Dombey et fils (Dickens)/III/19
Librairie Hachette et Cie, (3, p. 289-298).
CHAPITRE XIX.
Un autre mariage.
M. Sownds le bedeau et Mme Miff la loueuse de chaise sont de bonne heure à leur poste dans la belle église où M. Dombey s’est marié. Un vieux gentleman indien, au teint cuivré, va épouser une jeune femme ce matin-là, et l’on attend six voitures pleines de monde. Mme Miff a appris que le vieux gentleman au teint cuivré pouvait paver de diamants le chemin de l’église sans s’apercevoir qu’il en eût perdu. La bénédiction nuptiale doit être magnifique, car elle sera donnée par un révérend, un doyen. Quant à la mariée, elle sera peut-être remise officiellement, comme un présent inappréciable, par un personnage qui vient tout exprès de chez les Horse-Guards.
Mme Miff est moins endurante ce matin-là que jamais avec les pauvres gens, quoiqu’elle ait en tout temps des opinions arrêtées à leur égard, et qui ne sont pas favorables à leurs prétentions du droit aux chaises, gratis. Mme Miff n’est pas versée dans la science de l’économie politique qu’elle soupçonne de procéder des dissidents, anabaptistes, wesleyens, ou quelque chose comme ça. Mais elle ne comprend pas pourquoi les gens du peuple se marient.
« Le diable les enlève, dit Mme Miff, on leur fait la même cérémonie, les mêmes lectures et le reste qu’aux gens riches et au lieu de pièces d’or, on ne reçoit que des pièces de dix sous ! »
M. Sownds le bedeau est plus généreux que Mme Miff ; mais il n’est pas loueur de chaises.
« Il faut que cela soit, madame. Nous devons les marier. Il faut bien que nous ayons des enfants dans nos écoles et des soldats dans nos armées. Il faut les marier, madame, dit M. Sownds, dans l’intérêt de la prospérité du pays. »
M. Sownds est assis sur les marches, et Mme Miff époussète dans l’église, quand paraît un jeune couple simplement vêtu. Le vieux chapeau de Mme Miff se tourne de leur côté en faisant la moue, car la bonne dame croit deviner dans cette visite matinale un couple fugitif :
« Nous ne venons pas pour nous marier, dit le jeune homme, nous venons seulement nous promener dans l’église. »
Et comme il glisse une gracieuse offrande dans la main de Mme Miff, sa mine rechignée se détend, et son vieux chapeau s’incline et craque avec sa maigre et sèche figure.
Mme Miff se remet à épousseter et à battre ses coussins, car on lui a dit que le gentleman au teint cuivré avait les genoux sensibles ; mais son œil brillant, son œil de loueuse de chaises reste fixé sur le jeune couple qui se promène dans l’église. « Hum !… tousse Mme Miff dont la toux est plus sèche que le foin de ses coussins, vous reviendrez nous voir un de ces quatre matins, mes petits poulets, ou je me trompe fort. »
Ils regardent une pierre scellée dans le mur et élevée à la mémoire d’une personne. Ils sont assez loin de Mme Miff, mais Mme Miff peut voir, du coin de l’œil, que la jeune fille s’appuie assez fort sur le bras du jeune homme, et que la tête de celui-ci se penche sur elle.
