Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 237-250).


CHAPITRE XV.

On pend la crémaillère.


Bien des jours se succédèrent de la même manière, si ce n’est qu’on recevait et qu’on rendait de nombreuses visites. Mme  Skewton tenait, dans ses appartements, de petits levers dont le major Bagstock n’était pas le courtisan le moins assidu. Florence ne rencontra plus une seconde fois le regard de son père, quoiqu’elle le vît tous les jours. Elle ne parlait pas non plus beaucoup à sa nouvelle mère, qui était impérieuse et froide pour tout le monde dans la maison, excepté pour elle. Florence ne pouvait s’empêcher d’en faire la remarque. Bien qu’Edith l’envoyât toujours chercher quand elle revenait de faire ses visites, ou qu’elle allât elle-même la rejoindre ; bien qu’elle ne manquât jamais d’aller la trouver le soir dans sa chambre avant de se coucher, à quelque heure que ce fût, et qu’elle ne laissât jamais échapper l’occasion de se trouver avec elle, cependant, même pendant qu’elle lui tenait compagnie, elle demeurait longtemps silencieuse et pensive.

Florence, qui avait tant espéré de ce mariage, ne pouvait s’empêcher quelquefois de comparer la brillante maison d’aujourd’hui à la demeure d’autrefois si triste et si solitaire. Elle se demandait avec étonnement quand elle pourrait enfin jouir, sous une forme quelconque, de ce qu’on appelle le foyer domestique ; car au fond de son cœur un secret pressentiment lui disait que le foyer domestique n’était pas là, quoique partout régnât l’abondance et la richesse. Florence passait bien des heures, le jour et la nuit, à réfléchir tout en larmes à ses espérances évanouies ; car elle se rappelait que sa nouvelle mère lui avait énergiquement déclaré qu’elle était moins que personne en état de lui apprendre le moyen de se faire aimer de son père. Bientôt Florence commença à croire, ou ce qui serait plus vrai, s’efforça de croire que c’était par compassion pour son pauvre cœur que sa mère lui avait ainsi répondu et lui avait interdit à l’avenir un pareil sujet de conversation, sachant mieux que personne qu’on ne pouvait espérer de vaincre ou de changer la froideur de son père à son égard. Désintéressée en cela, comme dans toutes les actions et dans toutes les pensées de sa vie, Florence se résigna à cette nouvelle blessure plutôt que d’encourager les soupçons les plus légers qui pourraient être défavorables à son père. Elle trouvait encore moyen de se dévouer pour lui, même dans le trouble de ses pensées ; quant au foyer domestique, elle espérait qu’il y trouverait plus d’agrément quand les premiers moments de dérangement et de transition seraient passés ; mais elle ne songeait guère à elle-même, et se plaignait moins encore.

Si le foyer domestique manquait à l’intérieur, il fut résolu qu’au moins Mme  Dombey en aurait un aux yeux du monde et cela sans délai. Pour célébrer le récent mariage, et pour se créer des relations, M. Dombey et Mme  Skewton organisèrent quelques réunions. Il fut convenu que Mme  Dombey resterait chez elle un soir de chaque semaine et que M. et Mme  Dombey auraient l’honneur de recevoir ce jour-là à dîner des gens de sociétés différentes, assez mal assortis d’ailleurs.

M. Dombey, en conséquence, dressa une liste des plus riches négociants de la Cité qui furent invités par lui à cette fête. Mme  Skewton, agissant au nom de sa chère fille, qui traitait avec une suprême indifférence un pareil sujet, donna aussi sa liste comprenant une société tout opposée. Dans cette liste se trouvait compris le cousin Feenix qui n’était pas encore retourné à Bade, au grand détriment de ses intérêts personnels ; un assortiment de muscadins de toute condition et de tout âge qui, à diverses reprises, avaient papillonné autour de la lumière de sa charmante fille ou de Mme Skewton elle-même, mais heureusement sans s’y être brûlé les ailes. Florence, sur l’ordre d’Edith, fut inscrite pour le dîner comme membre de la famille, bien que Mme Skewton eût eu l’idée, un moment, de l’éliminer. Florence avec un cœur sensible qui s’étonnait de cette hésitation, mais aussi avec un tact exquis pour deviner tout ce qui pouvait blesser son père, prit en silence sa part modeste de la fête.

