Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 175-195).


CHAPITRE XI.

Le Petit aspirant de marine se disloque.


L’honnête capitaine Cuttle resta plusieurs semaines retranché dans son fort : il ne se départit pas un seul instant des prudentes précautions qu’il avait imaginées pour se mettre à l’abri d’un coup de main : il y renonça d’autant moins, que l’ennemi ne se laissait pas voir. Le capitaine disait, pour justifier sa circonspection, que cet état actuel de profonde sécurité était trop étonnant pour pouvoir durer longtemps ; il savait que, lorsque le temps était au beau, ce n’était jamais au beau fixe, et que la girouette, en pareil cas, ne tardait pas à tourner : il connaissait aussi trop bien le caractère de Mme  Mac-Stinger pour croire que cette femme renoncerait à l’héroïque projet qu’elle devait avoir conçu de le découvrir et d’opérer sa capture. Toutes ces réflexions faisaient frissonner le pauvre capitaine, qui mena dès lors une vie solitaire et retirée : s’il sortait quelquefois, c’était bien rare et toujours à la brune, n’osant s’aventurer que dans les rues les plus sombres ; mais c’est surtout le dimanche qu’il se gardait bien de démarrer. Dans tous les cas, soit dans ses retranchements, soit dehors, il se garait des chapeaux de femme comme de la crinière des lions dévorants.

Le capitaine Cuttle ne pouvait pas s’imaginer comment il parviendrait à résister à Mme  Mac-Stinger, si jamais, pendant les promenades qu’il se permettait, elle venait mettre le grappin sur lui. Il sentait que cela était complétement impossible. Il se voyait déjà lui, capitaine Cuttle, bel et bien fourré dans un fiacre et transporté, par voie coërcitive, à son ancien logement. Et dame ! une fois mis dedans, c’était un homme perdu, il le prévoyait bien. Adieu son chapeau, et Mme  Mac-Stinger ferait bonne garde jour et nuit : sans compter les reproches accumulés sur sa tête en présence de tous les petits Mac-Stinger ; il deviendrait un objet de soupçon et de défiance ; aux yeux des enfants ce serait un ogre, et aux yeux de Mme  Mac-Stinger, leur mère, un traître démasqué.

Toutes les fois que ce triste tableau se présentait à l’imagination du capitaine Cuttle, il se sentait sur le front une sueur abondante et dans l’âme un profond découragement. Ce malaise momentané qu’il éprouvait l’obligeait de sortir un peu le soir pour prendre l’air et de l’exercice. Mais alors il comprenait si bien le danger auquel il s’exposait, qu’il prenait congé de Robin avec la dignité solennelle d’un homme qui peut ne revenir jamais : il l’exhortait, dans le cas où il viendrait à le perdre de vue pendant un certain temps, à marcher toujours dans le sentier de la vertu et à conserver toujours bien luisants les instruments de cuivre.

Cependant, pour ne pas renoncer à toute chance de salut et pour s’assurer les moyens de conserver des relations avec le monde extérieur, en supposant que les choses prissent la plus mauvaise tournure, il eut l’heureuse idée d’enseigner à Robin le rémouleur un signal, connu d’eux seuls, par lequel cet affidé pourrait, à l’heure du danger, faire connaître à son chef sa présence fidèle. Après beaucoup de réflexion, le capitaine s’arrêta au parti de lui apprendre à siffler l’air du marin :

« Eh ! gai, gai, gai ! mon officier. »

Robin le rémouleur atteignit à cet égard toute la perfection qu’on pouvait espérer d’un homme de terre ; le capitaine satisfait le pénétra des instructions suivantes de l’air le plus mystérieux.

« Maintenant, mon garçon, tiens bon ! Si jamais je suis pris !

— Comment ! pris ? capitaine, interrompit Robin en ouvrant tout grands ses yeux ronds.

— Eh bien, oui, dit le capitaine d’un air sombre, si jamais je pars avec l’intention de revenir souper, et que je ne revienne pas à portée de voix ; dans les vingt-quatre heures qui suivront ma disparition, va droit à Brig-Place et siffle l’air que je viens de te dire, tout près du vieux port où je suis resté si longtemps en amarre, surtout sans faire semblant de rien, tu entends ? Tu feras comme si tu flânais là par hasard. Si je te réponds sur le même air, détale, mon garçon, et reviens vingt-quatre heures après. Si je te réponds sur un autre air, cours bord sur bord en attendant que je t’envoie d’autres signaux. Comprends-tu mes ordres, dis ?

— Que je coure bord sur bord, capitaine ? demanda Robin. Est-ce sur le bord de la route ?

— Ne v’là-t-il pas un joli cadet, je vous le demande ! dit le capitaine qui regardait Robin d’un air sévère : il ne sait pas son alphabet. Va-t-en un brin et reviens après. Comprends-tu cela ?

— Oui, capitaine, dit Robin.

— À la bonne heure donc, fit le capitaine en se calmant. Eh bien ! voilà ! »

Pour mieux l’éprouver, le capitaine daignait quelquefois le soir, quand la boutique était fermée, lui faire répéter son rôle ; dans ce but, il se retirait dans la salle à manger, qui était censée le logement d’une Mme  Mac-Stinger, et observait curieusement les mouvements de son compère, à travers l’espèce de meurtrière qu’il avait pratiquée dans le mur : Robin le rémouleur, toutes les fois qu’on le mettait à l’épreuve, remplissait son rôle avec une telle précision, un tact si merveilleux, qu’à diverses reprises le capitaine, pour lui témoigner sa satisfaction, lui mit dans la main une pièce de cinq francs ; et peu à peu il sentit naître dans son cœur la résignation d’un homme qui avait fait bonne provision de courage pour les mauvais jours, et qui avait pris toutes les précautions raisonnables pour résister aux coups de l’implacable destin.

Néanmoins, le capitaine ne voulut pas trop tenter la mauvaise fortune, ni s’aventurer à sortir plus qu’il ne l’avait fait jusque-là. Cependant il avait cru que ce serait un bon procédé de sa part, en sa qualité d’ami ordinaire de la famille, d’assister à la cérémonie du mariage de M. Dombey, mariage qui lui avait été annoncé par M. Perch, et de lui montrer du haut de la galerie un visage riant et congratulatoire. Donc, pour se conformer aux devoirs de la politesse, il s’était rendu à l’église au fond d’un fiacre, dont les stores étaient complètement baissés. Il aurait hésité même à se montrer aussi hardi, s’il n’avait su combien les croyances de Mme  Mac-Stinger, qui suivait le révérend Melchisédech, rendaient invraisemblable sa rencontre dans cette église.

