Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 251-263).


CHAPITRE XVI.

Plus d’un avertissement.


Florence, Edith et Mme  Skewton étaient ensemble le lendemain, et la voiture attendait à la porte pour les emmener. Car Cléopâtre avait retrouvé sa galère et Withers, qu’on ne pouvait plus appeler le Blème, depuis qu’il s’engraissait à la cuisine du patron, se tenait tout roide, pendant le dîner, derrière sa chaise non roulante qu’il n’avait plus à pousser à coups de tête comme un bélier : il portait une belle veste gorge de pigeon et une culotte galonnée. Ses cheveux étaient luisants de pommade, à présent qu’il n’avait plus qu’à se peigner ; il portait des gants de chevreau et sentait l’eau de Cologne.

On était dans la chambre de Cléopatre. Le serpent du vieux Nil (soit dit sans l’offenser) était étendu sur son sofa, humant son chocolat du matin, à trois heures de l’après midi. Flowers, sa femme de chambre, était occupée à assujettir ses manchettes et sa collerette de jeune personne, à mettre enfin la dernière main à sa toilette, en lui plaçant sur la tête un chapeau de velours, couleur fleur de pêcher. Les roses artificielles tremblaient comme agitées par une douce brise, mais c’était la paralysie qui se jouait au milieu d’elles.

« Il me semble que je suis un peu nerveuse ce matin, Flowers, dit Mme  Skewton ; ma main tremble.

— Vous avez été l’âme de la réunion d’hier soir, madame, répondit Flowers, il n’est pas étonnant que vous en ressentiez aujourd’hui quelque fatigue. »

Edith, qui avait emmené Florence à la croisée, regardait dans la rue et tournait le dos à la toilette de son estimable mère. Tout à coup, elle se retourna brusquement, comme si un éclair lui eût frappé la vue.

« Ma chère fille, s’écria Cléopatre d’un ton languissant, est-ce que vous aussi vous deviendriez nerveuse ? Oh ! non, non, ma chère Edith, vous, qui savez vous vaincre à faire envie à tout le monde, j’espère que vous n’allez pas commencer à devenir une vraie martyre des nerfs comme votre malheureuse mère !… Withers, il y a quelqu’un à la porte.

— Voici une carte, madame, dit Withers en la présentant à Mme  Dombey.

— Je sors, dit-elle sans la regarder.

— Mon amour, dit Mme  Skewton d’une voix traînante, quelle bizarrerie de faire cette réponse sans avoir seulement regardé le nom ! Apportez-moi la carte, Withers. Oh ! mon amour, c’est M. Carker, cet homme si exquis !

— Je sors, répéta Edith. Et cette fois, elle parla d’un ton si impérieux que Withers, s’élançant vers la porte, dit aussi du ton le plus impérieux au domestique qui attendait : « Mme  Dombey sort. Décampez ! » Sur quoi il lui ferma la porte au nez.

Mais le domestique revint un instant après, parla encore tout bas à Withers, qui se présenta de nouveau, mais d’assez mauvaise grâce, devant Mme  Dombey.

« Pardon, madame, mais M. Carker vous présente ses très-humbles compliments et demande la faveur de quelques minutes d’entretien, si vous le pouvez ; c’est pour affaire, madame, je vous demande bien pardon.

— En vérité, mon amour, dit Mme  Skewton de son ton le plus doux, car le visage de sa fille était menaçant, si vous vouliez me permettre de dire un mot, je vous engagerais…

— Faites-le entrer, dit Edith. Et pendant que Withers disparaissait pour remplir cette commission, elle ajouta regardant sa mère en fronçant le sourcil : puisqu’il vient d’après vos désirs, il sera reçu dans votre chambre.

— Puis-je ?… dois-je me retirer, s’écria vivement Florence. »

Edith lui fit de la tête un signe affirmatif, mais, au moment où Florence sortait, elle rencontra le visiteur qui entrait. Il lui adressa quelques paroles de ce même ton désagréable, demi-familier, demi-protecteur qu’il avait déjà pris une fois avec elle, mais il y avait quelque chose de plus doucereux dans sa voix.

