Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 316-338).


CHAPITRE XXI.

Justice.


Elle avait encore subi des changements, la grande maison de la triste rue, théâtre de l’enfance abandonnée de Florence. C’est toujours une grande maison, à l’épreuve du vent et de l’orage ; le toit n’est pas défoncé, les fenêtres ne sont pas brisées, les murs ne sont pas délabrés, mais ce n’en est pas moins une ruine, et les rats la quittent.

M. Towlinson et tous les gens de la maison se refusent d’abord à croire les bruits étranges qu’ils entendent circuler.

« Dieu merci ! dit la cuisinière, le crédit de notre maison n’est pas si facile que ça à ébranler.

— Et moi, dit M. Towlinson, je ne désespère pas d’entendre dire demain que la Banque d’Angleterre a fait banqueroute ou que les joyaux de la couronne sont à vendre. »

Mais bientôt arrive la gazette et avec la gazette M. Perch ; et M. Perch amène Mme  Perch pour passer une soirée agréable à parler de tout cela dans la cuisine.

Dès qu’il n’y a plus le moindre doute sur la vérité de la catastrophe, toute l’inquiétude de M. Towlinson c’est que la faillite ne soit considérable, pas moins de cent mille livres.

« Ah ! ben oui ! vous n’en approchez pas encore, » dit M. Perch.

Et les femmes répètent en chœur, Mme  Perch et la cuisinière à leur tête : « Cent mil-le-li-vres ! » avec une expression d’effrayante satisfaction ; elles appuient sur ces mots-là, comme si elles tenaient l’argent rien que d’en parler. La bonne, qui lance une œillade à M. Towlinson, voudrait seulement en avoir la centième partie pour l’apporter en dot à un homme de son choix. M. Towlinson, qui a toujours conservé son ancienne rancune nationale, se demande ce qu’un étranger pourrait faire de tant d’argent, à moins de le dépenser pour entretenir ses moustaches : cette amère plaisanterie a pour résultat de faire sortir la bonne qui pleure à chaudes larmes.

Mais son absence n’est pas de longue durée ; car la cuisinière, qui passe pour avoir très-bon cœur, s’adresse en ces termes à Towlinson :

« Quoi qu’il arrive, soutenons-nous tous, Towlinson, car nous ne savons pas si nous serons longtemps ensemble ; nous avons vu, dans cette maison, un enterrement, un mariage, un enlèvement : qu’il ne soit pas dit que dans des circonstances aussi pénibles nous n’avons pas même su nous entendre. »

Mme  Perch se trouve pénétrée par ces paroles touchantes, et n’hésite pas à déclarer que la cuisinière est un ange. M. Towlinson répond à la cuisinière qu’il n’entend pas rester en arrière d’aussi beaux sentiments qu’il voudrait voir partout : il sort pour aller chercher la bonne et revient avec la jeune femme au bras : il dit à la cuisine que l’histoire des étrangers n’est de sa part qu’une pure plaisanterie, et qu’Anna et lui sont résolus à se prendre l’un l’autre, vaille que vaille, et de s’établir à Oxford-Market pour tenir une boutique de fruitière herboriste avec un dépôt de sangsues ; puis s’adressant à tous en général :

« Nous vous prions, ajouta-t-il, de nous donner la préférence. »

Cette nouvelle est reçue avec acclamation, et Mme  Perch, qui se lance dans les prophéties, dit tout bas et d’un ton mystérieux à la cuisinière :

« Ils n’auront jamais que des filles. »

Pour les gens de la cuisine, un malheur dans la famille ne saurait aller sans régalade. Aussi la cuisinière fait sauter sur le feu un plat ou deux pour le souper, et M. Towlinson arrange une salade de homards sous l’inspiration des mêmes sentiments charitables. Jusqu’à Mme  Pipchin qui, elle aussi, est bouleversée par la circonstance : elle sonne pour demander en bas qu’on lui monte, pour son souper, un petit restant de ris de veau réchauffé avec le quart d’un grand verre de vin chaud ; car elle ne se sent pas bien.

On parle un peu de M. Dombey, mais très-peu. On se demande surtout s’il y a bien longtemps qu’il a prévu le malheur. La cuisinière répond d’un air rusé :

« Oh ! il y a bien longtemps ; j’en mettrais ma main au feu. »

On consulte M. Perch qui corrobore l’avis de la cuisinière. On se demande ce qu’il fera, s’il reprendra un autre établissement. M. Towlinson pense que non ; il fait entendre qu’il se réfugiera dans un de ces hospices comme il faut.

« Ah ! oui, dit la cuisinière d’un ton de commisération, au moins il aura là son petit berceau pour faire monter des pois de senteur au printemps.

— Précisément, dit M. Towlinson, il entrera dans la compagnie des frères tels ou tels.

— Ne sommes-nous pas tous frères ? dit Mme  Perch entre deux verres de vin.

— À l’exception des sœurs, dit M. Perch.

— Voyez, dit la cuisinière, comme les puissants tombent !

— L’orgueil doit s’écrouler tôt ou tard, ça a toujours été et ça sera toujours comme ça, » ajoute la bonne.

C’est une chose véritablement édifiante que de voir les sentiments qui inspirent à l’assemblée toutes ces réflexions, et de considérer tout ce qu’il y a de charité chrétienne dans la résignation avec laquelle on supporte le malheur commun. Il n’y a qu’une exception. Une fille de cuisine, une servante tout à fait subalterne, en bas noirs, qui est restée fort longtemps assise, la bouche béante, laisse tout à coup échapper ces paroles :

« Mais si par hasard on allait ne pas nous payer nos gages ! »

L’assemblée, pendant quelques instants, demeure sans voix ; mais la cuisinière, revenant la première de sa stupeur, se tourne du côté de la jeune fille et lui demande comment elle ose insulter la famille dont elle mange le pain, par une supposition aussi inconvenante :

« Peut-on supposer, ajoute-t-elle, que, pour peu qu’on ait encore dans l’âme quelque sentiment d’honneur, on aille priver de pauvres domestiques de leur pitance ? En vérité, dit la cuisinière avec chaleur, si ce sont là vos sentiments religieux, Marie Daws, je ne sais pas ce que vous voulez devenir ! »

M. Towlinson n’en sait rien non plus ; personne n’en sait rien ; et la jeune bonne, qui ne paraît pas non plus en savoir bien long là-dessus, est sifflée à l’unanimité et habillée de la belle façon.