Le capitaine revint sain et sauf ; il reprit le train ordinaire de sa nouvelle existence, sans être alarmé autrement que par les chapeaux de femme qui passaient journellement dans la rue. Mais d’autres soucis encore pesaient sur le cœur du brave capitaine. Pas de nouvelles du vaisseau de Walter. Pas de nouvelles du vieux Solomon Gills. Florence ne savait même rien de la fuite du vieillard, et le capitaine Cuttle n’eut pas le courage de lui en parler. Il faut l’avouer ; voyant que les espérances qu’il avait fondées sur le généreux Walter, sur ce beau jeune homme au cœur tendre et amoureux, qu’il avait chéri à sa façon dès son enfance, commençaient à s’évanouir de jour en jour, l’honnête capitaine commençait aussi à renoncer avec un regret bien naturel à l’idée d’échanger désormais la moindre parole avec Florence. Ah ! s’il avait eu de bonnes nouvelles à lui porter, il aurait bravé la maison fraîchement décorée, magnifiquement meublée : et pourtant la pensée de la nouvelle maison Dombey, jointe au souvenir qu’il avait conservé de la dame qu’il avait vue à l’église, était quelque chose de terrible pour lui ; mais, pour porter une bonne nouvelle à Florence, il aurait tout bravé et se serait frayé un chemin jusqu’à elle. Dans la nuit profonde, au contraire, qui engloutissait leurs communes espérances et qui jetait un sombre voile sur tous les instants de son existence, le capitaine semblait croire qu’il ne serait pour elle qu’un nouveau sujet d’affliction et de désespoir, et une visite de Florence elle-même l’aurait effrayé presque autant qu’une visite de Mme  Mac-Stinger en personne.

C’était par une froide et sombre soirée d’automne : le capitaine Cuttle avait ordonné d’allumer du feu dans la petite salle à manger, qui, maintenant plus que jamais, ressemblait à la cabine d’un bâtiment. La pluie tombait dru et la bise soufflait fort. Quand le capitaine, en passant par la chambre à coucher de son vieil ami, exposée à tous les vents, monta au sommet de la maison pour prendre connaissance du temps, il sentit défaillir son cœur en présence de cette scène de triste désolation. S’il sentit défaillir son cœur, ce n’était pas qu’il fît un rapprochement entre ce temps affreux et la destinée du pauvre Walter ; ce n’était pas non plus qu’il doutât que, si la Providence l’avait condamné, ce ne fût fait depuis longtemps ; mais il subissait en ce moment une influence extérieure complètement distincte de celle que ses réflexions pouvaient exercer sur lui : son courage était anéanti et ses espérances disparaissaient, comme cela s’est vu et se verra encore chez des gens qui en savent plus long que le capitaine Cuttle.

La figure tournée contre le vent impétueux et fouettée par la pluie, il regardait ce déluge qui inondait les toits des maisons ; il cherchait, mais en vain, quelque chose qui pût l’égayer. La vue des objets qui l’entouraient ne valait guère mieux. Près de lui il voyait des caisses à thé couvertes de poussière, ou d’autres boîtes sur lesquelles les pigeons de Robin le rémouleur roucoulaient comme une brise plaintive. Un petit aspirant de marine, qui servait de girouette dans son temps, avec son télescope à l’œil, visible autrefois de la rue, mais depuis longtemps démoli, était dans ce moment à grincer sur son pivot rouillé, à la merci de l’ouragan qui le faisait tourner comme un toton sur lui-même.

Sur l’étoffe grossière de l’habit bleu du capitaine, les froides gouttes de pluie brillaient comme autant de petites boules d’acier : c’est à peine s’il pouvait tenir tête au vent violent du nord-ouest assez impétueux pour lui faire faire la culbute par-dessus le balcon et le précipiter sur le pavé. « Si l’Espérance était quelque part ce soir-là, pensait le capitaine en retenant son chapeau sur sa tête, il fallait qu’elle fût restée à domicile ; elle ne se serait toujours pas risquée à mettre le nez dehors. » Aussi, le capitaine secouant tristement la tête, rentra pour voir s’il ne la trouverait pas chez lui.

Le capitaine Cuttle descendit lentement l’escalier qui conduisait à la petite salle à manger, il s’assit sur sa chaise ordinaire et chercha l’Espérance dans la flamme du foyer, mais elle n’y était pas, et pourtant la flamme brillait bien. Il tira de sa poche sa blague et sa pipe, et se disposa à fumer pour voir s’il ne la trouverait pas dans le brasier du fourneau de sa pipe et dans les flots de fumée qui ondulaient autour de ses lèvres ; mais dans la pipe, comme dans les tourbillons de fumée, on ne voyait même pas une des pointes de l’ancre de l’Espérance. Il essaya d’un grog ; même déception : il ne trouva, au fond du verre, que de tristes réalités, et ne se sentit pas le courage de le vider. Il fit un tour ou deux dans la boutique, et chercha l’Espérance parmi les instruments ; mais, dans leur obstination, ces instruments retraçaient tous le naufrage du navire, en dépit des efforts du capitaine pour n’y pas croire : il voyait toujours devant lui le fond de la mer.

Pendant que le vent soufflait toujours, que la pluie continuait de frapper contre les volets fermés, le capitaine s’approcha du petit aspirant de marine, et, tout en essuyant avec sa manche l’uniforme mouillé du petit officier, il se prit à songer au grand nombre d’années que le petit aspirant avait vues passer sans qu’il s’opérât de grands changements dans l’équipage : il songea comme tous ces changements étaient venus fondre à la fois le même jour et balayer la boutique. D’un côté, la petite réunion de la salle à manger avait été dissoute, et la société qui la composait éparpillée ; d’un autre côté, il n’y avait plus d’oreilles pour entendre la ballade de la Belle Suzon. lors même qu’il y aurait eu quelqu’un là pour la chanter, et il n’y avait personne ; car le capitaine était moralement sûr qu’il n’y avait que lui pour la chanter, et il n’en aurait pas le courage. Et puis qu’était devenue la figure enjouée de Walter ? En ce moment le capitaine retira sa manche de l’uniforme du petit aspirant pour la porter à ses yeux. La perruque et les boutons de Solomon Gills n’étaient plus qu’un rêve du passé ; Richard Whittington s’était cassé le cou ; tous les plans, tous les projets qui se rattachaient à l’avenir du petit aspirant de marine avaient fait naufrage : le navire avait perdu ses mâts et son gouvernail et s’en allait à la dérive errant à la merci des flots.