« J’espère, lui dit-il, que mademoiselle Florence se porte tout à fait bien ? Il est presque inutile de le demander, car ce visage répond d’avance. C’est à peine si j’ai pu vous reconnaître hier soir, mademoiselle, tant vous êtes changée ! » et il tenait la porte ouverte pour qu’elle pût sortir ; mais ses manières pleines de déférence et de politesse cachaient mal un secret sentiment de la puissance qu’il avait sur la jeune fille, qui fuyait son approche.

Puis il se baissa un moment sur la main que lui tendait Mme  Skewton avec condescendance, et enfin il salua Edith. Elle répondit froidement à son salut, ne tourna pas la tête de son côté et attendit, debout et sans le faire asseoir, qu’il voulût bien s’expliquer.

Quoiqu’elle se retranchât derrière son orgueil et la puissance de ses charmes, et qu’elle appelât à elle toute la fermeté de son âme (car, depuis longtemps elle s’était dit que sa mère et elle étaient connues de cet homme sous le jour le plus défavorable, du moment même où elles avaient fait sa connaissance) ; elle sentait que son ignominie n’était pas plus un mystère pour lui que pour elle-même ; qu’il lisait dans sa vie comme dans un mauvais livre : que son regard, l’inflexion de sa voix, des signes qu’elle seule pouvait remarquer, tout cela c’était comme les feuillets de ce livre qu’il faisait passer sous ses yeux ; elle se sentait faible et vaincue d’avance. Aussi quoi qu’elle fût là, devant lui, fière, impérieuse, le forçant à s’humilier, quoique ses lèvres dédaigneuses semblassent lui intimer l’ordre de sortir, quoique son sein se soulevât irrité de sa présence, que ses longs cils voilassent l’éclat de ses yeux noirs pour empêcher qu’un rayon n’allât tomber sur lui, tandis que lui, Carker, penchait la tête d’un air humble, réclamant contre un arrêt qu’il ne méritait pas, et se montrant l’esclave de ses volontés, elle savait au fond de son cœur que les rôles étaient changés, que c’était lui le vainqueur, le triomphateur, et qu’il avait la conscience de sa victoire.

« J’ai pris la liberté, dit M. Carker, de solliciter de vous un moment d’entretien, et si je me suis permis de dire qu’il s’agissait d’affaire, c’est que…

— Peut-être M. Dombey vous a-t-il chargé de quelque message de reproche, dit Edith. Vous avez tellement sa confiance, monsieur, que je ne serais pas surprise que ce fût là l’affaire en question.

— Je n’ai aucun message pour la dame qui jette un si grand lustre sur son nom, dit M. Carker ; mais je supplie cette dame, dans mon propre intérêt, d’être juste pour un humble serviteur qui ne fait que lui demander justice ; je ne suis qu’un humble serviteur de M. Dombey, et je la prie de vouloir bien songer qu’il m’a été absolument impossible hier d’éviter la part qu’on m’a forcé de prendre dans une circonstance si pénible.

— Ma bien chère Edith, dit Cléopatre à voix basse, en laissant retomber son lorgnon, c’est vraiment charmant de la part de M. …, comment l’appelez-vous ? C’est plein de cœur !