Quelques jours après, des gens singuliers commencent à venir à la maison et à se donner rendez-vous dans la salle à manger, comme s’ils y avaient établi domicile. Il y a surtout un individu dont la figure diaprée offre l’aspect d’une vraie mosaïque : il porte une lourde chaîne de sûreté, siffle dans le salon, et en attendant un autre monsieur, qui a toujours une plume et de l’encre dans sa poche, il demande à M. Towlinson en l’interpellant de ce nom familier : mon vieux, s’il se rappelle la figure que devaient faire ces tentures cramoisies brodées d’or, quand elles étaient neuves. Les visiteurs et les rendez-vous deviennent tous les jours de plus en plus fréquents ; chaque monsieur paraît avoir, à son usage, une plume et de l’encre dans sa poche. À la fin, on dit qu’il va y avoir une vente ; alors, il arrive encore plus de gens avec une plume et de l’encre dans leurs poches, à la tête d’un peloton d’hommes en casquettes de moquette, qui se mettent aussitôt à enlever les tapis, à bousculer les meubles et à laisser mille traces du passage de leurs souliers ferrés dans le vestibule et sur l’escalier.

En bas, à la cuisine, le conclave est en permanence, et, n’ayant rien de mieux à faire, il perfectionne, à son profit, les ressources de l’art culinaire. Enfin, un jour, les gens sont convoqués en corps dans la chambre de Mme  Pipchin, et la belle Péruvienne leur adresse la parole en ces termes :

« Votre maître, leur dit-elle d’un ton sévère, se trouve dans une position difficile. Vous savez cela, je suppose ? »

M. Towlinson porte la parole et répond que c’est généralement connu.

« Et chacun de vous, j’en suis sûre, songe à ses petits intérêts, dit Mme  Pipchin en branlant la tête.

— Pas plus que vous, toujours ! s’écrie une voix perçante à l’arrière-garde.

— Ah ! vous croyez ça ? madame l’impudente, dit la furieuse Mme  Pipchin en lançant un regard flamboyant par-dessus toutes les têtes qui la séparent de l’insolente.

— Oui, madame Pipchin, oui, répliqua la cuisinière en s’avançant, je crois ça. Et puis après ?

— Vous pouvez vous en aller aussitôt qu’il vous plaira, dit Mme  Pipchin. Le plus tôt sera le mieux et que je ne revoie plus votre figure. »

En même temps, la vaillante Mme  Pipchin tire de sa poche un sac de toile. Elle prévient la cuisinière que ses gages vont lui être payés jusqu’à ce jour avec un mois en sus ; mais elle tient ferme l’argent dans sa main et ne s’en dessaisit qu’après avoir fait signer en toutes lettres un reçu dans les règles ; après quoi, elle donne, bien à regret, à la fille, ce qui lui revient. Mme  Pipchin exige les mêmes formalités de chacun des domestiques avant de leur donner à tous leurs gages.

« Maintenant chacun peut s’en aller, s’il veut, vaquer à ses affaires ; ceux qui préféreront rester, dit Mme  Pipchin, pour leur nourriture, peuvent attendre une semaine ou deux et se rendre utiles. À l’exception, dit l’inflammable Mme  Pipchin, de cette coquine de cuisinière, qui va filer tout de suite.

— C’est ce qu’elle va faire, soyez tranquille, dit la cuisinière. Bonjour, madame Pipchin, je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous complimenter de votre air aimable et gracieux.

— Voulez-vous filer ? » dit Mme  Pipchin en frappant du pied. La cuisinière s’éloigne d’un air de dignité bien fait pour exaspérer Mme  Pipchin. Bientôt elle est rejointe en bas par le reste de la confédération.

M. Towlinson dit alors que, premièrement, il propose de faire une petite collation, et qu’ensuite il serait bien aise d’émettre un avis sur les mesures à prendre dans la position où ils se trouvent. Quand la petite collation a été apportée et que chacun en a pris sa part de bon cœur, M. Towlinson leur dit : « Voilà déjà la cuisinière qui s’en va, et si nous ne nous soutenons pas fidèlement les uns les autres, soyez sûrs que personne ne nous soutiendra ; nous avons tous habité longtemps cette maison, nous avons fait tout notre possible pour y vivre dans la meilleure intelligence. »

À ces mots, la cuisinière dit avec émotion :

« Écoutez, écoutez ! »

Et Mme  Perch qui est revenue là, qui a encore la bouche pleine, verse des larmes d’attendrissement.

M. Towlinson reprend qu’à son avis, dans les circonstances présentes, le sentiment de chacun doit être : si l’un s’en va, que tout le monde s’en aille.

La bonne est émue de ce sentiment généreux et l’approuve chaudement : la cuisinière dit qu’elle croit la chose juste : elle espère seulement que ce n’est pas pour lui être agréable, mais pour remplir un devoir que l’on se décide à ce parti. M. Towlinson répond que c’est un devoir, et que, puisqu’on l’engage à émettre son opinion, il dira franchement que ce ne serait pas se respecter que de rester pour sa nourriture, dans une maison où l’on va faire des ventes, etc., etc. La bonne est tout à fait de cet avis et raconte à l’appui qu’un drôle de corps, avec une casquette de moquette, a voulu le matin même l’embrasser sur l’escalier. Là-dessus M. Towlinson fait un bond sur sa chaise ; il veut poursuivre et écraser l’insolent ; mais les dames le retiennent, le supplient de se calmer et de songer qu’il est plus facile et plus sage de quitter une bonne fois le théâtre de pareilles indécences. Mme  Perch présente la chose sous un nouveau jour : elle fait voir que, par délicatesse pour M. Dombey, enfermé dans sa chambre, il faut absolument opérer une prompte retraite.

« Car, dit la bonne âme, jugez de ce qu’il éprouverait s’il revoyait un des pauvres serviteurs qu’il a trompés en leur laissant croire qu’il était immensément riche ! »

La cuisinière est tellement frappée de cette considération morale, que Mme  Perch la corrobore de plusieurs axiomes pieux d’un genre original et choisi. Il n’y a donc plus de doute à cet égard, il faut qu’ils partent tous. On emplit des malles, on va chercher des fiacres, et à la brune, le soir même, il ne reste plus un seul membre de la société.

La maison est toujours là, vaste et à l’épreuve de l’orage dans la longue et triste rue ; mais ce n’est plus qu’une ruine, et les rats la quittent.

Les hommes à casquettes de moquette mettent sens dessus dessous tous les meubles, et les individus armés de plumes et d’encre en font l’inventaire. Ils s’asseyent sur des meubles qui n’ont jamais dû servir de sièges ; ils mangent du pain et du fromage, apportés du restaurant, sur d’autres meubles qui n’ont pas été faits pour qu’on mange dessus ; enfin, ils semblent faire exprès de dénaturer la destination des meubles les plus précieux pour les employer aux usages les plus antipathiques. C’est un vrai chaos. Les matelas et la literie se voient dans la salle à manger ; les cristaux et les porcelaines dans la serre. Le grand service de table est étalé pêle-mêle sur le beau divan du grand salon. Les fils de fer du treillage de l’escalier, formés en faisceaux, décorent les cheminées de marbre. Enfin un tapis, recouvert d’une grande pancarte imprimée, est suspendu au balcon et le même ornement figure aux deux côtés de la porte.

