Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 263-274).


CHAPITRE XVII.

Miss Tox tire partie d’une vieille connaissance.


La désolée miss Tox était donc abandonnée par son amie Louisa Chick, et privée de la vue de M. Dombey. On ne voyait pas, unies par un fil d’argent, les deux cartes de noces du nouveau couple figurer sur la glace de sa cheminée, sur sa harpe mélodieuse, ni sur les étagères destinées à mettre en relief toutes ses jolies choses : non elle était pour cela trop abattue, trop triste et trop mélancolique.

On n’entendit plus, pendant quelque temps, sur la place de la Princesse la jolie valse des Oiseaux ; les fleurs furent négligées, et la poussière s’amassa sur le portrait en miniature de l’ancêtre de miss Tox, avec sa tête poudrée et sa queue enfarinée.

Mais miss Tox, n’était ni d’âge, ni d’humeur à se désoler éternellement. Il n’y avait encore que deux cordes de sa harpe qui fussent détendues quand elle fit résonner de nouveau la valse des Oiseaux sous ses doigts agiles dans le petit salon circulaire. Il n’y avait encore qu’une tige de géranium qui eût péri faute de culture, lorsqu’elle se remit à jardiner sur ses caisses vertes, tous les matins. Il n’y avait pas plus de six semaines que la tête poudrée de l’ancêtre avait disparu sous un nuage de poussière quand miss Tox se décida à souffler sur son visage souriant et à l’essuyer avec une peau de chamois.

Cependant miss Tox se trouvait bien seule et bien embarrassée. Ses amitiés, malgré leur forme ridicule, n’en étaient pas moins réelles et solides, et, si pour nous servir de ses propres expressions, elle était profondément blessée du mépris immérité de Louisa, sa colère ne pouvait durer : la colère ne fut jamais le défaut de miss Tox. Si elle avait suivi son petit bonhomme de chemin dans la vie bien paisiblement, sans opinion bien tranchée, elle avait au moins cet avantage d’être parvenue où elle en était, sans avoir éprouvé les orages du cœur. Un jour elle aperçut dans la rue, à une assez grande distance Louisa Chick. À cette vue, sa timide nature ressentit un tel saisissement qu’elle fut forcée de chercher un refuge immédiat dans la boutique d’un pâtissier ; et là, retirée dans une petite salle, où l’on mangeait habituellement de la soupe, et au milieu d’une atmosphère tout imprégnée d’un parfum de bouillon de queues de bœuf, elle soulagea son cœur en pleurant à chaudes larmes.

Quant à M. Dombey, Miss Tox ne pensait pas avoir à se plaindre de lui. Elle avait une si haute opinion de la grandeur de ce gentleman, qu’une fois séparée de lui il lui semblait qu’elle aurait dû toujours être à une immense distance d’un tel personnage, et qu’elle devait lui savoir gré de la condescendance avec laquelle il avait daigné jusque-là tolérer ses visites. Il n’y avait pas de femme trop belle, trop brillante pour lui, pensait sincèrement miss Tox. Il était bien naturel que, voulant se marier, il élevât très-haut ses prétentions, Miss Tox les larmes aux yeux, y pensait vingt fois par jour, et chaque fois arrivait à la même conclusion. Elle oubliait la manière hautaine dont M. Dombey l’avait rendue l’esclave de ses fantaisies et de ses caprices, faisant d’elle à grand’peine et tout au plus une des bonnes de son fils. Elle se rappelait seulement, pour parler comme elle, qu’elle avait passé dans cette maison bien des moments heureux, dont elle se souviendrait toujours avec reconnaissance ; elle ne cesserait jamais, disait-elle de regarder M. Dombey comme un des hommes les plus saisissants, les plus imposants qu’elle eût jamais vus.

Brouillée avec l’implacable Louisa, et se tenant à distance du major, dont elle se méfiait un peu maintenant, miss Tox trouvait fort ennuyeux de ne rien savoir de ce qui se passait dans la maison de M. Dombey. Habituée comme elle l’était en réalité, à regarder Dombey-et-fils comme le pivot sur lequel tournait le monde en général, elle résolut, plutôt que de rester ignorante de faits aussi intéressants pour elle, de renouer son ancienne connaissance avec Mme  Richard. Elle savait que, le jour mémorable où elle avait été renvoyée par M. Dombey, Richard était restée en communication avec les domestiques de la maison. Peut-être miss Tox, en allant visiter la famille Toodle cachait-elle au fond de son cœur un tendre motif ; le désir, par exemple de trouver quelqu’un avec qui parler de M. Dombey. L’humble situation de la personne n’y faisait rien du tout.

