Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 298-315).


CHAPITRE XX.

Quelque temps après.


Pendant une année entière, la mer avait eu son flux et son reflux ; pendant une année entière, les vents et les nuages avaient passé et disparu ; le temps avait continué au milieu des orages ou des beaux jours sa marche que rien n’arrête. Pendant une année entière, les affaires humaines avaient eu aussi leur flux et leur reflux selon leur destinée. Pendant une année entière, la fameuse maison Dombey-et-fils avait soutenu une lutte acharnée contre des événements de toutes sortes qui menaçaient son existence : des rumeurs suspectes, de mauvaises chances, des contre-temps, tout conspirait contre elle, et surtout l’orgueil de son chef qui ne voulait ni réduire d’un zéro le chiffre de ses entreprises, ni comprendre que le vaisseau, qu’il roidissait contre la tempête, était trop faible pour pouvoir résister longtemps à cette épreuve.

Une année donc se passe, et la grande maison s’était écroulée.

C’était en été, dans l’après-midi. Une année, à quelques jours près, s’était à peine écoulée depuis le mariage célébré dans l’église de la Cité, qu’on se mit à chuchoter à la Bourse, à se parler tout bas d’une grande faillite. Un homme fier et froid, bien connu dans ces parages, n’y était pas et n’y était représenté par personne. Le lendemain le bruit circula que Dombey-et-fils avait suspendu ses payements ; le soir même, paraissait une liste de banqueroutes où ce nom-là était en tête. C’est alors que le monde ne perdit pas un coup de langue. Pauvre monde ! trop crédule et trop innocent, avait-il été assez victime de sa confiance ! un monde si honnête qu’il ne savait pas ce que c’était que de faire banqueroute ! Ce n’est pas comme ces gens qui trafiquent à droite, à gauche, de religion, de patriotisme, d’honneur et de vertu, pour soutenir par ces grands mots leurs banques pourries. Ce n’est pas comme ces gens qui ne vivent que de papier en circulation, de leurres et de fausses promesses. Dans le monde atteint par M. Dombey, il n’y avait pas de ces tripotages-là ; c’était un monde argent comptant : aussi était-il furieux, surtout ceux de ses membres qui partout ailleurs auraient pu passer eux-mêmes pour des gens à la veille de faire banqueroute : ceux-là étaient justement les plus acharnés dans leur honnête indignation. C’était là la tragédie dans la représentation générale, mais il y avait aussi la petite pièce. C’est M. Perch, le messager, qui en était le héros unique. Il était évidemment dans les destinées de M.  Perch de se réveiller tous les matins un personnage. Pas plus tard qu’hier, on aurait pu croire qu’il était enfin retombé dans la vie privée, du haut de la célébrité que lui avaient value l’enlèvement et tout ce qui s’ensuit. Mais, ne voilà-t-il pas un autre événement qui le remet sur son piédestal ; il semble que cette banqueroute était faite tout exprès. Il avait quitté sa sellette pour aller dans les bureaux d’entrée, où il siégeait maintenant. Là il s’amusait à examiner les étranges figures des syndics et des autres personnages qui venaient de prendre en très-peu de temps les places des anciens commis. Quant à M. Perch, il n’avait qu’à se montrer dans la cour ou tout au plus aux Armes du roi pour se voir adresser une foule de questions, qui finissaient presque toujours, à coup sûr, par celle-ci : « Qu’est-ce que vous allez prendre pour vous rafraîchir ? » Alors M. Perch ne tarissait pas sur les cruels quarts d’heure que Mme  Perch et lui avaient passés à Ball’s-Pond, la première fois qu’ils avaient cru voir que les choses allaient mal. C’est alors que M. Perch, entouré de tous ces curieux avides, qui l’écoutaient la bouche béante, leur parlait tout bas de l’événement, si bas qu’on eût dit que le corps de la maison défunte était là sur son lit funèbre dans la pièce à côté. Il racontait comment Mme  Perch en était venue pour la première fois à deviner que les choses allaient mal ; c’était quand elle avait entendu M. Perch gémir pendant son sommeil et s’écrier : « Cinquante pour cent, cinquante pour cent. » Il attribuait cet acte de somnambulisme à l’impression que le changement de la physionomie de M. Dombey avait produite sur lui. Puis il leur assurait qu’un jour il avait dit à M. Dombey : « Oserais-je, monsieur, vous demander si vous êtes dans une triste situation d’esprit ? » et que M. Dombey lui avait répondu « Mon fidèle Perch… mais non, ce n’est pas possible ! » et que se frappant le front, il l’avait quitté en disant : « Perch, laissez-moi. » Bref, M. Perch, victime de sa position, se croyait obligé de débiter un tas de mensonges, se laissant toucher lui-même jusqu’aux larmes par ses contes larmoyants, et finissant par se persuader, en toute sincérité, que ses inventions de la veille étant répétées le lendemain acquéraient nécessairement par là un certain caractère d’authenticité.