Pendant toute la journée, il y a dans la rue une queue interminable de vieux cabriolets et de tapissières ; et des troupeaux de vampires aux habits râpés, juifs et chrétiens, envahissent la maison, frappent du doigt les glaces pour en reconnaître la force, font sur le piano à queue des accords faux et dissonants, promènent leurs doigts mouillés sur les tableaux, ternissent de leur haleine les lames des meilleurs couteaux de table, donnent, de leurs mains sales, d’énormes coups de poing dans les fauteuils et dans les sofas moelleux, secouent les lits de plume, ouvrent et ferment tous les tiroirs, pèsent les cuillers et les fourchettes d’argent, examinent jusqu’à la trame des draps et du linge et ne manquent pas de déprécier tout. Il n’y a pas dans la maison une seule place qui ne soit fouillée. Des fumeurs et des priseurs regardent curieusement dans les placards de la cuisine aussi bien que dans les recoins des mansardes. De grands escogriffes avec des chapeaux usés, plantés à la fenêtre de la chambre à coucher, échangent des quolibets avec les gens qui passent dans la rue. Des personnages calmes et absorbés dans leurs calculs se sont retirés dans les cabinets de toilette avec des catalogues, sur lesquels ils tracent des notes marginales avec des bouts de crayon.

Deux marchands de bric-à-brac montent sur les échelles de sauvetage pour les incendies, et, du haut de la maison, ils jouissent du panorama de tout le voisinage. Le brouhaha et le bruit des gens qui montent et descendent durent plusieurs jours. On voit une grande affiche portant ces mots : À vendre un mobilier moderne, excellent, etc., etc., etc.

Dans le grand salon, on a formé une palissade de tables à perte de vue ; et sur ces tables modernes, élégantes, à pieds tournés, d’un acajou luisant et poli, s’élève le bureau du commissaire-priseur : alors ces troupeaux de vampires aux habits râpés, juifs et chrétiens, les fumeurs et les priseurs, et les grands escogriffes aux chapeaux usés, s’assemblent autour du commissaire, s’asseyent sur tout ce qu’ils rencontrent, sans en excepter les dessus de cheminée : les enchères commencent. Pendant toute la journée, c’est une chaleur, c’est un bourdonnement, une poussière ! on ne s’y reconnaît plus ! tout est en action dans la personne du commissaire ; tout remue à la fois, épaules, voix et marteau. Les hommes aux casquettes de moquette s’échauffent et jurent comme tous les diables en se jetant sur les lots ; les lots passent, passent, et il en revient toujours d’autres. Parfois une plaisanterie excite un cri général. Ce tapage-là dure quatre jours consécutifs. À vendre un mobilier moderne, excellent, etc., etc., etc.

Alors on voit apparaître les vieux cabriolets et les tapissières ; puis des voitures suspendues, des chariots, puis une armée de commissionnaires, portant chacun leur crochet. Toute la journée, les hommes à casquettes sont aux bois de lit vissant et dévissant ; on en voit une douzaine dans l’escalier, qui chancellent sous leurs pesants fardeaux et qui hissent dans les cabriolets, les tapissières, les voitures suspendues et les chariots, des meubles d’acajou, de bois de rose et des glaces. À la porte, il y a toutes sortes de véhicules, depuis le tombereau jusqu’à la brouette. Le petit lit du pauvre Paul est emporté dans une voiture que traînent deux baudets en tandem. En une semaine à peu près, le mobilier moderne est déménagé.

À la fin, voilà donc tout parti ! Il ne reste dans la maison que les feuilles des catalogues semées çà et là, des brins de paille et de foin sur le parquet et une collection de pots d’étain derrière la porte de l’allée. Les hommes à casquettes mettent leur tourne-vis dans un sac, le sac sur leur épaule et s’en vont. Un des messieurs armés de plume et d’encre passe encore dans les appartements pour jeter un dernier coup d’œil. Il fait afficher aux fenêtres : Jolie maison à louer, par bail de trois, six, neuf, et il ferme les volets. À la fin, il suit les hommes à casquettes. Il ne reste pas un seul des envahisseurs. La maison n’est plus qu’une ruine et les rats la quittent.

Les appartements de Mme  Pipchin, avec les pièces fermées du rez-de-chaussée, dont les persiennes sont baissées, ont échappé à la dévastation générale. Mme  Pipchin, pendant la vente est restée dans sa chambre, froide et dure comme une pierre ; de temps en temps, elle est allée jeter un coup d’œil à la vente, pour voir si les enchères montaient bien et pour offrir son prix d’une certaine bergère. L’enchère de Mme  Pipchin, pour la bergère, n’a pas été couverte : elle est assise sur son lot, quand Mme  Chick entre dans sa chambre.

« Comment va mon frère, madame Pipchin ? lui dit-elle en entrant.

— Je n’en sais fichtre rien, répondit Mme  Pipchin. Il ne me fait jamais l’honneur de me parler. Il a à boire et à manger dans la chambre voisine de la sienne ; et il va prendre lui-même ce dont il a besoin, quand il n’y a personne. Il est donc inutile de m’interroger là-dessus, je n’en sais pas plus que le Grand Turc. »

Et l’acerbe Pipchin accompagne ses paroles d’un geste assez leste.

« Mais, mon Dieu ! s’écrie Mme  Chick d’un ton de douce pitié, combien de temps cela va-t-il durer ! Si mon frère ne veut pas faire un effort, que va-t-il devenir ? J’aurais cependant cru qu’averti par tant de tristes circonstances, résultant de ce qu’il n’avait pas fait d’effort, il ne serait pas retombé dans cette fatale erreur.

— Bah ! bah ! dit Mme  Pipchin en se frottant le nez, je trouve qu’on fait beaucoup trop de bruit pour peu de chose. Ce n’est déjà pas si étonnant ! Il n’est pas le premier qui ait eu le malheur de se voir obligé de se séparer de ses meubles. Moi aussi j’ai eu des malheurs !

— Mon frère, continue Mme  Chick du ton le plus posé, est un homme si singulier, si étrange ! C’est l’homme le plus singulier que j’aie jamais vu. En voici la preuve : quand il a appris le mariage et le départ de cette enfant dénaturée… Enfin c’est une consolation pour moi de me rappeler que j’ai toujours dit qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans cette enfant-là ; mais personne ne fait attention à ce que je dis… Quand il a appris le mariage et le départ de sa fille, croirait-on qu’il s’est retourné de mon côté en me disant que, d’après ma conduite, il avait supposé qu’elle était venue chez moi. Mon Dieu ! mon Dieu ! et savez-vous ce qu’il m’a répondu quand je lui ai dit tout simplement un jour : « Paul, je suis folle, je n’en fais aucun doute, mais je ne puis m’expliquer comment vos affaires en sont venues à ce point-là ? » il s’est emporté et m’a priée de ne venir le voir que lorsqu’il me demanderait. Mon Dieu ! mon Dieu !