— Car, si j’ose, dit M. Carker en se tournant vers Mme  Skewton et la remerciant du regard, si j’ose appeler cette circonstance pénible, ce n’est pas qu’elle le fût pour d’autres que pour moi qui ai eu le malheur d’en être témoin. Une discussion si légère n’est vraiment rien entre les deux parties intéressées, entre des personnes qui s’aiment avec un dévouement sans bornes et qui se sacrifieraient l’une pour l’autre, dans tous les cas. Certainement ce n’est rien, comme Mme  Skewton l’a dit elle-même avec tant de vérité et de sentiment hier soir, ce n’est absolument rien. »

Edith ne pouvait se décider à le regarder ; elle lui dit cependant après quelques instants :

« Et votre affaire, monsieur…

— Edith, mon cœur, dit Mme  Skewton, M. Carker est debout ! Mon cher monsieur Carker, asseyez-vous, je vous prie. »

Il ne répondit pas à la mère, mais fixa ses yeux sur la fière Edith. On eût dit qu’il ne voulait obéir qu’à elle et qu’il était résolu à attendre ses ordres. Edith, en dépit d’elle-même, s’assit et lui indiqua faiblement de la main un siége. Rien de plus froid, de plus altier, de plus insolent que ce geste impérieux et humiliant, mais elle avait lutté sans résultat contre cette concession, qui, en définitive, lui était arrachée. M. Carker n’en demandait pas davantage, il s’assit.

« Madame me permettra, dit M. Carker en tournant vers Mme  Skewton ses dents d’une blancheur éblouissante, une dame d’un tact aussi exquis que le vôtre, d’un goût aussi parfait, me permettra, j’en suis sûr, de confier à Mme  Dombey ce que j’ai à lui dire, en la laissant libre toutefois de faire part de cette communication à vous, madame, qui êtes sa meilleure et sa plus sincère amie, après M. Dombey. »

Mme  Skewton allait se retirer, Edith l’arrêta. Elle allait aussi l’arrêter, lui, et le forcer avec colère à s’expliquer ouvertement ou à se taire, mais il lui dit à voix basse :

« Mlle Florence, la jeune fille, qui vient de quitter tout à l’heure cette chambre… »

Edith le laissa parler ; elle le regardait fixement maintenant et en le voyant se pencher pour se rapprocher d’elle, toujours avec les plus grandes marques de respect et de soumission, en le voyant, avec son sourire insinuant, découvrir ses deux rangées de dents, il lui sembla qu’elle aurait eu plaisir à le tuer.

« La position de Mlle  Florence, dit-il, a été malheureuse, il m’est difficile d’aborder ce sujet avec vous, qui avez pour son père un attachement tel, que votre affection souffrirait, je n’en doute pas, du moindre mot qui pourrait porter atteinte à son caractère (quoique sa manière de parler fût en tout temps précise et doucereuse, rien ne peut donner une idée de la précision et de la douceur avec laquelle il prononça ces mots et quelques autres du même genre) ; mais en ma qualité d’homme dévoué à M. Dombey, par position, et toujours plein d’admiration pour son caractère, m’est-il permis de dire, sans offenser votre tendresse d’épouse, que Mlle  Florence a été malheureusement négligée… par son père. Oui, qu’il me soit permis de le dire… par son père ?

— Je le sais, répondit Edith.

— Vous le savez, dit M. Carker, comme soulagé d’un grand poids. C’est une montagne de moins sur mon cœur. Puis-je espérer que vous savez comment cet abandon a commencé ? à quelle charmante époque de l’orgueil de M. Dombey, de son caractère, veux-je dire ?

— Vous pouvez passer tout cela sous silence, monsieur, répondit-elle, et en venir au but de votre visite.

— En vérité, je vois, madame, répliqua M. Carker, je vois fort bien que M. Dombey n’a besoin d’être justifié en rien devant vous. Jugez donc avec bonté de mes sentiments par les vôtres, et vous me pardonnerez mon intérêt pour lui, si cet intérêt excessif, sort quelquefois des bornes. »

Quel coup pour un cœur si fier, d’être là, assise face à face avec lui, et de lui entendre prendre sans cesse à témoin le faux serment qu’elle avait prêté devant l’autel, le lui jeter au visage, comme les dernières gouttes d’une coupe amère, qu’il fallait boire jusqu’à la lie sans détourner la tête ! Quelle honte, quel remords, quelle fureur se disputaient son cœur, lorsque, droite et majestueuse, elle se tenait devant lui, drapée dans sa fière beauté, sachant au fond de son âme qu’il la tenait sous ses pieds !