« Bien, bien, dit Mme Miff, vous pourriez faire pis, car vous êtes vraiment un joli petit couple ! »
La remarque de Mme Miff n’a rien de personnel. Elle parle tout bonnement au point de vue commercial. Elle n’est guère plus curieuse de couples que de cercueils. Elle est si roide, si sèche, si maigre, cette bonne vieille dame ! Vraiment elle est aussi sympathique que ses bancs, et sensible comme un copeau. M. Sownds, qui a pris de l’embonpoint, et qui a de l’écarlate dans son costume, a un tout autre caractère. Debout sur les marches avec Mme Miff, il dit, en voyant le jeune couple s’éloigner :
« Elle a vraiment une jolie tournure, n’est-ce pas ? Et aussi, je crois, une jolie figure, autant que j’en puis juger (car Florence en s’éloignant baissait la tête). Enfin, madame Miff, dit M. Sownds qui s’en lèche les barbes, c’est ce que l’on peut appeler un vrai bouton de rose. »
Mme Miff fait, de son vieux chapeau, un signe d’assentiment de complaisance, mais, au fond, elle trouve le propos si léger de la part de cet officier de la paroisse, qu’elle se dit que, pour tout l’or du monde, elle ne consentirait pas à devenir la femme de M. Sownds, tout bedeau qu’il est.
Et le jeune couple, qu’est-ce qu’il dit, en sortant de l’église ?
« Cher Walter, merci ! Maintenant je puis partir heureuse.
— Et quand nous serons de retour, Florence, nous viendrons revoir la tombe du pauvre enfant. »
Florence lève sur son bon visage ses yeux tout brillants de larmes, et rapproche sa main libre de son autre petite main passée au bras du jeune homme.
« Il est de bonne heure, Walter, et les rues sont encore presque désertes. Promenons-nous un peu.
— Mais vous allez vous fatiguer, mon amour.
— Oh ! non. C’était bon pour la première fois que nous nous sommes promenés ensemble ; ce jour-là j’étais bien fatiguée, mais je ne le serai pas aujourd’hui. »
Et voilà Florence et Walter, qui, le matin même de leur mariage, se promènent comme si de rien n’était, bras dessus, bras dessous ; elle, aussi innocente et aussi aimante ; lui, aussi franc, aussi plein d’espérance, seulement un peu plus fier d’elle encore qu’autrefois.
Le jour de cette promenade qu’ils avaient faite, enfants tous deux, ils n’étaient pas si loin du monde qui les environnait que ce jour-là. Les petits pieds de Florence n’avaient pas suivi ce jour-là une route aussi enchantée que celle qu’elle suivait alors. Quand on est enfant, on peut bien des fois donner sa confiance et son amour et en varier l’objet, mais le cœur de Florence, devenue femme, ne pouvait se donner qu’une fois tout entier, et, devant l’abandon ou le changement, ce cœur n’aurait plus eu désormais qu’à souffrir et à mourir.
Ils prirent les rues les plus paisibles et n’approchèrent pas de celle où se trouvait son ancienne demeure. C’était une matinée d’été, belle et chaude, et le soleil brillait sur eux pendant qu’ils avançaient au milieu de ce brouillard qui enveloppe la Cité. Les richesses s’étalent dans les boutiques ; les bijoux, l’or, l’argent brillent aux devantures resplendissantes des orfèvres, et les hautes maisons jettent leur ombre majestueuse et protectrice sur le jeune couple qui passe ; mais ils s’en vont, à travers la lumière, à travers l’ombre, comme deux amoureux, sans rien voir autour d’eux. Ils n’ambitionnent pas d’autres trésors, ils ne souhaitent pas de plus riches palais que ceux qu’ils ont trouvés l’un dans l’autre.
Peu à peu ils avancent dans des rues plus sombres, plus étroites : là le soleil, tantôt jaune, tantôt rougeâtre, ne se laisse apercevoir au travers du brouillard qu’au coin des rues, dans les petites places où se trouve soit un arbre, soit une des nombreuses églises dont nous avons parlé ; dans de petits espaces pavés garnis d’escaliers, dans un petit coin de jardin, dans un cimetière au milieu duquel on ne voit plus que quelques tombes ou quelques pierres tumulaires toutes noires. Pleine de confiance et d’amour, à travers les étroits passages et les rues sombres, Florence marche toujours appuyée sur le bras de celui dont elle va devenir la femme.