— Ah ! dit Mme  Pipchin, c’est bien dommage qu’il ne se soit pas trouvé dans mes passes. Ça lui aurait joliment trempé le caractère. »

Mme  Chick, qui n’écoute pas les réflexions de Mme  Pipchin, continue :

« Comment cela finira-t-il ? voilà ce que je voudrais savoir. Que veut faire mon frère ? Il faut qu’il fasse quelque chose. Ça ne sert à rien de rester enfermé dans sa chambre. L’ouvrage ne viendra pas le trouver : il faut que ce soit lui qui aille trouver l’ouvrage. Eh bien ! pourquoi n’y va-t-il pas ? Puisqu’il a été dans les affaires toute sa vie, il doit savoir se retourner. Alors pourquoi ne se retourne-t-il pas ? »

Mme  Chick, qui vient de forger avec tant d’habileté cette chaîne non interrompue de raisonnements vigoureux, demeure silencieuse toute une minute à s’applaudir de ce beau chef-d’œuvre.

« Et puis, continue la discrète dame toujours avec son ton d’argumentation logique, a-t-on jamais vu un entêtement pareil ? rester enfermé, quand il se passe chez vous des scènes aussi désagréables, aussi terribles ! Ce n’est pas comme s’il n’avait nulle part à aller. Ne pouvait-il pas venir à la maison ? Il sait bien qu’il y est comme chez lui, je suppose. M. Chick le lui a bien dit et moi je le lui ai répété : « Voyons, Paul, j’espère que vous n’allez pas croire, parce que vos affaires sont en mauvais état, que vous en êtes moins notre frère pour cela ? Vous ne vous figurez pas sans doute que nous sommes comme le monde, nous ! » Mais non ; il reste enfermé ; il s’entête à rester enfermé malgré tout. Mais, mon Dieu ! supposez que la maison vienne à être louée, que fera-t-il ? Il ne pourra pourtant pas rester ici ! s’il cherchait à y rester, il y aurait expulsion de par la loi et tout ce qui s’ensuit : il faut donc qu’il s’en aille. Eh bien ! pourquoi ne pas commencer par là ? Cela me ramène à ce que je disais tout à l’heure, et je me demande encore comment cela finira.

— Pour ce qui me regarde, répond Mme  Pipchin, je sais bien comment cela finira ; et ça me suffit. Je m’en vais en diligence.

— En quoi, madame Pipchin ? demanda Mme  Chick.

— En diligence ; je veux dire que je m’en vais tout de suite, dit d’un ton bourru Mme  Pipchin.

— Ah ! ma foi, madame Pipchin, réplique Mme  Chick avec franchise, je ne peux réellement pas vous en blâmer.

— Vous m’en blâmeriez que ce serait tout de même, réplique la mordante Pipchin. À tout prix, je veux m’en aller. Je ne resterai pas ici. Je mourrais au bout d’une semaine. Il m’a fallu faire cuire moi-même ma côtelette de porc hier ; je ne suis pas habituée à cela. Mon tempérament n’y tiendrait pas. En outre, j’avais de belles connaissances à Brighton, quand je suis venue ici… les Pankey à eux seuls me rapportaient toujours bien par an quatre-vingts livres sterling ; je n’ai pas le moyen de laisser échapper cette bonne aubaine. J’ai écrit à ma nièce ; elle m’attend à présent.

— Avez-vous parlé à mon frère ? demande Mme  Chick.

— Lui parler ! lui parler ! avec ça que c’est facile. Hier, je lui ai crié du dehors que je n’étais plus utile ici, et qu’il vaudrait mieux que je lui envoyasse Mme  Richard. Il s’est mis à grogner quelque chose comme un : oui ! et j’ai envoyé prévenir la Richard. Oui, il s’est mis à grogner, je vous demande un peu ! Si c’eût été M. Pipchin, attends, attends, je vous l’aurais fait grogner, moi. C’est vrai : voilà de ces choses qui mettent votre patience à bout ! »

Alors ce modèle de femme, qui avait puisé tant de force et de courage dans les profondeurs des mines du Pérou, se lève de sa bergère et conduit Mme  Chick à la porte. Mme  Chick, déplorant jusqu’à la fin le caractère singulier de son frère, se retire sans bruit, très-satisfaite de sa pénétration et de la sûreté de son jugement.

Sur la brune, M. Toodle, qui a fini son ouvrage, arrive avec Polly et une malle, et les dépose à la porte, en faisant retentir un gros baiser sur la joue de Polly, dans le vestibule de la maison déserte. Cette demeure abandonnée produit beaucoup d’effet sur l’esprit de Toodle.

« Que je te dise, ma bonne Polly, dit Toodle, maintenant que je suis conducteur de machines et que j’me pousse dans le monde, je n’taurais pas laissé venir mourir d’ennui ici, si ce n’était à cause des bienfaits passés. Mais il ne faut jamais oublier les bienfaits, Polly. Et puis, vois-tu, ta bonne figure fait du bien à ceux qui sont dans le malheur. Allons ! ma chère, que je t’embrasse encore un brin. Je sais ce qui te plaît le plus, c’est de faire une bonne action ; m’est avis que c’est bien de faire ça. Bonsoir, Polly ! »

Mme  Pipchin apparaît sombre dans ses vêtements d’alépine noire, sous son chapeau et sous son châle noirs ; ses effets sont emballés ; et sa bergère, l’ex-bergère favorite de M. Dombey, qu’elle a eue pour rien à la vente, est déjà à la porte de la rue : elle attend une patache qu’elle a retenue, qui part ce soir pour Brighton et qui doit venir la chercher pour la conduire chez elle.

La patache arrive. On transporte les vêtements de Mme  Pipchin ; puis la bergère est soigneusement placée dans un coin, sur des bottes de foin ; l’aimable dame ayant l’intention d’occuper ce siège pendant la durée du voyage. Enfin on fait passer Mme  Pipchin : elle prend place dans la voiture avec sa mine refrognée. Son œil dur étincelle comme celui d’une vipère ; on dirait qu’elle pense déjà à ses rôties beurrées, à ses côtelettes chaudes, à ses victimes de petits enfants, à la pauvre Berry et à tous les autres agréables passe-temps de son château d’ogresse. Mme  Pipchin va presque jusqu’à rire au moment où la patache se met en route. Elle retrousse dans la voiture sa robe d’alépine noire, et s’enfonce au milieu des coussins de sa bergère.

La maison n’est plus qu’une ruine, les rats mêmes l’ont quittée jusqu’au dernier.

Polly seule est restée dans la maison abandonnée : toute seule, car il n’y a plus de société dans ces chambres fermées où se cache le maître. Mais elle n’est pas seule longtemps. Il fait nuit, elle est assise à travailler dans la chambre de la femme de charge ; elle fait tout ce qu’elle peut pour oublier combien la maison est solitaire, pour oublier l’histoire qui s’y rattache. Tout à coup elle entend frapper à la porte de l’allée ; ce coup retentit aussi fort qu’il est possible dans une demeure entièrement vide. Elle ouvre ; et revient dans l’allée sonore accompagnée d’une femme qui porte un chapeau noir : c’est miss Tox et miss Tox a les yeux rouges.

