Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 352-365).


CHAPITRE XXIII.

Attendrissement.


Florence avait besoin d’aide. L’état de M. Dombey était des plus graves, et l’assistance de Suzanne ne lui suffisait pas. La mort était au chevet de son père. Il n’était plus déjà que l’ombre de lui-même, et l’âme brisée, le corps affaibli, depuis qu’il avait laissé tomber sa tête sur le lit que sa fille avait préparé pour lui, il ne l’avait plus relevée.

Elle ne le quittait pas. Ordinairement il la reconnaissait, bien que, dans le trouble de ses idées, il confondît le temps et les circonstances. Ainsi quelquefois il lui parlait comme s’il venait de perdre son petit Paul. Il lui disait que, s’il ne lui avait pas parlé des soins qu’elle donnait à l’enfant, il s’en était pourtant bien aperçu,… il s’en était bien aperçu ; puis il se cachait le visage pour pleurer, et sortait du lit sa main défaillante. Quelquefois il demandait sa fille : « Où est Florence ? » disait-il. — Je suis là, papa, je suis près de vous. — Je ne la reconnais pas ; s’écriait-il ; nous avons été si longtemps séparés que je ne la reconnais pas ! » Alors une muette terreur s’emparait de lui, ses yeux secs gardaient un éclat fiévreux, jusqu’au moment où Florence parvenait à le calmer et à lui faire verser des larmes, que dans d’autres temps elle s’était en vain efforcée de tarir.

Il redisait quelquefois pendant des heures entières tous ses anciens rêves, et Florence, qui l’écoutait, ne le comprenait pas toujours. Il répétait cette question de l’enfant : « Qu’est-ce que l’argent ? » il y réfléchissait longuement, il cherchait en lui-même, avec plus ou moins de suite dans ses idées, une réponse raisonnable, comme s’il n’y avait jamais pensé depuis. Souvent il répétait le titre de sa maison de commerce d’un air pensif et rêveur, et chaque fois il retournait la tête sur son oreiller. Il comptait le nombre de ses enfants. Un… deux… s’arrêtait, recommençait, pour s’arrêter et recommencer toujours de la même manière.

Mais ce n’était que pendant les crises les plus violentes. Dans toutes les autres phases de sa maladie, dans son état habituel, il ne parlait que de Florence. Le plus souvent, il se rappelait cette nuit dont le souvenir lui était revenu récemment. Il s’imaginait que, dans un moment de remords, il courait après elle pour la chercher en haut. Puis, confondant cette nuit avec les jours où il avait vu tant de traces de pas, il s’étonnait du nombre des pas et les suivait à la trace, en les comptant un par un. Mais tout à coup, un pas ensanglanté se mêlait aux autres, et puis il voyait des portes ouvertes ; il apercevait, se réfléchissant dans les glaces, certaines figures terribles, des hommes aux yeux hagards qui cachaient quelque chose dans leur sein. Et puis au milieu de tous ces pas, de ces pas ensanglantés, il voyait celui de Florence. Florence passait devant, et cet esprit agité et inquiet la suivait en comptant toujours ; il allait, allait toujours plus haut, comme s’il montait au haut d’une tour si élevée, qu’il lui fallût des années pour en gravir les degrés.

Un jour il demanda si ce n’était pas Suzanne qui avait parlé il y avait déjà un peu de temps.

« Oui, cher papa, répondit Florence ; seriez-vous content de la voir ?

— Très-content, » dit-il.

Et Suzanne s’approcha de lui, non sans trembler beaucoup. Il parut heureux, la pria de ne pas s’éloigner, l’assura qu’il lui pardonnait tout ce qu’elle lui avait dit, et ajouta qu’il fallait qu’elle restât. « Florence et moi, disait-il, nous ne sommes plus comme autrefois ; nous sommes bien heureux, maintenant. Regardez ! » Et il attirait la douce figure sur son oreiller et la gardait près de lui.

