Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 263-289).


CHAPITRE XVIII.

Grande joie de certaines gens ; dégoût de Coq-Hardi.


Le Petit Aspirant de marine était tout frétillant. M. Toots et Suzanne étaient enfin arrivés. Suzanne s’était élancée en haut comme une folle, pendant que M. Toots et Coq-Hardi étaient restés dans la salle à manger.

« Ô ma belle chérie, ma bonne miss Florence, s’écria Suzanne en se précipitant dans la chambre, qui jamais aurait cru que ça se terminerait comme ça, et que je vous retrouverais ici, mon trésor, sans serviteur et sans gîte ? Mais c’est égal, jamais, jamais je ne vous quitterai, miss Florence, car si je n’amasse pas de mousse, ce n’est pas parce que je suis une pierre qui roule ; non, mon cœur n’est pas de pierre : il ne bondirait pas comme il le fait à présent, ô ma chère, ma chère maîtresse. »

Laissant déborder ce flux de paroles sans la plus petite suspension de points ni de virgules, miss Nipper, à genoux devant sa maîtresse, la serrait étroitement dans ses bras.

« Ô ma chérie, s’écria Suzanne, je sais tout ce qui s’est passé, je sais tout, et vous me voyez suffoquée de joie ; j’étouffe, j’étouffe !

— Suzanne, ma bonne Suzanne ! dit Florence.

— Merci, mon Dieu ! Moi qui étais sa petite bonne quand elle n’était qu’une enfant, et dire qu’elle va se marier ! s’écria Suzanne avec une expression de joie et de douleur, d’orgueil et de regret, et Dieu sait avec combien d’autres sentiments pêle-mêle.

— Qui vous a raconté cela ? dit Florence.

— Bonté divine ! mais c’est cette innocente créature de M. Toots, dit Suzanne en se tenant les côtes. J’ai bien vu que c’était vrai, à la façon dont il se lamentait. C’est bien le plus dévoué et le plus innocent enfant ! Eh quoi ! reprit Suzanne en la serrant encore dans ses bras avec un sanglot, est-il possible ? C’est donc bien vrai que ma petite chérie va se marier ! »

Miss Nipper revenait sur ce sujet toujours avec le même mélange de compassion, de plaisir, de tendresse, de protection et de regret. Chaque fois qu’elle y revenait elle relevait les yeux pour regarder sa jeune maîtresse et l’embrasser, reposait ensuite sa tête sur l’épaule de Florence, sanglotait en la caressant et offrait vraiment, dans son genre, le tableau le plus touchant du monde.

« Allons, allons ! ma chère Suzanne, dit Florence de sa douce voix, vous voilà remise, n’est-ce pas ? »

Miss Nipper s’assit par terre aux pieds de sa maîtresse, riant et pleurant à la fois ; elle s’essuyait les yeux d’une main avec son mouchoir, et de l’autre caressait Diogène qui lui léchait la figure. Enfin elle se déclara tout à fait remise, et, comme preuve, elle se mit à pleurer et à rire encore plus fort.

« Je… je… n’ai jamais vu une créature meilleure que ce Toots, dit Suzanne ; non, de ma vie, je n’en ai vu une pareille !

— Il est si bon ! dit Florence.

— Et si comique ! sanglota Suzanne. Comme il était drôle en causant avec moi dans la voiture, pendant que cet inconvenant Coq-Hardi était sur le siège !

— En causant de quoi ! Suzanne ? demanda timidement Florence.

— Oh ! mais du lieutenant Walters, du capitaine Gills, et de vous, ma chère miss Florence, et aussi du silence de la tombe, dit Suzanne.

— Du silence de la tombe ! répéta Florence.

— Il dit (et Suzanne s’abandonna à un fou rire) qu’il veut y descendre maintenant, tout de suite, et qu’il y sera très-bien. Mais n’ayez pas peur, miss Florence, il ne le fera pas. Il est trop content de voir d’autres gens heureux pour faire une pareille bêtise. Ce n’est peut-être pas un grand sire, poursuivit Suzanne avec sa volubilité accoutumée, et je ne vous le donne pas pour un Salomon, mais ce que je puis assurer, c’est que c’est bien l’être le moins égoïste de la terre. »

Et Suzanne éclatait toujours de rire de la façon la plus immodérée, en donnant énergiquement cette assurance ; enfin elle informa Florence qu’il l’attendait en bas pour la voir.

« Et je vous réponds que ce sera pour lui une fameuse récompense de la peine qu’il s’est donnée dans ce dernier voyage. »

Florence dit à Suzanne qu’elle lui serait bien obligée d’aller demander à M. Toots comme une faveur de se présenter devant elle, afin qu’elle pût avoir le plaisir de le remercier de sa bonté. Suzanne, en quelques minutes, introduisit le jeune gentleman, les cheveux encore tout en désordre et la voix tremblante.

« Miss Dombey, dit M. Toots, j’ai donc encore le bonheur de… de… contempler, non pas de contempler, mais… je ne sais pas vraiment ce que je voulais dire, mais ça ne fait rien.

— J’ai à vous remercier si souvent, dit Florence en lui tendant ses deux mains, et le visage rayonnant de la plus candide reconnaissance, que les expressions me manquent, et que je ne sais comment faire.

— Miss Dombey, dit M. Toots, d’un ton de voix respectueux, s’il vous était possible, avec votre nature angélique de me maudire, je vous jure que je serais moins atterré, pardonnez-moi le mot, que d’entendre de votre bouche toutes ces expressions obligeantes dont je suis indigne. L’effet qu’elles produisent sur moi… c’est… Mais, dit M. Toots avec précipitation, je m’écarte de mon sujet, mais ça ne fait rien du tout. »

Florence ne trouvant rien à répondre, le remercia de nouveau.

« Je désirerais, dit M. Toots, profiter de la circonstance pour vous donner, s’il m’est possible, un mot d’explication. J’aurais eu le plaisir de revenir plus tôt avec Suzanne, mais, primo, nous ne savions pas le nom du parent chez lequel elle était allée ; secundo, comme elle était partie de chez ce parent pour aller plus loin chez un autre, il n’a fallu rien moins que la sagacité de Coq-Hardi pour la retrouver en temps utile. »

Florence en était convaincue.

« Mais, continua M. Toots, ce n’est pas là le point important. Ce dont je puis vous assurer, miss Dombey, c’est que la société de Suzanne a été pour moi, dans l’état où j’étais, une grande consolation, un grand contentement : il est plus facile de l’imaginer que de le dire. Le voyage a porté avec lui sa récompense. Mais ce n’est pas encore le point important, miss Dombey. Comme je vous l’ai déjà fait observer, je sais que je ne suis pas ce qu’on peut appeler un esprit vif ; je le sais parfaitement bien. Je ne crois pas qu’un individu sache mieux que moi qu’il a la tête dure, si vous voulez me passer l’expression. Malgré cela, miss Dombey, je vois très-bien où en sont… les choses… avec le lieutenant Walters. Quelles que soient les souffrances que cet état de choses m’a fait endurer, mais ça ne fait rien, je suis obligé d’avouer que le lieutenant Walters est une personne qui parait mériter le bonheur qui vient de lui tomber sur la… sur la tête. Puisse-t-il jouir longtemps de ce bonheur et l’apprécier autant que l’eût fait quelqu’un que je ne veux pas nommer, parce que ça ne fait rien, quelqu’un qui ne lui ressemble guère et qui le vaut encore moins. Mais ce n’est pas encore là le point important. Miss Dombey, le capitaine Gills est un de mes amis : je crois que désormais le capitaine aurait du plaisir à me voir de temps en temps aller et venir ici : j’aurais aussi du plaisir à venir ; mais je ne puis oublier que, par une malheureuse fatalité, je me suis compromis au coin de la place à Brighton ; si ma présence devait le moins du monde vous être désagréable, je vous prierais seulement de me le dire, et je vous assure que je saurai parfaitement vous comprendre. Loin de considérer cela comme une chose désobligeante de votre part, je ne m’en sentirai pas moins heureux d’être honoré de votre confiance.