« Oh ! Polly, dit miss Tox, quand je suis allée chez vous pour donner une petite leçon aux enfants, j’ai appris la nouvelle que vous aviez laissée pour moi : et aussitôt que j’ai pu recouvrer mes sens, je suis partie pour vous voir. Il n’y a que vous ici ?

— Pas une âme de plus, dit Polly.

— L’avez-vous vu ? dit tout bas miss Tox.

— Mon Dieu, non ; voilà plusieurs jours qu’on ne l’a pas vu. On me dit qu’il ne quitte jamais sa chambre.

— Dit-on qu’il soit malade ? demande miss Tox.

— Non, madame, non que je sache ; s’il est malade, c’est d’esprit. Ah ! le pauvre homme ! il doit avoir en effet l’esprit bien malade. »

Miss Tox est attendrie : elle ne peut dire un mot ; elle n’est plus de la première jeunesse ; mais l’âge et le célibat ne l’ont pas endurcie. Son cœur est toujours tendre ; sa sensibilité toujours délicate, ses démonstrations de respect toujours sincères. Sous son camée, à œil de poisson, miss Tox porte de meilleures qualités que beaucoup d’autres personnes qui ont un extérieur moins singulier. Elle a des qualités solides. Ces qualités-là survivront pendant bien des années aux plus beaux extérieurs, aux plus brillantes formes qui tombent avec le temps sous la faux du grand moissonneur.

Miss Tox reste longtemps avec Polly ; quand elle se retire, Polly l’accompagne avec sa lumière sur l’escalier : une fois sortie, elle regarde dans la rue pour se distraire : elle éprouve de la répugnance à rentrer dans la triste demeure, à refermer cette solitude avec les lourds verrous de la porte et à se retirer dans sa chambre à coucher. Elle finit par s’y résigner pourtant. Le matin, elle met dans une des chambres, dont on a laissé les persiennes fermées, tout ce qu’on lui a dit de préparer ; puis elle s’en va, et ne rentre dans cet appartement que le lendemain matin à la même heure. Il y a bien des sonnettes, mais elles ne sonnent plus : elle entend le bruit d’un pas qui va, qui vient : mais personne ne sort. Miss Tox revient de bonne heure dans la journée. Elle s’occupe à préparer de petites gâteries, comme elle les appelle, pour qu’on les porte dans la chambre le lendemain matin. Elle trouve tant de charme à cette occupation, qu’à partir de ce moment elle n’en démord pas. Tous les jours elle apporte dans son panier une foule de conserves puisées dans le petit magasin de feu le vénérable propriétaire de la tête à queue et à perruque. Elle apporte aussi, dans des cornets de papier, des morceaux de viandes froides, des langues de mouton, des moitiés de volaille pour son propre dîner. Elle partage son repas avec Polly et passe la plus grande partie de son temps dans cette maison en ruine, que les rats ont quittée. Au moindre bruit, elle se cache et frissonne : elle entre dans la maison et elle en sort comme si elle avait fait une mauvaise action : elle ne veut qu’une chose : se dévouer sincèrement à l’homme ruiné qu’elle admire ; se dévouer à lui, sans qu’il le sache, sans que le monde le sache, à l’exception d’une pauvre et simple femme.

Le major le sait, lui ; mais personne ne s’en doute que le major, qui n’en est pas fâché. Le major, dans un accès de curiosité, a chargé son nègre de guetter la maison pendant quelque temps et de voir ce que devient Dombey. Le nègre lui a raconté la fidélité de miss Tox et le major, à cette nouvelle, s’est tenu les côtes de rire, à s’en étouffer. Depuis ce moment-là, il souffle comme un cachalot, ses yeux de homard lui sortent de la tête.

« Sacrebleu, monsieur, cette femme est idiote de naissance ! »

Et l’homme ruiné, comment passe-t-il son temps ? Seul ?

« Il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard. »

Il s’en souvient maintenant. Et ce souvenir lui pèse sur le cœur plus que tout le reste.

« Il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard ; la pluie qui tombe sur le toit, le vent qui gémit au dehors lui en apportent peut-être le présage dans leurs sons mélancoliques. Il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard. »

Il se l’est rappelé. Il y a pensé au milieu des ténèbres d’une nuit affreuse, à la triste clarté du jour, à la sombre aurore comme au crépuscule du soir, à l’heure des fantômes : il se l’est rappelé. Oui, dans son agonie, dans son chagrin, dans ses remords, dans son désespoir, il a entendu ces mots retentir à ses oreilles. Cher papa, parlez-moi, cher papa. Oui il a encore entendu ces paroles, il a revu cette figure ! Il l’a vue laisser retomber sa tête dans ses mains tremblantes, et pousser un long et profond sanglot qui retentit à l’étage supérieur.

Il était tombé pour ne plus se relever. Sa ruine était une nuit profonde qui ne devait plus avoir de lendemain radieux : la tache faite à l’honneur de sa maison était indélébile. Rien ne pouvait plus, Dieu merci, rendre la vie à l’enfant qui n’était plus. Mais, quand il pensait qu’il aurait pu être si différent dans le passé (ce qui aurait bien changé le passé, mais il était trop tard maintenant), quand il songeait que tout cela était son ouvrage, quand il pensait qu’il aurait pu si facilement changer en bonheur ces années de malédiction. Oh ! c’est alors que son cœur souffrait cruellement.

Oh ! oui ! il se l’est rappelé. La pluie qui tombait sur le toit, le vent qui gémissait tristement au dehors en avaient bien apporté le présage dans leurs sons mélancoliques. Il savait maintenant ce qu’il avait fait. Il savait maintenant que c’était lui qui avait appelé sur sa tête ce coup terrible, sous lequel il était courbé en ce moment, plus que n’auraient pu le faire les terribles coups de la fortune. Il savait maintenant ce que c’était que d’être repoussé, abandonné ; maintenant que les fleurs d’amour qu’il avait flétries dans le cœur de sa fille retombaient sur lui comme une pluie de cendres stériles.

Il pensait à elle, telle qu’il l’avait vue le soir où il était revenu avec sa femme. Il pensait à elle telle qu’il l’avait vue à chaque événement survenu dans la maison abandonnée. Il pensait maintenant que tout, autour de lui, avait changé, excepté elle. Son petit Paul était réduit en poussière ; sa femme hautaine était tombée dans l’abîme de la honte ; son ami, son flatteur plutôt, était mort comme un lâche ; ses richesses s’étaient évanouies ; les murs mêmes qui l’abritaient le regardaient sans le reconnaître : Florence seule avait toujours conservé fixés sur lui ses yeux doux et aimants. Oui, c’était elle qui, la dernière, était restée pour lui la même jusqu’au dernier moment. Elle n’avait pas changé pour lui ; pas plus, hélas ! qu’il n’avait changé pour elle ; et maintenant il l’avait perdue.

