Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 195-210).


CHAPITRE XII.

Contrastes.


Jetons maintenant les yeux sur deux intérieurs bien différents : les maisons ne sont pas voisines, elles sont au contraire fort éloignées l’une de l’autre, mais elles sont toutes deux à proximité de la vaste cité de Londres.

La première de ces deux maisons est située dans une campagne verdoyante et boisée, tout près de Norwood. Elle n’a pas les proportions d’un grand château, mais elle est joliment arrangée, soigneusement tenue. À voir cette pelouse, cette pente douce et unie qui conduit à l’habitation ; à voir ce parterre de fleurs, ce bouquet d’arbres, au milieu desquels se dessinent gracieusement le frêne et le saule ; à voir cette serre et la vérandah rustique ornée de fleurs odorantes qui grimpent autour des piliers ; à voir la simplicité de la maison à l’extérieur, la commode distribution des chambres à l’intérieur, quoique, à tous égards, ce ne fût que le diminutif d’une villa, tout y était d’une élégance et d’un confortable qui auraient pu convenir à un palais.

Et, de fait, c’était au dedans une maison somptueuse et riche. Les meubles, par leurs proportions convenaient parfaitement à la grandeur et à la disposition des petites pièces ; leurs éclatantes couleurs étaient en harmonie avec la tenture des murs et le brillant des parquets, et la lumière, qui pénétrait au travers des glaces des portes et des croisées, venaient se confondre dans ces couleurs variées, dont elle prenait la teinte. On remarquait aussi quelques gravures et quelques tableaux de prix. Quant aux livres, on en voyait une grande quantité sur des rayons placés dans des embrasures ; des jeux d’adresse et de hasard se trouvaient sur les tables ; c’étaient des pièces d’échiquier, aux figures fantastiques, des dés, des jeux de dames, des cartes et un billard.

Et pourtant, malgré cette opulence et tout ce confortable, pourquoi donc y a-t-il dans l’air un je ne sais quoi qui vous met mal à l’aise ? serait-ce par hasard que les tapis et les sofas sont trop moelleux, qu’ils étouffent trop le bruit, et que ceux qui marchent sur les uns et se couchent sur les autres ont un air mystérieux ? serait-ce que les gravures et les tableaux ne rappellent ni de grandes pensées ni de grandes actions, ou ne représentent pas la nature par le côté poétique, un paysage, par exemple, un château ou une cabane ; mais qu’ils ont tous une touche voluptueuse, et sont de purs échantillons de formes et de coloris ; rien de plus ? Serait-ce que les livres n’ont de précieux que leur reliure et que les titres du plus grand nombre sont en rapport avec les dessins et les peintures ? Serait-ce qu’au milieu de cette parfaite élégance on rencontre çà et là, dans mille détails insignifiants, une sorte d’humilité affectée, une humilité aussi mensongère que celle que vous remarquez sur ce portrait, d’une ressemblance trop frappante, suspendu à la muraille, aussi bien que dans l’original, assis maintenant sur son fauteuil devant son déjeûner ? Ou bien serait-ce que l’haleine de ce personnage, le maître de céans, laisse sur tous les objets qui l’entourent comme une émanation de lui-même, et imprime à tous les objets quelque chose de son caractère ?

C’est M. Carker le gérant qui est assis dans ce fauteuil. Sur la table, et renfermé dans une cage élégante, se balance un perroquet aux couleurs éclatantes. Il mord de son bec les barreaux de sa cage, va, vient, grimpe, la tête en bas, au sommet de sa prison, qu’il ébranle en poussant des cris aigus ; mais M. Carker ne songe pas à l’oiseau ; ses regards sont fixés sur un tableau suspendu en face de lui ; il rêve et sourit à la fois.

« Vraiment, dit-il, c’est d’une ressemblance incroyable. Que c’est étrange ! »

Au gré du marchand, ce tableau pouvait représenter une Junon, ou la femme de Putiphar, ou bien quelque nymphe dédaigneuse, suivant le goût de l’acquéreur. C’est une tête de femme, d’une grande beauté, qui, en s’éloignant, jette sur le spectateur un regard plein de fierté.

On dirait Edith.

Il fait de la main un geste à ce tableau. Un geste de menace ? Non ; et pourtant on le croirait. Un geste de triomphe, peut-être ? Non ; mais il y a de cela plutôt. Serait-ce un insolent baiser qu’il lui envoie ? Non ; mais dans ce geste il y a de tout cela. Puis, il se lève de table et s’approche de l’oiseau qui s’irrite dans sa prison et qui vient, pour amuser son maître se balancer sur l’anneau doré de sa cage, une espèce d’alliance monstre.