Il resta ainsi bien des jours et bien des semaines. À la fin, il ne fut plus que l’ombre d’un homme ; il restait étendu sur son lit sans remuer et il parlait si bas, qu’il fallait s’approcher de ses lèvres pour l’entendre. Mais il était devenu calme, et, du fond de sa couche où il gisait étendu, il aimait, quand la croisée était ouverte, à regarder le beau ciel bleu et la verdure des arbres ; il aimait, le soir, à admirer le coucher du soleil. Ses yeux s’attachaient surtout aux ombres des nuages et des feuilles : on eût dit qu’il avait de la sympathie pour les ombres. Ce n’est pas surprenant, pour lui la vie et le monde n’étaient rien de plus désormais.

Il commença à montrer aussi de la sollicitude pour les fatigues de Florence. Souvent il secouait sa torpeur pour lui dire tout bas : « Allez, ma chérie, allez prendre l’air ! Allez voir un peu votre bon mari ! » Une fois que Walter était dans sa chambre, il lui fit signe de s’approcher et de se pencher vers lui, puis, lui serrant la main, il lui dit qu’il savait qu’il pouvait être tranquille sur sa fille quand il ne serait plus.

Un soir que Florence et Walter, vers le moment du coucher du soleil, se trouvaient assis dans sa chambre comme il aimait à les voir, Florence, qui tenait son petit enfant dans ses bras, se mit à chanter à voix basse la vieille chanson qu’elle avait si souvent répétée au pauvre Paul. Il n’eut pas le courage, en cet instant, d’entendre cet air. Il lui fit signe de sa main tremblante de ne pas continuer. Mais le lendemain il la pria de la lui chanter, et plus d’une fois ensuite il la lui demandait le soir, et l’écoutait en détournant la tête.

Une autre fois, Florence était assise devant la fenêtre : son panier à ouvrage était entre elle et son ancienne femme de chambre, maintenant sa fidèle compagne. M. Dombey reposait. La soirée était belle, et il y avait encore deux heures de jour avant la nuit. Ce calme et ce repos du soir faisaient rêver Florence. Elle se rappelait le jour où son père, si changé maintenant, l’avait présentée à sa charmante mère, quand un léger coup, frappé par Walter sur le dos de sa chaise, la fit tressaillir.

« Ma chère, dit Walter, il y a en bas quelqu’un qui désire vous parler. »

Elle crut s’apercevoir que Walter était grave, et elle lui demanda s’il était arrivé quelque chose.

« Non, non, mon amour, dit-il ; j’ai vu moi-même la personne et je lui ai parlé. Il n’est rien arrivé. Voulez-vous venir ? »

Florence passa son bras sous le sien, et, confiant son père aux soins de la brune Mme  Toots, qui s’occupait de son ouvrage avec toute l’ardeur et l’activité d’une brune aux yeux noirs, elle accompagna son mari en bas. Dans la jolie salle à manger qui ouvrait sur le jardin, était assis un monsieur qui se leva pour aller au-devant d’elle quand elle parut ; mais il fit un écart involontaire dont ses jambes chancelantes étaient cause, et fut heureux de trouver la table pour se retenir après.

Florence se rappela alors le cousin Feenix qu’elle n’avait pas d’abord reconnu dans l’ombre projetée par les arbres. Le cousin Feenix lui prit la main et la félicita de son mariage.

« J’aurais vraiment désiré, dit le cousin Feenix en s’asseyant, quand Florence eut pris un siège, me présenter ici plus tôt pour vous offrir mes félicitations. Mais, de fait, il est arrivé tant d’événements malheureux à la queue loup loup, comme on dit, que j’ai été dans un état diablement triste, et qu’il m’a été tout à fait impossible de voir personne. Je n’ai eu d’autre société que la mienne ; et, ce qui n’est pas très-flatteur pour un homme qui a de l’amour-propre, c’est que, de fait, je me suis ennuyé à la mort. »

Florence devina, d’après la contrainte et la gêne qu’elle remarquait dans les manières du cousin Feenix, qui, en dépit de ses petits ridicules, étaient toujours celles d’un vrai gentleman, et aussi dans la contenance de Walter, elle devina que ce n’était pas là tout ce qu’il avait à dire.