À mesure qu’il voyait dans son esprit tomber une à une toutes ces images, son enfant, sa femme, son ami, sa fortune, oh ! comme le brouillard à travers lequel il l’avait vue s’éclaircissait pour lui montrer sa fille telle qu’elle était ! combien il regrettait maintenant de ne l’avoir pas aimée comme il avait aimé le petit Paul ! Mieux aurait valu pour lui la perdre comme il avait perdu son enfant chéri et les mettre ensemble, côte à côte, dans le même tombeau prématuré !

Dans son orgueil, car il en avait encore, il laissa le monde s’éloigner de lui en toute liberté. Quand le monde le quitta, il le quitta lui-même sans effort. Comme il n’en attendait plus que de l’indifférence ou de la pitié, il évita également sa pitié et son indifférence. Il ne voulait plus d’autre société dans son malheur que celle de la compagne qu’il avait repoussée. Que pouvait-il lui dire, quelle consolation lui demander enfin ! Il ne s’en rendait pas compte. Mais ce qu’il savait bien, c’est qu’elle lui aurait été fidèle s’il l’avait permis. Ce qu’il savait c’est qu’elle l’aurait aimé maintenant plus que jamais : il était convaincu qu’il était dans sa nature d’être fidèle comme il était convaincu qu’il avait le ciel au-dessus de lui : et c’était dans ces réflexions qu’il était plongé à chaque heure de son isolement : le jour, la nuit, il ne pensait pas à autre chose.

Il commença d’y penser (et depuis ce moment ne fit plus autre chose) le jour où il reçut la lettre du jeune époux de sa fille et où il eut la certitude qu’elle était partie. Et pourtant, au milieu de son infortune, il avait conservé tant d’orgueil, il la considérait tellement comme quelque chose qui aurait dû lui appartenir et qu’il avait perdu sans retour, que s’il avait entendu sa voix dans la chambre à côté, il ne se serait pas levé pour aller la trouver. S’il l’avait vue dans la rue et qu’elle lui eût lancé un de ces regards timides qu’il connaissait si bien, il aurait passé devant elle avec la même figure froide et implacable ; il ne l’aurait pas abordée, il n’aurait pas adouci l’expression de sa physionomie, dût son cœur en être brisé de douleur. Quelque violentes qu’eussent été ses réflexions, quelle qu’eût été sa colère contre son mariage ou son mari, tout était passé maintenant. Il ne pensait qu’à ce qui aurait pu être et ce qui n’était pas. Il n’y avait plus pour lui qu’une pensée, c’est qu’il l’avait perdue, et que lui, il était accablé par le chagrin et le remords.

Il se rappelait qu’il lui était né deux enfants dans cette maison ; qu’entre lui et ces murailles nues et dévastées il y avait un lien lugubre, il est vrai, mais invincible parce qu’il se rattachait à ses deux enfants qu’il avait perdus. Il avait songé à quitter cette demeure, car sans trop savoir où il irait, il savait bien qu’il ne pouvait rester là ; il avait songé à la quitter le soir même où ces tristes sentiments avaient germé dans son cœur ; mais il résolut d’y passer encore une nuit et de parcourir une fois encore toutes les chambres désertes.

Au milieu de la nuit, il sortit de sa solitude et, une lumière à la main, il monta lentement les escaliers. De toutes les traces de pas qu’il voyait là, et qui donnaient à l’escalier l’apparence d’une voie publique, il n’y en avait pas un, se disait-il, qui ne lui eût produit l’effet d’un coup de marteau dans la tête, pendant qu’enfermé dans sa chambre, il prêtait l’oreille. Y en avait-il eu assez de ces pas ! Comme ils se succédaient avec précipitation ! quelle lutte de vitesse ! et les pas de ceux qui montaient et les pas de ceux qui descendaient, et les pas de ceux qui se rencontraient ! il songeait encore avec effroi, avec stupeur aux angoisses qu’il avait endurées pendant cette épreuve, et au changement qu’il avait dû subir dans sa personne ! et dire qu’il y avait quelque part dans le monde un petit pas léger qui aurait pu, en un moment, effacer de son esprit ces affreuses traces ! et alors il courbait la tête, et il pleurait en montant.

Il croyait le voir monter aussi devant lui. Il s’arrête, lève ses yeux vers le châssis vitré : c’était une enfant qui portait dans ses bras un autre enfant, et qui chantait en chemin : puis, il revoyait encore cette même enfant, mais seule et sans fardeau, s’arrêtant un instant pour reprendre haleine ; les boucles de sa belle chevelure venaient s’agiter le long de son visage inondé de larmes ; elle se retournait pour le regarder. Il erra dans ces appartements naguère si riches, maintenant si nus, si tristes, si changés qu’il n’en reconnaissait plus même ni l’étendue ni la forme. Il retrouvait là des traces de pas aussi nombreuses que dans l’escalier ; le souvenir des souffrances qu’il avait endurées en les entendant lui inspirait encore de l’inquiétude et de l’effroi. Il commençait à craindre que toutes ces idées n’ébranlassent sa pauvre cervelle et qu’il ne se perdit dans le labyrinthe de ces pensées comme il se perdait dans les traces des pas qui se confondaient les uns dans les autres.

Il ne se rappelait seulement plus dans laquelle de ces chambres elle demeurait, quand elle était seule. Aussi, pour échapper à son trouble, fut-il bien aise de monter plus haut. Il y avait là mille souvenirs mêlés à celui de sa femme perfide : celui de son perfide ami, son perfide commis, celui de son propre orgueil qui avait été son plus perfide conseiller ; mais il laissa là tous ces souvenirs pour se rappeler seulement ses deux enfants, avec quel mélange de regret, de tristesse et d’amour !

Partout des traces de pas ! on n’avait point respecté les vieilles chambres du haut, ces chambres où avait été placé le petit lit ; c’était à peine s’il pouvait trouver un coin qui n’eût pas été profané, ou par terre ou contre la muraille, un coin où il pût se jeter, pauvre cœur brisé, pour y laisser couler ses larmes abondantes. Il en avait tant versé à cet endroit ! il y avait longtemps qu’il rougissait moins de sa faiblesse là que partout ailleurs. Peut-être même ce sentiment lui servait-il d’excuse à lui-même pour être monté là. C’est là qu’il avait voulu venir, courbé et la tête penchée sur sa poitrine : c’est là qu’étendu sur le plancher au milieu de la nuit, il pleurait, seul, à son aise… car il conservait, même là, sa fierté, et si, dans ce moment, une main charitable s’était étendue vers lui, s’il avait vu apparaître un visage ami pour compatir à ses peines, il se serait levé, il se serait enfui pour retourner se cacher dans sa cellule.