Miss Tox dirigea donc un soir ses pas vers la demeure de M. Toodle. M. Toodle, tout noir de cendre et de fumée, prenait son thé, au sein de sa famille. Dans la vie de M. Toodle, il n’y avait que trois phases. Il prenait le thé audit sein de sa famille, ou bien courait les champs, sur la locomotive, avec une vitesse de dix à quinze lieues à l’heure, ou enfin il dormait après son travail. Quand il n’était pas entraîné par un tourbillon, il était dans un calme plat : Il n’y avait pas de milieu. Mais, dans quelque phase qu’on le trouvât, M. Toodle était toujours le plus paisible et le plus satisfait des hommes. On eût dit qu’il était né avec la spécialité de fourgonner, d’activer les machines de sa connaissance, de les faire courir toujours haletant, soufflant, grondant, se démenant de la façon la plus désespérée, tandis que lui, Toodle, menait une vie calme et uniforme.

« Polly, ma fille, dit M. Toodle ; il avait un petit Toodle sur chaque genou ; deux autres lui préparaient son thé, et une quantité d’autres étaient éparpillés dans la chambre : car M. Toodle n’était jamais à court d’enfants ; il en avait toujours sous la main une bonne provision de rechange.

« Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu notre Biler, hein ?

— Oui, répliqua Polly, mais je suis presque sûre de le voir ce soir. C’est son jour, et il n’y manque jamais.

— Je pense, dit M. Toodle, en dégustant son thé, que notre Biler va maintenant droit son chemin comme un joli garçon, hein, Polly ?

— Oh ! il se conduit comme un homme, répondit Polly.

— Il n’y a rien de louche, hein, Polly ? demanda M. Toodle.

— Non, non, répondit Mme  Toodle d’un air catégorique.

— Je suis bien aise qu’il n’y ait rien de louche, Polly, dit M. Toodle, de son ton lent et mesuré, tout en fourgonnant dans son pain beurré avec son eustache, comme il eût fait dans sa machine. J’en suis bien aise ; car cela ne vaut rien, hein, Polly ?

— Certainement que ça ne vaut rien, père. Cette question !

— Vous voyez, mes enfants, tant filles que garçons, dit M. Toodle en promenant ses regards sur toute sa famille, toutes et quantes fois que vous suivrez la bonne route, m’est avis que vous ne pourrez jamais mieux faire que d’y aller de franc jeu. Si jamais vous vous trouvez dans des tunnels ou des souterrains, ne vous amusez pas à jouer à cache cache, allez toujours votre chemin, chantant et sifflant comme d’habitude, qu’on sache où vous êtes. »

Les Toodle se levèrent comme un seul homme en poussant tous ensemble un cri perçant, pour attester leur résolution de profiter du conseil paternel.

« Mais pourquoi parler comme ça de Robin, père ? demanda Polly, d’un air inquiet.

— Polly, ma vieille, dit M. Toodle, j’ n’en sais trop rien, quoique pourtant ça me vienne toujours comme ça pour Robin. J’ pars avec Robin seulement ; j’arrive à une bifurcation ; j’ prends le chemin qui se trouve devant moi, et v’ là qu’une foule d’idées s’ viennent mêler dans ma tête avec lui, avant que j’ sache où je suis, ou d’où elles me viennent. Quels embranchements que les pensées d’un homme, dit M. Toodle, c’est drôle tout d’ même ! »

M. Toodle rafraîchit ce profond raisonnement en s’ingurgitant un grand pot de thé, et lui donna plus de solidité en engloutissant force tartines de pain et de beurre. Pendant ce temps il ordonna à ses petites filles de remplir le pot d’eau bouillante, car il avait le gosier sec et une soif à avaler la mer et ses poissons.