Son cœur bat plus vite en ce moment, car Walter vient de lui dire que leur église est proche. Ils laissent derrière eux de grands magasins devant lesquels sont arrêtés des camions avec les charretiers affairés qui barrent le passage ; mais Florence ne les voit ni ne les entend : et bientôt tout devient calme, le jour est plus sombre, et elle tremble dans une église humide comme une cave.
Le vieux petit bonhomme râpé, le sonneur de la cloche désappointée qui n’attire pas les fidèles, est assis sous le porche : il a posé son chapeau sur les fonts baptismaux, car il est là comme chez lui : n’est-il pas en même temps suisse, sonneur et fossoyeur ?… Il les introduit dans une sacristie toute délabrée, garnie de panneaux bruns tout couverts de poussière : on dirait un buffet dont on a retiré les planches. Les registres, mangés aux vers, ont un goût de tabac éventé qui fait éternuer Nipper tout en larmes.
Mais comme elle paraît jeune, comme elle paraît belle, la mariée, dans ce lieu si délabré, si plein de poussière, sans autre parent que son époux ! Il y a un acolyte, vieux et poudreux, qui tient une échoppe de journaux ouverte à tous les vents, sous une porte cochère en face, derrière un rempart de poteaux où sont suspendues ses gazettes. Il y a une loueuse de chaises, vieille et poudreuse, qui n’a pas d’autre occupation que de s’occuper d’elle, et qui trouve que c’est déjà bien assez comme cela. Il y a un bedeau vieux et poudreux (ce sont ces deux derniers personnages qu’a vus M. Toots le dimanche précédent). Le bedeau, par exemple, ne se borne pas à ce genre de commerce, il est au service d’une société de charité qui tient séance dans une salle voisine, dont les croisées sont garnies de vitraux par où jamais l’œil d’un mortel ne s’est permis de regarder. L’autel est décoré de frises en bois et de corniches remplies de poussière ; les mêmes ornements se remarquent autour de la galerie et au-dessus de l’inscription qui relate ce qu’ont fait le président et les membres de ladite compagnie en l’an 1694. Puis on voit, au-dessus de la chaire, et du pupitre des chantres, un vieil orgue poudreux qui a l’air de menacer de tomber sur la tête des officiants, dans le cas où ils ne se conduiraient pas comme il faut. Enfin, on peut faire autant de provision de poussière que l’on veut, excepté dans le cimetière, où il serait difficile de s’en procurer.
Le capitaine, l’oncle Sol et M. Toots sont venus ; le prêtre met son surplis dans la sacristie, et l’employé se promène autour de lui, occupé à souffler la poussière dont il est couvert. Le marié et la mariée sont devant l’autel. Il n’y a pas de demoiselle d’honneur, à moins que ce ne soit Suzanne Nipper, et point d’autre père que le capitaine Cuttle. Un homme à jambe de bois, avec une bague bleue au doigt et une pomme à la main, qu’il mord à belles dents, entre dans l’église pour voir ce qui s’y passe, mais s’apercevant que ce n’est pas amusant, il sort en boitillant et fait retentir sa jambe de bois sur les dalles.
Un doux rayon de soleil ne vient pas éclairer Florence pendant qu’elle incline timidement la tête devant l’autel. L’astre du matin est caché derrière les maisons et ne brille pas là. Des pierrots, perchés sur un petit arbre rabougri, en dehors de la porte, essayent un petit chant pulmonique ; un merle, exposé au soleil, à la lucarne d’un teinturier, siffle de toutes ses forces pendant le service, et de temps à autre on entend le bruit sourd de l’homme à la jambe de bois qui marche clopin-clopant sur les dalles. Les amen de l’acolyte malpropre semblent, comme ceux de Macbeth, rester en chemin dans son gosier ; mais le capitaine Cuttle vient à son aide, et il y met tant de bonne volonté, qu’il introduit mal à propos, de sa propre autorité, trois amen où ils n’ont que faire, tout étonnés de se trouver là.