— Monsieur Toots ! répliqua Florence, vous, mon vieil et fidèle ami, vous éloigner de cette maison maintenant ! mais ce serait me rendre très-malheureuse ! Non, monsieur Toots, je n’aurai jamais que du plaisir à vous voir.

— Miss Dombey, dit M. Toots en tirant son mouchoir de poche, si je répands une larme, c’est une larme de joie, soyez en bien sûre. Ça ne fait rien, et je vous suis très-obligé. Qu’il me soit permis de faire remarquer qu’après les paroles obligeantes que vous venez de prononcer, il n’est pas dans mes intentions de négliger plus longtemps ma toilette. »

Florence reçut cette déclaration d’un petit air embarrassé qui était charmant à voir.

« Je veux dire, continua M. Toots, que je considérerai comme de mon devoir, mon devoir social, jusqu’à ce que je sois réclamé par le silence de la tombe, de me tenir le mieux possible : d’avoir… d’avoir mes bottes aussi luisantes que… que les circonstances le permettront. C’est la dernière fois, miss Dombey, que je vous parle de moi personnellement. Vraiment, je vous remercie beaucoup. Si je ne conçois pas, en général, aussi vivement que mes amis le désireraient, et que je le désirerais peut-être moi-même, ma parole d’honneur, cela ne m’empêche pas de sentir, comme je le dois, un bon procédé. Il me semble même, dit M. Toots, d’un ton vraiment pathétique, que je serais capable, en ce moment, de vous exprimer mes sentiments dans un langage passionné, si… si… si… je pouvais seulement prendre mon élan. »

Comme il ne pouvait prendre son élan, après une minute ou deux, M. Toots se hâta de prendre congé et descendit en bas pour chercher le capitaine, qu’il trouva dans la boutique.

« Capitaine Gills, dit M. Toots, ce que j’ai à vous dire en ce moment, doit être gardé sous le sceau du secret. C’est la conséquence de ce qui s’est passé entre moi et miss Dombey là-haut.

— Haut et bas, hein, mon garçon ? murmura le capitaine.

— C’est tout à fait cela, capitaine Gills, dit M. Toots, qui se hâta avec d’autant plus de ferveur d’accueillir cette plaisanterie maritime, qu’il ne comprenait absolument rien aux paroles du capitaine. Miss Dombey est, je crois, capitaine Gills sur le point d’être unie au lieutenant Walters ?

— Mais oui, mon garçon. Nous sommes tous ici compagnons d’équipage… Walter et Délices du cœur seront unis dans la maison de servitude aussitôt que les bans seront publiés, murmura le capitaine Cuttle à son oreille.

— Les bans, capitaine Gills ! répéta M. Toots.

— Dans l’église, là-bas, dit le capitaine, et son pouce indiqua par-dessus son épaule la direction de l’église.

— Ah ! oui ! répondit M. Toots.

— Et puis, dit le capitaine, qui cherchait à parler bas de sa grosse voix, et qui, du revers de sa main, donna un coup sur le ventre de M. Toots, en reculant d’un pas avec un regard de bonheur indicible ; et puis, qu’arrive-t-il après ? C’est que cette douce créature, aussi délicate qu’un petit oiseau-mouche, part sur la mer mugissante avec Walter pour aller en Chine.

— Grand Dieu ! capitaine Gills ! s’écria M. Toots.

— Oui-da ! dit le capitaine en branlant la tête ; le vaisseau qui l’a pris à bord après son naufrage dans la tempête qui l’avait écarté tout à fait de son chemin, était un vaisseau marchand faisant le commerce avec la Chine. Walter a fait le voyage, s’est fait aimer à bord comme à terre, car c’est bien le garçon le plus drôle et le meilleur que l’on ait jamais vu dans la manœuvre, et le subrécargue étant mort à Canton, il est monté en grade (il n’était qu’aspirant d’abord, vous savez), si bien qu’à présent il est subrécargue sur un autre navire, appartenant aux mêmes négociants. Ainsi donc comme vous voyez, répéta le capitaine d’un ton plus soucieux, la douce créature part sur la mer mugissante avec Walter pour aller en Chine. »

M. Toots et le capitaine poussèrent en chœur un soupir.

« Eh bien ! après ? dit le capitaine. Elle l’aime sincèrement. Il l’aime sincèrement. Ceux qui auraient dû l’aimer et la protéger l’ont traitée comme une bête sauvage. Quand, chassée de chez elle, elle est venue à moi, qu’elle est tombée étendue sur ces planches, son cœur ulcéré était brisé. Je connais ça, moi, Édouard Cuttle ; je sais ce qui en est. Il n’y a maintenant qu’un amour sincère, affectueux et ferme qui puisse jamais le guérir. Si je n’étais pas sûr de cela, si je ne savais pas que Walter l’aime tendrement comme un frère, et elle de même, j’aimerais mieux me voir couper bras et jambes plutôt que de la laisser partir. Mais je le sais, eh bien ! quoi alors ? Je vous le demande, quoi alors ? le ciel est et sera avec eux ! Amen !

— Capitaine Gills, dit M. Toots, laissez-moi vous serrer la main. Vous avez une manière de dire les choses qui me réchauffe agréablement des pieds à la tête. Je dis avec vous : amen ! Vous n’ignorez pas, capitaine Gills, que moi aussi j’adorais miss Dombey.

— Allons, du courage ! dit le capitaine en posant sa main sur l’épaule de M. Toots. Tenez bon ! mon garçon !

— C’est mon intention, capitaine Gills, dit M. Toots avec entraînement, je veux prendre courage et me tenir ferme autant que possible. Quand je serai appelé dans le silence de la tombe, capitaine Gills, je serai prêt à y descendre ; mais pas avant. Mais comme je ne suis pas sûr, pour le moment, d’être maître de moi-même, ce que je désire vous dire, et ce que je vous prierai de vouloir bien faire savoir au lieutenant Walters, le voici :

— Le voici ! dit en écho le capitaine, droit !

— Comme miss Dombey est d’une bonté si grande, continua M. Toots les larmes aux yeux, qu’elle a bien voulu me dire que ma présence ici ne lui était pas désagréable, et que vous, et toutes les personnes qui sont ici, vous êtes aussi indulgents, aussi gracieux pour moi qui… qui certainement, dit M. Toots dans un moment d’abattement, ne puis être venu au monde que par erreur, je me permettrai d’aller et de venir ici le soir, pendant le peu de temps qu’il nous reste à passer ensemble. Mais voici ce que je voulais vous demander. Si, dans certains moments, je ne crois pas pouvoir supporter la vue du bonheur du lieutenant Walters, et que je m’élance dehors, j’espère, capitaine Gills, que vous et lui vous attribuerez ma conduite, à mon malheur et non à un manque de procédés, et que vous y verrez seulement l’effet d’une lutte intérieure. J’espère que vous serez convaincu que je n’en veux à personne, et moins au lieutenant Walters qu’à tout autre. Vous n’aurez qu’à vous figurer que je suis sorti tout bonnement pour faire un petit tour ou pour aller regarder l’heure à la Bourse. Capitaine Gills, si vous pouvez faire avec moi cette convention et l’accepter pour le lieutenant Walters, ce sera pour moi une consolation si grande, que je ne croirai pas la payer trop cher d’une portion de ma fortune.

— Mon garçon, répondit le capitaine, pas un mot de plus. Vous ne ferez pas un signal en mer que nous n’y répondions, Walters et moi, aussitôt après l’avoir aperçu.

— Capitaine Gills, dit M. Toots, mon cœur est bien soulagé. Je désire conserver ici la bonne opinion qu’on a de moi. J’ai… j’ai de bons sentiments, ma parole d’honneur, bien que je les exprime mal. Vous savez, dit M. Toots, c’est absolument comme si Burgess et Cie. voulaient faire plaisir à une pratique en cherchant à lui procurer un pantalon d’une coupe admirable, sans pouvoir lui en tailler le patron à leur fantaisie. »

Avec cette comparaison dont M. Toots, par parenthèse, semblait assez satisfait, il salua le capitaine Cuttle et se retira.

