sa grosse voix dans l’oreille du marié ces mots :

« Comment va ? mon garçon, comment va ? »

À quoi Bunsby, sans faire attention à la présence du révérend Melchisédech, oubli qu’une situation aussi critique pouvait seule justifier, répondit :

« Diablement mal !

— Jeannot Bunsby, dit tout bas le capitaine, ce que vous faites là, le faites-vous en toute liberté ?

— Non, répondit Bunsby.

— Eh bien alors, pourquoi le faites-vous ? » demanda le capitaine comme de raison.

Bunsby, qui avait l’œil toujours fixé à l’autre bout du globe, ne répondit rien.

« Pourquoi ne pas prendre chasse ? fit le capitaine.

— Hein ? dit tout bas Bunsby avec une lueur d’espoir.

— Prenez chasse ! dit le capitaine.

— À quoi bon ? répondit le malheureux philosophe. Elle me capturerait encore.

— Essayez ! répliqua le capitaine. Courage. Allons ! c’est le moment ! Prenez chasse, Jeannot Bunsby ! »

Jeannot Bunsby, cependant, au lieu de profiter du conseil, dit tout bas d’un ton désolé :

« Ça a commencé le jour de votre malle. Ah ! pourquoi l’ai-je ramenée au port ce soir-là ?

— Mon garçon, dit le capitaine d’une voix émue, je croyais que c’était vous qui vous étiez rendu maître d’elle et non pas elle de vous, un homme de bon conseil comme vous ! »

M. Bunsby se contenta de pousser un soupir étouffé.

« Allons ! dit le capitaine en lui donnant un coup de coude, le moment est venu ! Prenez chasse ! je couvrirai votre retraite. Le temps fuit, Bunsby, c’est pour votre liberté. Voulez-vous ? Une fois… »

Bunsby ne bougeait pas.

« Bunsby, répéta le capitaine, deux fois, voulez-vous ? »

Bunsby ne le voulut pas davantage.

« Bunsby, dit le capitaine d’un ton suppliant, c’est pour votre liberté, trois fois, voulez-vous ? C’est maintenant ou jamais ! »

Bunsby ne s’y décida ni alors, ni plus tard ; car peu d’instants après Mme  Mac-Stinger l’avait épousé.

Une des circonstances les plus effrayantes de la cérémonie, aux yeux du capitaine, fut l’intérêt profond que Juliana Mac-Stinger parut y prendre et l’ardeur avec laquelle toutes les facultés de cette enfant, qui donnait les plus grandes espérances, tant elle ressemblait déjà à sa digne mère, étaient concentrées fatalement sur l’ensemble de la cérémonie. Le capitaine vit dans cette ardeur de son jeune âge une foule de sièges futurs qui se dressaient à n’en plus finir contre le sexe masculin ; une suite d’années d’oppression, de contrainte à laquelle la gent marinière était prédestinée. Juliana l’occupait plus que la roideur inflexible de Mme  Bokum et de l’autre dame, que la joie du petit monsieur à grand chapeau et même que la terrible fermeté de Mme  Mac-Stinger. Les petits Mac-Stinger comprenaient fort peu ce qui se passait et ne s’en souciaient guère. Tout le temps de la cérémonie, ils n’étaient occupés qu’à piétiner sur leurs brodequins respectifs ; mais le contraste que faisaient ces coquins d’enfants avec Juliana ne servait qu’à faire ressortir ses qualités précoces. Encore un an ou deux, pensait le capitaine, et habiter dans la même maison que cette jeune fille serait l’abomination de la désolation.

La cérémonie se termina par un assaut général de la jeune famille contre M. Bunsby : ils l’appelèrent du tendre nom de père et lui demandèrent chacun un sou. Ces élans de tendresse passés, la procession allait se remettre en marche, quand elle fut arrêtée quelque temps par un éclat inattendu causé par Alexandre Mac-Stinger. Ce cher enfant mêlant apparemment, dans son esprit, l’église avec les caveaux mortuaires, dans lesquels il voyait continuellement entrer du monde, ce qui n’avait aucun rapport avec la cérémonie, ce cher enfant ne pouvait s’empêcher de croire qu’on allait enterrer bel et bien sa mère et qu’elle était à jamais perdue pour lui. Tourmenté par cette idée, il poussa un cri étourdissant, sa figure en devint noire. Quelque touchants que fussent ces témoignages de piété filiale, il n’était pas dans le caractère de cette incomparable femme de s’en émouvoir jusqu’à laisser dégénérer sa sensibilité en faiblesse. Aussi, après avoir essayé en vain de le convaincre par des bourrades, des coups de poing, des cris et autres avertissements semblables, elle l’entraîna dehors et essaya d’une autre méthode. Cette méthode parut aux invités consister tout simplement en une bonne volée de coups retentissants qui faisaient l’effet des applaudissements sonores de la claque au théâtre. Après quoi, ils virent Alexandre Mac-Stinger le derrière sur les pavés de la cour, la figure pourpre et poussant des cris horribles.