La seconde demeure est située de l’autre côté de Londres, tout près de la grande route du Nord, autrefois si animée, maintenant silencieuse et presque abandonnée. On n’y voit plus que de rares piétons voyageant péniblement le sac sur le dos. Cette maison est petite, sans apparence, meublée simplement et même pauvrement, mais tenue avec la plus grande propreté. Des fleurs ordinaires sont plantées près de la porte et dans le petit jardin. Elle est placée dans un lieu qui n’appartient ni à la ville ni à la campagne. La ville, comme le géant avec ses bottes de sept lieues, a fait une enjambée et a passé par-dessus. Ses assises de briques et de mortier sont bien loin ; mais l’espace intermédiaire entre les deux jambes du géant n’est toujours qu’une campagne flétrie, qui n’est pas la ville. C’est là, au milieu de quelques hautes cheminées qui vomissent la fumée nuit et jour, au milieu de champs à briques, de sentiers où le gazon ne pousse plus, où les barrières sont brisées, où les chardons croissent tout couverts de poussière, où l’on voit encore çà et là un ou deux mauvais buissons, et où l’oiseleur vient encore par hasard perdre son temps, tout en jurant bien chaque fois qu’on ne l’y reprendra plus, c’est là que se trouve la seconde demeure.

Celle qui l’habite est celle qui, dans son dévouement pour un frère repoussé par son frère, a quitté la première demeure. En la quittant, elle lui a enlevé comme son bon génie, elle a privé le maître de l’ange qui veillait sur lui. Il a cessé de l’aimer, depuis le jour où, dans son ingratitude, comme il le dit, elle l’a abandonné ; et, pour se venger, il la livre à son malheureux sort ; mais il a beau faire, il ne peut entièrement l’oublier, témoin le jardinet qu’elle aimait, encore rempli de fleurs, dans lequel il ne pose jamais le pied, mais qui reste là soigneusement entretenu au milieu des changements fastueux qu’il a faits, comme si elle l’avait quitté seulement la veille.

Henriette Carker a bien changé depuis, et sur ses beaux traits est venue tomber une ombre épaisse, plus épaisse que ne peut la faire dans sa course le temps, qui altère pourtant si vite la beauté ; cette ombre, c’est celle de l’angoisse, de la douleur, de la lutte qu’il lui faut subir contre la misère. Pourtant elle est belle encore ! Mais c’est une beauté douce, paisible, discrète, et qu’il faut deviner, car elle ne sait pas se faire valoir ; qu’importe d’ailleurs ? quand elle le saurait, elle resterait ce qu’elle est et rien de plus.

Oui, cette personne si frêle, si délicate, si souffrante, vêtue de grossiers vêtements de laine de la plus grande propreté, ne laisse deviner sur sa physionomie que les tristes vertus domestiques, ces vertus que les idées généralement reçues placent si loin au-dessous de l’héroïsme et de la grandeur, à moins qu’elles ne soient l’attribut des puissants de la terre ; car alors l’opinion les entoure d’une auréole de gloire, elle en fait des astres qu’elle place immédiatement sans façon au firmament. Oui, cette personne si frêle, si délicate, si souffrante, appuyée sur le bras de cet homme jeune encore, malgré sa figure vieillie et sa tête grise, c’est sa sœur. C’est elle qui, seule au monde, a partagé sa honte et, mettant sa main dans la sienne d’un air à la fois doux et déterminé, lui a montré l’espérance au terme de sa triste route.

« Il est de bonne heure, John, dit-elle. Pourquoi partez-vous si tôt ?

— Quelques minutes seulement plus tôt que de coutume, Henriette. Si j’ai un peu de temps à ma disposition, je désirerais, c’est une envie, mais je désirerais aller me promener une fois encore du côté de cette demeure où je lui ai dit adieu.

— John, je regrette bien de ne l’avoir pas connu.

— Vous regretteriez plus encore de l’avoir connu, ma chère ; quand on songe à son malheureux sort.

— Ah ! l’eussé-je connu, je ne déplorerais pas davantage cette mort funeste. Votre douleur n’est-elle pas la mienne ? Mais si je l’avais connu, peut-être trouveriez-vous plus d’adoucissement à votre peine dans mes paroles, quand je vous parlerais de lui.

— Ô ma bien-aimée sœur, ne sais-je pas que vous partagez tout ce que j’éprouve, joie ou douleur ?

— J’espère que vous le croyez, John, car vraiment mon cœur et le vôtre ne font qu’un.