L’honnête capitaine, avec Florence sous son toit et Suzanne pour la servir, était l’homme le plus heureux de la terre. À mesure que les jours s’écoulaient, il devenait plus rayonnant de bonheur. Il eut avec Suzanne plusieurs conférences ; car il avait pour la sagesse de la jeune fille un profond respect, et ne pouvait oublier son courage en face de Mme Mac-Stinger. D’après son avis, il proposa à Florence de licencier, par prudence et pour des considérations particulières, la fille de la vieille femme qui était ordinairement assise sous un parapluie bleu dans Leadenhall-Market, et de faire faire les travaux domestiques dont elle était chargée momentanément par une personne connue en qui on pût avoir confiance. Suzanne, en entendant cela, parla de Mme Richard, qu’elle avait auparavant proposée au capitaine. Florence en fut tout heureuse. Suzanne partit dans la même journée pour le domicile des Toodle, afin de sonder Mme Richard ; et le soir même elle revint en triomphe accompagnée de cette même Polly aux joues fraîches et rebondies, et dont les démonstrations de joie à la vue de Florence furent presque aussi expansives que celles de Suzanne elle-même.

Cette négociation politique terminée, à la grande satisfaction du capitaine, qui ne manquait pas d’en exprimer beaucoup pour tout ce qu’il voyait en général, Florence n’avait plus qu’à préparer Suzanne à leur prochaine séparation. La tâche était beaucoup plus difficile, car miss Nipper était solide dans ses résolutions et elle s’était mis dans la tête qu’elle était revenue pour ne plus jamais quitter son ancienne maîtresse.

« Quant aux gages, chère miss Florence, j’espère bien, dit-elle, qu’il n’en sera pas question, et que vous ne me ferez pas l’injure d’en parler, car j’ai mis de l’argent de côté et je ne vendrais pas mon amour et mes services dans un moment comme celui-ci, quand même la caisse d’épargne et moi nous n’aurions plus rien à démêler ensemble et en dépit des faillites de toutes les banques réunies. Mais voyez-vous, ma jeune maîtresse, vous ne m’avez jamais quittée depuis la mort de votre pauvre et bonne mère, et bien que je ne vaille pas grand’chose, vous êtes habituée à moi, ô ma chère maîtresse ! depuis tant d’années, qu’il ne faut pas songer à partir sans moi : ça ne doit pas, ça ne peut pas être.

— Chère Suzanne, je pars pour un bien long voyage.

— Eh bien ! miss Florence, qu’est-ce que cela fait ? vous n’en aurez que plus besoin de moi. Les longs voyages ne sont pas un obstacle à mes yeux, Dieu merci ! dit l’impétueuse Nipper.

— Mais, Suzanne, je pars avec Walter, j’irai n’importe où, partout avec lui ! Walter est pauvre et je le suis aussi, et il faut que j’apprenne maintenant à me servir et à le servir moi-même.

— Chère miss Florence ! s’écria Suzanne en éclatant de nouveau et en secouant violemment la tête, ce n’est pas chose nouvelle pour vous de vous servir et de servir les autres avec une patience, un dévouement et un cœur !… Mais laissez-moi parler à M. Walter Gay et arranger cela avec lui, car je ne puis ni ne veux souffrir que vous alliez au bout du monde toute seule.

— Toute seule, Suzanne ? répondit Florence. Seule ? quand Walter m’emmène avec lui ! »

Quel sourire illumina son visage ! qu’il peignait bien la surprise et le ravissement ! J’aurais voulu que Walter la vît.

« Vous ne direz rien à Walter, n’est-ce pas ma chère Suzanne, si je vous en prie ? dit Florence d’un ton plein de tendresse. Je vous en prie, Suzanne, ne lui en parlez pas.

— Pourquoi pas ? miss Florence, dit Suzanne en sanglotant.

— Parce que, dit Florence, je vais devenir sa femme, pour lui donner mon cœur tout entier et pour vivre et mourir avec lui. Il pourrait croire, si vous lui disiez ce que vous m’avez dit, que je redoute l’avenir ou que vous avez quelque raison de craindre pour moi. Oh ! ma chère Suzanne, si vous saviez comme je l’aime ! »

Miss Nipper fut si touchée par la douce exaltation de ces deux mots, par la sincérité si simple, si tendre et si entraînante qu’ils révélaient et qui faisaient briller d’un éclat plus pur que jamais cette gracieuse figure, qu’elle ne put que la serrer encore dans ses bras, et redire en pleurant :

« C’est donc bien vrai, bien vrai que ma jeune maîtresse va se marier ! »

Et elle la plaignait, la caressait et la protégeait comme elle l’avait fait d’abord.

Mais Nipper, bien qu’elle eût quelque chose de la faiblesse de son sexe, était cependant aussi capable de se contraindre qu’elle l’avait été d’attaquer la redoutable Mme Mac-Stinger. À partir de ce moment, elle ne revint jamais sur ce sujet, mais elle fut toujours gaie, active, et pleine d’espérance. Elle informa M. Toots en particulier qu’elle prenait le dessus pour le moment, mais que, lorsque tout serait terminé et que miss Dombey serait partie, on pouvait bien s’attendre à la voir dans un état désespéré. M. Toots répondit qu’il était tout à fait dans le même cas, et qu’ils pourraient confondre leurs larmes ensemble : mais jamais Suzanne ne découvrait le fond de sa pensée ni devant Florence ni dans la juridiction du petit Aspirant de marine.

Quelque simple que fût la toilette de Florence (quel contraste avec celle qu’elle portait le jour du mariage d’Edith !) il y avait cependant fort à faire pour qu’elle fût prête à temps, et Suzanne Nipper travaillait avec acharnement tout le jour à côté d’elle avec le zèle réuni de cinquante couturières. Il serait trop long d’énumérer les singuliers articles que le capitaine Cuttle aurait ajoutés au trousseau, si on l’avait laissé faire, tels qu’ombrelles roses, bas de soie chinés, bottines bleues et mille autres choses indispensables à bord. On l’amena cependant, après plusieurs observations ingénieuses, à limiter ses cadeaux à une boîte à ouvrage et à un nécessaire de voyage. Mais il se dédommagea en choisissant le plus grand modèle de chacun de ces objets que l’on pût trouver. Pendant dix ou douze jours il resta assis, la plupart du temps, occupé à les regarder. Il était partagé entre une profonde admiration et des doutes désolants sur leur peu de valeur, et tout à coup il s’élançait dans la rue pour aller faire l’emplette de quelque article extraordinaire qu’il jugeait nécessaire d’ajouter à son présent. Mais son coup de maître fut d’emporter subitement un matin les deux boîtes et d’y faire graver les deux mots Florence Gay sur un cœur de cuivre incrusté dans le couvercle de chacune d’elles. Après quoi, il se retira pour fumer successivement quatre pipes dans la petite salle à manger, et au bout de plusieurs heures, on le surprit riant encore aux éclats de son heureuse idée.

Walter était en course toute la journée, mais il venait chaque matin voir Florence et passait la soirée avec elle. Florence ne quittait jamais sa chambre du haut que pour se glisser en bas à sa rencontre, quand c’était l’heure de son arrivée ; ou bien appuyée sur le bras si fier de la soutenir, elle l’accompagnait jusqu’à la porte et quelquefois le suivait des yeux dans la rue ; le soir, ils étaient toujours ensemble. Ô heureux instants !… Ô calme plein de douceur pour ce cœur abandonné ! Source puissante, inépuisable de profond amour dans cette âme qui avait tant souffert !

La marque cruelle était encore sur son sein. Quand elle respirait, sa poitrine soulevait encore cette trace accusatrice contre son père, et quand son amant la serrait dans ses bras, la trace était entre elle et lui : mais elle n’y pensait plus lorsqu’elle sentait battre le cœur de Walter contre le sien, lorsque le sien battait contre celui de Walter ; il n’y avait plus de son discordant pour troubler cette musique céleste qui faisait taire le bruit et le souvenir des cœurs sans amour. Florence était frêle et délicate, mais elle avait une force de tendresse assez grande pour lui permettre de créer un monde où elle pût se réfugier, se reposer loin de l’image de son père.