M. Perch terminait toujours toutes ses confidences, en faisant observer avec douceur que, s’il avait eu des soupçons (en avait-il jamais eu, c’était une question), ce n’était pas à lui, Perch, de trahir la confiance de son maître, et il en appelait aux personnes présentes parmi lesquelles, à dire vrai, jamais il ne se trouvait de créanciers. Aussi, chacun le félicitait de ses généreux sentiments, en sorte, qu’en général, M. Perch emportait toujours de ces conférences une conscience tranquille, et laissait derrière lui une impression favorable, quand il retournait à sa sellette, toujours pour examiner les étranges figures des syndics et des autres personnages, si habiles à déchiffrer le grimoire des grands-livres. De temps en temps, il allait sur la pointe des pieds dans la chambre vide de M. Dombey pour tisonner ; tantôt il allait à la porte prendre l’air et causer tristement avec quelque flâneur de sa connaissance, ou bien il cherchait par mille petites prévenances à se concilier le chef des syndics, M. Perch espérant beaucoup qu’il lui ferait obtenir une place d’homme de peine dans une compagnie d’assurance contre l’incendie, lorsque la liquidation de la maison serait terminée.

Quant au major Bagstock, la banqueroute fut pour lui une vraie calamité. Le major n’avait pas une sensibilité très-vive à l’endroit des malheurs d’autrui, il s’occupait trop pour cela de sa petite personne : il n’éprouvait de violentes émotions que lorsqu’il ouvrait la bouche pour respirer, quand il étouffait. Mais il avait tellement promené son M. Dombey au club, il l’avait tellement fait mousser devant les principaux personnages de cette réunion, il avait parlé tant de fois de sa fortune que le club, animé de sentiments charitables, se faisait un plaisir de tomber sur le major et de lui demander, avec les marques du plus vif intérêt, si ce coup terrible n’avait pas été prévu d’avance et comment M. Dombey l’avait supporté. En présence de pareilles questions, le major devenait pourpre et répondait qu’il fallait que le monde, fût bien méchant. »

« Parbleu, monsieur, je le sais bien ; j’ai été joué comme un enfant ; vous m’en auriez prévenu, monsieur, moi Bagstock, quand je partis en France avec Dombey à la poursuite du misérable, que Bagstock vous aurait ri au nez ; j’en aurais haussé les épaules. Ah ! oui, Bagstock a été trompé, pris au piège : oui, on lui a bandé les yeux ; mais à présent il les a tout grands ouverts, et il voit parfaitement clair. Le vieux Joe s’est laissé prendre. Ah ! si son père ressuscitait demain du tombeau, il n’en donnerait pas un sou, de la vieille lame, et il dirait sacrebleu, monsieur, qu’un vieux grognard comme moi n’aurait pas dû se laisser faire la queue. » Le major Bagstock ajoutait que Joe n’était plus qu’une vieille croûte, un pékin, et que si un rude et solide major, un vieux camarade qui avait eu l’honneur d’être personnellement connu et protégé par leurs défuntes Altesses, les ducs de Kent et d’York, ne se ravalait pas en se retirant dans un tonneau pour y passer le reste de sa vie ; « sacrebleu, monsieur, disait-il, j’en aurais un à Pall-Mall, pas plus tard que demain, pour montrer tout le mépris que je fais de l’espèce humaine. »

Le major continua si longtemps sur le même ton, roulant sa tête comme s’il allait être frappé d’apoplexie, et, poussant, dans son ressentiment, des grognements si violents, que les plus jeunes membres du club (il fallait qu’ils fussent bien jeunes) s’imaginèrent qu’il avait de l’argent placé dans la maison de son ami Dombey et qu’il l’avait perdu ; mais les anciens de la Société étaient de trop fins renards pour avoir de ces idées-là ; ils connaissaient trop bien leur homme pour donner dans le panneau. Le malheureux nègre ne disait rien ; mais il en voyait de dures ; sa sensibilité morale et sa sensibilité physique étaient mises à de pénibles épreuves. Le major tirait sur la première à chaque heure du jour et la criblait de part en part ; quant à la seconde, il la tenait toujours en baleine, grâce aux coups de poing et aux coups de pied qu’il lui administrait continuellement. Pendant les six semaines qui suivirent la banqueroute, cette malheureuse créature exotique, vécut toute une saison sous une averse effroyable de brosses et de tire-bottes.

Mme  Chick avait trois idées sur la cause de ce terrible revers : la première, c’est qu’elle n’y pouvait rien comprendre, la seconde, c’est que son frère n’avait pas fait un effort, et la troisième, c’est que l’événement ne serait jamais arrivé, si elle avait été invitée à dîner lors de la première soirée : elle l’avait bien dit ce jour-là.

Mais chacun pouvait en penser tout ce qu’il voulait, cela n’empêchait pas la banqueroute d’être trop réelle, et ne pouvait rien y changer. On apprit que la liquidation serait faite le mieux possible ; que M. Dombey abandonnait tout ce qu’il avait, sans demander la moindre concession ; que, loin de songer à rentrer dans les affaires, il ne voulait pas même en entendre parler, et qu’il avait résigné tous les postes de confiance et de distinction que lui avait valus sa position respectable dans le négoce ; il se mourait, selon les uns : il était devenu fou, selon les autres ; c’était un homme perdu, selon tout le monde.