— Comment alors pourriez-vous me montrer plus de tendresse ou d’attachement que vous ne faites ? Il me semble que vous l’avez connu, Henriette, et que vous partagez tous mes sentiments à son égard. »

Elle jeta autour de son cou la main qu’elle tenait appuyée sur son épaule et répondit en hésitant :

« Non, pas tout à fait.

— C’est vrai ! c’est vrai ! dit-il ; car vous vous figurez que je n’aurais pas mal fait de lui laisser plus souvent cultiver notre connaissance.

— Si je me le figure ! mais j’en suis sûre !

— Dieu sait que je le faisais dans son intérêt, reprit-il en secouant tristement la tête : sa réputation était trop précieuse pour la compromettre par une amitié comme la mienne. Que vous partagiez ce sentiment ou non, ma chère…

— Je ne le partage pas, dit-elle tranquillement.

— C’est pourtant la vérité, Henriette, et le souvenir de la discrétion qui faisait alors ma peine est au contraire maintenant une consolation pour moi. »

Il fit trêve à sa mélancolie pour lui sourire en disant :

« Adieu !

— Adieu, cher Jean ! Ce soir à l’heure et à l’endroit ordinaires. Je vous attendrai. Adieu ! »

La figure amie, qu’elle tendit à ses baisers, était sa fortune, sa vie, son univers ; et pourtant, il faut le dire, c’était aussi une partie de son châtiment et de sa peine. Il voyait dans le nuage qui obscurcissait son front, nuage pur et calme comme les nues resplendissantes qui accompagnent le coucher du soleil ; il voyait dans sa constance, dans son dévouement, dans le sacrifice qu’elle avait fait de son bien-être, de son bonheur, de son avenir, il voyait dans tout cela les fruits amers de son crime passé, toujours présent, toujours nouveau.

Elle resta à la porte, les bras croisés sur la poitrine, tandis qu’il suivait sa route sur le terrain aride et raboteux qui s’étendait devant la maison. Ce terrain naguère encore était une verte prairie ; maintenant ce n’était qu’un amas confus de charpentes de petites maisonnettes sortant des gravois comme si elles eussent été semées là par hasard. Quand le frère tourna la tête, ce qu’il fit une fois ou deux, la figure de sa sœur était toujours là, conservant toute sa sérénité ; mais une fois qu’il eut disparu, et que ses yeux ne purent plus l’apercevoir, le cœur d’Henriette déborda et son visage s’inonda de larmes.

Mais elle ne resta pas longtemps pensive à la porte. Les soins journaliers du ménage la réclamaient et ce n’était pas une petite besogne. Car, bien souvent, ces gens communs, qui ne sont pas des héros selon le monde, n’en sont pas moins durs à la besogne, et Henriette se mit bientôt tout entière à la sienne. Quand elle eut fini, que tout dans la maison eut été bien nettoyé et mis en ordre, elle compta avec inquiétude le peu d’argent qui lui restait ; puis elle sortit, le cœur triste, pour faire les petites emplettes nécessaires à leur repas, pensant tout le long de la route à ce qui pourrait coûter le moins cher. C’est si misérable, ces petites gens ! Comment voulez-vous qu’ils aient quelque chose d’héroïque, au moins aux yeux de leurs valets et de leurs femmes de chambre ? ils n’ont pas seulement de valets ni de femmes de chambre pour faire valoir leur héroïsme !

Pendant son absence, comme il n’y avait plus personne dans la maison, un homme, suivant une autre route que celle qu’avait prise son frère, s’approchait de leur demeure. Cet homme n’était plus de la première jeunesse peut-être, mais son frais visage respirait la santé, sa démarche était ferme et sa physionomie ouverte attestait sa bonté et sa douceur. Ses sourcils étaient noirs encore, et si quelques mèches blanches se mêlaient à sa noire chevelure, elles ne servaient qu’à faire ressortir davantage la noirceur de ses sourcils, la beauté de son large front et la douceur de ses yeux.

Après avoir frappé une fois à la porte sans obtenir de réponse, le personnage s’assit sur un banc et attendit : il siffla quelques notes d’un air dont il battait la mesure avec ses doigts agiles sur son siège rustique ; à coup sûr c’était un musicien. À la satisfaction qu’il semblait éprouver en fredonnant lentement et avec goût un air dont on ne pouvait reconnaître le thème, on voyait de plus que ce n’était pas un musicien ordinaire.

Il était encore à fredonner son air, qui, semblable à une vis sans fin, tournait toujours en spirale au milieu de mille variations, quand Henriette apparut : il se leva à son approche et resta debout le chapeau à la main.