Combien de fois ne revit-elle pas dans son esprit la grande maison, ces événements passés, le soir, appuyée sur ce bras si fier ; si heureux de la soutenir ! Elle se serrait près de lui, comme pour chercher dans son sein un refuge contre ce triste souvenir. Que de fois, en se rappelant la nuit où elle était descendue dans cette chambre, où elle avait rencontré ce regard qu’elle ne pouvait oublier, elle leva les yeux vers ceux qui la regardaient avec tant d’amour ! que de fois elle pleura de bonheur ! Plus elle se rattachait à cette affection vive, plus elle pensait à l’enfant qui n’était plus. Elle ne revoyait plus son père qu’endormi, tel qu’il était, le jour où elle était allée l’embrasser ; sa mémoire s’arrêtait là, comme à leur dernière entrevue : son imagination se refusait à lui retracer le reste.

« Walter, cher ami, dit Florence, un soir, quand la nuit fut presque venue, savez-vous à quoi j’ai pensé aujourd’hui ?

— Vous avez pensé que le temps passe, et que bientôt nous serons en mer, ma douce Florence.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, Walter, quoique j’y pense aussi ; mais j’ai pensé à la charge que vous avez prise en me prenant.

— Charge précieuse et sacrée, cher ange ! J’y pense aussi quelquefois, moi !

— Vous riez, Walter, vous ne voulez pas comprendre ce que je vous dis. Je veux dire à tout ce que je vous coûte.

— Ce que vous me coûtez, mon amie ?

— Oui, ce que je vous coûte d’argent. Tous les objets que Suzanne et moi nous sommes en train de faire. J’en ai bien peu acheté de ma bourse. Vous étiez déjà pauvre ; mais comme je vais encore vous appauvrir, Walter !

— Comme vous allez m’enrichir, Florence ! »

Florence rit et secoua la tête.

« Et puis, dit Walter, il y a bien longtemps… Avant mon départ, on m’a fait cadeau d’une petite bourse, mon amour, d’une petite bourse pleine d’argent.

— Ah ! répondit Florence en riant tristement, elle était bien petite, bien petite, Walter. Mais il ne faut pas croire (et en disant ces mots, elle posa sa petite main sur son épaule et le regarda en face), il ne faut pas croire que je regrette d’être pour vous une telle charge. Non, cher ami, j’en suis contente, j’en suis heureuse. Je ne voudrais pas qu’il en fût autrement pour rien au monde.

— Ni moi, vraiment, ma chère Florence.

— Oui, mais, Walter, vous ne pouvez éprouver ce que j’éprouve. Je suis si fière de vous ! mon cœur se gonfle d’une telle joie en pensant que ceux qui parlent de vous disent que vous avez épousé une pauvre fille sans asile, qui avait trouvé ici un abri, qui n’avait pas d’autre demeure, d’autres amis ; qui n’avait rien, rien ! Ô Walter, si j’avais pu vous apporter en dot des millions, je n’aurais jamais été si heureuse pour vous que je le suis maintenant !

— Mais vous, chère Florence, n’êtes-vous rien ? répondit-il.

— Non, rien, Walter. Je ne suis rien que votre femme ! » Elle lui passa la main autour du cou et murmura tout bas à son oreille, tout bas. « Je ne suis rien qui ne soit vous ! Je n’ai aucun espoir sur la terre qu’en vous ; je n’aime plus rien que vous ! »

Oh ! que M. Toots eut de bonnes raisons ce soir-là pour fausser compagnie à la société, s’éclipser deux ou trois fois pour aller remettre sa montre à l’heure de la Bourse, courir à un rendez-vous qu’il se rappelait avoir donné à un banquier, et aller ensuite faire un petit tour à Aldgate-Pump.

Mais avant qu’il se lançât dans ses expéditions, avant même qu’il arrivât et que les lumières fussent apportées, Walter dit à Florence :

« Mon amie, le chargement de notre navire est presque terminé et il est probable que le jour même de notre mariage, le vaisseau descendra le fleuve. Partirons-nous ce matin-là pour nous arrêter dans le comté de Kent, avant de nous embarquer à Gravesend une semaine après ?

— Volontiers, Walter. Je serai heureuse partout ; mais…

— Dites, mon amour !

— Vous savez, dit Florence, que nous ne faisons pas de noce et que notre mise ne nous fera pas remarquer. Comme nous partirons le même jour, voudrez-vous… voudrez-vous, Walter, me conduire ce matin-là quelque part… de bonne heure, avant d’aller à l’église ? »

Walter parut la comprendre, comme le devait un amant fidèle si fidèlement aimé, et il confirma sa promesse par un baiser : plus d’un peut-être, deux ou trois, cinq ou six, et Florence, dans cette soirée grave, calme et silencieuse, Florence fut vraiment heureuse.

Enfin Suzanne Nipper et les lumières arrivèrent dans la chambre troubler le tête-à-tête. Peu après entrèrent, avec le thé, le capitaine et l’infatigable M. Toots, qui se donna ce soir-là tant de mouvement au dehors, et prit tant d’exercice avant d’aller se coucher. Ce n’était pas cependant son habitude ; heureusement la soirée se passait ordinairement d’une manière plus satisfaisante pour lui. Il jouait au cribbage avec le capitaine, aidé par les conseils de miss Nipper. Il trouvait dans les calculs du jeu une distraction à ses peines qui lui faisait perdre complètement le fil de ses idées.

C’était la figure du capitaine qu’il fallait voir dans ces occasions ! Sa physionomie avait à chaque instant une expression nouvelle et variée. Sa délicatesse instinctive et sa galanterie chevaleresque à l’égard de Florence lui disaient que ce n’était pas là le moment de se livrer à une gaieté folle, ni de montrer une satisfaction trop bruyante. Puis de vagues réminiscences de la Belle-Suzon cherchaient sans cesse à se faire jour et poussaient le capitaine à se compromettre par quelques manifestations irréparables. Tantôt son admiration pour Florence et Walter, couple bien assorti vraiment, plein de grâce et d’intérêt par leur jeunesse, leur amour, leurs bonnes physionomies, pendant qu’ils étaient assis l’écart, s’emparait tellement de lui, qu’il jetait là les cartes, pour les regarder, épongeant son front avec son mouchoir de poche, jusqu’au moment où, averti par la fuite soudaine de M. Toots, il se reprochait intérieurement d’avoir causé de la peine à ce pauvre garçon. Cette réflexion rendait le capitaine profondément mélancolique jusqu’au retour de M. Toots. Il reprenait alors ses cartes, en clignant de l’œil de côté et faisant de petits signes polis avec son croc à miss Nipper pour l’assurer qu’il ne recommencerait plus. Mais c’était bien autre chose. Pendant qu’il cherchait à faire disparaître toute expression de son visage, il regardait autour de la chambre avec un air qui les résumait toutes : ses sentiments et sa raison se livraient bataille sur son visage, jusqu’à ce que tout cela finît par une expression décidée de profonde admiration pour Florence et pour Walter : cette expression là dominait toutes les autres et ne disparaissait jamais, à moins que M. Toots ne s’élançât une seconde fois dehors, ce qui faisait prendre au capitaine l’air d’un coupable repentant jusqu’au retour de M. Toots. Quelquefois il s’interpellait à voix basse d’un ton de reproche. « Allons ! tiens bon ! » se disait-il ; ou bien : « Allons ! Édouard Cuttle, mon garçon ! attention ! pas de bêtises ! »

Cependant une des épreuves les plus pénibles de M. Toots fut celle qu’il s’imposa lui-même. À l’approche du dimanche, où, pour la dernière fois, on devait faire dans l’église les publications dont avait parlé le capitaine, M. Toots dévoila ainsi ses pensées à Suzanne Nipper :

« Suzanne, dit M. Toots, je suis invinciblement attiré vers l’édifice ! Les paroles qui me séparent à jamais de miss Dombey frapperont mon oreille comme le glas funèbre de la mort ; mais, ma parole d’honneur, il me semble qu’il faut que je les entende ! Ainsi donc, dit M. Toots, voudrez-vous m’accompagner demain au temple saint ? »

Miss Nipper lui dit qu’elle était prête à l’accompagner, si ce pouvait être une satisfaction pour lui, mais elle chercha pourtant à lui faire abandonner cette idée.