Pendant que le capitaine, tout consterné, roulait toutes ces pensées dans sa tête, passant et repassant sa manche sur l’aspirant de marine, tant par l’amitié qu’il portait à cette vieille connaissance que par distraction, on entendit frapper à la porte. Le bruit fit tressaillir d’effroi Robin le rémouleur. Assis sur le comptoir, ses yeux ronds ardemment fixés sur le capitaine, il se demandait pour la centième fois si le capitaine n’était pas un assassin pour avoir une conscience si tourmentée et pour se cacher toujours ainsi.

« Qu’est-ce ? dit le capitaine à voix basse.

— Quelqu’un qui frappe, capitaine, » répondit Robin le rémouleur.

Le capitaine, prenant aussitôt un air tout penaud, s’esquiva sur la pointe du pied dans la salle à manger et s’y enferma aux verroux. Robin ouvrit la porte. Il aurait parlementé avec le visiteur sur le seuil, si le visiteur était venu habillé en femme, mais la personne appartenant au sexe masculin, et la consigne de Robin ne concernant que les femmes, il laissa la porte ouverte et fit entrer le visiteur. Celui-ci entra vivement pour se soustraire plus vite à l’averse.

« Allons, voilà de l’ouvrage pour Burgess et compagnie, dit le visiteur en regardant par-dessus l’épaule ses mollets trempés et couverts de boue. Eh ! comment cela va-t-il, monsieur Gills ? »

Cette question s’adressait au capitaine, qui eut l’air de sortir de la salle à manger, comme par le plus grand des hasards.

« Merci bien, continua l’inconnu sans attendre qu’on eût répondu à sa question, je me porte très-bien, je vous suis très-obligé. Mon nom est Toots. Monsieur Toots. »

Le capitaine se souvint d’avoir vu ce jeune homme au mariage ; il le salua. M. Toots répondit par un gros rire ; puis, embarrassé de lui-même, suivant son ordinaire, il souffla fort, secoua longtemps les mains du capitaine, et tombant sur Robin le rémouleur, faute de trouver une autre suite à la conversation, il lui secoua les mains de la façon la plus cordiale et la plus affectueuse.

« Dites donc, je voudrais bien vous dire un petit mot, s’il vous plaît, dit enfin Toots avec une merveilleuse présence d’esprit. Dites donc, Mlle  D, O, M, vous savez qui je veux dire ? »

Le capitaine, pour toute réponse, indiqua avec son croc d’un geste plein de gravité et de mystère la petite salle à manger, où M. Toots le suivit.

« Oh ! mais, je vous demande bien pardon, dit M. Toots en levant la tête vers la figure du capitaine au moment où il s’asseyait sur une chaise que le capitaine avait avancée pour lui. Vous ne connaîtriez pas par hasard Coq-Hardi ? non, n’est-ce pas ?

— Coq-Hardi ? dit le capitaine.

— Oui, Coq-Hardi. »

Le capitaine, remuant la tête d’une façon qui voulait dire non, M. Toots lui expliqua que l’homme dont il lui parlait était le fameux personnage qui s’était couvert de gloire et avait illustré son pays par sa victoire sur un célèbre boxeur du Shropshire ; mais ce renseignement ne parut pas éclairer beaucoup l’esprit du capitaine.

« C’est qu’il est dans la rue à présent ; voilà tout : du reste, ça ne fait rien, peut-être qu’il ne se mouillera pas beaucoup.

— Je puis, pour lui, lever la consigne en un instant, répondit le capitaine.

— Eh bien ! dit Toots en riant de son gros rire, si vous vouliez avoir la bonté de lui permettre de s’asseoir dans la boutique avec votre jeune homme, je vous serais obligé. Parce que, vous savez, il ne faut pas grand’chose pour lui faire du mal, et l’humidité est nuisible à ses muscles. Eh bien ! je vais le faire entrer, monsieur Gills. »

Là-dessus M. Toots, regagnant la porte de la boutique, siffla dans les ténèbres d’une façon toute particulière : aussitôt se montra un individu solidement bâti, portant une redingote blanche à longs poils, un chapeau à rebords plats ; il avait les cheveux courts, un nez écrasé et un désert considérable de nudité chauve derrière chaque oreille.

« Asseyez-vous, Coq-Hardi, » dit M. Toots.

Le docile Coq-Hardi cracha quelques brins de paille dont il était en train de se curer les dents, et en prit de la fraîche qu’il tenait en réserve dans sa main.

« N’y aurait-il pas un verre de quelque chose là sous la main ? dit Coq-Hardi par manière de parler. Voilà une nuit qui n’est pas tendre pour un homme qui ne vit pas de ses rentes. »

Le capitaine Cuttle servit un verre de rhum, que Coq-Hardi se versa dans le gosier comme dans un tonneau, en s’écriant :

« À notre santé ! »

M. Toots et le capitaine, retournant alors dans la salle à manger, s’assirent de nouveau devant le feu, et M. Toots commença en ces termes :

« Monsieur Gills…

— Halte-là ! dit le capitaine, mon nom est Cuttle. »

M. Toots regarda d’un air ébahi le capitaine, qui continua gravement :

« Capitaine Cuttle est mon nom, l’Angleterre est ma patrie, cette maison est ma demeure ; que le saint nom du Seigneur soit béni ! Job ; dit le capitaine, citant son autorité.

— Ah bah ! dit M. Toots, vraiment je ne pourrais pas voir M. Gills ? Pourtant…

— Si vous pouviez voir Solomon Gills, jeune homme, dit le capitaine avec sentiment en lui posant sa lourde main sur le genou, si vous pouviez voir le vieux Sol, entendez-vous bien, de vos propres yeux, assis comme vous êtes là, voyez-vous, vous seriez pour moi plus qu’un vent d’arrière pour un vaisseau en bonasse. Mais vous ne pouvez pas voir Sol Gills. Et pourquoi ne pouvez-vous pas voir Sol Gills ? dit le capitaine, qui voyait à la figure de M. Toots qu’il produisait une impression profonde sur son esprit… parce qu’il est invisible. »

M. Toots, dans son trouble, allait répondre que ça ne faisait rien, mais il s’arrêta en chemin et s’écria :

« Il n’est pas Dieu possible !