« Mlle  Florence, dit M. Carker, laissée aux soins, si l’on peut appeler cela des soins, de domestiques et de mercenaires, de toute façon ses inférieurs, avait nécessairement besoin de conseils et de direction dans son enfance ; et, comme conseils et direction lui ont manqué, elle a commis quelques légèretés, et, jusqu’à un certain point, oublié son rang. Elle a eu une petite amourette avec un certain Walter, un jeune homme du peuple, qui, fort heureusement, est mort maintenant ; elle a eu aussi des rapports fort regrettables, je suis désolé de le dire, avec certain marin de cabotage dont la réputation n’est rien moins que bonne, et avec un vieux banqueroutier qui a disparu.

— Je sais tous ces détails, monsieur, dit Edith, en abaissant sur lui son regard dédaigneux, et je sais que vous les altérez, à votre insu peut-être ; au moins je l’espère.

— Je vous demande pardon, dit M. Carker, je crois que personne ne les connaît aussi bien que moi. Votre nature ardente et généreuse, madame, cette nature, qui venge si noblement un mari aimé et honoré, et qui lui reconnaît toutes les qualités qu’il possède, cette nature, je la respecte, je la vénère, et je m’incline devant elle. Mais quant aux circonstances pour lesquelles j’ai osé réclamer votre attention, je ne puis avoir le moindre doute à ce sujet, car, en ma qualité de confident de M. Dombey, j’ose dire d’ami de M. Dombey, je m’en suis assuré moi-même. Pour me rendre digne de cette confiance, pour obéir au profond intérêt que je lui porte, intérêt que vous devez si bien comprendre et qui s’étend à tout ce qui le touche, ou bien, si vous voulez (car vraiment je crains d’encourir votre disgrâce), poussé par le motif plus humble de lui prouver mon activité et de me faire mieux agréer c’est moi qui me suis mis à la recherche de tous ces renseignements ; et, pour parvenir à mon but, j’ai employé des gens sûrs : aussi ai-je entre les mains une foule de preuves irrécusables. »

Elle leva les yeux seulement jusqu’à la hauteur de la bouche qui venait de parler, et elle put y voir dans chaque dent percer toute sa méchanceté.

« Veuillez me pardonner, madame, continua-t-il, si dans l’embarras où je suis, je viens prendre conseil de vous, et vous demander votre avis. Je crois avoir remarqué que vous vous intéressez beaucoup à Mlle  Florence ? »

Cet homme lisait donc dans le fond de son cœur, il connaissait donc ses sentiments les plus secrets ! Humiliée et hors d’elle-même à cette pensée, elle mordit ses lèvres tremblantes pour cacher son trouble et lui fit un léger signe de tête pour toute réponse.

« Cet intérêt, madame, qui est une nouvelle preuve de l’attachement que vous avez pour tout ce qui touche à M. Dombey, m’invite à tarder encore avant de lui raconter tous ces détails qu’il ignore. À vous dire vrai, je sens à cet égard ma fidélité pour M. Dombey si ébranlée, que, sur un mot de vous, je garderais le silence. »

Edith releva vivement la tête, recula d’un pas et abaissa vers lui un sombre regard. Il le reçut en souriant de l’air le plus doux et le plus respectueux, et il ajouta :