« Je disais à mon ami, M. Gay, si je puis avoir l’honneur de le nommer ainsi, dit le cousin Feenix, que je suis enchanté d’apprendre que mon ami Dombey est en voie parfaite de guérison. J’ai la confiance que mon ami Dombey ne se laissera pas abattre par une simple perte d’argent. Je ne puis pas dire que j’aie jamais éprouvé par moi-même de grande perte d’argent, n’ayant jamais eu, de fait, de somme considérable à perdre. Mais j’ai perdu tout ce que je pouvais perdre, et je ne vois pas que j’en aie éprouvé grand’peine. Je connais mon ami Dombey pour un homme diablement honorable, et ce doit être une grande consolation pour lui de savoir que c’est là l’opinion de tout le monde. Il n’y a pas jusqu’à Tommy Screwzer, tout bilieux qu’il est (mon ami Gay le connaît sans doute), qui ne souffle pas un mot là-contre. »

Florence pressentait de plus en plus qu’il allait en venir à quelque chose, et elle attendit avec anxiété ; avec tant d’anxiété même, que le cousin Feenix se hâta de répondre comme si elle lui en avait fait la question.

« De fait, mon ami Gay et moi nous avons discuté ensemble si je ne pourrais pas vous demander une faveur. J’ai obtenu de mon ami Gay, qui m’a reçu d’une façon on ne peut plus gracieuse et bienveillante, ce dont je lui suis très-reconnaissant, j’ai obtenu, dis-je, de solliciter auprès de vous cette faveur. Je pense qu’une personne aussi aimable que la fille charmante et accomplie de mon ami Dombey ne se fera pas beaucoup prier ; mais je suis heureux de savoir que j’ai déjà pour moi l’approbation et l’appui de mon ami Gay. C’est comme du temps que j’étais au parlement, quand un homme avait à faire, n’importe sur quoi, une motion (ce qui arrivait rarement à cette époque où nous étions tenus serrés, car les chefs des deux camps étaient de vrais caporaux qui ne plaisantaient pas avec la consigne, et c’était diablement utile pour faire emboîter le pas aux volontaires comme moi et les empêcher de tirer leur poudre aux moineaux, comme nous avions toujours la démangeaison de le faire), eh bien ! donc, du temps que j’étais au parlement, disais-je, quand un homme avait la permission d’aller en tirailleur, on regardait toujours comme un grand point pour lui de dire qu’il avait le bonheur de croire que ses sentiments n’étaient pas sans avoir un écho dans le cœur de M. Pitt ; de fait, c’était le pilote qui nous avait sauvés de la tempête ; sur quoi, un nombre diablement considérable d’individus applaudissaient aussitôt et le mettaient en veine. Le fait est que ces individus, ayant reçu pour mot d’ordre d’applaudir de toutes leurs forces chaque fois qu’on prononcerait le nom de M. Pitt, devinrent si habiles à la manœuvre, que ce nom suffisait pour les réveiller. Mais, du reste, ils étaient tellement indifférents à toutes les circonstances accessoires, que Conversation Brown, un homme qui avalait ses quatre bouteilles à la buvette, et que le père de mon ami Gay doit avoir connu, (car mon ami Gay est trop jeune pour avoir pu le connaître lui-même) ; ce Conversation Brown disait, que si un orateur s’était levé pour annoncer à la chambre qu’il avait le regret de lui apprendre qu’en ce moment, dans le couloir, un honorable membre avait une attaque de nerfs, et que ce membre était M. Pitt, ce nom seul aurait été accueilli par un tonnerre d’applaudissements. »

Florence, qui ne voyait toujours rien venir, paraissait indécise ; ses regards allaient du cousin Feenix à Walter avec une expression de trouble croissant.

« Mon amour, dit Walter, ne vous tourmentez pas, il n’y a rien.

— Absolument rien, je vous le jure, dit le cousin Feenix, et je suis profondément affligé de vous causer un instant d’inquiétude. Je vous prie de croire qu’il n’y a rien. La faveur que j’ai à vous demander, est tout simplement… mais elle semble en réalité si singulière, que je serais on ne peut plus obligé à mon ami Gay d’avoir la bonté de rompre… de fait, de rompre la glace, » dit le cousin Feenix.

Walter, sur cette invitation, et plus encore sur l’invitation qu’il lisait dans les yeux de Florence impatiente de connaître cette énigme, finit par dire :

« Ma chère amie, il s’agit simplement de vous rendre à Londres avec ce gentleman que vous connaissez.