« Vous voilà revenu, monsieur ! dit-elle, d’une voix mal assurée.

— J’ai pris cette liberté, répondit-il. Vous serait-il possible de m’accorder quelques minutes ? »

Après un moment d’hésitation, elle ouvrit la porte et le fit entrer dans la petite salle à manger. Le monsieur s’assit, et, approchant sa chaise de la table pour se placer juste en face d’elle, il lui dit d’une voix qui répondait à sa physionomie et sa physionomie était des plus avenantes :

« Miss Henriette, il n’est pas possible que vous soyez fière. Vous me l’avez dit pourtant la dernière fois que je suis venu, mais pardonnez-moi si j’ose vous avouer que j’ai lu dans vos yeux, pendant que vous me parliez, et que vos yeux démentaient vos paroles. Tenez ! lui dit-il en posant doucement sa main sur son bras, en ce moment même ils les démentent de plus en plus. »

Dans son trouble et dans sa confusion elle ne trouvait rien à répondre.

« Les yeux sont le miroir de l’âme, et je ne vois dans les vôtres que sincérité et bienveillance. Pardonnez-moi de les croire et de revenir près de vous. »

Ses manières, en prononçant ces paroles, prouvaient que ce m’étaient pas de vains compliments. Il y avait dans son air quelque chose de si franc, de si sérieux, de si simple, de si sincère, qu’elle baissa la tête à la fois comme pour le remercier et pour rendre hommage à sa sincérité.

« La différence d’âge qu’il y a entre nous, dit l’inconnu, et l’honnêteté de mes intentions, me permettent, j’ose l’espérer, de dire ce que je pense. C’est donc bien ce que je pense, et voilà pourquoi vous me revoyez une seconde fois.

— Il y a une sorte de fierté, monsieur, répondit-elle après un moment de silence, ou du moins on peut s’y tromper, qui n’est au fond que le sentiment de son devoir. J’espère n’en voir pas d’autre.

— De la fierté pour vous-même, dit-il.

— Pour moi-même.

— Mais… pardon… hasarda le monsieur, et pour votre frère Jean ?

— Je suis fier de son amour, » dit Henriette, qui regarda fixement l’inconnu et changea aussitôt de ton, non pas qu’elle fût moins calme et moins retenue, mais il y avait dans sa voix tremblante un accent de sensibilité profonde qui prouvait l’énergie de sa résolution. « Et je suis fière aussi de lui, monsieur ; vous qui savez si bien l’histoire de sa vie et qui me l’avez redite, quand vous êtes venu ici la dernière fois…

— Seulement, pour gagner votre confiance, interrompit l’inconnu ; à Dieu ne plaise que vous supposiez…

— Je suis convaincue, dit-elle, que vous n’avez eu en me la rappelant qu’une intention honnête et bienveillante ; oui, j’en suis convaincue.

— Oh ! merci, répondit l’inconnu en portant vivement à ses lèvres la main qu’il tenait ; merci ! vous me rendez justice : vous disiez donc que moi, qui connais l’histoire de John Carker…

— Vous pouviez penser qu’il fallait que j’eusse bien de la fierté de reste pour vous dire que je suis fière de lui. Eh bien ! oui, je le suis. Vous savez qu’il y eut un temps où je ne l’étais pas, où je ne pouvais l’être, mais ce temps est passé. Tant d’années d’humiliation, sa faute expiée en silence, son repentir sincère, ses regrets amers, le chagrin que lui causa même ma tendresse, car il me croit bien à plaindre, et Dieu sait pourtant que je n’ai d’autre peine que la sienne ! Oh ! monsieur, après tout cela, après tout ce que j’ai vu, je ne puis que vous conjurer si jamais vous êtes puissant, et qu’on ait des torts avec vous, de n’infliger jamais un châtiment dont le coupable ne puisse se relever ; car il y a dans le ciel un Dieu plus puissant encore que nous tous qui peut changer les cœurs qu’il a faits.

— Oui, votre frère a changé, répondit l’inconnu d’un ton de compassion ; je n’ai, je vous assure, aucun doute à cet égard.

— Ah ! monsieur, c’est quand il commit sa faute, qu’il changea, dit Henriette, et s’il a changé maintenant, c’est pour redevenir ce qu’il était auparavant, soyez-en sûr.