« Suzanne, répondit M. Toots, de l’air le plus solennel, mes favoris étaient encore invisibles pour tout autre que moi, que j’adorais déjà miss Dombey. Je gémissais encore, malheureuse victime, sous le joug des Blimber, que j’adorais déjà miss Dombey. Quand le temps fut venu où l’on ne pouvait plus légalement me garder ma fortune, et que… que j’entrai conséquemment en possession de mes biens… j’adorais miss Dombey. Les publications qui la livrent au lieutenant Walters et qui me livrent, moi, à… à la mélancolie, vous savez, dit M. Toots qui avait cherché une expression énergique, ces publications, dis-je, doivent-être d’un effet terrible ; elles seront terribles pour moi, mais il me semble que j’ai besoin de les entendre. Il me semble que j’ai besoin de me convaincre qu’il y a désormais un gouffre entre elle et moi, que je n’ai plus une lueur d’espérance ou une… bref, ou une jambe pour me soutenir. »

Suzanne Nipper ne put que s’apitoyer sur l’état désespéré de M. Toots, et elle consentit à l’accompagner : ce qu’elle fit le lendemain matin.

L’église que Walter avait choisie pour son mariage était une vieille église humide, située au fond d’une cour. Elle était enveloppée d’un labyrinthe de petites rues et de passages autour de son petit cimetière ; elle se trouvait elle-même comme enterrée dans une espèce de voûte formée par les maisons voisines et pavée de pierres retentissantes. C’était un grand édifice sombre et en ruine, et chaque dimanche une vingtaine de personnes environ venaient se perdre au milieu de ses grands vieux bancs de chêne. La voix du prêtre retentissait tristement sous ses voûtes désertes, et quand l’orgue grondait et roulait là-dessous, on aurait cru que l’église avait la colique, faute de fidèles pour échauffer l’air et assainir l’humidité. Mais cette église de la Cité ne manquait pas d’églises pour lui tenir compagnie ; les clochers se groupaient autour d’elle comme les mâts des navires se groupent sur le fleuve. On se serait lassé à les compter du haut de sa flèche tant il y en avait. Dans chaque place, dans chaque espace un peu vide se trouvait une église. Quand Suzanne et M. Toots s’en approchèrent le dimanche matin, c’était un bruit de cloches assourdissant. Il y avait plus de vingt églises à côté l’une de l’autre qui appelaient à qui mieux mieux les fidèles à la prière. Nos deux brebis égarées furent parquées par un bedeau dans un banc commode, et comme ils étaient arrivés trop tôt, ils s’occupèrent à compter les fidèles, à écouter la cloche qui tintait en vain dans le clocher, et à regarder un vieux petit bonhomme, qui, placé sous le porche derrière un paravent, sonnait le fameux instrument, dans l’attitude du taureau de Cock Robin[1] un pied passé dans l’étrier. M. Toots après avoir regardé longuement et attentivement les grands livres placés sur le pupitre, dit tout bas à miss Nipper qu’il ne pouvait deviner où l’on plaçait les publications ; mais cette demoiselle, scandalisée, se contenta pour toute réponse de secouer la tête et de froncer le sourcil, repoussant pour le moment toute distraction mondaine.

M. Toots cependant, incapable de détourner ses pensées des publications, ne fit évidemment que les chercher des yeux pendant toute la première partie du service. Comme le moment du prône approchait, le pauvre gentleman manifesta une agitation, un trouble, que l’arrivée inattendue du capitaine Cuttle, qui alla se placer au premier rang d’une tribune, n’était pas de nature à pouvoir diminuer. Quand le clerc présenta au prêtre une liste, M. Toots, qui était alors assis, s’appuya sur le dossier du banc ; mais quand on lut tout haut les noms de Walter Gay et de Florence Dombey, en annonçant que c’était la troisième et dernière publication, il fut si peu maître de son émotion, qu’il s’élança sans chapeau hors de l’église, suivi par le bedeau, l’ouvreuse de bancs et deux médecins qui se trouvaient présents. Le bedeau revint bientôt dire tout bas à miss Nipper qu’elle n’avait pas à s’inquiéter pour le gentleman, qui avait assuré que son indisposition était sans conséquence et que ça ne faisait rien.

Miss Nipper, sentant que les regards de tous les fidèles qui, chaque semaine, venaient se perdre en petit nombre dans cette église, étaient braqués sur elle, ne fut pas peu confuse de l’événement, quoiqu’il n’eût pas eu de suite ; son trouble était d’autant plus grand que le capitaine, dans la tribune où il était, se démenait de manière à ne pas dissimuler à la congrégation la participation mystérieuse qui le rattachait à l’accident. Mais l’extrême agitation de M. Toots ne fit qu’augmenter ce qu’il y avait d’embarrassant dans sa position. M. Toots, incapable, vu son état, de rester seul dans le cimetière en proie à ses réflexions solitaires, et désirant d’ailleurs montrer tout son respect pour le service religieux qu’il avait en quelque sorte interrompu, revint tout à coup : seulement il ne rentra pas dans les bancs ; il alla s’asseoir dans les bas côtés entre deux vieilles qui avaient l’habitude de venir prendre toutes les semaines leur morceau de pain sur la planche placée à l’entrée. M. Toots était là, toujours un objet de distraction pour les fidèles qui ne pouvaient s’empêcher de le regarder, lorsqu’il retomba dans son accès de tristesse : n’y pouvant plus tenir, il quitta la place tout d’un coup et sans rien dire. Il n’osa plus prendre sur lui de rentrer dans l’église, quoique tourmenté par le plus vif désir de prendre sa part de ce qui s’y faisait : aussi on le voyait de temps en temps, avec son visage effaré regarder dans l’intérieur tantôt par une fenêtre, tantôt par une autre. Les fenêtres dont il pouvait s’approcher étant fort nombreuses, et son agitation fort grande, non-seulement il devenait difficile de deviner à quelle fenêtre il allait se montrer, mais les fidèles étaient, pour ainsi dire, forcés de se livrer à de profonds calculs de probabilités pendant le temps de réflexion que leur laissait le sermon. Les mouvements de M. Toots courant dans le cimetière, tantôt à une fenêtre, tantôt à une autre, étaient si extraordinaires, qu’il paraissait déconcerter toutes les conjectures ; c’était comme le magicien Rotomago, il ne faisait que paraître et disparaître, et toujours quand on s’y attendait le moins : ces apparitions mystérieuses étaient d’autant plus intéressantes, qu’il avait beaucoup de mal à voir dans l’intérieur, tandis qu’il était très-facile au contraire aux assistants de voir dehors : voilà pourquoi il restait, à chaque fois, le visage collé contre les vitraux beaucoup plus longtemps que de raison, jusqu’à ce que tout à coup il s’aperçut que tous les regards étaient braqués sur lui, et disparut.

Ces allées et venues de M. Toots, et la façon énergique dont le capitaine faisait voir qu’il savait le fin des choses, rendaient la position de miss Nipper si difficile, qu’elle se sentit le cœur soulagé d’un grand poids lorsque le service fut terminé ; elle ne fut pas aussi aimable qu’à l’ordinaire avec M. Toots, lorsque celui-ci lui dit à elle et au capitaine, en revenant, que maintenant qu’il n’avait plus d’espoir, il se sentait plus tranquille. Plus tranquille, ajouta-t-il, n’était pas le mot, ce n’était pas tout à fait ça, il se sentait, voulait-il dire, plus tranquillement et plus complétement misérable.

Le temps passa rapidement, et l’on était déjà arrivé à la soirée qui précédait le jour fixé pour le mariage. Tout le monde était assemblé chez le petit Aspirant de marine dans la chambre d’en haut ; on ne craignait pas d’être dérangé, car personne ne logeait plus dans la maison ; le petit Aspirant de marine avait la maison à lui tout seul. Il y avait de la gravité et du calme, en prévision de la cérémonie du lendemain, mais il y avait aussi un peu d’entrain. Florence, assise tout près de Walter, terminait un petit cadeau qu’elle avait l’intention de faire au capitaine en le quittant. Le capitaine jouait au cribbage avec M. Toots. M. Toots demandait conseil à Suzanne Nipper. Miss Nipper le conseillait, mais avec prudence et discrétion. Diogène écoutait, puis tout d’un coup il faisait entendre un grognement, un demi-aboiement, et revenait tout honteux de ce qu’il avait fait là sans cause légitime.