— Mon ami Gay nous accompagnera aussi, interrompit le cousin Feenix, mille pardons !

— Je vous accompagnerai, dit Walter… C’est pour une visite quelque part.

— À qui ? demanda Florence en les regardant tous deux tour à tour.

— S’il m’était permis de vous prier, dit le cousin Feenix, de ne pas nous forcer de répondre à cette question, je me hasarderais à prendre la liberté de vous présenter cette requête.

— Savez-vous à qui, Walter ? dit Florence.

— Oui.

— Et vous pensez que je fais bien d’y aller ?

— Oui, parce que je suis sûr que vous penseriez comme moi. Cependant, pour certaines raisons que je comprends parfaitement, il vaut mieux que vous n’en sachiez rien d’avance.

— Si papa dort encore, ou qu’il n’ait pas besoin de moi, je suis à vous dans un instant, » dit Florence.

Et, se levant tranquillement, elle leur jeta à tous deux un regard quelque peu étonné, mais plein de confiance, et elle quitta la chambre.

Quand elle reparut, toute prête à les accompagner, ils causaient tous deux gravement à la croisée. Florence se demanda avec surprise ce qui avait pu les rendre si intimes en si peu de temps. Elle ne s’étonna pas du regard plein d’orgueil et d’amour que son mari lui lança en interrompant la conversation quand elle rentra, car elle ne le voyait jamais sans rencontrer ce regard fixé sur elle. « Je vous laisse une carte pour mon ami Dombey, dit le cousin Feenix, et j’ai la ferme confiance qu’il va recouvrer la santé et se rétablir d’heure en heure. J’espère que mon ami Dombey me fera l’honneur de me regarder comme un admirateur diablement chaud de son caractère, qui, de fait, est bien celui d’un bon négociant anglais et d’un gentleman vraiment distingué. Ma maison de campagne est dans le plus triste état de dégradation, mais si mon ami Dombey avait besoin de changer d’air et qu’il voulût prendre là ses quartiers, c’est un endroit on ne peut plus sain, ce qui n’est pas dommage, car il est diablement triste. Si mon ami Dombey se sent faible, et qu’il veuille bien me permettre de lui recommander une chose qui m’a fait le plus grand bien, à moi qui ai été un assez drôle de corps quelquefois, et qui ai vécu dans la plus grande liberté, du temps où l’on vivait libre, je lui conseillerai, de fait, de battre un jaune d’œuf avec du sucre et de la muscade dans un verre de xérès et de prendre le mélange le matin avec une rôtie. Jackson, qui tient la salle de boxe dans Bond-Street, homme de qualités supérieures et que mon ami Gay doit connaître de réputation, avait l’habitude de dire que pour donner du ton aux boxeurs, on substituait le rhum au xérès. Je recommanderai le xérès dans cette circonstance parce que mon ami Dombey est si faible, que cela permettrait au rhum de lui monter… de fait, de lui monter à la tête, et pourrait le mettre dans un diable d’état. »

Le cousin Feenix débita tout cela d’un air évidemment inquiet et agité. Puis il donna le bras à Florence en cherchant à retenir ses jambes qui s’entêtaient à aller dans le jardin. L’ayant conduite à la porte, il lui offrit la main pour l’aider à monter dans la voiture qui l’attendait.

Walter y monta après lui et ils partirent tous trois.

Ils firent environ six ou huit milles. Quand ils entrèrent dans une suite de rues tristes et sombres à l’ouest de Londres, il faisait presque nuit. Florence, pendant ce temps, avait mis sa main dans celle de Walter, et elle regardait avec un trouble, une agitation croissante, chaque nouvelle rue dans laquelle ils entraient.

Quand la voiture s’arrêta enfin devant la maison de Brook-Street, où s’était célébré le malheureux mariage de son père, « Walter, dit Florence, où sommes-nous ? Qui est-ce qui habite ici ? »

Comme Walter la rassurait sans répondre à ses questions, elle regarda la façade de la maison et vit que toutes les fenêtres en étaient fermées, comme si elle n’était pas habitée. Pendant ce temps, le cousin Feenix était descendu et lui offrait sa main.

« Ne venez-vous pas, Walter ?

— Non, je reste ici. N’ayez pas peur, ma chère amie, il n’y a rien à craindre.