Ils sont mariés ; ils ont signé leurs noms sur un des vieux registres qui sentent le tabac ; le surplis du prêtre est replacé mollement sur son lit de poussière, et le prêtre lui-même rentre chez lui. Dans un sombre coin de la sombre église, Florence a rejoint Suzanne Nipper et pleure dans ses bras. Les yeux de M. Toots sont tout rouges, le capitaine frotte son nez, l’oncle Sol a laissé retomber ses lunettes et s’en est allé à la porte.
« Ô Suzanne ! ma chère Suzanne ! si jamais il vous arrive d’être prise à témoin de l’amour que j’ai pour Walter et des raisons que j’ai pour l’aimer, faites-le par amour pour lui. Adieu ! Adieu ! »
Ils ont pensé qu’il valait mieux ne pas retourner chez le petit Aspirant de marine et se séparer à l’église. Une voiture les attend près de là.
Miss Nipper ne peut plus parler, elle sanglote, étouffe et serre dans ses bras sa maîtresse. M. Toots s’avance, l’engage à se calmer et se charge de la consoler. Florence tend la main à M. Toots, et, dans l’excès de son bonheur, présente son front à ses lèvres ; elle embrasse l’oncle Sol, le capitaine Cuttle, et est entraînée par son jeune époux.
Mais Suzanne ne peut supporter que Florence s’en aille en emportant d’elle un souvenir de tristesse. Elle s’était promis d’être si différente de ce qu’elle a été, qu’elle se le reproche amèrement. Dans l’intention de faire un dernier effort pour racheter sa faiblesse, elle quitte M. Toots et s’élance à la recherche de la voiture pour montrer à Florence une figure souriante. Le capitaine devinant son projet, la suit, car il croit aussi de son devoir de prendre un air gai, s’il est possible, pour leur dire adieu. L’oncle Sol et M. Toots restent en arrière tous les deux en dehors de l’église pour attendre les autres.
La voiture est partie, mais la rue est roide, étroite et encombrée. Suzanne aperçoit le fiacre (elle n’en peut douter) arrêté à quelque distance. Le capitaine Cuttle la suit dans sa fuite jusqu’en bas de la côte et agite son chapeau de toile cirée à tout hasard, sans savoir si ce signal un peu général arrivera à cette voiture-là ou à une autre.
Suzanne devance le capitaine et arrive au haut de la montée en même temps que la voiture. Elle regarde par la portière et voit Walter près de sa douce amie. Elle frappe des mains et s’écrie :
« Miss Florence ! ma chérie ! regardez-moi ! Nous sommes tous si contents maintenant, ma chérie ! Encore un dernier adieu, mon bijou, encore un ! »
Suzanne ne sait pas elle-même comment cela se fait, mais elle se trouve déjà à la portière, elle embrasse sa maîtresse et lui passe ses bras autour du cou.
« Nous voilà si… si heureux, maintenant, ma chère demoiselle Florence, dit Suzanne en poussant un soupir qui pouvait faire douter de son bonheur. Vous ne m’en voulez pas, maintenant, n’est-ce pas ?
— Vous en vouloir, Suzanne ?
— Oh non ! je suis sûre que vous ne m’en voudrez pas. Ma bonne petite chérie, n’est-ce pas que vous ne m’en voudrez pas ? s’écrie Suzanne ; voici le capitaine aussi, votre ami le capitaine, vous savez, qui vient vous dire encore un petit adieu !
« Hourra ! Délices du cœur ! crie la grosse voix du capitaine, qui paraît en proie à une vive émotion. Hourra ! Walter, mon garçon ! »
Le jeune époux était à une portière, la jeune mariée à l’autre ; le capitaine était suspendu à la première, Suzanne avait empoigné solidement la seconde ; la voiture marchait toujours, bon gré, mal gré ; les charrettes et les autres voitures étaient entravées dans leur course par cette voiture qui ne savait si elle devait avancer ou non. Jamais on ne vit pareille confusion à quatre roues.