Les employés se dispersèrent après un petit dîner de condoléance, où ils égayèrent le repas par des chansons comiques pour se séparer comme il faut. Quelques-uns trouvèrent des places à l’étranger, d’autres rentrèrent dans des maisons de commerce à Londres, quelques-uns s’adressèrent à des amis qu’ils avaient dans la province et pour lesquels ils s’étaient rappelé subitement qu’ils avaient une affection particulière. D’autres se firent annoncer dans les journaux pour demande d’emploi. Seul de toute l’ancienne maison, M. Perch resta : il continua à s’asseoir sur la sellette, occupé à regarder les syndics ou à se précipiter au-devant du chef des syndics, pour se concilier l’homme qui devait lui faire obtenir une place dans une compagnie d’assurance contre l’incendie. La maison de commerce devint bientôt sale et négligée. Le marchand de pantoufles et de colliers de chien, dont la boutique faisait le coin du passage, aurait hésité à porter la main au rebord de son chapeau, si M. Dombey avait apparu en personne, et le commissionnaire, les mains sous son tablier blanc, faisait un beau sermon sur l’ambition qui, à son avis, disait-il, ne rimait pas pour rien avec perdition

M. Morfin, le vieux garçon aux yeux en amande, aux cheveux et aux favoris grisonnants, était peut-être la seule personne de la maison, à l’exception du chef, comme de juste, qui fût sincèrement et profondément affligée du désastre survenu. Il avait témoigné à M. Dombey, pendant bien des années, le respect et la déférence qui lui étaient dus, mais sans jamais déguiser son propre caractère, sans jamais ramper devant lui, sans flatter bassement la passion dominante de son patron, pour aider à son propre avancement ; aussi, n’avait-il pas à venger maintenant sa dignité sacrifiée ; il ne s’était jamais assez avancé pour avoir besoin d’une reculade. Il travaillait du matin au soir pour éclaircir tout ce qu’il y avait de compliqué ou de difficile dans les comptes de la maison ; il était toujours prêt à donner toutes les explications qu’on lui demandait, restait quelquefois fort tard le soir dans son ancien cabinet de travail, étudiant, grâce à sa facilité, certaines questions ardues, pour épargner à M. Dombey l’ennui d’être appelé lui-même. Puis, il rentrait à Islington et calmait son esprit, en tirant de son violoncelle les sons les plus tristes et les plus désespérés avant de se mettre au lit.

Il était en train de se consoler un soir, son instrument à la main, et, comme son travail de la journée l’avait découragé, il râclait ses notes les plus basses, quand sa propriétaire qui, heureusement pour elle était sourde et n’avait le sentiment des morceaux qui s’exécutaient que par un certain tremblement qu’elle éprouvait dans toute sa personne, annonça une dame.

« Elle est en deuil, » dit-elle.

Le violoncelle s’arrêta immédiatement ; l’artiste coucha l’instrument sur un sofa avec le plus grand soin et la plus vive sollicitude, et fit signe que la dame pouvait entrer. Il suivit la propriétaire et rencontra Henriette Carker sur l’escalier.

« Seule ! dit-il, et John est venu ici ce matin ! Y aurait-il quelque chose, ma chère demoiselle ? Mais non, ajouta-t-il, votre figure me dit le contraire.

— Je crains bien alors, répondit-elle, si elle est si indiscrète, qu’elle ne vous dise que ma visite est intéressée.

— Elle n’en est pas moins très-agréable, dit-il, et si c’est l’intérêt qui vous amène, vous, je serai vraiment curieux de vous entendre, mais je ne le crois pas. »

Il avait avancé une chaise pour elle, et s’était assis en face. Le violoncelle reposait doucement sur le canapé entre eux deux.

« Vous ne serez pas étonnée que je sois venue seule ou que je n’aie pas prévenu John de ma visite, dit Henriette, quand je vous dirai pourquoi je suis ici. Puis-je m’expliquer maintenant ?

— Certainement.

— Vous n’étiez pas occupé ? »

Il montra du doigt le violoncelle couché sur le sofa, en disant : « J’ai travaillé toute la journée, voici mon témoin. Je l’ai pris pour confident de toutes mes peines. Plût à Dieu que je n’eusse que les miennes à lui raconter.

— La maison est-elle décidément ruinée ?

— Oui ; tout à fait.

— Ne se relèvera-t-elle jamais ?

— Jamais. »

L’expression de bonheur qui illuminait son visage ne changea pas, pendant que ses lèvres répétaient tout bas le mot : « Jamais ! » M. Morfin le remarqua avec une surprise involontaire et redit encore :

« Non, jamais ! Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit. Il a été tout à fait impossible de le convaincre ; impossible de raisonner avec lui, impossible même quelquefois de l’approcher. Tout a été au plus mal. La maison s’est écroulée pour ne se relever jamais !

— Et M. Dombey, est-il ruiné personnellement ?

— Oui.

— Ne lui restera-t-il rien, absolument rien ? »

Son empressement en faisant cette question, son regard presque joyeux le surprenaient de plus en plus ; il était désappointé, et cette gaieté n’était pas en accord avec ses propres émotions. Il tambourina d’une main sur la table, en regardant Henriette d’un air pensif et, secouant la tête, lui dit, après un moment de silence :

« Je ne sais pas au juste l’étendue des ressources de M. Dombey : bien qu’elles soient très-grandes, je n’en doute pas, les obligations qu’il a contractées sont considérables. C’est un homme loyal et intègre. Un autre, à sa place, aurait pu se tirer d’embarras, et beaucoup l’auraient fait, en signant un concordat qui aurait accru d’une manière presque insignifiante les pertes des créanciers et lui aurait laissé, à lui, de quoi vivre. Mais il a résolu de donner jusqu’à son dernier sou. Il a dit positivement qu’on acquittera ou peu s’en faut les dettes de la maison, que les créanciers ne perdront presque rien. Ah ! miss Henriette ! on devrait bien se rappeler plus souvent que nous ne le faisons que les vices sont quelquefois des vertus poussées à l’excès. Son orgueil nous le prouve en cette circonstance. »

Elle l’écoutait toujours d’un air aussi riant, et en l’écoutant ou plutôt en ayant l’air de l’écouter, elle était toute distraite, comme si elle était à la poursuite d’une idée. Quand il eut fini de parler, elle lui demanda avec vivacité :

« Y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vu ?