— J’en suis sûre, Walter, quand vous êtes si près de moi, mais… »

La porte s’ouvrit doucement, sans qu’on eût frappé, et le cousin Feenix la fit passer de l’air doux d’une soirée d’été dans la sombre et triste demeure. Elle était plus sombre et plus triste que jamais, et l’on eût dit que, fermée depuis le jour du mariage, elle avait fait provision de tristesse et d’obscurité.

Florence monta en tremblant l’escalier obscur et s’arrêta avec son introducteur à la porte du salon. Il l’ouvrit sans parler et la pria d’un signe d’avancer dans la chambre du fond pendant qu’il resterait là. Florence, après avoir hésité un instant, s’y décida.

À la croisée, devant une table, était assise une dame qui venait, selon toute apparence, d’écrire ou de dessiner. Sa tête était tournée vers la rue, et appuyée sur sa main. Florence s’avança en hésitant, et resta tout à coup immobile comme si elle eût perdu l’usage de ses jambes. La dame tourna la tête.

« Grand Dieu ! dit-elle, qui est là ?

— Non, non, maman ! » s’écria Florence, qui recula en la voyant se lever, et étendit ses mains pour l’arrêter.

Elles se regardèrent toutes deux. La passion et l’orgueil avaient flétri le visage d’Edith, mais c’était bien elle encore, toujours belle et superbe. La terreur, l’effroi étaient peints sur le visage de Florence, mais on y lisait la pitié, la douleur, et le souvenir d’une tendre reconnaissance. Leurs deux visages exprimaient d’une manière saisissante l’étonnement et la crainte. Toutes deux étaient froides et silencieuses et se regardaient comme séparées par le sombre gouffre de l’irrévocable passé.

Florence fut la première à s’attendrir. Son cœur déborda, elle fondit en larmes et s’écria :

« Ô maman, maman ! Pourquoi faut-il nous revoir ainsi ? Vous qui avez été si bonne pour moi quand personne ne m’aimait ! Devions-nous donc nous retrouver ainsi ? »

Edith restait devant elle, muette et sans mouvement, les yeux fixés sur elle.

« Je viens de quitter mon père sur son lit de douleur, dit Florence ; c’est à peine si j’ose y songer. Nous ne nous séparerons jamais maintenant. Si vous voulez que je lui demande votre pardon, je le ferai, maman. Je suis presque sûre qu’il me l’accordera maintenant, si je le lui demande. Puisse le ciel vous l’accorder aussi et vous consoler ! »

Elle ne répondit pas un mot.

« Walter est en bas, dit timidement Florence, car nous sommes mariés et nous avons un petit garçon. C’est lui qui m’a amenée ici. Je lui dirai que vous vous repentez ; que vous êtes changée, dit Florence en la regardant tristement, et il parlera avec moi à papa, j’en suis sûre. Y a-t-il autre chose que je puisse faire ? »

Edith rompit le silence sans faire le moindre mouvement, et dit lentement :

« Pourrez-vous oublier, Florence, la tache faite à votre nom, à celui de votre mari, à celui de votre enfant ?

— Si cela se peut, maman ? Mais c’est déjà fait ; Walter et moi nous avons tout pardonné. Si ce pardon est pour vous une consolation, vous pouvez me croire, tout est oublié. Vous ne parlez pas (et la voix de Florence tremblait), vous ne parlez pas de papa, mais je suis sûre que vous voudriez aussi avoir son pardon. Oui, n’est-ce pas ? »

Elle ne répondit rien.

« Je le lui demanderai, dit Florence, je vous le rapporterai si vous le voulez, et nous pourrons alors nous quitter d’une manière plus conforme à l’amitié que nous avions l’une pour l’autre. Si j’ai reculé tout à l’heure en vous voyant, maman, dit Florence avec douceur et en se rapprochant d’elle, ce n’est pas parce que je vous crains ou parce que j’ai eu peur d’être mal reçue par vous. Je ne veux que remplir mes devoirs envers mon père. Je lui suis chère, et il m’est bien cher aussi. Mais jamais je n’oublierai que vous avez été bien bonne pour moi. Oh ! que le ciel vous pardonne, maman, dit Florence en se jetant dans ses bras, que le ciel vous pardonne votre faute, et qu’il me pardonne, si je fais mal, de ne pouvoir m’empêcher de vous serrer dans mes bras quand je me rappelle ce que vous avez été pour moi ! »

Edith, comme si le sentiment lui fût revenu en se sentant touchée par Florence, tomba à genoux et serra la jeune femme dans ses bras.