— Mais en attendant nous allons toujours, dit l’inconnu passant sa main sur son front d’un air distrait, et tambourinant avec fureur sur la table du bout de ses doigts ; nous allons toujours notre petit train, jour par jour, heure par heure, sans pouvoir remarquer ni étudier ces changements-là. C’est… c’est une espèce d’étude métaphysique que nous autres… nous n’avons pas le temps de faire… ou que nous n’avons pas le courage de faire. On ne nous apprend cela ni dans les écoles, ni dans les colléges, et nous n’avons pas à ce sujet d’idées bien arrêtées. Bref, nous sommes de pauvres diables occupés de leur métier et voilà tout, dit l’inconnu allant et venant jusqu’à la croisée, puis se rasseyant dans un état de mécontentement et de désappointement visibles. Oui, vraiment, continua-t-il en passant de nouveau sa main sur son front et tambourinant sur la table derechef, j’ai de bonnes raisons de croire qu’un petit trantran uniforme de tous les jours, de toutes les heures peut vous habituer à tout. On ne voit rien, on n’entend rien, on ne sait rien ; c’est la réalité. Nous allons toujours, acceptant tout comme on nous le donne, et c’est ainsi que nous marchons, que nous marchons toujours, jusqu’au moment où le bien, le mal, tout enfin se fait par habitude. Quand je me trouverai face à face avec ma conscience, sur mon lit de mort, je n’aurai vraiment à m’en prendre, je crois, qu’à l’habitude. Pure habitude, dirai-je. Si j’ai été sourd, muet et paralytique pour un million de choses, c’est par habitude. Monsieur un tel, dira la conscience, c’est bon dans la pratique du commerce et des affaires, ces excuses-là, mais ici cela ne prend pas. »

L’inconnu se leva, marcha jusqu’à la croisée, revint encore vraiment mal à l’aise, mais toujours donnant à son malaise cette expression particulière.

« Miss Henriette, dit-il en reprenant sa place, je voudrais que vous me permissiez de vous rendre service. Regardez-moi bien, je dois avoir l’air honnête, car je sais que mes intentions sont pures en ce moment. Dites, me croyez-vous honnête ?

— Oui, répondit-elle en souriant.

— Je crois tout ce que vous m’avez dit, reprit-il, et je ne saurais trop me reprocher d’être resté douze ans, sans avoir su tout cela, sans vous avoir connue lorsque je pouvais le faire. C’est à peine si je sais comment je suis venu ici. Stupide créature que je suis, de me faire l’esclave non-seulement de mes habitudes, mais encore de celles des autres ! Puisque enfin j’en suis arrivé là, laissez-moi faire quelque chose pour vous. Je vous le demande en tout bien, tout honneur. Vous m’inspirez au plus haut degré estime et respect. Laissez-moi faire quelque chose pour vous.

— Ce que nous avons nous suffit, monsieur.

— Non, pas complétement, reprit l’inconnu. Il y a mille petits riens qui pourraient rendre plus douce votre existence et la sienne. Et la sienne ! répéta-t-il croyant par là faire sur elle plus impression. Je m’étais imaginé, par habitude encore, qu’il n’y avait rien à faire pour lui, que tout était conclu, fini ! Bref, je n’y avais jamais songé. Maintenant je pense tout autrement. Permettez-moi alors de faire quelque chose pour lui. Vous aussi, dit l’inconnu avec une délicatesse pleine de réserve, vous aussi vous devez veiller soigneusement à votre santé par amour pour lui, et je crains que vous ne la ménagiez pas assez.

— Qui que vous soyez, monsieur, répondit Henriette en levant les yeux vers lui, croyez à ma profonde gratitude. Je suis convaincue que vous n’avez d’autre but que de nous obliger. Il y a bien longtemps déjà que nous menons cette existence ; enlever à mon frère si peu que ce soit de ce qui me l’a rendu si cher et qui prouve ses bonnes résolutions, lui enlever une parcelle du mérite qu’il a à travailler seul à sa réhabilitation dans le silence et dans l’oubli, ce serait diminuer la consolation que nous trouverons lui et moi, quand viendra pour nous l’heure dont vous me parliez. Les larmes que vous voyez dans mes yeux sont un remercîment plus expressif que tout ce que je pourrais vous dire, croyez-le bien, monsieur. »

L’inconnu attendri porta à ses lèvres la main qu’elle lui tendait, et le baiser qu’il y déposa était celui d’un tendre père, heureux de voir dans sa fille un tel amour du devoir, si ce n’est qu’un père aurait montré moins de respect.

« Quand le jour sera venu, dit Henriette, où il aura recouvré en partie la position qu’il a perdue…

— Recouvré ! s’écria vivement l’inconnu, et comment l’espérer ? Qui pourrait lui rendre sa position ? Je ne crois pas me tromper ; mais il me semble que son frère ne lui pardonnera jamais d’avoir emporté avec lui un trésor inappréciable.