Tout en se délectant, M. Toodle n’oubliait pas les petits rejetons qui étaient autour de lui. Bien qu’ils eussent fait leur repas du soir, ils étaient là à guetter les morceaux de rencontre comme si c’étaient les meilleurs. Le père les distribuait en faisant mordre à chacun des enfants, l’un après l’autre, une bouchée à d’énormes tartines de beurre, ou bien en leur distillant, à tour de rôle, avec une cuillère, de petites doses de thé. Cette distribution était tellement du goût des jeunes Toodle, qu’après le partage, ils se mettaient à danser chacun de leur côté, sautaient à cloche-pied, ou se livraient à mille autres exercices pour mieux prouver leur joie. Après avoir ainsi donné carrière à leur gaieté folâtre, ils revenaient les uns après les autres se ranger autour de M. Toodle, les yeux fixés sur lui quand il reprenait de nouvelles tartines ou d’autres bols de thé, tout en faisant semblant de ne plus s’attendre à une nouvelle distribution, en causant seulement de choses et d’autres, et chuchotant entre eux à demi-voix.

M. Toodle, au milieu de sa petite famille à laquelle il donnait toujours de bons exemples, mais surtout pour l’appétit, faisait sauter sur ses genoux les deux plus jeunes Toodle qu’il était censé emmener à Birmingham par un train express ; il contemplait les autres par-dessus un rempart de tartines beurrées, quand Robin le Rémouleur apparut avec son chapeau du sud-ouest, et ses vêtements de deuil : aussitôt toute la marmaille de se précipiter au-devant de lui.

« Eh ! bien, mère ! dit Robin en l’embrassant avec respect, comment vous portez-vous ?

— Voilà mon garçon ! dit Polly en l’embrassant et lui tapant sur l’épaule. Lui, quelque chose de louche ! Dieu merci ! non, père. »

Ceci était dit pour l’édification particulière de M. Toodle, mais Robin le Rémouleur qui n’était pas sourd, attrapa le mot au vol.

« Ah ! mon père a encore dit quelque chose sur mon compte, n’est-ce pas ? s’écria l’innocent Robin. C’est pas moins bien cruel, hein, si on a une fois fait une faute, que votre père vous la jette toujours au visage, quand vous n’êtes pas là. C’est bien assez pourtant, s’écria Robin en se frottant les yeux du revers de sa manche, en signe de profond désespoir, de faire faire quelque chose à un garçon malgré lui !

— Mon pauvre fils ! s’écria Polly, le père n’a rien voulu dire…

— Si le père n’a rien voulu dire, sanglota le malheureux Rémouleur, pourquoi qu’il revient toujours là-dessus, mère ? Il n’y a personne qui ait aussi mauvaise opinion de moi que mon père. Est-ce naturel ! Je voudrais qu’on me coupe la tête je suis sûr que ça lui serait égal, et moi j’aimerais autant que ce soit lui qu’un autre qui me la coupe. »

À ces paroles de désespoir, les jeunes Toodle répondirent par un cri de douleur. Le Rémouleur ne fit qu’augmenter leur chagrin en les suppliant de ne pas pleurer à cause de lui : « Si vous êtes des bons garçons et des bonnes filles, vous, leur dit-il d’un ton ironique, vous n’avez rien de mieux à faire que de me détester. » Ce dernier trait toucha si vivement l’avant-dernier Toodle, qui était fort sensible, qu’il en fut presque suffoqué. M. Toodle, consterné, l’emporta dehors jusqu’à la pompe, et l’aurait mis sous le robinet, si la vue de cet instrument n’eût suffi pour lui faire recouvrer la respiration.

Les choses ayant pris cette tournure, M. Toodle s’expliqua, et les vertueux élans de sensibilité du fils n’ayant plus de raison de prendre la mouche, ils se donnèrent la main tous les deux, et l’harmonie fut rétablie.

« Voulez-vous faire comme moi, Biler, mon garçon ? demanda son père en retournant à son thé avec une nouvelle ardeur.

— Non, je vous remercie, mon père. Mon maître et moi nous avons pris notre thé ensemble.

— Et comment va votre maître, Robin ? dit Polly.

— Oh ! ma foi, j’ n’en sais rien. Il n’y a toujours pas de quoi s’en vanter. On ne fait pas d’affaires, voyez-vous. Il n’y connaît rien… le capitaine s’entend. Aujourd’hui v’ là qu’un homme entre dans la boutique et dit :

« — Je désirerais un… »

« Je ne me rappelle plus comment il a dit ça, c’était un mot difficile à prononcer.

« — Un quoi ? répond le capitaine.

« — Un… machin, dit l’autre.