« Florence, s’écria-t-elle, mon bon ange ! avant que ma folie me revienne, avant que mon orgueil obstiné me rende encore muette, Florence, croyez-moi : je vous le jure, je suis innocente !

— Maman !

— Oh ! je suis bien coupable ! Oui, je suis coupable de ce qui a mis entre nous un gouffre infranchissable : coupable de ce qui me sépare, pour le reste de mes jours, de la pureté, de l’innocence, de vous et du reste du monde. Je suis coupable d’un ressentiment aveugle, furieux, dont je ne peux, ni ne veux, même maintenant, me repentir ; mais je ne suis pas coupable avec cet homme qui est mort, vous savez bien ; je vous le jure devant Dieu ! »

Et à genoux par terre, elle leva ses deux mains vers le ciel et jura.

« Florence ! dit-elle, ô vous la plus pure et la meilleure des créatures, vous que j’aime, vous qui auriez pu me changer, et qui pendant un temps aviez réussi à le faire, telle que je suis, croyez-moi, je suis innocente de cela, et laissez-moi une dernière fois serrer sur mon pauvre cœur cette tête chérie ! »

Florence émue, pleurait. Si Edith avait été ainsi autrefois, elle aurait été plus heureuse maintenant.

« Il n’y a rien au monde, dit-elle, qui eût pu m’arracher ce secret. Ni amour, ni haine, ni promesse, ni menace. J’avais dit que je mourrais sans rien révéler ; je l’aurais fait, je me l’étais promis, si je ne vous avais jamais vue, Florence.

— J’ai la confiance, dit le cousin Feenix en trottinant vers la porte et parlant, moitié en dedans, moitié en dehors, j’ai la confiance que ma charmante et distinguée parente me pardonnera d’avoir employé un petit stratagème pour ménager cette rencontre. Je ne pourrais pas dire que j’aie d’abord douté positivement que ma charmante et distinguée parente se fût compromise, d’une façon tout à fait déplorable, avec ce monsieur décédé, qui avait des dents blanches, parce que, de fait, on voit dans ce monde… monde bien curieux par ses arrangements diablement bizarres, et qui est décidément la chose la plus inintelligible pour un homme d’expérience ; on voit, dis-je, dans ce monde, les plus singuliers rapprochements de ce genre. Mais, comme je le disais à mon ami Dombey, je ne pouvais croire à la faute de ma charmante et distinguée parente avant d’avoir eu des preuves positives. Et, quand feu ce monsieur a été, de fait, broyé d’une si horrible manière, je pensais que la position de ma charmante et distinguée parente devait être fort pénible, et comme je pensais aussi que notre famille avait bien quelque reproche à se faire de ne pas s’être occupée d’elle davantage, et que nous étions des gens bien insouciants, et que ma tante, qui avait été une diablement belle personne, n’avait pas été peut-être la meilleure des mères, je pris la liberté d’aller chercher sa fille en France et de lui offrir la petite protection d’un homme assez mal accommodé. Dans cette circonstance, ma charmante et distinguée parente me fit l’honneur de me dire qu’elle pensait que j’étais à ma manière un diablement bon enfant, et de fait, elle consentit à se mettre sous ma protection. Ce que, de fait, je regardai comme fort bien de la part de ma charmante et distinguée parente, parce que je suis diablement cassé et que j’ai éprouvé un grand bien de ses soins. »

Edith, près de Florence, assise sur un sofa, fit un geste de la main comme pour le prier de n’en pas dire davantage.