— Personne ne le voit. Quand ses malheureuses affaires le forcent à sortir de chez lui, il s’y décide avec peine, rentre ensuite à la maison, s’y enferme et ne veut voir personne. Il m’a écrit une lettre d’adieu, dans laquelle il place plus haut qu’ils ne le méritent les services que j’ai rendus à la maison. Il m’en coûte de le gêner de ma présence, n’ayant eu jamais avec lui beaucoup de rapports dans des temps meilleurs ; j’ai pourtant cherché à le voir, je lui ai écrit, je me suis présenté en personne, j’ai insisté : tout a été inutile. »

Il la regardait dans l’espérance qu’il lui verrait enfin montrer plus de sympathie qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors, et parlait d’un ton grave et ému pour l’attendrir davantage ; mais non, l’expression de sa physionomie ne changeait pas.

« Allons ! allons ! miss Henriette, dit-il, d’un air contrarié ; il ne s’agit pas de cela. Ce n’est pas pour entendre tout cela que vous êtes venue ici, vous avez sans doute quelque sujet plus agréable. Faites-m’en part, et nous nous entendrons mieux. Voyons, j’écoute.

— Non, le sujet qui m’occupe est le même, répondit Henriette avec un mouvement de naïve surprise. Est-ce que cela ne doit pas être ? Est-ce qu’il n’est pas naturel que John et moi nous ayons pensé à tous ces grands changements et que nous en ayons longuement parlé ? M. Dombey, chez lequel mon frère a été employé tant d’années, vous savez comment, M. Dombey est réduit à la misère, comme vous le dites, et nous, nous sommes immensément riches ! »

Ce visage si plein de bonté, de franchise, ce visage que M. Morfin, le célibataire aux yeux en amande avait trouvé si charmant depuis qu’il l’avait vu, lui plaisait moins en ce moment qu’il le voyait radieux et triomphant.

« Je n’ai pas besoin de vous rappeler, dit Henriette en montrant des yeux ses vêtements de deuil, comment notre position a changé. Vous n’avez pas oublié que notre frère James, dans ce jour terrible, n’a laissé aucun testament, et que nous étions ses seuls parents. »

Ce visage lui plut davantage malgré sa pâleur et sa tristesse. Il respira plus librement.

« Vous savez, dit-elle, notre histoire, l’histoire de mes deux frères et les rapports qu’ils ont eus avec cet infortuné M. Dombey, dont vous avez parlé avec tant de vérité. Vous savez combien nos besoins à John et à moi sont restreints ; combien l’argent nous est inutile après la vie que nous avons menée ensemble depuis tant d’années, maintenant surtout que, par votre bonté, il a obtenu une place qui nous procure un revenu suffisant. Vous commencez à comprendre la faveur que je viens vous demander, n’est-ce pas ?

— Je ne sais. Il y a un instant, je croyais comprendre. Je crois maintenant que je n’y suis plus.

— Je ne dis rien de mon frère qui n’est plus. Si les morts savent ce que nous faisons… mais vous me comprenez ; quant au frère qui me reste, j’aurais beaucoup à vous dire à son éloge ; mais qu’ai-je besoin de vous en dire davantage, sinon que le devoir pour lequel votre secours m’est indispensable, est sacré pour lui et qu’il n’aura de repos qu’après l’avoir accompli. »

Et l’expression de joie qui éclairait sa figure la fit trouver bien belle aux yeux qui l’observaient fixement.

« Cher monsieur, continua Henriette, il faut que cela soit fait sans bruit et en secret. Votre expérience et vos relations avec M. Dombey vous suggéreront les moyens qu’il sera bon d’employer. Par exemple, on pourrait laisser croire à M. Dombey que, par le plus grand des hasards, quelque chose a pu échapper au naufrage de sa fortune ; ou encore que c’est un hommage volontaire adressé à son caractère honorable et élevé par quelques-unes des personnes avec lesquelles il a fait de grandes affaires ; ou enfin que c’est le payement d’une vieille dette. Il doit y avoir plusieurs moyens. Je sais que vous choisirez le meilleur. La faveur que je suis venue vous demander c’est de vouloir bien nous aider à réussir, avec votre caractère si bon, si généreux, si judicieux. Je vous en prie, n’en parlez jamais à John, dont le plus grand bonheur dans cet acte de restitution, est de l’accomplir secrètement, sans qu’on le sache, sans qu’on l’en loue. Qu’on ne nous réserve qu’une très-petite partie de l’héritage qui passera tout entier en usufruit entre les mains de M. Dombey sa vie durant, et surtout gardez-nous fidèlement notre secret, j’y compte. À partir d’aujourd’hui, qu’il reste entre nous, et n’en parlons ensemble, par occasion, que le moins possible. Pour moi, si je veux y penser toujours, c’est parce que j’y trouverai une raison de plus de remercier le ciel, et de me sentir heureuse et fière de mon frère. »

La joie qui illumine le visage des anges en recevant dans le ciel le pécheur repentant, n’est pas plus pure que celle qui illuminait en ce moment le visage d’Henriette. Les larmes de bonheur qui remplissaient ses yeux ajoutaient un nouvel éclat à sa physionomie.