« Droit ! droit ! dit le capitaine en s’adressant à Diogène, quelle mouche te pique, mon garçon ? Tu ne parais pas dans ton assiette ce soir. »

Diogène remua la queue ; mais, tout de suite après, il laissa échapper un autre demi-aboiement et vint en demander pardon au capitaine en remuant de nouveau la queue.

« Mon opinion, Diogène, dit le capitaine en regardant ses cartes avec attention et en se caressant le menton de son croc, mon opinion est que tu as des doutes sur Mme Richard ; mais, si je te connais bien, tu auras bientôt changé d’idée, car sa mine parle pour elle. Maintenant, frère, dit-il en parlant à M. Toots, si vous êtes prêt, allons de l’avant ! »

Le capitaine disait ces mots avec calme et tout entier à ses cartes, lorsque tout à coup ses cartes lui tombèrent des mains ; sa bouche, ses yeux s’ouvrirent comme des portes cochères, ses jambes se ramassèrent sur les barreaux de sa chaise, il jeta du côté de la porte des yeux tout ébahis. Il regarda chacun tour à tour et, s’apercevant que personne ne le remarquait et ne voyait la cause de son étonnement, le capitaine reprenant l’haleine qu’il semblait avoir perdue, donna un violent coup de poing sur la table et cria d’une voix de stentor :

« Ohé ! Sol Gills ! » et il tomba dans les bras d’une capote usée qui était entrée en même temps que Polly.

Quelques instants après, la même capote recevait dans ses bras Walter et Florence. Après quoi, le capitaine embrassa Mme Richard et Miss Nipper et donna une poignée de main soignée à M. Toots, en s’écriant, son croc en l’air :

« Hurrah ! mon garçon ! hurrah ! »

M. Toots incapable de répondre à ces démonstrations, dit avec la plus grande politesse :

« Certainement, capitaine Gills, tout ce qu’il vous plaira ! »

La capote usée, le capuchon et le cache-nez, dignes pendants de la capote, se détournèrent du capitaine et de Florence pour retourner à Walter ; et du fond de la capote, du capuchon et du cache-nez on entendait la voix d’un homme qui sanglotait, entourant étroitement Walter de ses manches à longs poils.

Pendant cette pause, il se fit un silence universel et le capitaine se mit à se frotter le nez avec la plus grande vigueur ; mais quand la capote, le capuchon et le cache-nez se relevèrent, Florence s’avança doucement vers eux. Aidée de Walter, elle enleva tous ces vêtements et découvrit dessous le vieil opticien un peu plus maigre et un peu plus ravagé qu’autrefois, toujours avec sa vieille perruque, son vieil habit couleur café, garni comme autrefois de ses énormes boutons, avec l’infaillible chronomètre sortant de sa poche.

« Toujours le même puits de science, dit le rayonnant capitaine, Sol Gills ! Sol Gills ! qu’est-ce que vous êtes donc devenu tout ce temps-là, mon vieux garçon ?

— Je suis devenu à moitié aveugle, à moitié sourd et muet de joie, Cuttle, dit le vieillard.

— C’est toujours la même voix, dit le capitaine regardant tout autour de lui avec une exaltation que sa figure rayonnante ne rendait encore que d’une manière imparfaite. C’est toujours sa même voix, c’est toujours le même puits de science ! Sol Gills ! mon garçon, tu peux t’étendre maintenant sous ta vigne et sous tes figuiers, comme un bon vieux patriarche que tu es, pour nous raconter tes aventures, de cette voix que nous connaissons si bien ! C’est la voix, dit le capitaine s’apprêtant à faire sensation, et levant son croc pour annoncer qu’il allait faire une citation, c’est, dit-il, la voix du paresseux :

« Je l’ai entendu qui se plaignait et qui disait, seigneur, mon Dieu ! vous m’avez réveillé trop tôt, laissez-moi dormir encore. Dispersez ses ennemis et écrasez-les dans la poussière. »

Le capitaine s’assit de l’air d’un homme qui a trouvé moyen d’exprimer de la façon la plus heureuse l’opinion de toutes les personnes présentes ; mais il se releva aussitôt pour présenter M. Toots, que l’arrivée d’un étranger, répondant au nom de Gills, déconcertait beaucoup.

« Quoique, bégaya M. Toots, je n’aie pas eu l’avantage d’être connu de vous, monsieur, avant que vous fussiez… que vous fussiez…

— Loin des yeux, mais près du cœur, suggéra le capitaine à voix basse.

— C’est tout à fait cela, capitaine Gills, dit M. Toots d’un ton d’assentiment, quoique je n’aie pas eu l’avantage d’être connu de vous, monsieur… monsieur Sol, dit M. Toots qui lui donna ce nom sous l’inspiration d’une heureuse idée, avant ce qui est arrivé, c’est pour moi un très-grand plaisir, je vous assure, de… de… de faire votre connaissance. J’espère, continua M. Toots, que vous vous portez aussi bien que possible. »

Après ces paroles pleines de courtoisie, M. Toots s’assit tout rouge et ricanant.

Le vieil opticien, assis dans un coin entre Florence et Walter, fit de la tête un petit signe d’amitié à Polly, qui les regardait avec un sourire de bonheur et répondit ainsi au capitaine :

« Édouard Cuttle, mon cher garçon, quoique j’aie appris quelque chose des événements survenus ici par cette bonne amie que voilà… et qu’il est doux pour un pauvre voyageur de revoir pour sa bienvenue une bonne figure comme la sienne ! dit le vieillard en s’interrompant et en se frottant les mains de ce même air distrait qu’il avait autrefois.

— Écoutez-le, cria le capitaine d’un ton imposant,

« C’est une femme capable de séduire le genre humain. »

Vous n’avez qu’à relire votre chapitre d’Adam et Eve, frère, dit le capitaine en se tournant vers M. Toots, vous y trouverez cela.

— Je n’y manquerai pas, capitaine Gills, dit M. Toots.

— Quoique j’aie appris d’elle quelque chose des événements survenus ici, reprit l’opticien en tirant de sa poche ses lunettes qu’il plaça sur son front comme autrefois, tout cela est si grave, si extraordinaire, je suis si ému par la vue de mon cher garçon et de… Il regarda Florence qui baissait les yeux et sans chercher à finir sa phrase il reprit : je suis si ému que… que je ne pourrai pas dire grand’chose ce soir. Mais, mon cher Cuttle, pourquoi ne m’avoir pas écrit ? »

Les traits du capitaine exprimèrent une telle surprise, que M. Toots en fut positivement effrayé. Il le regardait fixement sans pouvoir détourner les yeux de son visage.

« Écrit ! répéta le capitaine, écrit, Sol Gills !

— Mais oui, dit le vieillard, ne pouviez-vous pas m’écrire, soit à la Barbade, soit à la Jamaïque, soit à Démérary, puisque je vous en avais prié.

— Vous m’en aviez prié, Sol Gills ! répéta le capitaine.

— Mais oui, dit le vieillard ; ne le savez-vous pas, Édouard ? Vous ne pouvez l’avoir oublié ? Je n’y ai pas manqué chaque fois que je vous ai écrit. »

Le capitaine ôta son chapeau de toile cirée, le suspendit à son croc et avec sa main il ramena ses cheveux par devant et regarda les spectateurs : il offrait l’image frappante de la surprise la plus résignée.

« Vous avez l’air de ne pas me comprendre, Édouard ! dit le vieux Sol.

— Sol Gills ! fit le capitaine en le regardant fixement ainsi que tous les assistants,… et après quelques moments de silence il reprit enfin : Je suis à la dérive. Dites-nous un mot ou deux de ces aventures. Je ne puis m’expliquer comment tout cela s’est fait. Et le capitaine de ruminer en lui-même et de regarder tout autour de lui.