« Ma charmante et distinguée parente, dit le cousin Feenix en se dandinant toujours à la porte, me pardonnera si, pour sa satisfaction et pour la mienne, aussi bien que pour celle de mon ami Dombey, dont la fille charmante et distinguée est l’objet de notre plus grande admiration, elle me pardonnera, dis-je, si je continue le fil de mes observations. Elle se rappellera, d’abord, que ni elle, ni moi, nous n’avons jamais fait la moindre allusion à sa fuite. Je m’étais toujours dit qu’il y avait là-dessous un mystère qu’elle pourrait expliquer si elle le voulait. Mais ma charmante et distinguée cousine étant une femme diablement décidée, je savais qu’il ne fallait pas, de fait, plaisanter avec elle, et je ne suis jamais entré dans aucune discussion. Cependant, ayant remarqué dernièrement que son point sensible paraissait être une violente tendresse pour la fille de mon ami Dombey, je pensai que si je pouvais amener une rencontre entre les deux personnes sans qu’elles y fussent préparées, il pourrait en résulter les meilleurs effets. Comme nous habitons Londres incognito, avant de nous rendre dans le sud de l’Italie où nous résiderons, de fait, jusqu’au moment où nous irons à notre dernière demeure, réflexion diablement triste pour un homme, je me mis en quête pour découvrir la demeure de mon ami Gay, jeune homme d’un naturel plein d’une rare franchise et qui sans aucun doute est connu de ma charmante et accomplie parente, et j’eus le bonheur d’amener son aimable femme dans cette demeure. Et maintenant, dit le cousin Feenix, avec une émotion vraie et naturelle qui perçait à travers la légèreté de ses manières et de ses paroles décousues, je conjure ma parente de ne pas s’arrêter à moitié chemin, d’expliquer, autant que possible jusqu’où elle a été coupable. Je l’en conjure, non pas pour l’honneur de notre nom, ni pour sa propre réputation, ni pour aucune de ces considérations que les circonstances malheureuses l’ont amenée à regarder comme trompeuses et, de fait, je dirais presque comme d’amères railleries, mais je l’en conjure, parce que ce n’était pas bien : c’était mal. »

Après cette péroraison, les jambes du cousin Feenix consentirent à l’emmener ; il laissa seules Edith et Florence et ferma la porte.

Edith resta quelques instants silencieuse, assise tout près de Florence. Puis elle tira de son sein une lettre cachetée.

« Je me suis longtemps demandé si je devais écrire cette lettre pour la garder sur moi, en cas de mort subite ou accidentelle. Depuis, j’ai hésité à la détruire. Prenez-la, Florence. Elle contient la vérité.

— Est-ce pour papa ? demanda Florence.

— Elle est pour qui vous voudrez, répondit-elle ; c’est à vous que je la donne ; c’est vous qui la recevez, il ne l’aurait jamais eue autrement. »

Elles gardèrent encore le silence : l’obscurité croissait.

« Maman, dit Florence, il a perdu toute sa fortune ; il a manqué de mourir et il a beaucoup de peine à se remettre. Ne lui dirai-je pas quelque chose de votre part ?

— Ne m’avez-vous pas dit, demanda Edith, que vous lui étiez bien chère ?

— Oui, dit Florence d’une voix tremblante.

— Dites-lui que je regrette que lui et moi nous nous soyons rencontrés.

— Rien de plus ? dit Florence après avoir attendu un moment.

— Dites-lui, s’il vous le demande, que je ne me repens pas de ce que j’ai fait, non, pas encore, car si j’avais à recommencer demain, je le ferais de même. Mais s’il est changé maintenant… »

Elle s’arrêta. Florence lui serrait silencieusement la main et cette étreinte l’arrêta.

« Mais puisqu’il est changé, reprit-elle, il sait lui-même maintenant qu’il eût mieux valu que cela ne fût jamais arrivé.

— Pourrai-je lui dire que vous le plaignez de toutes les peines qu’il a endurées ? dit Florence.

— Non, répliqua-t-elle, si elles ont pu lui apprendre à aimer sa fille. Il ne s’en plaindra pas lui-même, un jour, si elles ont pu lui donner cette leçon, Florence.