La fête commença par l’apparition de M. Dombey dans le salon. Il avait une cravate d’une hauteur et d’une roideur extraordinaires, et se promena dans la pièce sans s’arrêter jusqu’au moment du dîner. À l’heure ponctuelle, arriva un directeur de la compagnie des Indes, jouissant d’une immense fortune : il portait un gilet qu’on eût dit taillé dans une bonne planche de sapin par un brave charpentier, quoiqu’en réalité il fut sorti de la main d’un tailleur et fait tout bonnement de nankin. Quand il arriva, il fut reçu par M. Dombey, qui était seul dans le salon. Second acte de la fête : M. Dombey envoie ses compliments à Mme Dombey en l’avertissant de l’heure exacte à la pendule ; ensuite, le directeur de la compagnie des Indes, laissant tomber la conversation et M. Dombey n’étant pas homme à la relever, ils regardèrent le feu en attendant qu’on vînt les tirer d’embarras. Ce fut Mme Skewton qui arriva à leur secours, et le directeur, débutant par un pas de clerc, la prit pour Mme Dombey, et lui fit en cette qualité les compliments les plus flatteurs.

Ensuite on vit entrer un directeur de la Banque, réputé assez riche pour avoir le moyen d’acheter tout, même le genre humain, s’il lui prenait fantaisie de le faire coter à la Bourse : ce qui ne l’empêchait pas d’être l’homme le plus modeste en paroles : il poussait même la modestie jusqu’à la vanité ; il parla de sa petite maison à Kingston sur la Tamise, où il pourrait offrir à Dombey un lit et une côtelette, s’il voulait bien venir le voir.

« Quant aux dames, dit-il, lorsqu’on vit comme moi, dans la retraite, il serait présomptueux de leur faire une invitation ; mais si Mme Skewton et sa fille, Mme Dombey, passaient jamais par là, elles lui feraient un grand honneur en daignant jeter un coup d’œil sur quelques petits bosquets qu’il avait là, sur quelque humble plate-bande, sur une petite serre à ananas et sur deux ou trois petites bagatelles du même genre. »

Pour jouer son rôle jusqu’au bout, il se mettait fort simplement. Il portait un énorme mouchoir de batiste en cravate, de gros souliers, un habit qui lui était trop large, un pantalon trop étroit. Mme  Skewton ayant parlé de l’Opéra, il dit qu’il y allait très-rarement, qu’il ne pouvait pas se permettre d’y aller plus souvent. Il semblait prendre un plaisir et un amusement extrêmes à se faire ainsi tout petit, pour se faire mieux valoir, et à chaque trait de modestie du même genre, il rayonnait ensuite sur son auditoire, les mains dans ses goussets, les yeux tout pétillants de satisfaction.

Enfin Mme  Dombey entra belle et fière : son regard dédaigneux semblait défier tout le monde comme si la couronne de mariée, posée sur son front, était une guirlande de pointes d’acier enfoncées dans sa tête pour la faire plier, mais sans succès : elle aurait mieux aimé mourir plutôt que de céder. Elle était accompagnée de Florence. Quand elles entrèrent ensemble, le visage de M. Dombey s’assombrit comme le soir du retour. Mais ni l’une ni l’autre ne s’en aperçut ; Florence n’osait lever les yeux de son côté, et l’indifférence d’Edith était trop grande pour qu’elle s’occupât de lui.

Les invités arrivèrent bientôt en foule. Des directeurs, des chefs de compagnies, de vieilles dames qui portaient de vrais paquets sur leur tête en guise de coiffure, toutes amies de Mme  Skewton, au teint fleuri comme elle, et comme elle, chargeant de colliers d’un grand prix leur cou, qui n’en avait plus pour personne ; puis le cousin Feenix et le major Bagstock. Parmi les dames, il y avait une jeunesse de soixante-cinq ans, si légèrement vêtue qu’elle devait avoir bien froid au dos et aux épaules : elle parlait en minaudant, ne pouvait lever les yeux sans rougir, et ses manières avaient ce charme indéfinissable qui s’attache à l’étourderie du jeune âge. Comme la plupart des invités de M. Dombey étaient taciturnes, et que la plupart des invités de Mme  Dombey étaient fort bavards, il n’y avait guère entre eux de sympathie. La liste de Mme  Dombey, comme par un effet magnétique, forma une ligue contre la liste de M. Dombey. Les invités de M. Dombey, errant de chambre en chambre d’un air désespéré, ou cherchant un refuge dans les coins, s’embarrassaient dans les jambes de ceux qui entraient, se barricadaient derrière les sofas, recevaient des coups de porte sur la tête, et subissaient enfin toutes sortes de martyres.