Mais Suzanne Nipper remplit vaillamment le devoir qu’elle s’est imposée. Elle conserve une mine souriante devant sa maîtresse, elle rit à travers ses larmes jusqu’à la fin. Même quand elle en est descendue, le capitaine continue à paraître et à disparaître à la portière en criant : « Hourra, mon garçon ! hourra ! Délices du cœur ! » Son col de chemise est en proie à une agitation violente, jusqu’au moment où il n’y a plus d’espoir de pouvoir soutenir la lutte avec la voiture. Enfin, quand elle a disparu, Suzanne Nipper, que le capitaine vient retrouver, tombe en syncope ; on la transporte dans la boutique d’un boulanger pour lui faire reprendre ses sens.
L’oncle Sol et M. Toots attendent patiemment dans le cimetière de l’église, assis près des grilles sur les marches, le retour du capitaine Cuttle et de Suzanne. Personne n’a envie de parler, personne n’a envie qu’on lui parle : on n’a jamais vu compagnie qui fût mieux d’accord. Ils retournent chez le petit Aspirant de marine, se mettent à table pour déjeuner, sans que personne puisse avaler une bouchée. Le capitaine Cuttle a l’air de vouloir dévorer son pain grillé, mais ce n’est qu’une frime. M. Toots, après le déjeuner, dit qu’il reviendra dans la soirée, et va se promener toute la journée par la ville, avec l’idée vague qu’il ne s’est pas couché depuis quinze jours.
Il y a comme un sort jeté sur la maison, sur la pièce dans laquelle ils avaient l’habitude de se réunir et qui vient de faire une si grande perte. Ce sort enchanté rend à la fois plus pénible et moins dure la douleur de la séparation. M. Toots dit à Suzanne Nipper, quand il revient le soir, qu’il n’a jamais été aussi malheureux qu’aujourd’hui, mais ça ne fait rien, il en est bien aise. Il s’épanche dans le sein de Suzanne Nipper, qui est seule avec lui, lui rappelle l’état de son cœur, le jour où elle lui a naïvement répondu qu’il n’était pas probable que Mlle Dombey l’aimât jamais. Dans l’ardeur des confidences, que font naître des souvenirs communs et leurs larmes réciproques, M. Toots propose de sortir ensemble et d’acheter quelque chose pour le souper. Miss Nipper approuve ; ils achètent beaucoup de bonnes choses, et, aidés de Mme Richard, ils préparent un joli petit souper pour le retour du capitaine et du vieux Sol.
Le capitaine et l’oncle Sol sont allés à bord ; ils y ont installé Diogène ; ils ont vu embarquer les malles. Ils ont beaucoup de choses à dire sur la popularité dont Walter jouit parmi les passagers, sur les embellissements auxquels Walter a travaillé, du matin jusqu’au soir, pour faire de sa cabine ce que le capitaine appelle un bijou, dans l’intention de surprendre sa petite femme ; « la cabine d’un amiral, entendez-vous, dit le capitaine, n’est pas plus pimpante. » Mais un des plus grands plaisirs du capitaine, c’est de savoir que son oignon, ses pinces à sucre, et ses petites cuillers à thé sont à bord, et il se dit et se redit en lui-même : « Édouard Cuttle, mon garçon, vous n’avez jamais eu une meilleure idée que le jour où vous avez fait ce petit cadeau conjointement. Vous voyez comme cela a profité, Édouard, dit le capitaine, et cela vous fait honneur, mon garçon. »
Le vieil opticien a la tête un peu plus embrouillée qu’à l’ordinaire ; il est plus sombre : ce mariage et surtout cette séparation, lui tiennent au cœur. Mais il est grandement consolé par son vieil ami, Ned Cuttle, qui est à ses côtés : aussi quand il se met à table pour souper, sa figure est plus heureuse et plus gaie.