— Vous lui souhaitez du bien, et vous voudriez qu’il fût heureux. Oh ! j’en suis sûre, dit Florence. Laissez-moi le lui dire, si l’occasion s’en présente quelque jour. »

Edith arrêta sur elle ses yeux noirs et ne répondit pas avant que Florence eût renouvelé sa prière. Alors elle lui prit la main, la passa sous son bras et lui dit en regardant toujours d’un air rêveur la nuit qui avançait :

« Dites-lui que si maintenant, il a quelque raison de me plaindre dans mon passé, je le prie de le faire. Dites-lui que si maintenant, il a quelque raison de penser à moi avec moins d’amertume, je le prie de le faire. Dites-lui que tout morts que nous sommes l’un pour l’autre et ne devant plus nous retrouver jamais que dans l’éternité, il sait qu’un même sentiment nous rapproche maintenant, un sentiment qui n’avait jamais existé auparavant entre nous. »

La froideur semblait céder, et des larmes roulaient dans ses yeux noirs.

« J’espère, dit-elle, qu’il aura pour moi plus d’indulgence, et moi pour lui. Plus il aimera sa Florence, moins il me haïra. Plus il sera fier et heureux près d’elle et de ses enfants, plus il se repentira de la part qu’il a eue dans la triste vision de notre mariage. À ce moment, je me repentirai aussi, vous pourrez le lui dire alors, et je dirai moi-même, qu’au lieu de penser exclusivement aux causes qui m’avaient faite ce que j’étais, j’aurais dû pour son excuse penser davantage aux causes qui l’avaient rendu ce qu’il était. Je tâcherai alors de lui pardonner sa part dans nos torts réciproques ; qu’il tâche aussi de me pardonner la mienne.

— Ô maman, s’écria Florence, comme mon cœur est soulagé ! Que je suis heureuse de vous entendre parler comme cela ! j’en trouverai moins amère cette rencontre et cette séparation.

— Mots étranges à mon oreille, dit Edith, et que mes lèvres ne sont pas habituées à prononcer ! Mais quand même j’eusse été la misérable créature que je lui ai donné lieu de supposer, je crois que j’aurais pu encore les dire en apprenant que vous vous aimez tous deux. Qu’il sache que c’est lorsqu’il vous aimera le plus, qu’il trouvera dans son cœur plus d’indulgence pour moi, et moi pour lui ! Voilà les dernières paroles que je lui envoie. Et maintenant, adieu, ma chère enfant ! »

Elle la serra dans ses bras et l’on eût dit que tout ce qu’elle avait dans le cœur d’amour et de tendresse débordait à la fois.

« Ce baiser pour votre enfant. Tous ceux-ci pour votre bonheur ! Ma chère Florence, ma fille chérie, adieu !

— Nous nous reverrons, s’écria Florence.

— Non, jamais, jamais ! quand vous m’aurez laissée dans cette sombre chambre, figurez-vous que vous m’avez laissée dans ma tombe. Souvenez-vous seulement que j’ai vécu et que je vous ai aimée. »

Florence la quitta les yeux voilés par les larmes, accompagnée jusqu’au dernier moment par ses baisers et ses caresses.

Le cousin Feenix vint au-devant d’elle à la porte et la conduisit auprès de Walter qui l’attendait dans l’obscure salle à manger. Florence appuya sa tête sur son épaule et pleura longtemps.

« Je suis diablement désolé, dit le cousin Feenix en portant à ses yeux sa manchette de la manière la plus naturelle, et sans cacher le moins du monde son émotion, que la fille charmante et distinguée de mon ami Dombey, l’aimable femme de mon ami Gay ait éprouvé dans sa nature si sensible une secousse aussi violente par suite de l’entrevue qui vient d’avoir lieu. Mais j’ai la ferme confiance que j’ai agi pour le mieux, et que mon ami Dombey pourra trouver une consolation dans les révélations que l’on vient de faire. Je déplore profondément que mon ami Dombey ait, de fait, contracté cette diable d’alliance, mais je suis entièrement persuadé que tout se serait fort bien passé sans les artifices de ce damné coquin de… Barker, avec ses dents blanches. Quant à ma parente qui m’a fait l’honneur de m’estimer assez pour se confier à moi, je serai de fait un père pour elle : je puis en donner l’assurance à l’aimable femme de mon ami Gay. Et quant aux changements de la vie humaine, de la conduite singulière que nous menons sans cesse, tout ce que je puis dire avec mon ami Shakspeare, dont le talent est de tous les siècles, et que mon ami Gay connaît sans aucun doute, c’est que la vie est comme l’ombre d’un rêve. »