— Vous savez, Ned, dit Sol Gills, pourquoi je suis parti d’ici. Avez-vous ouvert mon paquet, Ned ?

— Que oui, que oui, je l’ai ouvert !

— Et lu ?

— Et lu, répondit le capitaine qui le regardait attentivement et qui s’apprêtait à citer quelque chose de mémoire ; certainement je l’ai lu, à preuve que vous y disiez : « Mon cher Ned Cuttle, quand j’ai quitté la maison pour aller dans les Indes chercher des nouvelles de mon cher… » que voilà, dit le capitaine comme se sentant soulagé de pouvoir produire un témoin aussi réel et aussi irrécusable.

— C’est bien, Ned. Maintenant un moment d’attention, dit le vieillard. La première fois que je vous ai écrit, c’était de la Barbade. Je vous disais que malgré la réception de cette lettre qui devait vous parvenir longtemps avant la fin de l’année, je serais bien aise que vous ouvrissiez le paquet, parce que vous verriez dans ma lettre la cause de mon départ. Très-bien. Quand je vous ai écrit, la seconde, la troisième et peut-être la quatrième fois, c’était de la Jamaïque, je vous disais que j’étais encore dans le même état, que je n’aurais de tranquillité, que je ne quitterais cette partie du monde que lorsque je saurais si mon enfant était mort ou vif. La dernière fois que je vous ai écrit… c’était, je crois, de Démérary… n’est-ce pas ?

— C’était, je crois, de Démérary ! fit le capitaine en promenant ses regards désespérés autour de la chambre.

— Je vous disais, continua le vieux Sol, que jusqu’à présent on n’avait aucun renseignement certain, que j’avais rencontré beaucoup de capitaines et d’autres personnes, dans cette partie du monde, qui m’avaient connu il y avait des années, qui m’aidaient à faire une traversée ici, une traversée là, et que de temps en temps je pouvais, en retour, leur rendre un petit service pour ce qui avait rapport à ma partie ; je vous disais que tout le monde était fâché de me voir dans cet état, que chacun semblait s’intéresser à mes pérégrinations, et que je pensais bien que je resterais là en croisière jusqu’à ma mort, attendant au passage des nouvelles de mon enfant.

— Qu’il pensait bien qu’il resterait là en croisière comme la Frégate Volante en tournée scientifique ! dit le capitaine toujours avec le même flegme.

— Mais quand je reçus la nouvelle, Ned (c’était à la Barbade, où j’étais revenu), quand je reçus la nouvelle qu’un vaisseau marchand venant de Chine était, à ce qu’on disait, chargé pour l’Angleterre, et portait à bord mon enfant ; alors, je ne fis ni une deux, je m’embarquai sur le premier bâtiment venu pour revenir à la maison, où j’arrive ce soir pour constater que c’était bien vrai. Dieu soit béni ! » le vieillard prononça ces derniers mots avec onction.

Le capitaine, après s’être courbé avec un grand respect, promena ses regards autour des assistants, en commençant par M. Toots pour finir par l’opticien ; puis, d’un ton grave, il s’exprima en ces termes :

« Sol Gills ! l’observation que je crois de mon devoir de faire ici est à seule fin de souffler ferme dans vos voiles, de les débarrasser des ralingues et de vous conduire à la côte d’un coup de gouvernail. Pas une de ces lettres n’a été remise : Édouard Cuttle. Pas une, répéta le capitaine pour donner plus de force et de solennité à sa déclaration, pas une n’a été remise à Édouard Cuttle de la marine marchande d’Angleterre, aussi vrai qu’il vit retiré tranquillement et cherchant, tous les jours que Dieu fait, à devenir meilleur.

— C’est moi-même qui les ai mises à la poste ; c’est moi-même qui ai mis l’adresse, numéro 9, Brig-Place, » s’écria vieux Sol.

La figure du capitaine pâlit et redevint tout à coup rouge écarlate.

« Comment dites-vous, Sol Gills, mon ami ? Numéro 9, Brig-Place ? demanda le capitaine.

— Comment je dis !… N’est-ce pas votre demeure ? répondit le vieillard. Madame… comment s’appelait-elle enfin ? J’oublierai bientôt mon propre nom ; mais je ne suis plus de ce siècle… vous vous en souvenez, cela m’arrivait toujours et je confonds tout. Madame… e… e…

— Sol Gills, dit le capitaine, qui ne pouvait pas s’imaginer qu’on fît allusion à son ancienne propriétaire, ce n’est pas le nom de Mac-Stinger que vous cherchez.

— Mais si, s’écria l’opticien, c’est cela même, Édouard, Mme Mac-Stinger. »

Le capitaine Cuttle, dont les yeux étaient ouverts dans leur plus grande dimension, et dont les verrues brillaient du plus vif éclat, laissa échapper un sifflement aigu, un son mélancolique, et resta la bouche béante, sans pouvoir articuler une parole. À la fin cependant :

« Répétez-moi ça, dit-il, encore une fois, Sol Gills, s’il vous plaît.

— Toutes ces lettres, répondit l’oncle Sol en frappant de l’index de sa main droite dans la paume de sa main gauche avec une fermeté et une exactitude qui eût fait honneur même à l’infaillible chronomètre qu’il avait dans sa poche, toutes ces lettres, je les ai mises à la poste moi-même. J’ai écrit moi-même l’adresse ainsi qu’il suit : Au capitaine Cuttle, chez madame Mac-Stinger, numéro 9, Brig-Place. »

Le capitaine ôta son chapeau de toile cirée de son croc, regarda au fond, le remit sur sa tête et s’assit.

« Eh bien ! mes amis, dit le capitaine Cuttle en regardant tout le monde de l’air le plus décontenancé, j’avais démarré et mis en mer.

— Vous n’aviez donc dit à personne où vous étiez allé, capitaine Cuttle ? dit vivement Walter.

— Merci bien, Walter, dit le capitaine en secouant la tête est-ce qu’elle m’aurait permis de venir m’occuper de cette petite boutique ? Je n’avais qu’à démarrer et mettre en mer. Jour de Dieu ! Walter ! s’écria le capitaine,

Vous ne l’avez vue que dans ses moments de calme, mais si vous la voyiez dans ses colères… »


Prenez-en note.

— Je lui en donnerais, moi, de la colère, dit tranquillement Suzanne.

— Vous l’oseriez, ma chère ? répondit le capitaine avec une admiration contenue. Eh bien ! ma chère, ça vous fait honneur. Mais il n’y a pas de bête féroce que je n’aimasse pas mieux rencontrer pour ma part. Quand j’ai emporté ma malle, je n’ai pu le faire que par l’intermédiaire d’un ami qui n’a pas son pareil. Ah bien ! il y faisait bon de lui adresser des lettres pour moi ! Elle n’en aurait pas reçu une seule, dans ces moments-là, dit le capitaine, n’y a pas de danger. Je vous réponds que je n’aurais pas voulu être à la place du facteur.

— Il est bien clair, alors, capitaine Cuttle, que tous, tant que nous sommes, et principalement l’oncle Sol et vous, dit Walter, nous sommes redevables à Mme Mac-Stinger d’une mortelle inquiétude. »

Il était si évident que c’était à la terrible veuve de feu M. Mac-Stinger que l’on était redevable de ce qui s’était passé, que le capitaine ne discuta point ; mais il n’en était pas moins tout honteux de son rôle, quoique personne ne s’appesantît sur le sujet, et que Walter surtout, qui se rappelait la dernière conversation que le capitaine et lui avaient eue ensemble à ce propos, évitât de revenir là-dessus. Aussi la figure du pauvre capitaine se voila d’un épais nuage pendant près de cinq minutes. C’était bien long pour lui ; bientôt le soleil reparut et lança ses rayons brillants sur la société ; alors il ne put résister au désir de donner des poignées de main à tout le monde.