— Cet homme, dit le capitaine, m’a chargé dans un écrit de garder sa boutique, et quoiqu’il fût pour moi aussi bon qu’un frère, je ne sais pas plus que vous où il est allé, ni pourquoi il est parti : est-il à la recherche de son neveu, ou a-t-il perdu la tête, je n’en sais rien ; tout ce que je sais, c’est qu’un beau matin il a sauté par-dessus bord et qu’il a fait le plongeon sans le moindre flic-flac, sans le moindre bruit. Je l’ai cherché de tous les côtés et je n’ai jamais pu remettre la main dessus.

— Mais, grand Dieu ! Mlle  Dombey ne le sait pas, fit M. Toots.

— Voyons ! interrompit le capitaine en baissant la voix, je m’adresse à vous comme à un cœur sensible, et je vous le demande, pourquoi le saurait-elle ? Pourquoi le lui dire avant que le temps soit venu de désespérer tout à fait ? Cette bonne et douce petite créature, elle s’était attachée au vieux Sol Gills avec une bonté, avec une telle affection, avec… ai-je besoin de vous le dire… vous me comprenez…

— J’espère vous comprendre, fit M. Toots en riant de son gros rire, et en même temps il sentit le rouge lui monter au visage.

— Et vous venez ici de sa part, dit le capitaine.

— Je le crois, dit M. Toots, et là-dessus il se mit à ricaner plus fort.

— Eh bien ! tout ce que j’ai à vous dire, fit le capitaine, c’est que vous connaissez un ange : oui, c’est un ange qui vous a donné cette commission. »

M. Toots saisit avec empressement la main du capitaine et lui demanda de vouloir bien l’honorer de son amitié.

« Parole d’honneur, dit M. Toots en prenant un ton grave, je vous serai obligé de vouloir bien accepter mes offres d’amitié. J’aurais beaucoup de plaisir à vous connaître. Réellement j’ai besoin d’un ami, j’en ai besoin. Le petit Dombey était mon ami chez le vieux Blimber, et il le serait encore maintenant, s’il avait vécu. Coq-Hardi, sans doute, dit M. Toots à voix basse, est très-bien ; il est admirable dans son genre… c’est l’homme le plus fin qui soit au monde ; en sa qualité de boxeur, il n’y a pas de coup qu’il ignore à ce qu’on dit, moi, je n’en sais rien : mais enfin, il ne me remplace pas tout. Ainsi donc, oui, Mlle  Florence est un ange, capitaine. S’il y a un ange quelque part, c’est bien Mlle  Dombey : c’est toujours ce que j’ai dit. Franchement, là ! je vous serais bien obligé, si vous vouliez cultiver ma connaissance. »

Le capitaine reçut la proposition avec courtoisie, mais sans déclarer positivement qu’il l’acceptait ; il se contenta de lui répondre : « C’est bien, mon garçon, nous verrons cela ; » puis rappelant à M. Toots l’objet immédiat de sa mission, il lui demanda ce qui lui avait valu l’honneur de sa visite.

« Eh bien ! répliqua M. Toots, voici le fait ; je viens de voir la jeune personne. Non pas Mlle  Dombey… mais Suzanne… Vous connaissez Suzanne ? »

Le capitaine fit un signe de tête affirmatif, et la grave expression de sa figure sembla indiquer à M. Toots qu’il faisait grand cas de la jeune personne en question.

« Voilà comme cela est arrivé, dit M. Toots, je fais souvent des visites chez Mlle  Dombey. Je n’y vais pas tout exprès, vous entendez bien, mais il m’arrive souvent de me trouver dans le quartier ; quand je m’y trouve, alors je fais une petite visite.

— Naturellement, fit le capitaine.

— Eh bien ! dit M. Toots, je suis allé tantôt faire une visite. Et ma parole d’honneur, je ne crois pas qu’il soit possible de se faire une idée de la figure angélique que Mlle  Dombey avait tantôt. »

La tête du capitaine sembla répondre qu’il y avait peut-être des personnes pour qui cela n’était pas possible… mais que ce n’était pas lui.

« Au moment où je m’en allais, dit M. Toots, la jeune dame vint me prendre de la façon la plus inattendue et m’emmena dans l’office. »

Le capitaine parut un instant ne pas trouver cette façon d’agir de son goût, et se renversant sur sa chaise, il jeta à M. Toots un regard de défiance, sinon de menace.

« Et là, continua M. Toots, elle m’a montré ce journal : elle me dit qu’elle l’avait caché à mademoiselle toute la journée, parce que, disait-elle, il y avait dedans quelque chose qui intéressait une personne de la connaissance du pauvre Dombey et de sa sœur. Là-dessus elle me lut le passage. Très-bien. Puis elle me dit : … Attendez donc que je me le rappelle ; que diable ! qu’est-ce qu’elle me dit donc ? »

M. Toots, dont l’esprit était complétement absorbé à chercher ce que Suzanne lui avait dit, vint tout en parlant à rencontrer l’œil du capitaine : et l’expression de ce regard était si sombre que le pauvre garçon fut déconcerté et éprouva une peine infinie à reprendre le fil de son discours.

« Ah ! m’y voici, dit M. Toots après un long moment de réflexion : elle me dit qu’elle espérait que la nouvelle était fausse, ajoutant qu’elle ne pouvait guère sortir elle-même sans donner quelque soupçon à Mlle  Dombey, et qu’elle me priait d’aller chez M. Solomon Gills, l’opticien, l’oncle de la susdite personne, et de lui demander s’il croyait que la chose fût vraie, et s’il n’avait pas reçu d’autres nouvelles de la Cité. Dans le cas où il ne pourrait pas me satisfaire, elle ne doutait pas que le capitaine Cuttle fût en état de me renseigner là-dessus… Ah ! mais ! tiens ! ajouta M. Toots, comme si le jour se faisait dans son esprit : alors c’est vous. »

Le capitaine jeta un coup d’œil sur le journal que M. Toots tenait à la main, et soupira.

« Eh bien ! continua M. Toots, la raison qui fait que je suis venu un peu tard, c’est que j’ai commencé par monter jusqu’à Finchley, pour m’y procurer de beau mouron pour le serin de Mlle  Dombey : on ne le trouve que là. Mais je suis venu ici tout de suite après. Vous avez vu le journal, je suppose. »

Le capitaine, qui n’osait pas s’aventurer à lire le journal, dans la crainte de se voir dans les annonces, signalé en toutes lettres, à l’article objets perdus ou réclamés, se contenta de secouer la tête.

« Voulez-vous que je vous lise le passage ? » demanda M. Toots.