Quand le jour parut, il s’était déjà renfermé dans ses appartements. Il avait eu envie de partir ce jour-là, mais il demeurait attaché fortement à cette maison comme à la dernière et seule chose qui lui restât. Il voulait partir le lendemain ; le lendemain arrivait, et il ajournait encore au lendemain. Chaque nuit, sans que personne le sût, il recommençait ses promenades nocturnes dans la maison abandonnée, comme un revenant. Plus d’une fois, le matin, au lever du soleil, le visage défait, le corps penché derrière les persiennes de sa croisée où le jour pénétrait à peine, il songeait à la perte de ses deux enfants. Ce n’était plus comme autrefois où ses pensées se concentraient sur un seul. Maintenant il les réunissait dans son souvenir, où ils restaient inséparables. Oh ! pourquoi n’avaient-ils pas été autrefois inséparables dans son amour et dans la tombe ! il n’en aurait pas perdu un aujourd’hui plus cruellement que par la mort !

Cet état d’agitation et de trouble n’était pas nouveau pour lui. Ce n’est jamais un état nouveau pour des natures sombres et opiniâtres ; car elles soutiennent une lutte acharnée ; avant d’en venir là. C’est un terrain qui se mine sourdement et qui s’écroule en un moment : l’orgueil de cet homme, miné de tant de manières, s’affaissait, peu à peu, à chaque instant davantage, à chaque mouvement de l’aiguille sur le cadran. À la fin, il se mit à penser qu’il n’avait pas besoin de quitter la maison. Qui l’empêchait de faire encore l’abandon de ce que ses créanciers lui avaient laissé (s’ils ne lui avaient pas laissé davantage, c’est qu’il ne l’avait pas voulu), et de briser tout simplement le lien qui le rattachait à la maison ruinée en brisant l’autre lien…

C’est à ce moment qu’il avait fait un faux pas en se promenant de long en large, et que le bruit en avait retenti jusque dans la chambre de l’ancienne femme de charge, mais on n’en sut pas la véritable cause ; quelle terreur si on avait pu s’en douter ! Le monde ne lui laissait pas de repos. Cette pensée le troubla encore ; on chuchotait, on bavardait, on ne voulait pas se taire un seul instant. Cette idée et les pas qu’il avait vu se confondre les uns dans les autres, l’ennuyaient à mourir. Les objets commencèrent à prendre à ses yeux une teinte lugubre et sanglante. Dombey-et-fils n’était plus… ses enfants n’étaient plus. « J’y penserai demain, » dit-il.

Le lendemain, il y pensa. Assis dans son fauteuil, il revit plusieurs fois dans la glace le tableau que voici :

Un spectre, les yeux hagards, les joues creuses, l’image de lui-même, était là, rêvant devant le foyer vide. Quelquefois il levait la tête pour regarder les rides et les creux de son visage, puis il la baissait encore pour réfléchir de nouveau ; d’autres fois il se levait, marchait, allait dans la pièce voisine et revenait, tenant caché dans sa poitrine quelque chose qu’il avait pris dans la toilette. Et puis, il regardait le bas de la porte et songeait.

Chut ! À quoi songeait ce spectre ?

Il songeait que, pour que le sang, en coulant par là, se répandît jusque dans le vestibule, il faudrait bien du temps. Il coulerait si lentement, si furtivement, s’arrêtant là pour couler encore et s’arrêter de nouveau, qu’il ne pourrait faire découvrir un homme blessé mortellement, que lorsqu’il serait mort ou mourant. Quand il eut pensé longtemps à cela, il se leva encore et se promena de long en large, la main dans la poitrine. Dombey regardait de temps en temps cette main et surveillait d’un œil curieux tous ses mouvements ; il trouvait à cette main fatale un air meurtrier ; et puis le spectre songeait encore. À quoi songeait-il ?

Si le sang coulait si loin, n’emporterait-on pas avec ses pieds les traces de ce sang dans la maison, au milieu de toutes ces empreintes de pas, ou même jusque dans la rue ? Le spectre était assis, les yeux fixés sur le foyer vide, et pendant qu’il était perdu dans ses pensées, une lueur brilla dans la chambre : c’était un rayon de soleil. Il n’y fit pas attention, et continua à rêver. Tout à coup il se lève, avec un visage sinistre ; sa main saisit convulsivement ce qu’il cache dans sa poitrine. Il est arrêté par un cri, un cri sauvage, terrible, perçant, arraché par l’amour et la terreur ; il regarde ! il voit son image se refléter dans la glace, et à ses pieds, sa fille !

Oui, sa fille ! elle est là ! à genoux par terre, se serrant contre lui, et lui disant, les mains jointes :

« Papa ! cher papa ! pardonnez-moi, pardonnez-moi. Je suis revenue pour vous demander mon pardon à genoux. Sans ce pardon, il n’y a plus de bonheur pour moi. »

Elle est toujours la même, toujours la même, quand tout a changé. C’est toujours ce même visage qu’elle levait vers lui dans cette triste nuit ; elle est revenue pour lui demander pardon, à lui !

« Ô cher papa ! ne me regardez pas ainsi ! Je n’ai jamais eu l’intention de vous quitter, je n’y ai jamais pensé, ni avant ni après. J’avais peur quand je me suis sauvée ; je ne pouvais réfléchir à ce que je faisais. Papa, cher papa, je suis changée ; je me repens ; je reconnais ma faute ; je sais mieux mes devoirs maintenant. Papa, ne me repoussez pas, ou j’en mourrai ! » Il retomba sur sa chaise. Il sentit qu’elle lui prenait les bras pour se les mettre autour du cou ; il sentit qu’elle le serrait dans ses bras ; il sentit ses baisers sur son visage ; il sentit sa joue toute mouillée de larmes contre la sienne ; il sentit, oh ! oui ! il sentit vivement… tout ce qu’il avait fait.

Elle lui prit la tête qu’il cachait dans ses mains maintenant, et la posa doucement sur ce sein qu’il avait meurtri, contre ce cœur qu’il avait presque brisé, et lui dit en sanglotant :

« Papa, mon cher papa, je suis mère. J’ai un enfant qui appellera bientôt Walter du nom que je vous donne. Quand il vint au monde et que je sentis tout ce que j’avais d’amour pour lui, je sentis en même temps tout ce que j’avais fait de mal en vous quittant. Pardonnez-moi, cher papa ! Oh ! je vous en prie, que j’entende de votre bouche ces mots : « Ma fille, soyez bénie, vous et votre petit enfant ! »

Il les aurait prononcés, ces mots, s’il l’avait pu. Il lui aurait tendu ses mains, il lui aurait demandé son pardon, lui ; mais elle lui prit les mains dans les siennes et les abaissa vivement.

« Mon petit enfant est né sur mer, papa ! J’ai prié Dieu, et Walter a uni ses prières aux miennes pour lui demander sa grâce et me permettre de revenir à la maison. À peine sur le rivage, je suis revenue vers vous. Ne nous quittons plus, maintenant, cher papa ! Ne nous quittons plus ! »

Sa tête, grisonnante maintenant, s’appuyait sur l’épaule de sa fille, et il se disait, en poussant un soupir, que jamais elle ne s’était reposée là auparavant.

« Vous viendrez à la maison avec moi, papa, voir mon petit enfant. C’est un garçon, papa. Il s’appelle Paul. Je crois… j’espère… qu’il ressemble… »

Ses larmes l’interrompirent.