— Vous abordez un sujet, dont il n’est jamais question entre nous, non, jamais, pas même entre nous.

— Veuillez me pardonner, dit l’inconnu ; j’aurais dû le savoir. Oubliez, je vous prie, ce qui vient de m’échapper. Je n’ose insister davantage, car je doute que j’en aie le droit ; Dieu sait pourtant que ce doute de ma part est peut-être une habitude encore, et l’inconnu passait la main sur son front d’un air aussi découragé qu’auparavant. Mais laissez-moi, tout étranger que je suis, quoique je ne le sois pas par l’intérêt que je prends à vos peines, vous demander deux faveurs.

— Lesquelles ?

— La première, la voici : si vous venez à changer de résolution, permettez-moi de vous offrir mes services. Mon nom sera toujours à votre disposition ; en ce moment il vous serait sinon inutile, au moins sans objet.

— Nous n’avons pas assez d’amis, répondit-elle en souriant tristement, pour avoir besoin de réfléchir longtemps. Je puis vous promettre ce que vous me demandez.

— Voici maintenant la seconde. Laissez-moi quelquefois, tous les lundis matins à neuf heures (c’est encore une habitude, vraiment je suis bien routinier), dit l’inconnu en secouant la tête, comme pour s’adresser un reproche à lui-même, laissez-moi, quand je passerai, vous apercevoir ou à la porte ou à la fenêtre. Je ne vous demande pas la permission d’entrer, car à cette heure, votre frère sera parti. Je ne vous demande pas non plus la permission de vous parler. Je vous prie seulement de me laisser voir, pour satisfaire mon inquiétude, si vous n’êtes point malade. Permettez-moi, en me montrant à vous dehors seulement, de vous rappeler que vous avez un ami, un ami d’un certain âge, dont les cheveux déjà gris seront bientôt blancs, mais un ami toujours prêt à vous servir, quand il vous plaira. »

La figure franche et cordiale de la jeune fille se tourna de son côté. Ses yeux exprimaient la confiance, et promirent ce qu’on demandait.

« Je suis convaincu, dit l’inconnu en se levant, que vous ne direz rien de ma visite à John Carker ; vous craindriez qu’il ne fût affligé de l’idée que je sais son histoire. Je serai bien aise qu’il ignore cette visite, car elle pourrait lui paraître singulière ; elle n’est pas conforme aux usages de ce monde, j’allais encore dire aux habitudes, dit l’inconnu en s’interrompant avec impatience, et il semble qu’il n’y ait rien de mieux à faire que de se conformer toujours aux usages du monde. »

En disant ces mots, il se dirigea vers la porte, le chapeau à la main, et prit congé d’elle. Il y avait dans cet adieu un heureux mélange de profond respect et de sincère intérêt que la politesse n’avait pu dicter, que la confiance ne pouvait méconnaître pour l’expression d’un cœur pur et sincère.

Cette visite réveilla dans le cœur de la sœur bien des impressions à moitié effacées. Il y avait si longtemps qu’aucun étranger n’avait passé le seuil de la porte ! Il y avait si longtemps qu’une voix amie n’avait fait résonner à son oreille des sons sympathiques ! Aussi la figure de l’inconnu lui revint-elle bien des fois à la pensée après son départ, pendant qu’assise à la croisée, elle faisait courir son aiguille ; il lui semblait toujours entendre les paroles qu’il avait prononcées. C’est qu’il avait touché au secret de sa vie tout entière ; et si elle perdait de vue un moment l’apparition de l’étranger, c’était pour se plonger plus avant dans les mille souvenirs du grand événement qui faisait le fond de cette vie même. Travaillant et songeant tour à tour, tantôt se mettant à la tâche pendant un temps assez long, puis laissant tomber son ouvrage sans s’en apercevoir, entraînée qu’elle était par ses pensées, Henriette Carker vit les heures s’écouler et le jour toucher à sa fin. Le temps clair et beau le matin, s’était couvert peu à peu ; un vent froid s’élevait, la pluie tombait avec force et un brouillard épais enveloppait la ville, dont il lui dérobait la vue.