Le capitaine ayant fait un signe affirmatif, M. Toots lut les lignes suivantes, empruntées au bulletin maritime :

« Southampton. Le bâtiment le Défi, capitaine Henri James, arrivé dans ce port aujourd’hui, avec une cargaison de sucre, de café, de rhum, déclare qu’ayant été pris de calme le sixième jour de son retour de la Jamaïque, dans… telle et telle latitude… Vous savez ce que cela veut dire, vous, dit Toots, après avoir tenté, mais en vain, de se reconnaître dans les chiffres énoncés.

— Bon quart, cria le capitaine, en donnant un coup de poing sur la table. Cours sur ton ancre, mon garçon.

— Latitude… latitude… répéta M. Toots en jetant sur le capitaine un regard effaré, et telle et telle longitude… la vigie a aperçu, une demi-heure avant le coucher du soleil, quelques débris de navire qui flottaient à la distance d’un mille. Comme le temps était clair et le bâtiment en panne, une chaloupe fut mise à la mer, avec ordre d’examiner le susdit navire naufragé, qui consistait en différents espars et en agrès appartenant à un brick anglais, du port de cinq cents tonneaux, avec une partie de la poupe sur laquelle on voyait ces mots encore lisibles : Fils-et-Héritier. Aucun cadavre sur les débris qui flottaient. Le livre de loch du bâtiment le Défi établit qu’une brise s’étant élevée dans la nuit, on n’aperçut plus le bâtiment. Il ne peut plus y avoir de doute sur le sort du vaisseau Fils-et-Héritier du port de Londres, chargé pour la Barbade : il est certain qu’il a fait naufrage dans la dernière tempête et qu’il a péri corps et biens. »

Le capitaine, en cela semblable à tous les hommes, avait conservé jusque-là, au fond de son cœur, plus d’espérance qu’il ne le croyait : cette nouvelle lui porta le dernier coup. Pendant la lecture de l’article du journal, et encore une ou deux minutes après, comme s’il était plongé dans un sommeil léthargique, il regardait fixement le timide M. Toots : puis, tout d’un coup il se lève, met son chapeau de toile cirée, qu’il avait déposé sur la table en l’honneur de l’étranger, et lui tournant le dos, il penche tristement la tête sur le marbre de la cheminée.

« Oh ! parole d’honneur, s’écria M. Toots, dont le cœur tendre fut vivement touché par la douleur du capitaine, c’est une bien triste chose que ce monde-ci : ou l’on y meurt ou l’on y est malheureux. Là, vraiment, je n’aurais jamais désiré entrer en possession de ma fortune, si j’avais su cela. Je n’ai jamais vu de monde pareil. C’est bien pis que chez les Blimber. »

Le capitaine Cuttle, sans changer de position, fit signe à M. Toots de ne pas faire attention à lui et se retourna vers la cheminée, son chapeau de toile cirée en arrière sur les oreilles, passant sa main sur son visage hâlé.

« Walter, mon cher garçon, dit le capitaine, adieu ! Walter, mon cher enfant, mon garçon, mon camarade, je t’aimais. Ce n’était ni ma chair ni mon sang, ajouta-t-il en regardant le feu. Je n’ai pas d’enfant, et pourtant, en perdant Walter j’éprouve quelque chose de ce qu’éprouve un père en perdant son fils. Pourquoi cela ? parce que c’est une perte qui en vaut douze. Qu’est devenu maintenant ce jeune écolier au teint vermeil et à la chevelure bouclée, qui venait toutes les semaines dans cette salle à manger, toujours gai comme un pinson ? Mort avec Walter. Qu’est devenu ce jeune et frais gaillard que rien ne pouvait fatiguer ni abattre, et qui devenait rouge comme un coq, quand nous le plaisantions sur les Délices du cœur, que c’était plaisir à le voir ? Qu’est-il devenu ? mort avec Walter. Qu’est devenu ce noble cœur qui ne pouvait pas voir le vieillard soucieux une seule minute sans s’inquiéter de lui-même ? Mort avec Walter. Oui, il n’y avait pas seulement un Walter ; il y en avait douze, que je connaissais, que j’aimais, qui tous les douze m’ont dit adieu au moment de son départ. Hélas ! j’en pleure douze maintenant dans un même tombeau. »

M. Toots demeurait silencieux, s’occupant à plier et replier le journal sur ses genoux, comme s’il avait gagé avec quelqu’un de le faire tenir dans une bonbonnière.

« Et Sol Gills, dit le capitaine, les yeux toujours fixés sur le feu ; pauvre oncle sans neveu, où êtes-vous allé ? vous m’aviez été confié ; car les dernières paroles du pauvre naufragé furent celles-ci : Prenez soin de mon oncle. Qu’êtes-vous devenu, Sol ? Que vous est-il arrivé, Sol, quand vous êtes parti en disant adieu à Édouard Cuttle ? Que puis-je lui dire de vous, maintenant qu’il regarde du haut du ciel ? Sol Gills ! Sol Gills ! dit le capitaine en secouant sa tête lentement ; et dire que, quand ce journal vous passera sous les yeux, vous ne serez pas seulement chez vous, avec un ami qui ait connu Walter, et qui puisse en parler avec vous ! Quand vous allez recevoir de moi ce paquet, il ne vous restera plus qu’à piquer une tête de désespoir. »

Poussant un profond soupir, le capitaine se tourna du côté de M. Toots, et finit par se rappeler la présence du jeune homme.

« Mon garçon, dit le capitaine, il faut dire carrément à la jeune personne que ces nouvelles ne sont que trop exactes. Voyez-vous, on ne s’amuse pas à fabriquer des histoires comme celles-là. C’est en toutes lettres sur le livre de loch, et c’est le livre le plus véridique qu’on puisse écrire. Demain matin, dit le capitaine, je mettrai le pied dehors et j’irai prendre des informations, qui n’aboutiront très-probablement à rien de bon : ce n’est pas possible. Si vous repassez ici dans l’après-midi, donnez un coup d’œil dans la boutique et je vous dirai ce que j’aurai appris ; mais dites à la jeune personne de la part du capitaine Cuttle que tout est fini, bien fini… »

Le capitaine, ôtant son chapeau avec son croc en retira son mouchoir, essuya ses cheveux gris d’un air désespéré et y renfonça son mouchoir avec le plus profond découragement.

« Je vous assure, dit M. Toots, que je suis en vérité bien désolé de tout cela. Parole d’honneur, je suis désolé, quoique je ne connaisse pas le jeune homme en question. Pensez-vous que Mlle  Dombey soit bien affectée, capitaine Gills… M. Cuttle, veux-je dire ?

— Que le bon Dieu vous bénisse ! reprit le capitaine quelque peu touché de compassion pour l’innocence de M. Toots. Si elle sera affectée ! Quand elle n’était pas plus haute que ça, ils s’aimaient à la folie comme deux jeunes tourtereaux.