« Mon enfant a été sauvé, dit le vieux Sol Gills, en se frottant les mains, et il est en bon chemin. Quel droit aurais-je de me plaindre et de ne pas me montrer joyeux et content ? »
Le capitaine, qui ne s’est pas encore mis à table et qui n’a fait depuis quelque temps que virer d’un côté et de l’autre, se tient debout d’un air indécis à sa place, regarde du même air M. Gills et lui dit :
« Sol ! il y a encore en bas la dernière bouteille du vieux madère. Voulez-vous la monter ce soir, mon garçon, et la boire à la santé de Walter et de sa femme ? »
L’opticien regarde le capitaine avec attention, met sa main dans la poche de devant de son habit couleur café, prend son portefeuille et en retire une lettre :
« À M. Dombey, » dit le vieillard. « De la part de Walter ». À remettre dans trois semaines.
« Je vais la lire.
« Monsieur, j’ai épousé votre fille. Elle part avec moi pour un voyage lointain.
Si je lui suis dévoué, ce n’est pas une raison peut-être pour avoir des droits à son amitié ou à la vôtre, dans tous les cas Dieu sait que je lui suis sincèrement dévoué.
« Mais, direz-vous, puisque je l’aime plus qu’on ne peut aimer toutes les créatures de la terre, pourquoi l’ai-je associée, sans remords, à mon existence pleine d’incertitude et de dangers ? je ne vous le dirai pas : vous savez pourquoi et vous êtes son père.
« Ne lui faites pas de reproche, elle ne vous en a jamais fait.
« Je ne pense pas, je n’espère pas que vous me pardonniez jamais ; je ne compte pas du tout là-dessus. Mais s’il vient un moment où ce soit pour vous une consolation de savoir que Florence a près d’elle quelqu’un dont l’occupation tout entière sera de lui faire oublier le passé, je vous jure par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde que vous pourrez être, à ce moment, sans la moindre inquiétude. »
Solomon remit tranquillement la lettre dans son portefeuille et son portefeuille dans sa poche.
« Nous ne boirons pas encore aujourd’hui la dernière bouteille de madère, Édouard, dit le vieillard d’un air pensif. Non, pas encore.
— Non, pas encore, non, non, pas encore, dit le capitaine avec un signe d’assentiment. »
Suzanne et M. Toots sont du même avis. Après un moment de silence, ils se mettent tous à table et boivent à la santé du jeune mari et de la jeune femme avec un autre vin, mais la dernière bouteille de madère reste tranquille sous sa poussière et ses toiles d’araignées.
Quelques jours se sont écoulés, et un grand navire, en pleine mer, ouvre ses voiles blanches au vent favorable.
Sur le pont est Florence. Pour les plus rudes marins elle est l’image de la grâce, de la beauté, de l’innocence ; c’est pour eux une joie, un bonheur de l’avoir avec eux ; c’est le bon ange qui écartera loin d’eux les tempêtes. Il fait nuit et Florence est assise seule avec Walter sur le pont, regardant sur la mer le reflet argenté entre la lune et eux.
À la fin sa vue se trouble, car ses yeux sont voilés par les larmes. Elle penche sa tête sur la poitrine de son jeune époux, passe ses bras autour de son cou et dit : Oh ! Walter, mon bien-aimé, que je suis heureuse ! »
Walter la serre contre son cœur ; ils sont calmes tous deux, et le majestueux navire poursuit sa course sereine.
« Quand j’entends le murmure de la mer et que je regarde ses eaux, cela me rappelle tant de souvenirs ! je ne puis m’empêcher de penser à…
— Vous pensez à Paul, mon amour. Je le sais. »
Elle pensait à Paul et à Walter. Et les vagues, dont le murmure jamais ne cesse, lui parlaient tout bas d’amour, d’un amour éternel, infini, qui ne s’arrête ni aux confins du monde, ni à la suite des siècles, mais qui vit toujours au delà des mers, au delà des cieux, bien loin, bien loin, dans une région invisible.