Plus d’une fois elle jeta un regard de compassion sur les pauvres voyageurs qui se rendaient à Londres. Se traînant sur la grand’route, tout épuisés de fatigue, ils regardaient avec effroi l’immense cité qu’ils avaient devant eux, comme s’ils eussent prévu que leur misère ne serait qu’une goutte perdue dans la mer, un grain de sable sur le rivage, et ils avançaient en tremblant, courbant la tête devant l’orage courroucé, car les éléments mêmes semblaient les repousser. Chaque jour, pensait-elle, combien il en passe de ces voyageurs, et toujours dans la même direction, toujours allant vers la ville ! Engloutis dans cette cité immense, où ils semblaient entraînés par une force invincible, ils n’en revenaient plus jamais ; vraie pâture des hôpitaux, des cimetières, des prisons, du fleuve, de la fièvre, de la folie, du vice et de la mort, tous allaient se faire dévorer par ce monstre qu’on entendait gronder au loin.

Le vent froid mugissait, la pluie tombait, la nuit approchait quand Henriette, levant les yeux de dessus l’ouvrage auquel elle travaillait avec ardeur, aperçut un des voyageurs s’approcher.

C’était une femme ; une femme seule et d’environ trente ans. Elle était grande et bien faite ; ses traits étaient fort beaux, mais elle était misérablement vêtue. Son manteau gris, fouetté par la pluie, était souillé de boue, de poussière, d’argile et de sable, il avait dû traîner sur bien des routes et par tous les temps. Point de chapeau sur sa tête ; un mouchoir en lambeaux protégeait seul contre la pluie sa belle chevelure noire et le vent qui soufflait avec violence, fouettant son visage des coins de son mouchoir et des mèches de ses longs cheveux, la forçait de s’arrêter souvent pour les écarter afin de voir son chemin.

Elle venait de s’arrêter dans ce but, quand Henriette la remarqua. Elle passa ses deux mains sur son front brûlé par le soleil et écarta de son visage les cheveux qui le couvraient ; elle laissa voir alors des traits empreints d’une beauté insouciante et sauvage, d’une résolution hardie et dépravée, prête à défier bien d’autres obstacles que la pluie ou le mauvais temps, d’une insensibilité parfaite à tout ce qui pouvait lui tomber sur la tête du ciel ou d’ailleurs : sa vue toucha le cœur de celle qui la regardait passer : n’était-ce pas une femme, comme elle ?

Elle pensa à cette âme aussi déchirée, aussi souillée au dedans peut-être que ses vêtements extérieurs, aussi endurcie que son corps ; elle pensa à tous les dons que le ciel avait répandus sur cette créature, et qui avaient été jetés aux vents comme ses cheveux épars ; elle pensa à cette belle ruine fouettée par la pluie et l’orage au déclin du jour.

En pensant à tout cela, elle ne se détourna pas avec indignation, ce que font trop souvent des femmes tendres et compatissantes, à ce qu’on dit ; elle la plaignit seulement.

Sa sœur déchue continua sa route, regardant au loin devant elle, et cherchant à percer le brouillard qui enveloppait la ville. De temps en temps, elle jetait un coup d’œil égaré et inquiet de chaque côté du chemin. Quoique son pas fût ferme et courageux, elle était fatiguée et, après un moment d’irrésolution, elle s’assit sur un tas de pierres, sans chercher à s’abriter contre la pluie.

Elle se trouvait alors juste en face de la maison. Après avoir laissé un moment reposer sa tête sur ses deux mains, elle la releva et ses yeux rencontrèrent ceux d’Henriette.

En un instant, Henriette fut à la porte, et l’autre, sur un signe, se leva et s’avança lentement vers elle, avec un regard assez dur.

« Pourquoi restez-vous à la pluie ? dit Henriette avec douceur.

— Je n’ai pas d’abri, répondit-elle.

— Mais il y a bien des endroits où vous auriez pu vous mettre à couvert près d’ici ; sous ce petit porche, par exemple, dit-elle, et elle montrait celui de la maison, vous seriez mieux que là où vous êtes. Vous pouvez vous y asseoir. »

La mendiante la regarda d’un air de doute et de surprise, mais sans exprimer la moindre reconnaissance. Quand elle se fut assise, elle ôta un de ses mauvais souliers pour en secouer les cailloux et le sable, et montra son pied meurtri et ensanglanté.

Henriette poussa un cri de pitié et l’étrangère lui adressa un sourire, plein de mépris et d’incrédulité.

« Qu’est-ce qu’un pied meurtri pour une femme comme moi ? Et qu’est-ce qu’un pied meurtri chez une femme comme moi, pour une femme comme vous ?

— Entrez, dit Henriette de sa voix douce : vous allez le laver, et je vous donnerai un linge pour l’envelopper. »

La femme se cacha le visage et pleura, non comme une femme, mais comme un homme courageux, honteux de se laisser voir en flagrant délit de faiblesse. Sa poitrine se soulevait avec violence, et les efforts qu’elle faisait pour se remettre prouvaient combien les émotions étaient rares chez elle.