Quand le dîner fut annoncé, M. Dombey offrit son bras à une vieille dame, qui ressemblait à une pelote de velours cramoisi toute bourrée de billets de banque ; on aurait pu la prendre pour la vieille dame de Threadneedle-street si connue dans le monde pour sa richesse et son humeur revêche. Le cousin Feenix donna le bras à Mme  Dombey ; le major Bagstock à Mme  Skewton. La jeunesse aux épaules découvertes donna le bras au directeur de la compagnie des Indes sur lequel elle produisit l’effet d’un éteignoir ; les autres dames restaient pour compte dans le salon, délaissées par les autres messieurs jusqu’à ce qu’enfin les plus téméraires prenant leur parti en braves, se présentèrent pour les conduire à la salle à manger, dont ces héros intrépides, ornés de leurs captives, escaladèrent les portes, laissant derrière eux sept messieurs timides se morfondre dans le vestibule. Quand tous les autres eurent pris leurs places, un des messieurs timides apparut tout souriant et confus, sans pouvoir trouver la sienne ; il fit deux fois le tour de la table escorté par le sommelier et parvint à la découvrir à la gauche de Mme  Dombey. Après quoi, le monsieur timide ne releva plus la tête de tout le dîner.

À ce moment, la vaste salle à manger avec tous les invités assis autour de cette table brillante, occupés à remuer les cuillers, les couteaux, les fourchettes et les assiettes, tout cela brillant du plus vif éclat, avait l’air d’une Californie d’or et d’argent, où l’on n’a qu’à se baisser et à en prendre. M. Dombey, censé le roi de la Californie, jouait son rôle de placerer à merveille, et le surtout de métal précieux, froid comme la glace, qui le séparait de Mme  Dombey et où des Cupidons transis offraient à chacun d’eux des fleurs sans parfum, complétait l’illusion par une allégorie.

Le cousin Feenix était plein de vigueur et paraissait étonnamment jeune, mais il était quelquefois distrait dans sa bonne humeur ; car sa mémoire, de temps en temps, le trompait comme ses jambes, et, dans cette occasion, il fit frissonner toute la société. Voici comment : la jeune douairière au dos décolleté, qui faisait au cousin Feenix mille agaceries pleines de tendresse avait manœuvré de manière à se faire conduire près de lui par le directeur de la compagnie des Indes. En retour de cette complaisance, elle planta là le directeur qui, se trouvant, de l’autre côté, à l’ombre d’une triste toque de velours noir, plantée sur la tête d’une femme osseuse et muette, qui jouait de l’éventail, s’abandonna à la mélancolie et se mit à songer à part soi. Le cousin Feenix et la jeune dame étaient d’une gaieté folle, et la jeune dame riait si fort de ce que lui contait le cousin Feenix, que le major Bagstock demanda de la part de Mme  Skewton, sa vis-à-vis, si l’histoire ne pouvait pas tomber dans le domaine public.

« Oh ! sur ma vie, dit le cousin Feenix, ce n’est rien ; cela ne vaut pas la peine d’être répété. En réalité, c’est tout bonnement un épisode de la vie de Jack Adams. Je suis sûr que mon ami Dombey (car l’attention générale était concentrée sur le cousin Feenix) se rappelle Jack Adams : Jack Adams, et non Jo ; Jo était son frère. Jack, le petit Jack, comme on l’appelait, qui louchait et qui avait un peu d’embarras dans la langue ; je ne sais plus quel bourg il représentait à la chambre des communes. Nous avions l’habitude de l’appeler du temps que j’étais au parlement, Adams bassinoire, parce qu’il en tenait lieu à un jeune mineur du pays, auquel il gardait sa place à la chambre pour la lui repasser toute chaude à sa majorité. Mon ami Dombey a peut-être connu notre homme ? »

M. Dombey, qui ne le connaissait pas plus que Guy Faux, fit un signe de tête négatif ; mais un des sept messieurs timides se posa tout de suite, en disant qu’il l’avait connu et que même il portait toujours des bottes à la hussarde.