« Ma chère Henriette, dit M. Morfin après un moment de silence, je ne m’attendais pas à ce dénoûment ; vous ai-je bien compris ? vous voulez abandonner votre part d’héritage comme votre frère John abandonne la sienne pour l’accomplissement de votre généreux dessein ?

— Oh oui ! répondit-elle après avoir partagé tous les deux nos soucis, nos espérances, nos desseins, pourrais-je ne pas prendre ma part de cet acte de justice ? N’ai-je pas le droit de continuer jusqu’au bout notre communauté de cœur et d’intérêt ?

— Le ciel me garde de vous contester ce droit là !

— Nous pouvons compter sur votre amitié, n’est-ce pas ? Oh ! oui, j’y compte.

— Je ne vaudrais pas ce que… ce que j’espère valoir, si je ne vous donnais cette assurance de tout mon cœur. Vous pouvez y compter, sans que j’aie besoin de vous le jurer. Sur mon honneur, je garderai votre secret. Et s’il arrive que M. Dombey se trouve réduit, comme je le crains, à la dernière extrémité par la détermination irrévocable qu’il aura voulu prendre, je vous aiderai à accomplir le dessein pour lequel vous êtes d’accord avec John. »

Elle lui donna la main et le remercia avec un visage plein de franche amitié et de bonheur.

« Henriette, dit-il en gardant sa main dans la sienne, vous dire tout ce qu’il y a pour vous de mérite à faire un sacrifice, surtout un sacrifice d’argent, serait ridicule et présomptueux. Vous prier de réfléchir à ce que vous voulez faire ou vous engager à mettre des bornes à votre libéralité, ne le serait pas moins, j’imagine. Je n’ai pas le droit de venir gâter la noble conclusion d’une noble histoire par l’intervention de mes humbles conseils. Il ne me reste qu’à me prosterner devant votre généreuse résolution, inspirée par des sentiments plus nobles et plus purs que tout ce que le monde m’a appris jusqu’ici. Je vous dirai seulement que vous aurez en moi un intermédiaire fidèle. Après le vôtre, c’est le rôle le plus beau que je puisse envier. »

Elle le remercia du fond du cœur et lui dit adieu.

« Rentrez-vous chez vous ? lui dit-il. Permettez-moi de vous accompagner.

— Non, pas ce soir. Je ne rentre pas encore, j’ai une visite que je dois faire seule. Voulez-vous venir demain ?

— Oui, oui, dit-il, j’irai vous voir demain. D’ici-là, je réfléchirai à ce qu’il y aura de mieux à faire. Et peut-être y penserez-vous aussi, miss Henriette, et… et… penserez-vous un peu à moi, par la même occasion »

Il l’accompagna jusqu’à la voiture qui l’attendait à la porte, et si sa propriétaire n’eût pas été sourde, elle aurait pu l’entendre quand il remonta l’escalier, après le départ de la voiture, marmotter entre ses dents :

« Nous ne sommes que des bêtes d’habitude, mais, ma foi, c’est une triste habitude que d’être vieux garçon, »

Le violoncelle était toujours étendu sur le canapé entre les deux chaises vides ; il le prit et joua longtemps, bien longtemps d’un air distrait, en secouant lentement la tête devant la chaise d’Henriette. Les sons qu’il tira de son instrument, quoique terriblement tendres et sympathiques, n’étaient rien auprès de l’expression qu’il donnait à son visage en regardant la chaise vide. L’émotion qu’il ressentait était si vraie que, plus d’une fois, il fut obligé d’avoir recours au remède du capitaine Cuttle et de passer sur sa joue la manche de son habit. Peu à peu cependant, le violoncelle, d’accord avec l’état de son âme, fit entendre l’air mélodieux du Forgeron harmonieux. Il le joua et le rejoua tant de fois, que son visage vermeil et serein avait pris l’éclat enflammé du métal sur l’enclume d’un vrai forgeron. Enfin, pour tout dire, le violoncelle et la chaise vide tinrent compagnie au célibataire jusqu’au milieu de la nuit. Quand il se mit à table pour souper, le violoncelle posé debout sur un coin du canapé, tout résonnant encore des mélodies d’un atelier complet de forgerons harmonieux, semblait lancer à la chaise vide des regards d’intelligence d’une expression indicible.

Quand Henriette quitta la maison, le cocher de son remise suivit une route qui, évidemment, ne lui était pas inconnue. Il prit une foule de ruelles pour gagner les faubourgs et arriva à un terrain découvert où se trouvaient quelques petites maisonnettes tranquilles et retirées au fond des jardins, dont elles étaient environnées. Il s’arrêta à la porte de l’une d’elles et Henriette descendit.

À son léger coup de sonnette apparut une femme à l’air triste, au teint pâle, les sourcils relevés, la tête penchée de côté. À la vue d’Henriette, elle fit une révérence et la conduisit à la maison, à travers le jardin.

« Comment va votre malade, ce soir ? dit Henriette.

— Mal, mademoiselle, j’en ai bien peur. Oh ! comme elle me rappelle, par moments, Betsey Jane, la fille de mon oncle ! répondit la femme au teint pâle avec une exclamation douloureuse.