— En vérité ? dit M. Toots, dont la figure s’allongea démesurément.

— Ils étaient faits l’un pour l’autre, dit le capitaine d’une voix dolente ! Mais à quoi cela sert-il maintenant ?

— Parole d’honneur, s’écria M. Toots qui riait et pleurait à la fois, aussi son éloquence se ressentait-elle de ce singulier amalgame ; ce que vous venez de me dire là m’attriste encore plus. Vous le savez capitaine Gills, j’a… j’adore mademoiselle Dombey ; je… je suis blessé au cœur. » L’éclat de voix, qui accompagna ces dernières paroles du pauvre M. Toots, témoignait suffisamment de la véhémence de ses sentiments. « Mais où serait le mérite de ma manière de voir à son égard, si je n’éprouvais pas un sincère chagrin de la voir dans la désolation, quelle que soit d’ailleurs la cause de son désespoir ? Mon affection n’est pas de l’égoïsme, vous le savez, dit M. Toots dont la confiance pour le capitaine datait du moment où il avait pu apprécier sa sensibilité. Je suis un être bien singulier, capitaine Gills, c’est au point qu’il n’y a pas de chose que je ne me sente capable de supporter pour Mlle  Dombey : je voudrais être écrasé, foulé aux pieds, précipité d’un sixième étage ; si c’était pour elle, ce serait le plus grand bonheur qui pût m’arriver. »

En disant cela, M. Toots avait bien soin de baisser la voix, dans la crainte que cette confidence ne parvînt jusqu’aux oreilles jalouses de Coq-Hardi, qui lui interdisait toute espèce d’émotion douce. Cet effort qu’il faisait pour contenir sa voix, joint aux sentiments vifs qui l’agitaient, le fit rougir jusqu’au bout des oreilles ; il avait l’air, aux yeux du capitaine Cuttle, d’éprouver un amour si désintéressé, que celui-ci, pour le consoler, le tapa doucement dans le dos en l’invitant à prendre courage.

« Merci, capitaine Gills, dit M. Toots, c’est bien aimable à vous, au milieu de vos peines, de me parler ainsi. Je vous suis vraiment bien obligé. Comme je vous l’ai déjà dit tout à l’heure, j’ai réellement besoin d’un ami et je serais fort aise de faire votre connaissance. Quoique je sois très-bien dans mes affaires, ajouta-t-il avec vivacité, vous ne pouvez vous figurer quelle malheureuse bête je fais ! Les badauds, qui me voient avec Coq-Hardi et des gens de distinction comme celui-là, me supposent heureux ; mais je suis bien misérable. Je souffre bien pour Mlle  Dombey, capitaine Gills. La nourriture ne me profite plus, je ne trouve plus de plaisir à me faire habiller par Burgess et Cie ; souvent, quand je suis seul, je pleure comme un veau. Je vous le jure, capitaine, ce sera un plaisir pour moi que de revenir demain, que de revenir après-demain, que de revenir cinquante fois. »

En disant ces mots, M. Toots donna au capitaine une vigoureuse poignée de main ; puis, dissimulant son trouble, autant qu’il pouvait le faire, pour le cacher aux regards pénétrants de Coq-Hardi, il alla rejoindre le célèbre personnage dans la boutique. Coq-Hardi, tout disposé à être jaloux de l’ascendant qu’il exerçait sur M. Toots, lança au capitaine Cuttle un regard qui n’était rien moins que favorable, lorsque celui-ci dit adieu à M. Toots ; néanmoins, il suivit son protecteur sans autre manifestation de sa mauvaise humeur, laissant le capitaine plongé dans sa tristesse, et Robin le Rémouleur ravi jusqu’au huitième ciel de l’honneur qu’il avait eu de contempler, pendant près d’une heure, le vainqueur du célèbre boxeur du Shropshire.

Il y avait déjà longtemps que Robin le Rémouleur ronflait sous le comptoir, que le capitaine était encore assis regardant fixement la flamme du foyer ; il y avait déjà longtemps qu’il n’y avait plus de feu, que le capitaine était assis regardant fixement les chenêts, la tête traversée de mille pensées, impuissantes, hélas ! au sujet de Walter et du vieux Sol. La chambre d’en haut, exposée à tous les vents, n’était pas faite pour lui rendre le calme, et le lendemain matin, quand le capitaine se leva, il était triste et fatigué.

Aussitôt que les bureaux furent ouverts dans la Cité, il sortit pour se rendre au comptoir de Dombey et fils. Mais, ce jour-là, on n’ouvrit pas les fenêtres du petit aspirant de marine. Robin le Rémouleur, par les ordres du capitaine, laissa les volets fermés et la maison ressemblait à une maison mortuaire.

Le hasard voulut que M. Carker entrât dans le bureau au moment où le capitaine arrivait à la porte. Grave et silencieux, le capitaine l’aborde ; M. Carker le salue et Cuttle prend la liberté de l’accompagner jusque dans son cabinet.

« Eh bien ! capitaine Cuttle, dit M. Carker en se mettant devant la cheminée dans sa posture accoutumée et en gardant son chapeau sur la tête, ça va mal !

— Vous avez reçu la confirmation des nouvelles qui étaient dans le journal d’hier, monsieur ? dit le capitaine.

— Oui, répond M. Carker, nous les avons reçues. Les détails sont précis ; les assureurs subissent un dommage considérable. C’est bien affligeant. Plus de remède. Voilà la vie ! »

M. Carker, tout en parlant, se faisait délicatement les ongles et souriait au capitaine qui, planté debout devant la porte avait les yeux fixés sur lui.

« Je regrette bien vivement le pauvre Gay, dit Carker, ainsi que tout l’équipage. Je sais que, dans ce nombre, se trouvaient de bien braves gens. C’est toujours comme ça. Un grand nombre de personnes englouties qui laissent femme et enfants ! C’est encore une consolation, capitaine Cuttle, que de songer que le pauvre Gay n’était pas marié. »

Le capitaine, toujours debout, se frottait le menton et regardait le gérant. Le gérant promena ses regards sur des lettres cachetées qui se trouvaient sur son pupitre et prit le journal.

« Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, capitaine Cuttle ? demanda Carker en détournant les yeux et en lançant du côté de la porte un sourire et un regard expressifs.

— Je désire, dit le capitaine, que vous me tranquillisiez sur un point et ce ne sera peut-être pas facile.