« Vous disiez, madame, que j’altérais les détails que je vous ai donnés. Je crains bien de n’avoir raconté que la vérité, la pure vérité ; supposons pourtant que tout cela soit faux. L’inquiétude, que je ressens depuis quelque temps à ce sujet, provient de ceci : Mlle  Florence, dans sa candeur et son innocence, pourrait continuer ses rapports avec de telles gens et tout insignifiants qu’ils peuvent être, M. Dombey les considérerait comme une chose sérieuse. Déjà mal disposé à son égard, la conduite de Mlle  Florence le conduirait à prendre un parti auquel je sais qu’il a déjà songé quelquefois. Il se séparerait de sa fille et la renverrait de chez lui. Pardonnez-moi, madame, et souvenez-vous des rapports que j’ai avec M. Dombey, de la connaissance que j’ai de son caractère, presque depuis mon enfance, quand je dis que, s’il a un défaut, c’est une volonté inflexible qui lui vient de ce noble orgueil, de ce sentiment élevé qu’il a conçu de sa puissance devant laquelle nous devons tous courber la tête. Cette volonté ne ressemble en rien à l’entêtement de bien d’autres, elle est inébranlable et de jour en jour, d’année en année, elle devient de plus en plus invincible. »

Elle abaissa encore son regard sur lui, mais pendant qu’il lui dépeignait ce qui devait lui faire courber la tête devant M. Dombey, ses narines dilatées, sa respiration oppressée, et sa lèvre légèrement retroussée ne lui échappèrent pas ; quoique l’expression de son visage n’eût pas changé, elle vit bien qu’il l’avait devinée.

« La discussion d’hier soir, dit-il, s’il m’est permis d’y faire allusion, quelque légère qu’elle soit, prouve la vérité de ce que j’avance, bien plus qu’une discussion plus sérieuse. Dombey et fils ne connaît ni temps, ni lieu, ni saison, il triomphe de tout. Mais je me réjouis de la circonstance qui m’a permis d’aborder ce sujet aujourd’hui avec madame Dombey, quand bien même j’aurais pu encourir pour un temps son déplaisir. Madame, au milieu du trouble et de l’inquiétude où m’avait jeté ce sujet, j’ai été appelé par M. Dombey à Leamington. C’est-là que je vous vis pour la première fois. Il me fut impossible de ne pas deviner la place que vous auriez bientôt dans son cœur, pour son bonheur et pour le vôtre. Je résolus alors d’attendre le moment de votre, installation ici pour faire la démarche que je viens de faire. Je ne crains pas d’avoir manqué à mes devoirs envers M.  Dombey, en ensevelissant dans votre cœur la confidence que je vous fais. Car, lorsque deux personnes ne font qu’un cœur et qu’une âme, comme dans une telle union, l’un peut représenter l’autre. Je puis donc soulager ma conscience en me confiant à vous aussi bien qu’à lui. Pour les raisons que je vous ai dites, je préfère me confier à vous. Puis-je espérer que vous agréez ma confiance, et que je puis me croire déchargé maintenant de toute responsabilité ? »

Il se rappela longtemps le regard qu’elle lui lança ; qui aurait pu l’oublier ? Il se rappela longtemps aussi le combat intérieur qu’elle parut se livrer à elle-même. Enfin elle dit :

« J’accepte, monsieur ; vous voudrez bien ne plus revenir sur ce sujet, et n’en parler à personne autre. »

Il fit un humble salut et se leva. Elle se leva aussi et il prit congé d’elle avec toutes les marques du plus profond respect. Mais Withers, qui le rencontra sur l’escalier, fut saisi de la blancheur de ses dents, et de l’éclat de son sourire ; et pendant qu’il s’éloignait au trot sur son cheval blanc, les passants le prirent pour un dentiste, tant ses deux rangées de dents étaient éblouissantes. Quant à Edith, lorsqu’elle sortit dans sa voiture, les passants la prirent pour une grande dame aussi heureuse qu’elle était riche et belle. Mais c’est qu’ils ne l’avaient pas vue, un moment auparavant, toute seule dans sa chambre ; ils ne l’avaient pas entendue s’écrier : « Oh ! Florence ! Florence ! »