« — Eh bien ! mon ami, reprend le capitaine, voulez-vous regarder dans la boutique ?

« — Mais, dit l’autre, c’est ce que j’ai fait.

« — Voyez-vous ce qu’il vous faut ? continue le capitaine.

« — Non, je ne le vois pas.

« — Le reconnaîtriez-vous bien si vous la voyiez, dit le capitaine.

« Non, répond l’autre. « — Oh ! bien alors, mon brave, dit le capitaine, voyez-vous, vous feriez mieux de retourner demander à quoi ça ressemble, car je n’en sais rien non plus. »

— Ça n’est pas le moyen de gagner de l’argent, hein ? dit Polly.

— De l’argent, ma mère ! Il n’en gagnera jamais. Il a des façons que je n’ai jamais vues à d’autres. Ce n’est pas un mauvais maître, je dois lui rendre cette justice-là ; mais ça ne me suffit pas, et je ne pense pas rester longtemps avec lui.

— Sortir de votre place, Robin ! s’écria sa mère, tandis que M. Toodle ouvrait de grands yeux.

— Oui, de celle-là, peut-être, répondit le Rémouleur en clignant de l’œil. Je ne serais pas surpris… quand on est bien en cour, vous savez… mais il ne s’agit pas de cela pour le moment, mère ; tout va bien, ça suffit. »

Les réticences, les airs de mystères du Rémouleur, tout en voulant prouver d’une manière irrécusable combien M. Toodle le soupçonnait à tort par avance, auraient cependant conduit à de nouvelles récriminations sur ses fautes passées, et auraient encore jeté le trouble dans la famille, s’il n’était pas justement arrivé, tout à propos, une visite. Cette personne, à la grande surprise de Polly, était à la porte, souriant à tous d’un air de protection et de bienveillance.

« Comment vous portez-vous, madame Richard ? dit miss Tox. Je viens vous faire une petite visite. Puis-je entrer ? »

La bonne figure de Mme  Richard répondit mieux que ses paroles ; et miss Tox, acceptant le siége qu’on lui offrit, salua en passant M. Toodle d’un air gracieux, dénoua les brides de son chapeau, et dit qu’elle voulait commencer par embrasser tous les enfants les uns après les autres.

Le malheureux Toodle, l’avant-dernier, qui sans doute était né sous une mauvaise étoile, tant il éprouvait toujours de tourments domestiques, ne put se présenter comme les autres pour recevoir son baiser. Il s’était amusé d’abord avec le chapeau du sud-ouest, puis se l’était mis sur la tête sens devant derrière, et il lui était tout à fait impossible de s’en retirer. Dans son trouble, il se crut à tout jamais condamné à passer le reste de ses jours dans la plus affreuse obscurité, séparé pour toujours de ses parents et de ses amis ; à cette horrible pensée, il se débattait de toutes ses forces, trépignant et poussant des cris étouffés. Quand on l’eut délivré, sa figure était cramoisie et inondée de sueur ; miss Tox le prit sur ses genoux encore tout haletant.

« Vous m’avez presque oubliée, je pense, monsieur ? dit miss Tox à M. Toodle.

— Non, madame, non, dit Toodle ; mais nous avons tous pris quelques années de plus depuis ce temps-là.

— Et comment allez-vous, monsieur ? demanda miss Tox de sa voix douce.

— Moi, je suis toujours assez gaillard, je vous remercie, répondit Toodle. Et vous, madame, comment vous sentez-vous ? Les rhumatismes ne vous tourmentent pas trop ? Quand on prend de l’âge, il faut s’attendre à ça !

— Vous êtes bien bon, dit miss Tox ; je n’en ai pas encore eu de ma vie.

— C’est de la chance, madame, répondit M. Toodle ; bien des gens à votre âge en souffrent le martyre. Je me rappelle que ma mère… »

Un coup d’œil de sa femme l’arrêta tout court, et M. Toodle ensevelit la fin de sa phrase dans un autre bol de thé.

« Serait-il possible, madame Richard, s’écria miss Tox en regardant Robin, que ce fût là votre…

— Mon aîné, oui, madame, dit Polly ; oui, c’est lui. C’est ce petit bonhomme qui a été la cause innocente de tant d’événements.