— Ah ! s’écria le gérant, de quoi s’agit-il ? Allons, capitaine Cuttle, dites vite, s’il vous plaît, car je suis très-occupé.

— Eh bien ! monsieur, dit le capitaine avançant d’un pas, avant que mon ami Walter fût parti pour cette désastreuse traversée…

— Allons, allons, capitaine Cuttle, interrompit le souriant Carker, ne parlons pas de désastreuse traversée. Il ne s’agit pas ici de désastreuse traversée, mon garçon. Il faut que vous ayez pris votre ration de bonne heure, pour ne pas vous rappeler qu’il y a des risques à courir dans tous les voyages, que ce soit sur terre ou sur mer. Vos injustes soupçons ne vont pas sans doute jusqu’à vous faire supposer que votre jeune… comment l’appelez-vous, ait péri dans une tempête sortie de ces bureaux ? Allons, capitaine, un bon somme et une bouteille d’eau de seltz, voilà le meilleur remède pour guérir des inquiétudes comme les vôtres.

— Mon garçon, reprit le capitaine tout doucement (car pour moi vous êtes un jeune garçon, je n’ai donc pas besoin de m’excuser pour ce mot qui vient de m’échapper), si vous trouvez du plaisir à plaisanter dans un pareil moment, vous n’êtes pas mon homme ; et, si vous n’êtes pas mon homme, j’ai de bonnes raisons pour n’en être que plus inquiet. Maintenant voici de quoi il s’agit monsieur Carker : Avant le départ de ce pauvre ami, qui s’est embarqué pour obéir à des ordres positifs, il m’a dit qu’il ne partait pas pour son intérêt, pour son avancement dans la maison, qu’il le savait. Moi, je croyais qu’il se trompait, et je lui dis ma façon de penser ; je vins ici en l’absence de votre chef, pour vous adresser très-poliment, et dans le but de me tranquilliser, une ou deux questions. À ces questions vous avez répondu très-franchement. Maintenant que le mal est fait, et il faut « savoir endurer ce qu’on ne peut empêcher, » (vous qui êtes un malin, vous n’ignorez pas où se trouve cette citation ; cherchez et prenez-en note) maintenant, dis-je, pour me soulager la conscience, j’aurais besoin de savoir, en un mot comme en mille, si par hasard je n’ai pas fait une brioche ; si je n’aurais pas mieux fait de dire au vieillard le secret que m’avait confié Walter ; si véritablement en voguant pour le port de la Barbade, il s’en allait bon vent, bonnes voiles. Monsieur Carker, dit le capitaine dans toute la franchise de son innocence, la dernière fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes plu tous les deux ; si je ne suis pas tout à fait aussi gai ce matin, à cause du malheur survenu à mon pauvre ami, et si quelqu’une de mes réflexions a pu vous offenser, je m’appelle Édouard Cuttle et je vous demande pardon.

— Eh bien ! capitaine Cuttle, reprit le gérant avec toute la politesse possible, je vous demanderai de m’accorder une faveur.

— Laquelle, monsieur ? demanda le capitaine.

— De sortir d’ici, s’il vous plaît, reprit le gérant en lui montrant la porte, et d’aller porter ailleurs votre jargon. »

Il n’y eut pas, sur toute la figure du capitaine, une seule verrue qui ne pâlit d’étonnement et d’indignation ; jusqu’à la raie rouge qu’il portait au front qui disparut, comme l’arc-en-ciel, au milieu des nuages qui s’amoncellent.

« Écoutez, capitaine Cuttle, dit le gérant en le menaçant du doigt, et il lui montrait ses dents de son air le plus aimable, j’ai été beaucoup trop indulgent pour vous la dernière fois que vous êtes venu. Vous appartenez à une catégorie de gens qui me manquent ni d’astuce ni d’audace. Dans le désir que j’avais d’empêcher votre jeune homme d’être renvoyé de sa place à coups de pieds dans le derrière, mon bon capitaine, je vous ai supporté. C’est bon une fois, mais deux, c’est trop. Maintenant, allez, mon ami. »

Le capitaine fut littéralement cloué au plancher ; sa langue me pouvait plus remuer.

« Allez, dit le gérant toujours gracieux en soulevant de ses mains les pans de son habit et tenant ses jambes écartées devant la cheminée, allez, cœur sensible, et dépêchez-vous, si vous ne voulez pas que nous en venions à des moyens trop violents. Si M. Dombey était ici, capitaine, vous pourriez bien sortir d’une manière un peu plus ignominieuse. Je me contente de vous dire : allez-vous-en. »

Le capitaine, posant sa lourde main sur sa poitrine comme pour s’aider à reprendre haleine, toisa M. Carker de la tête aux pieds et promena ses regards autour du cabinet, comme s’il ne savait pas trop où il se trouvait ni avec qui.

« Vous avez beau être un profond scélérat, capitaine Cuttle, continua M. Carker avec l’aisance d’un homme du monde qui connaît trop bien les hommes pour se laisser déconcerter par la découverte d’une trahison, surtout quand elle ne le touchait pas directement, tout profond que vous êtes, la sonde en saura bien trouver le fond. Ce que je dis là pour vous, je le dis aussi pour votre ami absent, mon officier. Qu’avez-vous fait avec votre ami, capitaine ? Hein, qu’avez-vous fait ? »

Le capitaine mit encore sa main sur sa poitrine. Après avoir poussé un profond soupir, il se dit à lui-même :

« Allons, Cuttle, tiens bon ! mon garçon. »

Mais il le dit si bas qu’on ne l’entendit pas.

« Il paraît que vous machinez de jolis petits complots, que vous tenez de jolis petits conciliabules, que vous donnez de jolis petits rendez-vous, enfin que vous recevez aussi de jolies petites visites, capitaine, hein ? dit Carker en abaissant son regard sur lui et en montrant toutes ses dents ; mais c’est être un peu effronté que de remettre le pied ici après une telle conduite. Au moins, auriez-vous dû montrer plus de discrétion. Pour des gens qui conspirent en secret, qui débauchent les enfants et les attirent dans leur piège, vous n’êtes pas encore bien malins. Voulez-vous me faire le plaisir de vous en aller ?

— Mon jeune garçon, dit le capitaine en faisant tous ses efforts pour ouvrir la bouche, tant sa voix était étouffée et tremblotante, et en serrant convulsivement son poing, j’aurais bien des choses à vous dire, mais, en ce moment, je n’ai pas assez la tête à moi pour mettre en ordre mes idées, parce que, voyez-vous, c’est seulement d’hier au soir, à mon compte, que mon jeune ami Walter s’est noyé, et j’en ai la tête perdue, vous pensez bien. Mais nous sommes gens de revue ; nous nous aborderons autre part, mon garçon, si nous vivons, vous et moi ; et, en disant cela, le capitaine levait son croc.