« C’est bien cela, dit le cousin Feenix qui se pencha pour voir le monsieur timide et lui adresser un sourire d’encouragement du bout de la table ; celui-là c’était Jack : son frère Jo portait…

— Des bottes à revers, dit le monsieur timide qui montait, à chaque parole, dans l’estime publique.

— Ma foi ! il faut, dit le cousin Feenix, que vous ayez été leur ami intime ?

— Je les connaissais tous les deux, » dit le monsieur timide.

Sur quoi M. Dombey lui fit l’honneur de trinquer avec lui.

« Il était diablement bon enfant ce Jack, dit le cousin Feenix en se penchant encore pour sourire.

— Excellent, répondit le monsieur timide que le succès enhardissait ; c’était un des meilleurs enfants que j’aie jamais vus.

— Vous connaissez sans doute l’histoire, dit le cousin Feenix ?


— Peut-être la connais-je, répondit le monsieur timide devenu audacieux ; je vais le voir quand je l’aurai entendu raconter à votre seigneurie ; et ce disant, il se renversa sur sa chaise en souriant au plafond, comme s’il la savait par cœur et qu’il en eût d’avance la colique.

— À dire vrai, ce n’est pas une histoire, dit le cousin Feenix en souriant à toute la table et secouant la tête d’un air des plus gracieux : cela ne mérite même pas un mot de préface. C’est un simple trait qui peut servir à montrer l’esprit de Jack. Le fait est que Jack fut invité à un mariage ; Je crois dans le Barkshire.

— C’était dans le Shropshire, dit le présomptueux monsieur timide qui pensa qu’on en appelait à ses souvenirs.

— C’est possible, dit le cousin Feenix, Barkshire, Shropshire, je n’y tiens pas : c’était toujours un shire[1]. Donc, mon ami ayant été invité à ce mariage, dans quelque shire (et le cousin Feenix rit bien fort de sa plaisanterie), il se mit en route, tout comme le premier d’entre nous, qui a eu l’honneur d’être invité au mariage de ma belle et charmante cousine avec mon ami Dombey. Il ne se le fit pas répéter deux fois ; il était si diablement heureux d’assister à cette cérémonie intéressante ! Voilà donc Jack parti ! maintenant, je vous dirai que ce mariage était celui d’une jeune fille d’une beauté remarquable, avec un homme dont elle ne se souciait guère, mais qu’elle acceptait, à cause de sa fortune qui était immense. Quand Jack revint à Londres, après le mariage, un de ses amis le rencontrant dans la salle des conférences de la chambre des communes, lui dit : « Eh bien ! Jack, comment va le couple mal assorti ? — Le couple mal assorti ? dit Jack : mais, point du tout, c’est une affaire qui s’est passée dans les règles. Elle, d’abord, elle a été bel et bien achetée, et lui, je peux vous répondre qu’il l’a payée bel et bien. »

À ce point culminant de son récit intéressant, le cousin Feenix s’apprêtait à jouir de tout le succès de son esprit, quand le frisson électrique, qui avait couru tout autour de la table, le frappa à son tour et l’arrêta tout court. À partir de ce moment, on ne vit plus sur aucun visage s’épanouir le moindre sourire, quel que fût le sujet de la conversation. Il se fit un profond silence, et le malheureux monsieur timide, qui était aussi innocent de cette histoire que l’enfant qui vient de naître, eut la douleur de lire dans tous les yeux qu’on le regardait comme responsable de cette maladresse.

La figure de M. Dombey n’était pas de nature à changer pour si peu ; il avait pris son air de roideur imposante pour la fête et ne témoigna aucune émotion. Il se contenta de dire d’un air solennel, au milieu du silence : « C’est charmant ! » Edith lança un regard rapide du côté de Florence, mais elle conserva d’ailleurs un extérieur froid et indifférent.