— C’est ce p’tit, dit Toodle, le p’tit aux jambes courtes ; et elles étaient courtes, ces pauvres petites jambes, bien courtes pour des culottes de cuir (M. Toodle dit cela d’un ton sentimental). Oui, c’est bien lui dont M. Dombey a voulu faire un Rémouleur. »

À ce souvenir, miss Tox pensa se trouver mal. Ce sujet avait pour elle un intérêt tout particulier : elle tendit la main à Robin, adressa à la mère des compliments sur son air franc et ingénu. Robin l’entendant parler ainsi sur son compte, ne voulut pas la faire mentir, et chercha à se donner l’air d’un petit saint, mais il avait bien de la peine à y arriver.

« Et maintenant, madame Richard, dit miss Tox, et vous aussi, monsieur (elle se tourna vers M. Toodle), je vais vous dire bien franchement pourquoi je suis venue ici. Vous pouvez être surprise, madame Richard, et vous pouvez être surpris aussi, monsieur, de la distance qui me sépare maintenant de quelques-uns de mes amis, et vous pouvez vous étonner qu’une maison que j’avais l’habitude de fréquenter, ne me revoie plus. »

Polly qui, avec ce tact naturel aux femmes, avait saisi la chose du premier coup, le témoigna par un petit regard d’intelligence. Quant à M. Toodle, qui n’avait pas la moindre idée de ce que voulait dire miss Tox, pour toute réponse, il ouvrit de grands yeux.

« Comme de juste, dit miss Tox, ce n’est pas le moment de vous dire pourquoi nous sommes un peu en froid, et il serait parfaitement inutile de discuter ici le pour et le contre. Je me contenterai de vous déclarer que j’ai le plus profond respect et le plus sincère attachement pour M. Dombey (la voix de miss Tox trembla), ainsi que pour tout ce qui le touche. »

M. Toodle, qui commençait à comprendre, secoua la tête et dit qu’il avait eu vent de tout cela, et que, pour sa part, il avait toujours pensé que M. Dombey était un mauvais coucheur.

« Oh ! ne dites pas cela, je vous en prie, monsieur, répondit miss Tox ; je vous en prie, ne dites jamais chose pareille, monsieur, jamais de votre vie. Des observations comme celles-là ne peuvent que m’être fort pénibles, et vous serez le premier, bon comme vous l’êtes, à regretter de les avoir faites. »

M. Toodle, qui s’était attendu à une approbation méritée, resta confondu.

« Tout ce que je désire, madame Richard, continua miss Tox, je m’adresse à vous aussi, monsieur, c’est que vous me teniez au courant de ce qui peut arriver à la famille ; dites-moi s’ils sont heureux, s’ils sont en bonne santé. Ce sera toujours un bonheur pour moi de causer avec Mme  Richard de cette famille et de notre bon vieux temps ; et comme Mme  Richard et moi n’avons jamais eu le moindre différend ensemble, bien que je regrette de ne pas l’avoir connue davantage (c’est un reproche que j’ai à me faire), j’espère qu’elle ne me refusera pas son amitié, qu’elle me permettra d’entrer ici et de sortir quand je voudrai, sans être regardée comme une étrangère. Maintenant j’ose compter, madame Richard, dit miss Tox d’un ton grave, que vous ne me refuserez pas, vous avez toujours été si bonne ! »

Polly était enchantée, elle le témoigna par ses regards ; M. Toodle, qui ne savait s’il était enchanté ou non, conserva son calme impassible.

« Vous savez, madame Richard, dit miss Tox, et je pense que vous le savez aussi, monsieur… que j’aurai mille petites occasions de vous rendre quelques légers services, si vous voulez me traiter en amie, et je serai très-heureuse de vous être utile. Ainsi, je pourrai apprendre quelque chose à vos enfants ; j’apporterai quelques petits livres, si vous voulez me le permettre, et un peu d’ouvrage ; et de temps eu temps, le soir, ils prendront une petite leçon. Je suis sûre qu’ils apprendront à merveille, ne fût-ce que pour faire honneur à leur maîtresse. »

M. Toodle, qui avait le plus profond respect pour la science, fit de la tête, à sa femme, un solide signe d’approbation, et se frotta les mains d’avance pour témoigner sa jubilation.