Elle se laissa conduire dans la maison, et pansa son pied malade, plutôt pour faire honneur à la bonté de la dame que par souci d’elle-même. Henriette plaça ensuite devant elle les restes de son frugal dîner dont elle mangea sobrement. Comme l’étrangère témoignait le désir de continuer sa route, Henriette la pria, avant de partir, de sécher ses vêtements devant le feu : ce fut encore plutôt pour reconnaître la bonté de la dame que par intérêt pour sa propre personne qu’elle s’assit devant la cheminée. Elle détacha le mouchoir qu’elle avait sur la tête : ses épais cheveux noirs, mouillés par la pluie, tombèrent sur ses épaules, et tout en regardant la flamme, elle les pressa dans ses mains, pour les sécher.

« Je suis sûre que vous vous dites, fit-elle en levant tout à coup la tête, que j’ai dû être belle autrefois. Je crois l’avoir été. Je sais que je l’ai été. Regardez ! » Elle releva ses cheveux, d’un air farouche, avec ses deux mains ; on eût dit qu’elle allait les arracher, mais elle les laissa retomber, les rejetant en arrière, comme autant de serpents qui lui faisaient horreur.

« Vous êtes peut-être étrangère dans ce pays ? demanda Henriette.

— Étrangère ! répondit-elle s’arrêtant entre chaque parole et regardant le feu. Oui, voilà dix ou douze ans, que j’y suis étrangère. Je n’avais pas d’almanach où j’étais ; ce doit être dix ou douze ans. Je ne reconnais plus ce pays. C’est bien changé, depuis que je suis partie.

— Est-ce que vous êtes allée bien loin ?

— Très-loin. J’ai voyagé sur mer bien des mois, et je suis allée plus loin encore. Je suis allée où vont les condamnés, ajouta-t-elle, en regardant en face son interlocutrice : j’en étais une moi-même.

— Que le ciel vous vienne en aide et vous pardonne ! répondit Henriette avec douceur.

— Ah ! que le ciel me vienne en aide et me pardonne, répliqua-t-elle en secouant sa tête devant le feu. Si les hommes nous venaient en aide un peu plus, Dieu n’aurait pas tant besoin de nous pardonner. »

Mais l’air plein de bienveillance et d’aménité d’Henriette, sa douceur et son indulgence l’émurent et elle dit d’un ton moins rude :

« Nous devons être à peu près du même âge vous et moi. Si je suis plus âgée, ce ne peut être que d’un an ou deux. Qui le croirait ! »

Elle ouvrit ses bras comme pour montrer l’état misérable auquel elle était réduite, corps et âme, puis elle les laissa retomber et pencha tristement la tête.

« Il n’y a rien que nous ne puissions espérer de réparer. Il n’est jamais trop tard pour nous corriger, dit Henriette. Vous vous repentez ?

— Non, répondit-elle, je ne me repens pas. C’est impossible. Les femmes comme moi ne se repentent pas, et pourquoi donc me repentirais-je, moi, quand on laisse tout le monde libre de faire ce qu’il veut ? On me parle de repentir ; et qui donc se repentira du mal qu’on m’a fait ? »

Elle se leva, noua son mouchoir autour de sa tête et se prépara à sortir.

« Où allez-vous ? dit Henriette.

— Là-bas, à Londres ! et elle indiqua du doigt la ville.

— Avez-vous un asile ?

— Je dois avoir une mère. Une mère ! à peu près comme son logement est un asile ! et elle fit entendre un amer éclat de rire.

— Prenez ceci, dit Henriette en lui mettant un peu d’argent dans la main. Tâchez de vous bien conduire. C’est peu de chose, mais c’est assez pour vous empêcher de mal faire au moins pendant un jour.

— Êtes-vous mariée ? dit l’autre, d’une voix faible, en prenant l’argent.

— Non, je vis ici avec mon frère. Nous ne sommes pas riches ; sans cela je vous donnerais davantage.

— Voulez-vous me permettre de vous embrasser ? »

Ne voyant sur le visage d’Henriette ni mépris, ni répugnance, la mendiante se pencha vers elle sans attendre la réponse, et approcha ses lèvres de sa joue. Puis, elle se cacha de nouveau le visage et disparut.

Elle disparut dans la nuit profonde au milieu du vent mugissant et sous un torrent de pluie. Elle allait d’un pas rapide vers la grande cité brumeuse dont les lumières vacillantes brillaient dans le lointain : ses cheveux noirs, sa coiffure en désordre retombaient sur son visage insouciant.