Au milieu des nombreux services de mets recherchés, de vins fins, et surtout d’une vaisselle d’or et d’argent qui ne finissait pas ; au milieu de tout ce que la terre, l’air, le feu et l’eau pouvaient fournir ; au milieu des corbeilles remplies de fruits, qui montaient en pyramides, et de la glace, peu nécessaire dans les repas de M. Dombey, déjà bien assez froid, le dîner se passa tranquillement. Pendant le dernier service, le marteau de la porte jouait sans cesse, annonçant l’arrivée d’invités qui, pour tout régal, n’avaient que le fumet des plats. Quand Mme  Dombey se leva, il fallait voir son mari, le cou roide, la tête droite, tenir la porte ouverte pour laisser sortir les dames ; et surtout il fallait voir comme elle passa devant lui sans y faire la moindre attention, sa fille à son bras.

M. Dombey, après le départ des dames, reprit son air grave derrière les carafes, toujours retranché dans sa dignité. Le directeur des Grandes-Indes faisait une triste figure à son bout de table isolé ; le major avait l’air martial pour raconter les histoires du duc d’Yorck aux six paisibles messieurs timides, car le septième était un homme perdu à tout jamais ; le directeur de la Banque avait un air plein d’humilité et dessinait avec quelques cuillers à dessert le plan de sa petite serre à ananas pour le plaisir de quelques amateurs ; le cousin Feenix avait l’air tout pensif, en rabattant ses longues manchettes et en ajustant, sans faire semblant de rien, sa perruque ; mais tous ces airs changèrent bientôt, car on quitta la chambre pour aller prendre le café.

Il y avait foule dans les salons du premier, et, à chaque minute, il arrivait de nouveaux invités : mais la liste de M. Dombey continuait, d’instinct, à ne pouvoir s’amalgamer avec la liste de Mme  Dombey : chacun se rangeait sous son drapeau. La seule exception à cette règle, peut-être, était M. Carker, qui souriait à toute la société. Il se tenait dans le cercle formé autour de Mme  Dombey, lançant ses regards vers Edith, vers son chef, vers Cléopâtre et le major, vers Florence, vers tout ce qui l’entourait ; paraissant fort à l’aise avec les deux partis, dans sa neutralité.

Florence avait peur de lui, et sa présence dans le salon lui faisait l’effet d’un cauchemar. Elle ne pouvait échapper à ce sentiment de terreur, car, malgré elle, ses yeux se tournaient vers lui de temps en temps, fascinée par le mépris et le dégoût qu’il lui inspirait. Et cependant elle avait bien autre chose à penser. Tandis qu’elle était assise dans un coin, sans être vue ni admirée de personne, mais toujours conservant le calme et la douceur de son âme, elle songeait au peu de part que son père prenait à la fête ; elle voyait avec peine combien il semblait mal à l’aise, comme on s’occupait peu de lui, tandis qu’il restait adossé à une porte, attendant les invités qu’il désirait honorer d’une attention particulière en les présentant à sa femme. Avec quelle froideur Edith les recevait ! elle ne montrait pas la moindre envie de plaire, et jamais, après le salut de politesse, elle n’ouvrait les lèvres pour répondre à la présentation de son mari, ou pour dire quelques mots gracieux aux amis qu’il lui présentait. Comment Edith qui la traitait avec tant de bonté, avec tant de tendresse, pouvait-elle se conduire de la sorte avec tout le monde ? c’était pour Florence une énigme pénible : elle se reprochait presque comme une ingratitude d’être témoin de cette disparate déplaisante.

Qu’elle aurait été heureuse, si elle avait osé seulement tenir compagnie à son père, ne fût-ce que par un regard ! mais elle était heureuse aussi de ne pas connaître la véritable cause du malaise de son père. Cependant, craignant de lui laisser voir qu’elle devinait combien sa position était fausse, de peur de lui déplaire ; partagée entre son désir de lui être agréable et son affectueuse reconnaissance pour Edith, elle osait à peine lever les yeux vers l’un ou vers l’autre. Inquiète et malheureuse pour tous deux, elle se prenait à penser, au milieu de toute cette foule, qu’il aurait mieux valu pour eux que les invités n’eussent jamais mis le pied dans cette demeure, que la tristesse et l’abandon de cette vieille maison n’eussent jamais vu ces changements splendides, et que l’enfant négligée, au lieu de trouver une amie dans Edith, eût continué à vivre solitaire dans l’abandon et l’oubli.