Mme  Skewton, assise sur son sofa, et humant son chocolat, n’avait saisi dans la conversation que le vulgaire mot d’affaire, pour lequel elle se sentait une si mortelle aversion qu’elle l’avait banni de son vocabulaire et que, par suite, elle avait failli ruiner plusieurs modistes et d’autres fournisseurs qui avaient affaire à elle ; mais cela toujours de la manière la plus charmante, toujours pour se donner tout entière aux choses du cœur, aux douces jouissances de l’âme. Mme  Skewton, donc, ne fit aucune question et ne témoigna pas la moindre curiosité. Du reste, son chapeau de velours, fleur de pêcher, l’occupa suffisamment, quand elle fut sortie ; car, perché sur le sommet de sa tête, agité par le vent qui était assez violent, il se démenait comme un forcené, pour se séparer de Mme  Skewton, sans vouloir entendre raison. Quand la voiture fut fermée et que le chapeau fut à l’abri du vent, la paralysie se joua de nouveau, au milieu des roses artificielles ; on eût pris la voiture pour un hôpital de retraite à l’usage des zéphirs octogénaires. Mme  Skewton avait donc assez à penser, sans se préoccuper d’autre chose.

Elle n’alla pas mieux vers le soir. Quand Mme  Dombey se fut habillée dans sa chambre, et l’eut attendue pendant une demi-heure ; que M. Dombey, dans le salon, se fut promené avec une impatience solennelle, car tous trois devaient aller dîner en ville, Flowers, la femme de chambre, apparut toute pâle devant Mme  Dombey, en disant :

« Je vous demande bien pardon, madame, mais je ne puis rien faire de ma maîtresse.

— Que voulez-vous dire ? demanda Edith.

— Ah ! madame, répliqua la femme de chambre épouvantée, je ne sais pas moi-même ce que cela veut dire ; elle fait des grimaces ! »

Edith se précipita avec elle vers la chambre de sa mère. Cléopatre était en grande toilette avec ses diamants, ses manches courtes, son rouge, ses papillottes, ses fausses dents et toute sa mise de jeune personne au grand complet. Mais elle n’avait pu avec tout cela donner le change à la paralysie, qui était venue la réclamer comme sa proie, et la frapper juste devant son miroir, où elle était encore comme une affreuse poupée qui vient de se casser en tombant.

On la démonta pièce par pièce, sans vergogne, et on plaça sur le lit le peu de réel qui restait encore d’elle. On envoya chercher les médecins, qui arrivèrent bientôt ; on eut recours à des remèdes énergiques ; le résultat de la consultation fut qu’elle se relèverait de cette attaque, mais que, si elle en avait une autre, elle n’y survivrait pas. Elle resta là bien des jours, sans recouvrer la parole, les yeux fixés au plafond. Quelquefois elle faisait entendre des sons inarticulés, quand on lui demandait si elle reconnaissait les personnes qui étaient auprès d’elle ; d’autres fois on n’obtenait d’elle ni le moindre signe ni le moindre geste, pas même un mouvement de sa prunelle.

À la fin, elle commença à recouvrer le sentiment et même un peu le mouvement. Mais la parole ne lui était pas encore revenue. Un jour, elle retrouva l’usage de sa main droite, et la montrant à sa femme de chambre, qui ne la quittait pas d’une minute, elle parut intérieurement agitée et parvint à faire comprendre par ses gestes qu’elle voulait un crayon et du papier. La femme de chambre lui donna aussitôt ce qu’elle demandait, pensant qu’elle allait faire son testament pour mettre par écrit ses volontés dernières. Mme  Dombey n’étant pas à la maison, la femme de chambre attendit le résultat avec une émotion profonde.

Après un griffonnage pénible et rempli de ratures, la vieille femme parvint à tracer quelques lettres tout de travers, qui semblaient tomber au hasard du bout de son crayon et elle lui tendit le document suivant :

« Des rideaux roses. »

Voyant la femme de chambre, saisie d’étonnement, et ce n’était pas sans raison, Cléopatre rectifia le manuscrit en y ajoutant trois mots.