La procession put alors se reformer et se rendre à Brig-Place où le festin était prêt. Ce ne fut pas toutefois sans que Bunsby eût reçu des curieux maintes félicitations joyeuses sur son bonheur présent. Le capitaine les accompagna jusqu’à la porte de la maison ; mais les petites manières gracieuses de Mme  Bokum l’inquiétaient fort ; Mme  Bokum déchargée de sa tâche de surveillance (car les dames se relâchèrent sensiblement de leur vigilance quand le mariage fut conclu), avait maintenant tout le temps de témoigner au capitaine plus d’intérêt pour sa personne ; il vous planta donc tout ça là avec le captif prétextant doucement un rendez-vous et promettant de revenir tout à l’heure. Ce qui causait surtout son malaise, c’étaient ses remords d’avoir été la première cause de la capture de Bunsby, quoiqu’il n’y eût pas de sa part mauvaise intention : et puis il avait une si grande confiance dans l’habileté de ce philosophe !

Retourner près du vieux Sol Gills, chez le petit Aspirant de marine, sans aller auparavant demander des nouvelles de M. Dombey, était une chose que le capitaine ne pouvait pas faire. La maison qu’il habitait était cependant hors de Londres et en plaine, mais il monta en route dans une charrette, quand il se sentit fatigué, et fit gaiement la traversée.

Les jalousies étaient baissées et la maison était si tranquille, que le capitaine eut presque peur de frapper. Il écouta à la porte et, ayant entendu parler à voix basse tout près de là, il frappa doucement et fut reçu par M. Toots. M. Toots et sa femme venaient d’arriver après avoir passé chez le petit Aspirant de marine pour voir le capitaine et demander l’adresse de M. Dombey.

Mme  Toots avait eu déjà le temps de prendre le petit enfant dans ses bras, et, assise sur les marches, elle le dodinait et le caressait. Florence se penchait vers elle, et personne n’aurait pu dire qui Mme  Toots caressait le plus ou de la mère ou de l’enfant, ou bien, qui était la plus affectionnée de Florence ou de Mme  Toots l’une pour l’autre, ou pour l’enfant, tant il y avait de caresses et de baisers en l’air de part et d’autre.

« Est-ce que votre papa est bien malade, ma bonne et chère demoiselle Florence ? demanda Suzanne.

— Oui, il est bien malade, bien malade ! Mais, ma bonne Suzanne, il ne faut plus me parler comme autrefois, maintenant. — Tiens ! qu’est-ce que cela veut dire ? dit Florence, en regardant avec surprise ses vêtements. Vous avez repris votre ancien costume, ma chère ? Le même bonnet, la même coiffure, et tout le reste ? »

Suzanne fondit en larmes, et couvrit de baisers la petite main qui l’avait touchée avec tant de surprise.

« Ma chère miss Dombey, dit M. Toots, en s’avançant, je vais vous expliquer cela. C’est la femme la plus extraordinaire ; il n’y en a pas beaucoup comme elle. Elle avait toujours dit… elle me l’a dit avant que nous fussions mariés… elle l’a répété jusqu’à ce jour, qu’à votre retour, elle ne se présenterait devant vous qu’avec le costume qu’elle portait lorsqu’elle était à votre service. Elle avait peur, disait-elle, que vous ne la trouvassiez étrange autrement, et que vous n’allassiez l’aimer moins à cause de cela. Moi-même, je la trouve bien dans ce costume-là, continua M. Toots, je l’adore comme ça. Ma chère miss Dombey : elle sera encore votre bonne, votre femme de chambre, tout ce qu’elle était et plus encore : elle n’a pas changé. Mais Suzanne, mon amie, dit M. Toots, qui avait parlé avec sentiment et admiration, tout ce que je vous demanderai, c’est de vous rappeler les prescriptions du médecin et de ne pas trop vous animer. »