« Cher papa ! par amour pour mon enfant, pour le nom que nous lui avons donné, par amour pour moi, pardonnez à Walter. Il est si bon et si tendre pour moi ! Je suis si heureuse avec lui ! Ce n’est pas sa faute si nous nous sommes mariés, c’est la mienne, je l’aimais tant ! » Elle se rapprocha de lui, toujours de plus en plus ardente dans ses caresses.

« C’est le bien-aimé de mon cœur, papa. Pour lui je donnerais ma vie. Il vous aimera, il vous honorera autant que je le voudrai. Nous apprendrons à notre petit enfant à vous aimer et à vous honorer aussi, et nous lui dirons, quand il pourra nous comprendre, que vous aviez un fils qui s’appelait comme lui ; qu’il est mort, et que sa perte vous a causé beaucoup de chagrin, mais qu’il est monté au ciel où nous espérons tous le revoir quand l’heure du repos viendra pour nous. Un baiser, papa, je vous en prie, pour me prouver que vous me promettez de vous réconcilier avec Walter, mon époux bien-aimé, le père du petit enfant, avec Walter qui m’a conseillé de revenir, papa : oui, qui m’a conseillé de revenir ! » Elle se serra encore plus près contre lui en sanglotant : il déposa un baiser sur ses lèvres, et, levant les yeux vers le ciel, il s’écria :

« Ô mon Dieu ! pardonnez-moi, car j’en ai grand besoin. » Puis, laissant retomber sa tête, il pleura et la caressa : pendant longtemps on n’entendit pas le moindre bruit dans toute la maison ; ils restèrent tous les deux dans les bras l’un de l’autre, éclairés par le rayon de soleil qui s’était glissé dans la chambre avec Florence.

Docile et soumis à la prière de son enfant, il s’habilla pour sortir : son pas était mal assuré ; il se retourna et regarda en tremblant la chambre dans laquelle il avait été enfermé si longtemps et où il avait vu ce tableau dans la glace, et arriva avec elle dans le vestibule. Là, Florence ne détourna pas les yeux elle craignait de réveiller dans son esprit le souvenir de leur dernière séparation ; car ils avaient les pieds sur les mêmes dalles où il l’avait frappée dans sa folie, et, se pressant contre lui, les yeux fixés sur son visage et le bras de son père autour d’elle, elle le conduisit à la voiture qui l’attendait à la porte partit avec lui.

À ce moment, miss Tox et Polly sortirent de leur retraite versèrent des larmes de joie ; puis elles placèrent dans une malle ses habits, ses livres et d’autres objets avec grand soir pour les remettre à des personnes de confiance que Florence envoya dans la soirée les chercher. Enfin, elles prirent ensemble une dernière tasse de thé dans la maison solitaire.

« Eh bien, Polly, je l’avais bien dit, dans une triste circonstance, s’écria miss Tox assiégée par une foule de souvenir Dombey-et-fils est une fille après tout.

— Et une bonne, encore, s’écria Polly.

— Vous avez raison, dit miss Tox, et cela vous fait honneur, Polly, d’avoir toujours été son amie quand elle était toute petite. Vous avez été son amie longtemps avant moi Polly, et vous êtes une bonne créature… Robin ! »

Ce dernier mot de miss Tox s’adressait à un jeune homme à tête ronde, en forme de boulet de canon, qui paraissait être dans une situation critique et fort abattu : il était assis assez loin dans un coin de la chambre. Lorsqu’il se leva, il révéla la taille et les traits du Rémouleur.

« Robin, dit miss Tox, je venais de dire à votre mère comme vous avez pu l’entendre, que c’est une bonne créature.

— Oh oui ! qu’elle l’est, mademoiselle, répondit le Rémouleur d’un ton ému.

— À la bonne heure, Robin, dit miss Tox, je suis content de vous entendre parler ainsi. Maintenant, Robin, que je vais vous mettre à l’épreuve comme mon domestique, d’après vos instantes prières, pour vous réhabiliter complètement, je saisirai cette occasion favorable pour vous dire que j’espère que vous vous rappellerez toujours avoir eu une bonne mère, et que vous chercherez à vous conduire de façon à être sa consolation.

— Eh bien ! vrai, mam’zelle, répondit le Rémouleur, je le ferai. Je me suis déjà amendé un brin, et mes intentions sont aussi droites, mam’zelle, que celles d’un gars…

— Je vous prierai, Robin, de ne plus vous servir d’une telle expression, dit miss Tox poliment.

— Eh bien, alors, que celles d’un gaillard…

— Non, Robin, non, reprit miss Tox ; je préfère le mot individu.

— Eh bien, que celles d’un individu quelconque, dit le Rémouleur.

— C’est beaucoup mieux, remarqua miss Tox d’un ton satisfait ; c’est infiniment plus expressif.

— Mes intentions sont plus droites que celles de tout individu quelconque. Si on ne m’avait pas fait rémouleur, voyez-vous, mam’zelle, et vous, maman, ce qui est bien la plus malheureuse chose pour un jeune ga… non, pour un individu, que je veux dire.

— Parfait ! parfait ! dit miss Tox d’un ton approbateur.

— Et si je n’avais pas été entraîné par les oiseaux, si je n’étais pas tombé sur un mauvais maître, dit le Rémouleur, je crois qu’ j’aurais pu mieux tourner. Mais c’ n’est jamais trop tard pour un…

Indivi… suggéra miss Tox.

Du, termina le Rémouleur, d’ s’amender, et j’espère bien m’amender mam’zelle, avec votre aide ; sur quoi je vous prie, mère, de souhaiter ben le bonjour de ma part à mon père, à mes frères et sœurs, et d’leur dire la chose.

— Je suis bien aise de vous voir aussi raisonnable, dit miss Tox. Voulez-vous, avant de partir, Robin, prendre une tasse de thé avec une tartine de pain et de beurre ?

— Merci ben, mam’zelle, » répondit le Rémouleur… et il se mit aussitôt à tourner la meule de ses mandibules avec une telle ardeur, qu’on voyait bien qu’il était depuis longtemps à la demi-ration.

Pendant ce temps-là, miss Tox mit son chapeau, son châle, et Polly en fit autant. Robin embrassa sa mère et suivit sa nouvelle maîtresse. Polly était si heureuse, elle espérait tant pour l’avenir que ses yeux étincelaient à la lumière du gaz, pendant qu’elle le regardait s’éloigner. Polly éteignit sa bougie, ferma la porte de la maison, et en donna la clef à un commissionnaire tout près de là, puis elle se hâta de rentrer chez elle. Elle se réjouissait à l’avance du bonheur que son arrivée inattendue causerait à sa petite famille. La grande maison qui gardait le silence sur les tristes choses qui s’étaient passées sous son toit, sur les changements dont elle avait été témoin, était là debout, sombre, refrognée et muette, n’étaient les fameuses affiches qui annonçaient aux amateurs que cette jolie maison, résidence agréable pour une famille, était à louer présentement, par bail de trois, six, neuf.