— Sous quel rapport ?

— Sous tous les rapports, sinon qu’elle est plus grande, et que Betsey Jane, quand elle était aux portes du tombeau, n’était encore qu’une enfant.

— Mais vous m’aviez dit qu’elle commençait à se rétablir, dit Henriette d’un ton de douce pitié ; il y a donc tout lieu d’espérer. Mme  Wickam ?

— Ah ! mademoiselle, l’espérance est une excellente chose pour qui peut l’avoir, dit Mme  Wickam en secouant la tête. Mais moi, je n’ai pas cette force-là ; l’espoir n’est pas fait pour moi, je ne puis qu’envier ceux qui espèrent.

— Il faut tâcher de prendre le dessus et ne pas voir tout en noir, dit Henriette.

— Je vous remercie, mademoiselle, dit Mme  Wickam d’un air chagrin. Quand je serais disposée à être de bonne humeur, la solitude dans laquelle je me trouve, excusez-moi de ma franchise, me la ferait passer en vingt-quatre heures. Mais je n’y suis nullement disposée, je ne le pourrais pas. Le peu de bonne humeur que j’aie jamais eue, je l’ai perdue à Brighton, il y a quelques années, et je ne m’en trouve que mieux. » De fait c’était toujours la même Mme  Wickam qui avait succédé à Mme  Richard pour avoir soin du petit Paul, et qui faisait remonter la perte de sa bonne humeur à son séjour sous le toit de l’aimable Mme  Pipchin. Il existe un vieux système d’éducation, d’une sollicitude bien prévoyante, qui semble autorisé par un long usage, et qui, pour l’ordinaire, va choisir dans l’espèce humaine les êtres les plus lugubres et les plus désagréables qu’on puisse imaginer pour en faire des maîtres de la jeunesse, des poteaux indicateurs de la route des vertus ; c’est le bois dont on fait les matrones, les surveillantes, les gardes-malades, etc., etc. C’est ce système qui avait mis à la mode Mme  Wickam comme garde-malade, et qui avait particulièrement recommandé ses qualités sérieuses à l’admiration d’une nombreuse clientèle.

Mme  Wickam, le sourcil relevé, la tête de côté, monta, une lumière à la main, l’escalier qui conduisait à une chambre gentille et propre donnant dans une autre pièce tristement éclairée, où se trouvait un lit. Dans la première chambre était assise une vieille, dont le regard machinalement dirigé vers la fenêtre, en ce moment ouverte, ne se fixait sur rien dans la rue sombre. Dans la seconde pièce, était étendu, sur un lit de douleur, le squelette d’une femme qui, par une soirée d’hiver, avait bravé le vent et la pluie : on aurait eu bien de la peine à la reconnaître maintenant, si ce n’est à sa longue Chevelure noire qui contrastait avec la pâleur de son visage et la blancheur du linge qui l’enveloppait. Quel regard ferme, mais aussi quel corps fragile ! Ses yeux étincelèrent quand, à l’arrivée d’Henriette, elle les dirigea du côté de la porte, mais sa tête, trop faible, ne put se relever ; elle n’eut que la force de se tourner lentement sur l’oreiller.

« Alice, dit la douce voix d’Henriette, suis-je en retard ce soir ?

— Vous venez toujours de bonne heure, mais pour moi toujours trop tard. »

Henriette s’était déjà assise au chevet, elle posa sa main sur la main décharnée de la malade.

« Vous êtes mieux ? »

Mme  Wickam, debout au pied du lit comme un spectre de malheur, fit de la tête un signe énergique qui démentait résolûment cette supposition.

« Qu’importe, dit Alice avec un faible sourire, que je sois bien ou mal aujourd’hui ? c’est un jour de plus ou de moins, pas tant peut-être. »

Mme  Wickam, la sévère Mme  Wickam, fit entendre un grognement approbateur ; de son air glacial, elle donna quelques petits coups sur les draps, au bout du lit, comme pour tâter les pieds de la malade qu’elle s’attendait à trouver roides comme une pierre ; puis elle s’en alla en remuant l’une contre l’autre les fioles placées sur la table, d’un air qui semblait dire :

« Puisque nous sommes là, nous n’avons rien de mieux à faire que d’administrer encore la potion de tout à l’heure.

— Non, dit Alice en parlant tout bas à l’oreille d’Henriette, il n’y a plus d’espoir : les tristes voyages, les remords, les pénibles traversées, le besoin, les intempéries, les tempêtes qui m’ont assaillie au dedans comme au dehors ont usé mon existence. Elle ne durera plus bien longtemps maintenant. »

En parlant, elle prit la main d’Henriette et s’en couvrit le visage.

« Quelquefois je songe, sur ce lit, que je voudrais bien vivre assez encore pour vous prouver ma reconnaissance. C’est un moment de faiblesse qui passe bien vite. Tout est pour le mieux, pour vous comme pour moi. »

Elle saisit la main d’Henriette. Mais ce n’était plus comme le jour où elle la prit auprès du feu dans cette triste soirée d’hiver ! Ô mépris ! ô rage ! ô orgueil ! ô violence ! voilà donc comme tout finit !