Mme  Chick avait bien quelques pensées de ce genre, mais elle n’était pas aussi calme que Florence. Cette honnête dame s’était sentie humiliée tout d’abord de n’avoir pas reçu une invitation pour le dîner. Remise en partie de ce coup, elle avait fait d’immenses dépenses pour se présenter chez Mme  Dombey dans une toilette capable de l’éblouir et de faire mourir de dépit Mme  Skewton.

« On ne prend pas plus garde à moi qu’à Florence dit Mme  Chick à son mari. Qui s’occupe de moi ? Personne.

— C’est vrai ; personne, ma chère, dit M. Chick, en faisant un signe d’assentiment. Il s’était assis à côté de Mme  Chick, tout près du mur, où, sans souci de la compagnie, il se consolait, comme d’habitude, en sifflant tout bas.

— On dirait vraiment que je n’avais que faire ici, s’écria Mme  Chick, les yeux pleins de colère.

— C’est vrai, ma chère, on le dirait en effet, répondit M. Chick.

— Il faut que Paul soit fou, » fit Mme  Chick.

M. Chick siffla.

« Ah ça ! monsieur, si vous n’êtes pas un monstre, comme je suis quelquefois tentée de le croire, dit Mme  Chick avec candeur, je vous prie de ne pas siffler ainsi. Comment un homme peut-il voir, de sang-froid, la belle-mère de Paul, habillée comme elle l’est, se promener avec le major Bagstock, encore une des jolies nouveautés dont nous sommes redevables à votre Lucrèce Tox…

— Ma Lucrèce Tox, ma chère ! dit M. Chick étonné.

— Oui, fit Mme  Chick, avec gravité, votre Lucrèce Tox. Je demande si l’on peut voir de sang-froid cette belle-mère de Paul, cette orgueilleuse épouse de Paul, toutes ces horreurs de vieilles femmes avec leurs dos et leurs épaules indécentes ; en un mot, tout ce qui se passe ici est un mystère pour moi, Dieu merci ! » (Et Mme  Chick appuya sur cette réflexion avec une telle expression de mépris que M. Chick en trembla. Il se tordit les lèvres pour se mettre dans l’impossibilité de fredonner ni de siffler un air, et tâcha de prendre un air contemplatif.)

« Mais c’est égal, je n’en sais pas moins ce qui m’est dû, dit Mme  Chick, toute gonflée d’indignation. Permis à Paul de l’oublier ; mais je ne viendrai pas m’asseoir ici, moi, un membre de la famille, pour qu’on ne fasse pas plus d’attention à moi. Ne semblerait-il pas que M. Dombey ne me regarde déjà pas plus que la boue de ses souliers ! Pas encore, monsieur Dombey, pas encore, répétait Mme  Chick, comme si elle eût voulu dire que c’était bon pour demain ou après-demain, mais qu’il était trop tôt aujourd’hui. Je préfère m’en aller. Je ne prétends pas dire, quoique à cet égard je puisse penser ce que je veux, je ne prétends pas dire qu’on a eu l’intention de m’humilier ou de m’insulter. Je m’en irai. Je suis sûre qu’on n’y fera seulement pas attention ! »

Mme  Chick se leva fièrement et prit le bras de M. Chick, qui l’escorta hors de la chambre, après y être restée environ une demi-heure à l’ombre. Pour rendre justice à sa pénétration, nous sommes obligé de dire qu’en effet on ne fit pas la moindre attention à sa disparition.