« N’étant pas sur le pied d’une étrangère, dit miss Tox, je ne gênerai personne, et tout ira comme si je n’étais pas là. Mme  Richard raccommodera, repassera, bercera ses enfants, fera toutes ses petites affaires enfin, sans s’occuper de moi. Et vous, vous fumerez votre pipe, si vous en avez envie, n’est-ce pas ?

— Bien obligé, madame, dit M. Toodle ; et puis je mâcherai aussi ma petite chique.

— C’est bien aimable à vous, monsieur, répondit miss Tox, et vraiment, je puis vous dire en toute sincérité, que je trouverai à cet arrangement une grande consolation. Quelque bien que je puisse faire aux enfants, je serai plus que payée si vous voulez bien accepter ce petit traité de bon cœur, sans vous gêner et sans plus de cérémonie. »

Le traité fut signé sur place, et miss Tox se sentit si à l’aise que, sans plus tarder, elle fit passer un examen préliminaire à tous les enfants à la ronde, ce qui excita l’admiration de M. Toodle ; elle inscrivit leur âge, leur nom, et ce qu’ils savaient sur un morceau de papier. Ces formalités et les bavardages qui suivirent prolongèrent la soirée bien au delà de l’heure où la famille devait être au lit ; et miss Tox était encore au coin du feu de M. Toodle qu’il était trop tard pour elle de rentrer seule à la maison. Le galant Rémouleur, cependant, qui était toujours là, s’offrit poliment pour l’accompagner jusqu’à sa porte. Miss Tox accepta la proposition. Elle éprouvait un charme secret à se faire conduire chez elle par un jeune garçon qui devait à M. Dombey ses premières culottes.

Après avoir donné une bonne poignée de main à M. Toodle et à Polly, après avoir embrassé les enfants, miss Tox quitta la maison au mieux avec toute la famille. Son cœur était si léger, que Mme  Chick en eût éprouvé un vif dépit si elle eût pu le soupçonner.

Robin le Rémouleur, par déférence, voulait marcher derrière, mais miss Tox désira le garder près d’elle pour causer avec lui, et, comme elle le dit dans la suite à sa mère, elle l’avait retourné, chemin faisant.

Ce que c’est que d’être retourné ! Il sortit de là si brillant, si pur, si blanc que miss Tox en fut charmée. Plus miss Tox le retournait, plus elle le trouvait à son goût. On n’avait jamais vu de jeune homme meilleur ni plus capable de donner des espérances ; jamais de plus tendre, de plus posé, de plus sage, de plus sobre, de plus honnête, de plus soumis, de plus candide que Robin ce soir-là, quand il eut été bien retourné.

« Je suis bien aise de vous connaître maintenant, dit miss Tox lorsqu’elle fut arrivée chez elle. J’espère que vous me regarderez comme votre amie, et que vous viendrez me voir toutes les fois que cela vous fera plaisir. Avez-vous une tirelire ?

— Oui, madame, j’économise en attendant que j’aie assez pour placer à la caisse d’épargne.

— À la bonne heure, dit miss Tox, je suis contente de vous entendre parler ainsi. Mettez cet écu dans votre tirelire.

— Oh ! merci bien, madame, répondit Robin ; mais pourtant je ne voudrais pas vous en priver.

— J’aime votre désintéressement, dit miss Tox ; mais cela ne me prive nullement, je vous assure. Vous me fâcheriez de ne pas accepter ce que je vous donne de bon cœur. Bonsoir, Robin.

— Bonsoir, madame, merci bien ! »

Il se mit à courir, riant sous cape, pour aller changer son écu et le dépenser chez le premier pâtissier. C’est qu’à l’école des Rémouleurs on n’enseignait pas l’honnêteté ; le système d’éducation dominant formait surtout des hypocrites. C’était au point que la plupart des partisans et des patrons même des Rémouleurs disaient : « Si c’est là tout ce que le peuple retire de l’éducation, il vaut bien mieux ne pas lui en donner. » D’autres, plus raisonnables, disaient : « Donnons-en une meilleure. » Mais les gros bonnets de la société des Rémouleurs avaient toujours des réponses toutes prêtes. En épluchant bien, ils finissaient par trouver quelques sujets qui avaient bien tourné, en dépit du système. « S’ils ont bien tourné, disaient-ils avec aplomb, c’est que le système est bon. » C’est ainsi qu’ils fermaient la bouche aux faiseurs d’objections, et qu’ils établissaient glorieusement la réputation de l’institution des Rémouleurs.