Mme  Wickam ayant suffisamment secoué les fioles, présenta la potion. Elle lançait un sombre regard à sa malade, pendant que celle-ci buvait ; elle plissait les lèvres et les sourcils, elle secouait la tête, semblant faire entendre qu’on la tuerait plutôt que de lui faire dire qu’il y avait de l’espoir. Là-dessus, Mme  Wickam, la sévère Mme Wickam, se mit à semer çà et là dans la chambre du chlore en poudre, de l’air d’une fossoyeuse qui remuerait cendres et poussière ; puis elle se retira pour aller en bas prendre sa part de quelque festin funèbre.

« Combien y a-t-il de temps, demanda Alice, que je suis allée chez vous vous dire ce que j’avais fait, et qu’on vous a répondu qu’il était trop tard pour le rejoindre ?

— Il y a plus d’un an, dit Henriette.

— Plus d’un an ! fit Alice en regardant attentivement Henriette. Des mois se sont écoulés depuis que vous m’avez transportée ici ?

— Oui, répondit Henriette.

— Depuis que vous m’avez transportée ici, malgré ma résistance à votre bonté inépuisable, dit Alice, qui se cachait sous la main d’Henriette, pour m’humaniser par vos regards et vos paroles de femme, et par votre douceur d’ange. »

Henriette se pencha sur elle et la calma tout doucement. Quelques instants après, Alice, toujours étendue, la main d’Henriette contre sa joue, demanda qu’on fît venir sa mère. Henriette l’appela plusieurs fois ; mais la vieille était tellement occupée à regarder par la fenêtre dans la rue sombre, qu’elle n’entendit pas. Il fallut qu’Henriette allât près d’elle : la vieille alors se leva pour se rendre dans la chambre de la malade.

« Mère, dit Alice en reprenant la main d’Henriette et dirigeant vers elle son œil brillant d’un air affectueux, dites-lui ce que vous savez, et elle se contenta d’adresser un geste à la vieille.

— Ce soir, ma chérie.

— Oui, mère, répondit Alice d’une voix faible et solennelle, ce soir ! »

La vieille, qui paraissait en proie à la peur, au remords et à la douleur, vint en rampant se placer en face d’Henriette de l’autre côté du lit ; elle s’agenouilla pour approcher sa figure flétrie au niveau de l’oreiller de la malade, puis étendant sa main comme pour toucher le bras de sa fille :

« Ma belle fille, » dit-elle.

Ciel ! quel cri que celui qu’elle poussa en s’interrompant à la vue de ce pauvre squelette étendu sur le lit !

« Elle est bien changée depuis longtemps, mère ! flétrie depuis longtemps ! dit Alice sans la regarder. Ne vous en chagrinez plus maintenant.

— Ma fille, continua la vieille d’une voix tremblante, ma fille qui bientôt ira mieux et les éclipsera toutes par sa bonne mine. »

Alice adressa à Henriette un regard lugubre et lui serra plus tendrement la main, mais elle ne dit pas un mot.

« Oui, oui, répéta la vieille agitant en l’air son poing menaçant ; qui bientôt ira mieux et qui les éclipsera toutes par sa bonne mine, oui, elle ira mieux ; quand je vous dis qu’elle ira mieux. (Elle avait l’air de s’animer pour répondre à quelque contradicteur invisible qui se tenait au chevet de la malade). Ma fille a été chassée, rebutée, mais, si elle voulait, elle pourrait se vanter d’avoir aussi pour parentes de grandes dames ! Oh ! oui, de grandes dames. On n’a pas besoin de vos ministres ni de vos anneaux de mariage pour avoir des parents. Ils auront beau faire, on ne peut pas briser ces liens-là, et, je le répète, ma fille est bien apparentée. Montrez-moi Mme  Dombey, et je vous montrerai, moi, la cousine germaine de mon Alice. »

Henriette porta son regard de la vieille vers les yeux étincelants de la malade fixés sur elle ; elle y vit la preuve que la mère disait vrai.

« Eh bien ! dit la vieille, dont la tête branlante se redressa comme par un mouvement d’affreuse vanité, quoique je sois vieille et laide maintenant, et encore beaucoup plus vieille par mon genre de vie et mes habitudes que par les années, j’ai été autrefois aussi jeune que qui que ce soit. Oui, oui, et aussi jolie que beaucoup d’autres. Dans mon temps, dit-elle en étendant son bras par-dessus le lit vers Henriette, j’étais un beau brin de fille aussi, moi, et je n’étais pas seule à m’en apercevoir. Le père et l’oncle de Mme  Dombey venaient de Londres dans mon village, c’étaient bien les plus charmants et les plus comme il faut gentlemen de la ville. Ils sont morts depuis longtemps ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il y a déjà longtemps de tout cela ! L’oncle, qui est devenu le père d’Alice, est mort le premier des deux. »

Elle leva un peu la tête pour regarder le visage de sa fille. Le souvenir de sa jeunesse, à elle, lui rappelait la jeunesse de son enfant. Puis tout à coup elle pencha sa figure sur le lit et cacha sa tête dans ses mains et sur ses bras.

« Ils se ressemblaient autant, dit la vieille sans relever la tête, que peuvent le faire deux frères si rapprochés par l’âge. Je crois me rappeler qu’il n’y avait pas plus d’un an de différence entre eux, et si vous aviez vu ma fille comme je l’ai vue à côté de la fille de l’autre, vous auriez reconnu, sauf la différence de leur costume et de leur existence, qu’elles se ressemblaient beaucoup aussi toutes deux. Hélas ! faut-il que la ressemblance se soit effacée, et que ce soit ma fille, ma fille seule qui ait changé comme cela !