Mais elle n’était pas la seule des invitées qui fût mécontente la liste de M. Dombey, toujours en délicatesse, était mécontente, d’un commun accord, de la liste de Mme  Dombey : car les invités de celle-ci avaient toujours le lorgnon à l’œil et demandaient assez haut pour qu’on pût les entendre ce que c’étaient que ces gens là. La liste de Mme  Dombey se plaignait d’un ennui mortel et la jeunesse aux épaules, privée des attentions de ce jeune et charmant cousin Feenix, qui s’était retiré après le dîner, dit en confidence à trente ou quarante amies qu’elle s’ennuyait à périr. Toutes les vieilles dames, avec leurs paquets de fleurs, sur la tête, avaient à se plaindre plus ou moins de Mme  Dombey. Les directeurs, les chefs des grandes compagnies pensaient ensemble que, si Dombey devait se marier, il aurait mieux valu pour lui qu’il eût épousé une personne d’un âge mieux assorti, et un peu mieux dans ses affaires, dût-elle être moins jolie. L’opinion générale, parmi les hommes de cette classe, était que Dombey avait fait là une grande faute et qu’il ne tarderait pas à s’en mordre les doigts. Il n’y eut pour ainsi dire personne, sauf les messieurs timides, qui se retirât sans avoir à se plaindre de l’accueil de M. Dombey et de Mme  Dombey. Quant à la dame silencieuse, à la toque de velours noir, elle avait été frappée de mutisme, parce que la dame à la toque de velours cramoisi avait été conduite à table avant elle. La nature même des messieurs timides se gâta dans cette contagion, soit qu’ils eussent fait des excès de sirop de limonade qui leur avaient tourné sur le cœur, soit qu’ils eussent gagné la maladie générale. Ils se permettaient des plaisanteries entre eux et se moquaient tout bas de la soirée sur les escaliers ou derrière les portes. Le mécontentement et l’ennui s’étaient répandus jusque dans la cuisine, où les laquais ne s’amusaient pas plus que les invités. Les porte-flambeaux mêmes, qui étaient à la porte, étaient atteints du même mal et comparaient la réunion à un enterrement, si ce n’est qu’on n’y portait pas le deuil et que personne de la société n’avait de legs dans le testament.

À la fin, les invités se retirèrent tous, les porte-flambeaux aussi ; la rue, tout à l’heure encore encombrée de voitures, devint silencieuse, et l’on ne vit plus dans les salons, à la lueur mourante des flambeaux, que M. Dombey et M. Carker, qui causaient ensemble dans un coin, et Mme  Dombey et sa mère dans l’autre. La première était assise sur une ottomane, la seconde était étendue, toujours comme Cléopatre, attendant l’arrivée de sa femme de chambre. M. Dombey ayant fini de donner ses instructions à Carker, celui-ci s’avança d’un air humble pour prendre congé.

« J’espère, dit-il, que les fatigues de cette délicieuse soirée ne compromettront pas la santé de Mme  Dombey pour demain.

Mme  Dombey, dit M. Dombey en s’avançant, s’est épargné assez de fatigue, pour que vous n’ayez aucune inquiétude à cet égard. Je regrette d’avoir à vous dire, madame Dombey, que j’aurais désiré vous voir vous fatiguer un peu plus dans cette circonstance. »

Elle lui lança un regard plein d’arrogance comme pour lui dire qu’il était inutile d’en ajouter davantage, et elle détourna la tête sans répondre.

« Je regrette, madame, dit M. Dombey que vous n’ayez pas regardé comme de votre devoir… »

Elle le regarda encore une fois.

« Comme de votre devoir, madame, poursuivit M. Dombey, de recevoir mes amis avec un peu plus de déférence. Quelques-uns de ceux qu’il vous a plu de laisser de côté ce soir d’une manière assez claire, madame Dombey, vous font honneur, je puis vous le dire, en venant chez vous.

— Savez-vous qu’il y a quelqu’un ici ? répondit-elle en le regardant fixement.

— Non ! Carker, je vous prie de ne pas sortir ; je désire que vous ne sortiez pas, s’écria M. Dombey en arrêtant le gérant qui se retirait sans bruit. M. Carker, madame, comme vous le savez, a toute ma confiance. Il connaît comme moi-même le sujet dont je parle. J’ai l’honneur de vous prévenir, pour votre gouverne, madame Dombey, que la visite de ces personnes riche et haut placées m’honore moi-même. » Et M. Dombey se renversa sur son fauteuil, comme si ces paroles eussent donné à ses invités une importance sans pareille.

« Je vous demande, répéta-t-elle, en arrêtant sur lui son regard plein de dédain et de fermeté, si vous ne savez pas qu’il y a quelqu’un ici, monsieur.

— Je vous prie, dit M. Carker, en faisant un pas vers la porte, je vous supplie de me permettre de me retirer. Quelque légère, quelque insignifiante que soit cette petite discussion… »

Mme  Skewton, qui n’avait cessé de regarder sa fille, coupa la parole à M. Carker.