« Des rideaux roses pour les médecins. »

La femme de chambre découvrit alors qu’elle désirait ces rideaux pour présenter à la faculté une mine plus fleurie. Comme les gens de la maison, qui la connaissaient le mieux, n’avaient aucun doute sur cette interprétation, que Mme  Skewton, du reste, confirma elle-même, on plaça, à son lit, des rideaux roses, et, à partir de ce moment, elle se remit avec une incroyable rapidité. Bientôt elle put se lever, en papillottes, en bonnet monté et en robe de chambre. Elle n’oublia pas de remplir de rouge les profondes cavernes de ses joues.

C’était quelque chose d’affreux que de voir cette femme dans ses atours, jouant de la prunelle, minaudant avec la mort, et lui faisant des agaceries comme si elle avait affaire au major. Mais l’affaiblissement de ses facultés intellectuelles, qui suivit cette attaque, donnait autant à penser et n’était pas moins effrayant.

Cette attaque eut-elle pour effet de la rendre plus rusée et plus fausse qu’auparavant ? Mme  Skewton, à dater de ce moment, mêla-t-elle dans son cerveau ce qu’elle avait fait semblant d’être, et ce qu’elle avait été réellement ? Eut-elle comme un remords de sa conduite passée, remords qui ne pouvait se produire au grand jour, ni rester complétement dans l’obscurité ? ou bien la maladie qui troubla ses facultés produisit-elle tous ces résultats à la fois ? ce qui est très-probable ; voici du moins ce qu’on remarqua dans sa conduite ; elle devint excessivement exigeante sous le rapport de l’affection, de la reconnaissance et des égards qu’elle réclama d’Edith : elle faisait elle-même son propre éloge, se proclamant la plus estimable des mères, elle se montrait jalouse de la tendresse d’Edith : elle allait même très-loin ; ainsi, laissant de côté le pacte conclu entre elle et sa fille, elle faisait constamment allusion au mariage d’Edith qui était à ses yeux une preuve de plus de son amour de mère incomparable ; tout cela, joint à la faiblesse et à l’humeur acariâtre résultant de son état, lui servait d’occasion pour revenir avec des regrets plus amers sur la légèreté et la jeunesse de ses sentiments dont elle ne pouvait se défaire.

« Où est Mme  Dombey ? dit-elle à sa femme de chambre.

— Elle est sortie, madame.

— Sortie ? Elle sort donc toujours pour éviter sa mère, Flowers ?

— Oh ! Dieu non, madame. Mme  Dombey est sortie pour faire une promenade en voiture avec Mlle  Florence.

Mlle  Florence ! Qu’est-ce que Mlle  Florence ? Ne me parlez pas de Mlle  Florence. Qu’est-ce que Mlle  Florence auprès de moi ? »

Assez ordinairement on arrêtait les larmes qui commençaient alors à s’échapper de ses yeux en lui mettant sa parure de diamants, ou bien son chapeau fleur de pêcher (car, longtemps avant de sortir, elle mettait son chapeau pour recevoir ses visites), ou bien encore en l’affublant de mille colifichets. Elle attendait alors assez tranquillement qu’Edith vînt la voir. Mais, en apercevant ce visage orgueilleux, elle retombait de nouveau dans le désespoir,

« Ah ! vraiment, vous voilà, Edith ! cria-t-elle en secouant la tête.

— Qu’y a-t-il, ma mère ?

— Ce qu’il y a ? Je ne sais réellement pas ce qu’il y a. Le monde devient si artificiel, si ingrat, que je commence à croire qu’il n’y a plus de cœur ici-bas, ni rien qui y ressemble. Non, vraiment, Withers est plus mon enfant que vous ne l’êtes. Il s’occupe de moi beaucoup plus que ma propre fille. Vraiment, j’en viens à regretter de paraître encore aussi jeune, et tout ce qui s’ensuit, car alors peut-être penserait-on davantage à moi.

— Que désirez-vous ? ma mère.

— Oh ! bien des choses, Edith, dit-elle avec impatience.

— Y a-t-il quelque chose qui vous manque ? En ce cas ce serait bien votre faute.