— Nous changeons tous, ma mère, chacun à notre tour, dit Alice.

— À notre tour, s’écria la vieille. Mais pourquoi n’est-ce pas le sien aussi bien que celui de ma fille ? La mère a bien changé elle, elle semblait aussi vieille que moi et tout aussi ridée, malgré son rouge. Mais sa fille au moins était belle. Qu’ai-je fait, qu’ai-je fait, moi, de pire qu’elle, pour que ce soit seulement la mienne qui se flétrisse ainsi ? »

Et en poussant un autre cri sauvage, elle s’élança dans la première pièce ; mais bientôt elle revint, de son pas chancelant, et, se traînant jusqu’à Henriette :

« Voilà, lui dit-elle, ce qu’Alice m’a priée de vous dire. C’est là tout. J’ai découvert tout cela un jour d’été que j’ai voulu, dans le comté de Warwick, savoir qui elle était, avec les tenants et les aboutissants. Ces parentés-là ne me servaient de rien alors. On m’aurait désavouée, et on n’avait rien à me donner. Si ce n’eût été pour ma fille, je leur aurais peut-être demandé un peu d’argent, dans la suite ; mais Alice aurait été capable de me tuer, je crois, si je l’avais fait. Car, elle aussi, elle n’était pas moins fière que l’autre dans son genre, dit la vieille qui approcha sa main tremblante de la figure de sa fille et la retira aussitôt ; on ne le dirait pas, maintenant qu’elle est si calme, mais c’est égal, elle les éclipsera encore par sa bonne mine. Ha ! ha ! ma fille, ma belle fille, certainement qu’elle les éclipsera encore. »

En se retirant dans l’autre pièce, son rire était plus effrayant que son cri ; plus terrible que les paroles incohérentes de désespoir par lesquelles elle termina ; plus triste que l’air égaré qu’elle reprit en s’asseyant à la fenêtre pour regarder dans la rue sombre.

Les yeux d’Alice, pendant tout ce temps, étaient restés fixés sur Henriette, dont elle n’avait pas quitté la main. Elle lui dit alors :

« Étendue sur mon lit de douleur, il m’a semblé que je serais heureuse de vous dire tout cela. Je pensais que vous y trouveriez peut-être l’explication de mon insensibilité. Je m’étais tant de fois entendu reprocher, dans ma vie de déshonneur, d’avoir manqué à mon devoir, que je finis par croire aussi que l’on n’avait pas non plus rempli ses devoirs envers moi, et que l’on avait récolté ce que l’on avait semé. Je compris que, lorsque les jeunes personnes dans le monde ont une mauvaise éducation domestique, une mauvaise mère, elles tournaient mal, mais que leur malheur n’était pas à beaucoup près comparable au mien, et qu’elles devaient en remercier le bon Dieu. Tout cela est bien loin maintenant. C’est pour moi comme un rêve que je ne puis plus ni me rappeler complètement ni comprendre. C’est devenu, chaque jour, de plus en plus un rêve, depuis que vous êtes venue près de moi me faire la lecture. Je ne peux vous en dire que ce que je m’en rappelle. Voulez-vous me faire encore une petite lecture ? »

Henriette retirait sa main pour ouvrir le livre, mais Alice la retint un moment.

« Vous n’oublierez pas ma mère, n’est-ce pas ? Je lui pardonne, moi, tout ce que j’ai à lui reprocher. Je sais qu’elle me pardonne aussi, et qu’au fond du cœur elle souffre. Vous ne l’oublierez pas, n’est-ce pas ?

— Jamais, Alice !

— Encore un instant. Tournez ma tête, comme cela, mon amie, pour que je puisse lire les mots sur votre visage, à mesure que vous les lirez dans le livre. »

Henriette obéit et commença sa lecture. Elle lut ce livre éternel écrit pour les âmes fatiguées, accablées ; pour les malheureux, les pécheurs, les pauvres abandonnés sur cette terre. Elle lut l’histoire sainte, cette histoire dans laquelle l’aveugle, le boiteux, le paralytique, le criminel, la pécheresse, les réprouvés trouvent une consolation que l’orgueil, l’indifférence, les sophismes des hommes, pendant tout le temps que durera le monde, ne pourront leur enlever ou diminuer d’un atome. Elle lui lut la vie de Celui qui a eu pour tous les hommes, pour toutes leurs espérances comme pour toutes leurs douleurs, depuis le berceau jusqu’à la tombe, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, une tendre compassion, un touchant intérêt pour toutes les phases, toutes les périodes de leur existence, pour toutes leurs souffrances, pour toutes leurs misères.

« Je reviendrai, dit Henriette en fermant le livre, demain matin de bonne heure. »

Les yeux ardents d’Alice, qui étaient restés fixés sur elle, se fermèrent un moment, puis se rouvrirent, et elle l’embrassa en la bénissant.

Les mêmes yeux la suivirent jusqu’à la porte, et quand la porte fut refermée, un doux sourire brillait encore dans leur regard brillant comme sur son calme visage.

Ils ne se détournèrent plus jamais. Elle mit sa main sur sa poitrine, murmura le nom sacré qu’Henriette avait prononcé, et la vie se retira de sa figure comme une lumière qui passe.

Il ne restait plus là que les ruines de cette demeure mortelle qui avait été battue par la pluie et l’orage, rien que ces cheveux noirs qui avaient flotté pendant une nuit d’hiver au gré des vents.