« Ma bien chère Edith, dit-elle, et vous, mon cher Dombey, notre excellent ami, M. Carker, car vraiment je crois pouvoir l’appeler ainsi… »

M. Carker s’inclina en disant : « C’est trop d’honneur. »

« M. Carker a employé les mots que j’avais sur les lèvres, depuis une éternité, je mourais d’envie de les dire : légère et insignifiante. Ma bien chère Edith et mon cher Dombey, ne savons-nous pas qu’une petite discussion entre vous deux… Non, Flowers, pas encore… »

Flowers était la femme de chambre de Mme  Skewton. En voyant les messieurs dans le salon, elle se retira précipitamment.

« Ne savons-nous pas qu’une petite discussion entre vous deux, reprit Mme  Skewton, avec le cœur que vous avez tous les deux et la douce chaîne de sentiments qui vous unit, ne peut être jamais que tout à fait légère et insignifiante ? Quels mots pourraient mieux définir le fait dont il s’agit ? Aucun. Aussi je suis heureuse de saisir cette petite occasion, une bagatelle en un mot, où se retrouvent encore la nature, le type primitif de vos caractères particuliers, tout ce qui est si propre à faire venir les larmes dans les yeux d’une mère, je suis heureuse de dire que je n’attache aucune importance à tout ceci, qui n’est, selon moi, en définitive, que l’expansion la plus naturelle des mouvements de l’âme : j’ajoute que, différente en cela de la plupart des belles-mères (quel odieux nom, mon cher Dombey !) de ces belles-mères, comme on me les a représentées dans ce monde si peu naturel, je ne m’interposerai jamais entre vous, dans aucune circonstance, et que je ne puis pas voir avec regret jaillir entre vous deux quelques étincelles de la torche de… comment l’appelez-vous… non, pas Cupidon, mais cette autre délicieuse créature. »

Il y avait dans le regard, que la bonne mère lança à ses deux enfants en parlant, une certaine malice qui semblait cacher une ferme résolution, sous ses longues périphrases : c’était la résolution de se mettre à l’écart, dès le commencement, de toutes les brouilles qui pourraient survenir, de faire croire à sa foi sincère quand elle leur parlait de leur affection et de leur bonne intelligence.

« J’ai indiqué à Mme  Dombey, dit M. Dombey, de son ton le plus roide, ce qui m’a déplu dans sa conduite, dès le commencement de notre mariage, et ce dont je désire la voir se corriger, Carker, et il lui fit de la tête un signe d’adieu, bonsoir. »

M. Carker s’inclina devant l’impérieuse Edith, dont les yeux brillants étaient fixés sur son mari, et s’arrêtant devant la couche de Cléopatre, il porta à ses lèvres d’un air humble et flatteur la main qu’elle lui tendait avec grâce.

Si la belle Edith eût fait des reproches à son mari, si elle eût changé de contenance, ou qu’elle eût rompu le silence qu’elle avait gardé, maintenant qu’ils étaient seuls (car Cléopâtre avait fui), M. Dombey aurait pu discuter avec elle sa conduite à son égard. Mais il n’avait aucune ressource contre le mépris profond, inouï, incroyable avec lequel, après l’avoir regardé, elle baissa les yeux, comme s’il était inutile de continuer cette discussion. Il ne trouvait rien à répondre à ce dédain suprême, à cette arrogance qu’elle lui montra en s’asseyant en face de lui ; il ne pouvait rien devant cette résolution froide, inflexible, que trahissait chacun de ses traits : il était atterré. Il la laissa donc occupée à concentrer son mépris sur lui du haut de son arrogante beauté.

Fut-il assez lâche pour aller la guetter, une heure après, sur le vieil escalier, où il avait vu jadis Florence à la clarté de la lune, monter tout doucement avec le petit Paul ? ou bien se trouvait-il dans l’obscurité par un effet du hasard, quand, levant les yeux, il l’aperçut sortir, une lumière à la main, de la chambre où couchait Florence, et quand il vit combien ce visage, indomptable pour lui, avait changé d’expression ?

Mais, tout changé qu’il était, il était impossible qu’il le fût autant que le sien. Jamais, dans son orgueil et dans sa passion, il ne sut quelle ombre épaisse était tombée sur sa figure, le soir de son retour, tandis qu’il était assis dans un coin obscur du salon à les considérer toutes deux. Combien de fois elle s’assombrit depuis, et, en ce moment surtout, qu’il regardait passer Edith !


  1. Shire, comté. Chacune des grandes divisions territoriales de l’Angleterre se termine ainsi : Yorkshire, comté d’York, etc.