— Vous n’en serez pas le bon marchand, mon vieux, si vous venez me chercher, répondit le gérant toujours avec la même allure dégagée ; car vous pouvez compter, je vous en avertis, que je vous démasquerai, vous et vos manœuvres. Je ne veux pas me faire plus moral qu’un autre, mon bon capitaine ; mais tant que j’aurai des yeux et des oreilles, je ne permettrai pas qu’on abuse de la confiance de la maison et qu’on y trompe qui que ce soit. Bonjour, » dit M. Carker en secouant la tête.

Le capitaine Cuttle sortit du bureau en regardant fixement M. Carker, qui le lui rendait bien. Il laissa notre gérant debout, les jambes écartées devant le feu, toujours aussi calme, aussi souriant ; on eût dit qu’il se sentait la conscience aussi nette que sa blanche chemise, aussi fraîche que son menton tout frais rasé.

Le capitaine, en passant par le bureau d’entrée, jeta un regard sur le pupitre autrefois occupé par le pauvre Walter, et maintenant possédé par un autre jeune homme. Ce jeune homme avait la physionomie aussi ouverte et aussi rayonnante que celle du jeune Walter le jour où ils débouchèrent la fameuse avant-dernière bouteille de vieux madère dans la petite salle à manger. Cette ressemblance fortuite fit beaucoup de bien au capitaine ; il se sentit soulagé d’un poids énorme qui lui pesait sur le cœur : des larmes mouillèrent ses yeux.

De retour à la maison du petit Aspirant de marine, il alla s’asseoir dans un coin de la boutique. Sa douleur était si grande qu’elle l’emporta sur sa colère. Il lui semblait que cette mauvaise passion outrageait la mémoire de l’ami qu’il avait perdu, et que la pensée de la mort devait lui imposer silence. Tous les coquins et les scélérats de la terre n’étaient rien auprès de la perte d’un ami.

Ce qu’il y avait de plus clair maintenant pour le capitaine Cuttle, c’est qu’en perdant Walter il avait tout perdu. S’il se reprochait quelquefois, assez durement même, d’avoir, par sa complicité, favorisé les innocentes illusions de Walter, il pensait au moins aussi souvent à ce M. Carker, désormais perdu pour lui comme s’il était plongé au fond des mers ; à ce M. Dombey, qu’il avait aussi perdu de vue pour toujours ; aux Délices du cœur, qu’il ne devait plus revoir, et à la belle Suzon, qui était allée, du même coup, briser sa ballade en mille morceaux contre l’écueil où Walter avait fait naufrage. Le capitaine, assis dans la sombre boutique, pensait à tout cela, oubliant l’injure qu’il avait reçue. Les yeux tristement baissés vers la terre, il était comme plongé dans la contemplation de tous ces rêves anéantis, dont les débris flottants passaient devant ses yeux.

Toutes ces réflexions ne l’empêchèrent cependant pas de songer à ce qu’il devait à la mémoire du pauvre Walter. Il sortit de sa léthargie, et réveillant aussi Robin le Rémouleur, que l’obscurité avait endormi, il partit comme une bombe, suivi de son second, la clef de la boutique dans sa poche. Il se rendit dans l’un de ces magasins si bien approvisionnés qu’on trouve dans les quartiers situés à l’est de Londres et acheta sur-le-champ deux vêtements de deuil, l’un beaucoup trop petit pour Robin le Rémouleur, l’autre beaucoup trop grand pour lui-même. Il pourvut aussi Robin d’une espèce de chapeau à deux fins, également admirable pour sa forme et son utilité, car il pouvait, au besoin, passer aussi bien pour un chapeau de marin que pour un chapeau de charbonnier : c’est ce qu’on appelle ordinairement un sud-ouest, et, sur la tête de quelqu’un qui tenait une boutique d’opticien, c’était une nouveauté. Le capitaine et le Rémouleur se revêtirent de leurs nouveaux costumes, qui, au dire du marchand, leur allaient si bien que c’était merveille de les voir, et qu’il avait fallu pour cela qu’ils fussent nés coiffés, sans compter que la façon en était incomparable et sans exemple, de mémoire d’habitant indigène. En effet, le capitaine et Robin, ainsi accoutrés, étaient des objets de curiosité pour tous ceux qui les voyaient passer. Après avoir subi cette métamorphose, le capitaine reçut la visite de M. Toots.

« Eh bien, mon garçon, lui dit-il, je suis en détresse. Toutes les nouvelles sont mauvaises. Dites à la jeune bonne d’avertir avec ménagement sa maîtresse, et que toutes deux m’oublient ; surtout, dites-leur que cela ne m’empêchera pas de penser à elles toutes les fois que « la nuit viendra sur les ailes de la tempête et que la mer s’élèvera roulant ses flots comme des montagnes. » Ceci se trouve dans le docteur Watts ; cherchez-le et prenez-en note, mon cher frère. »

Le capitaine ajourna à une occasion plus convenable la question du savoir s’il devait accepter l’amitié que M. Toots lui avait offerte. Pour le moment, il le congédia. Bien mieux, il était tellement démoralisé qu’il était presque décidé, ce jour-là, à ne prendre aucune précaution contre les surprises de Mme  Mac-Stinger, et à s’abandonner nonchalamment au caprice de la fortune, sans s’inquiéter de ce qui pouvait lui arriver. Sur le soir, pourtant, il y eut un peu de mieux dans son état ; il parla beaucoup de Walter à Robin, dont il loua en passant les soins et la fidélité. Robin ne rougit pas d’entendre le capitaine faire si sérieusement son éloge : assis devant lui, il le regardait, affectant de pleurer par sympathie, faisant le bon apôtre et conservant précieusement dans son esprit, en sa qualité d’espion, chacun des mots qu’il lui entendait dire.

Lorsque Robin se fut mis au lit et livré au sommeil, le capitaine moucha la chandelle, et se planta des lunettes sur le nez, car, malgré ses yeux de lynx, il n’avait pas cru pouvoir se dispenser, en entrant dans la maison d’un opticien, de porter lunettes. Puis il ouvrit son livre de prières au service des morts et lut tout bas, dans la petite salle à manger, s’arrêtant de temps en temps pour s’essuyer les yeux mouillés de larmes : dans la simplicité de son bon cœur, il recommanda aux abîmes sans fond les restes de Walter.