— Ma faute ! et elle ajouta plus bas : Quand je songe à la tendresse que j’ai eue pour vous, Edith. J’ai fait de vous ma compagne depuis le berceau, et quand vous me négligez, que vous n’avez pas pour moi plus d’affection que pour une étrangère, pas la vingtième partie de la tendresse que vous avez pour Florence (il est vrai que je ne suis que votre mère et je pourrais la corrompre d’un jour à l’autre), vous venez me dire que c’est ma faute.

— Ma mère ! ma mère ! Je ne vous reproche rien. Reviendrez-vous toujours sur ce sujet ?

— N’est-il pas naturel que j’y revienne, moi qui suis toute tendresse, tout sentiment ; n’est-il pas naturel que chacun de vos regards me fasse la plus cruelle blessure ?

— Je n’ai point l’intention de vous blesser, ma mère. Ne vous souvient-il plus de ce qui a été convenu entre nous ? Oublions le passé !

— Oui, oublions ! Oublions la reconnaissance que l’on me doit, l’affection que l’on me doit ; laissez-moi seule dans ma chambre retirée, abandonnée de tous, sans société, sans soins, lorsque vous, vous faites de nouvelles connaissances, qui prennent tout votre amour, quoiqu’elles ne vous soient rien. Bonté du ciel ! Edith, vous ne songez donc pas au brillant établissement qui a fait de vous comme une reine ?

— Si, mais silence.

— Et à cet excellent gentleman, M. Dombey ? Savez-vous que vous êtes sa femme, Edith, que vous avez un sort assuré, une position magnifique, une fortune superbe, une voiture, et que sais-je ?

— Oui ! ma mère, je le sais. C’est bon !

— Tout ce que vous auriez eu enfin avec ce charmant garçon, comment l’appelait-on, Granger… Oui, s’il n’était pas mort ! Et qui devez-vous remercier de tout cela, Edith ?

— Vous, ma mère, vous !

— Alors, passez-moi vos bras autour du cou et embrassez-moi. Enfin, prouvez-moi, Edith, que vous savez bien qu’il n’y eut jamais de meilleure mère que je ne l’ai été pour vous. Tâchez que je ne devienne pas horrible à faire peur, à force de gémir sur votre ingratitude, ou, sans cela, quand je reparaîtrai dans le monde, personne ne me reconnaîtra, pas même cet odieux animal de major. »

Mais parfois, quand Edith s’approchait d’elle et, baissant sa tête superbe, déposait sur sa joue un froid baiser, la mère reculait comme effrayée. Il lui prenait une crise nerveuse, et elle s’écriait qu’elle sentait sa tête s’en aller. Quelquefois elle la priait humblement de s’asseoir sur une chaise, à côté de son lit, et elle la regardait d’un air rêveur, avec un visage dont les traits, malgré le reflet des rideaux roses, n’en étaient pas moins toujours un épouvantail de laideur.

Les rideaux roses avaient bien pu, avec le temps, aider à la convalescence de Cléopatre ; ils avaient bien pu déteindre sur ses vêtements, qu’elle portait plus jeunes que jamais, pour réparer les ravages de la maladie, sur son rouge, sur ses dents, sur ses papillottes, sur ses diamants, sur ses manches courtes, enfin sur toute la layette de la poupée, qui s’était cassée un jour devant la glace. De temps en temps, ils avaient bien pu déteindre sur ses paroles mal articulées, qu’elle dissimulait sous un rire enfantin, et aussi sur sa mémoire qui la trahissait d’une façon très-irrégulière, allant, venant, au gré de ses caprices, comme pour narguer sa capricieuse maîtresse. Mais les rideaux roses ne purent changer la teinte de ses pensées ni de ses discours, à l’égard de sa fille ; et bien qu’Edith eût souvent l’occasion d’éprouver leur influence, les rideaux roses ne purent se refléter sur son froid visage, ni l’animer d’une teinte gracieuse, ni illuminer d’un rayon d’amour filial l’expression sévère de sa triste beauté.