De bonne heure, chacun, excepté Walter, quitta la chambre de Florence et descendit dans la salle à manger. Ce ne fut toutefois qu’après que l’oncle Sol et Walter se furent adressé quelques questions sur leur traversée respective, et sur les dangers de leur voyage. Bientôt après Walter descendit dans la salle à manger rejoindre la compagnie :

« Florence, leur dit-il, est un peu triste ; elle a le cœur gros et elle s’est couchée. »

Et, pour ne pas la déranger, ils parlèrent tout bas, quoiqu’il fût impossible à Florence de les entendre de sa chambre. Chacun à sa manière témoignait les sentiments d’affection et de bienveillance qu’il éprouvait pour la jeune fiancée de Walter. Pour satisfaire l’oncle Sol on raconta tout au long son histoire, et M. Toots fut très-sensible aux procédés délicats de Walter qui fit connaître son nom et l’importance de ses services si précieux au jeune couple.

« Monsieur Toots, dit Walter en le quittant à la porte, nous nous reverrons demain matin.

— Lieutenant Walters, dit M. Toots en lui empoignant vigoureusement la main, vous pouvez compter sur moi.

— C’est la dernière soirée que nous passons ensemble d’ici à longtemps, la dernière soirée que nous passerons peut-être jamais ensemble, dit Walter. Un noble cœur comme le vôtre doit comprendre le mien. J’espère que vous croyez à ma reconnaissance, n’est-ce pas ?

— Walters, répliqua M. Toots vivement touché, je serais heureux de croire que j’aie des droits à votre reconnaissance.

— Florence, dit Walter, qui porte son nom ce soir pour la dernière fois, m’a fait promettre, au moment où vous nous quitteriez, de vous dire, de sa part, en vous assurant de son affection pour vous… »

M. Toots mit sa main sur la porte et sa tête sur sa main.

« En vous assurant de son affection pour vous, dit Walter, que jamais elle n’aura d’ami dont son cœur fasse plus de cas que vous ; que le souvenir qu’elle conserve de votre estime et de votre fidélité pour elle, ne sortira jamais de sa mémoire ; qu’elle pensera à vous dans ses prières le soir comme elle espère que vous penserez à elle quand elle sera bien loin. Voulez-vous que je lui réponde quelque chose de votre part ?

— Dites-lui, Walters, répondit M. Toots d’une voix troublée, que je penserai à elle tous les jours, et que tous les jours je me sentirai heureux de savoir qu’elle est mariée à un homme qui l’aime et qu’elle aime. Dites-lui, je vous prie, que je suis sûr que son mari est digne d’elle, oui même d’elle, enfin que je suis heureux du choix qu’elle a fait. »

La voix de M. Toots devint plus claire quand il en arriva à ces derniers mots et, levant la tête de dessus la porte, il les prononça avec fermeté. Il secoua de nouveau la main de Walter avec une cordialité que celui-ci sut lui rendre aussitôt, et s’élança dehors pour retourner chez lui.

M. Toots était accompagné de Coq-Hardi qu’il avait, depuis les derniers temps, amené chaque soir avec lui. Il le laissait dans la boutique, en se disant intérieurement qu’il pourrait survenir du dehors quelques circonstances inattendues dans lesquelles la bravoure de ce personnage remarquable pourrait rendre service au petit Aspirant de marine. Coq-Hardi ne semblait pas ce soir-là de fort bonne humeur. Peut-être les becs de gaz jetaient-ils une lumière trompeuse, ou peut-être releva-t-il son œil et retroussa-t-il son nez d’une façon plus hideuse encore qu’à l’ordinaire, quand M. Toots, traversant la rue, regarda par-dessus son épaule la chambre où reposait Florence. Pendant le trajet, il montrait à l’égard des piétons des intentions plus hostiles qu’il ne convenait à un professeur qui enseigne l’art paisible de se défendre et non pas d’attaquer. Arrivé à la maison, au lieu de laisser M. Toots dans ses appartements où il l’avait accompagné, il resta devant lui à tourner son chapeau qu’il tenait par le bord dans ses deux mains, et à remuer la tête et le nez tous deux souvent endommagés et assez mal raccommodés ; enfin il avait pris un air décidé et peu respectueux.

Son protecteur, trop absorbé dans ses pensées, fut quelque temps avant de remarquer cette attitude. Coq-Hardi, qui entendait qu’on prît garde à lui, fit claquer plusieurs fois sa langue entre ses dents pour attirer les regards de M. Toots.

« Maintenant, maître, dit Coq-Hardi d’un ton hargneux, quand, à la fin, M. Toots eut porté sur lui les yeux, je voudrais savoir si vous abandonnez la partie, ou si vous avez l’intention de faire une rentrée ?

— Coq-Hardi, répondit M. Toots, expliquez-vous.

— Ce que j’ai à dire sera bientôt dit, répondit Coq-Hardi. Je ne suis pas un gaillard à gaspiller les paroles, moi. Voici ce que c’est. Y en a-t-il là-bas qu’il faille plier en deux d’un coup de poing dans l’estomac ? »

Coq-Hardi, en faisant cette question, laissa tomber son chapeau, allongea son poing gauche et feignit d’assommer du poing droit un ennemi supposé ; puis après avoir secoué la tête avec énergie, il reprit son calme.

« Allons, maître, dit Coq-Hardi, est-ce pour rire ou pour de bon ?

— Coq-Hardi, répondit M. Toots, vos expressions sont inconvenantes, et ce que vous voulez dire n’est pas clair.

— Eh bien ! maître, que je vous dise, fit Coq-Hardi. Voilà ce que c’est, c’est pas gentil.

— Qu’est-ce qui n’est pas gentil, Coq-Hardi ? demanda M. Toots.

— Ça, dit Coq-Hardi en fronçant à faire peur son nez cassé. Là, allons, maître, y êtes-vous ? Pourquoi ne l’avoir pas fait, quand vous pouviez d’un coup casser en deux M. le roidillon, (on pouvait supposer que cette expression insultante s’adressait à M. Dombey) ? et quand vous pouviez renverser le gagnant avec sa clique, tout roide à vos pieds, allez-vous leur laisser le terrain maintenant… leur laisser le terrain ? dit Coq-Hardi en appuyant sur ces mots avec mépris. Eh bien ! vrai, là ! c’est pas gentil !

— Coq-Hardi, dit M. Toots d’un ton sévère, vous êtes un vrai vautour, vous avez d’atroces sentiments.

— Mes sentiments se résument dans ces mots : Boxe et courage, maître : voilà mon idée. Je ne peux pas supporter ce qui n’est pas gentil. Je suis un homme connu moi ! mon adresse est à la taverne du P’ti Héléphant : je ne veux pas que mes bourgeois fassent quelque chose qui n’est pas gentil. Eh bien ! je vous le dis, répéta Coq-Hardi dont l’énergie allait crescendo, je vous le dis, c’est pas gentil !

— Coq ! dit M. Toots, vous me dégoûtez.

— Maître, reprit Coq-Hardi en mettant son chapeau, c’est à charge de revanche. Allons ! Je vais vous faire une offre ! vous m’avez deux ou trois fois parlé d’un établissement public. Eh bien ! qu’il n’en soit plus question ! Donnez-moi demain un billet de mille francs, et laissez-moi partir.

— Coq, repartit M. Toots, après les odieux sentiments que vous avez exprimés, je me trouverai satisfait d’être débarrassé de vous à ce prix-là.

— Eh bien ! c’est dit, continua Coq-Hardi. C’est marché conclu. Votre manière d’agir, maître, ne convient pas à mes principes. Que voulez-vous que je vous dise ? C’est pas gentil, répéta Coq-Hardi qui ne paraissait capable d’en dire ni plus ni moins. Voilà ce que c’est. C’est pas gentil ! »

C’est ainsi que M. Toots et Coq-Hardi convinrent de se séparer, ne pouvant pas s’entendre sur les principes de la morale. M. Toots se coucha, et rêva avec bonheur à Florence, qui avait pensé à lui, comme à son ami, la dernière soirée de sa vie de jeune fille, et qui lui avait envoyé l’assurance de son affection.


  1. Les noces de Cock Robin sont le sujet d’une chanson populaire du premier âge. Tous les animaux y jouent un rôle, celui du taureau est de sonner les cloches.