Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 156-174).


CHAPITRE X.

Le mariage.


L’aube au teint pâle et fade, se glisse furtivement et toute frissonnante du côté de l’église où repose la poussière du petit Paul, près de celle de sa mère, et regarde dans l’intérieur, à travers les vitraux. Il fait froid et sombre dans l’église. La nuit rampe sur les dalles et s’étend noire et pesante dans les angles et dans les coins de l’édifice. Le clocher s’élève au-dessus des maisons ; il sort d’un dôme où l’horloge marque régulièrement les innombrables ondulations du temps qui roule et va se briser sur l’éternel rivage : on le voit à travers la brume, semblable à un phare, qui indique au navigateur jusqu’où monte le flot ; mais dans l’intérieur, l’aurore pénètre lentement, la nuit résiste encore.

Voltigeant doucement autour de l’église, l’aube jette un regard triste au dedans, elle est tout en pleurs et se lamente de la courte durée de son règne. Ses larmes coulent goutte à goutte sur les vitraux ; les arbres qui bordent les murs de l’église, semblant se conformer à ses tristes pensées, penchent languissamment leurs têtes et agitent leurs mille bras. La nuit, pâlissant en sa présence, disparaît insensiblement. Mais elle erre encore au milieu des voûtes souterraines et s’assied sur les cercueils. Bientôt les feux naissants du jour qui éclairent le clocher et rougissent la flèche, sèchent les larmes de l’aurore et étouffent ses plaintes. Alors, tout effarée, elle s’attache aux traces de la nuit, la chasse de son dernier refuge, recule elle-même dans les souterrains et va se cacher épouvantée parmi les morts, jusqu’à ce que la nuit, encore fraîche du repos qu’elle va prendre, revienne l’en chasser à son tour.

Les souris, plus occupées à ronger les livres de prières que le curé à les lire, et à déchirer de leurs petites dents pointues les coussins des prie-Dieu usés par leurs morsures bien plus que par les genoux des fidèles, cachent leurs yeux brillants dans leurs trous, et tout effrayées se blottissent en entendant résonner la porte de l’église qui s’ouvre et se ferme à chaque instant. C’est que le bedeau, ce haut et puissant fonctionnaire, arrive de bonne heure ce matin avec le sacristain. Mme  Miff, la petite loueuse de chaises, dont le nez siffle toujours, se trouve également à son poste : c’est aussi une puissance que Mme  Miff : cette petite vieille sèche, si pincée dans ses vêtements, qu’il n’y a pas un pouce d’étoffe de perdu, attendait le bedeau (c’est dans l’ordre), depuis une demi-heure, à la porte le l’église.

Mme  Miff avait une figure rechignée, un chapeau qui en avait vu de dures, et une soif insatiable de pièces de dix sous, nais encore plus de pièces de vingt sous. L’habitude de faire des signes aux gens égarés dans l’église, pour les inviter à entrer dans les bans de la nef, a donné à Mme  Miff un air mystérieux. Il y a même dans son œil comme une arrière-pensée d’ouvreuse prudente qui connaît bien quelque part une meilleure place, mais qui la garde pour un fidèle plus généreux. Quant à M. Miff, voilà plus de vingt ans qu’il n’en est plus question, et Mme  Miff aime mieux qu’on ne lui en parle pas. Il paraîtrait que c’était un homme qui se permettait d’avoir des idées socialistes sur la gratuité des chaises dans l’église ; aussi Mme  Miff n’oserait pas positivement garantir qu’il soit en paradis : elle ne fait que l’espérer, par esprit de charité.

Pendant cette matinée-là, Mme  Miff est occupée à la porte de l’église à battre et à épousseter la nappe d’autel, le tapis et les coussins ; et Mme  Miff en a bien long à raconter sur le mariage qu’on va célébrer. On a dit à la brave femme que les nouveaux meubles et les changements faits à la maison Dombey coûtaient cent vingt-cinq mille francs, et elle tient de bonne main que la dame n’a pas un sou vaillant. Mme  Miff se souvient également, comme si c’était hier, des funérailles de la première femme, du baptême et des funérailles de l’enfant, elle ajoute, par parenthèse, qu’elle va bien laver, bien savonner la pierre funéraire avant l’arrivée de la société.

M. Sownds, le bedeau, est assis au soleil sur les marches de l’église pendant tout ce temps-là : il fait rarement autre chose à moins qu’il ne gèle, parce qu’alors il aime mieux rester assis au coin du feu. Il donne son approbation aux commérages de Mme  Miff et lui demande si elle a entendu dire que la dame était d’une merveilleuse beauté. Les renseignements de Mme  Miff sont conformes à ceux de M. Sownds, homme d’église, respectable et orthodoxe dans sa foi, mais gras comme un moine, et grand amateur du beau sexe : aussi fait-il la remarque d’un air de componction que c’est une fameuse gaillarde… L’expression parait un peu forte à Mme  Miff, ou du moins elle lui paraîtrait un peu forte dans la bouche de tout autre que M. Sownds le bedeau.

Chez M. Dombey, à la même heure, il y a grand remue-ménage. Les femmes surtout se trémoussent : depuis quatre heures, il n’en est pas une qui ait fermé l’œil, et toutes étaient habillées avant six heures. Towlinson est, de la part de la bonne, l’objet d’une plus grande considération que d’habitude : au déjeuner, la cuisinière dit qu’un mariage en fait faire d’autres. La bonne ne croit pas cela : les proverbes sont bien trompeurs. M. Towlinson ne dit ni oui ni non : il est mélancolique parce qu’il sait qu’on vient de retenir un étranger qui porte des favoris (Towlinson n’en a pas) pour accompagner l’heureux couple à Paris : en ce moment, il est en train de charger la voiture neuve. À propos de ce personnage, Towlinson déclare que les étrangers n’ont jamais porté bonheur, et se défend du reproche d’avoir des préjugés, en poussant l’argument suivant : voyez plutôt Bonaparte tout le premier, de quoi n’était-il pas capable ! La bonne trouve que l’observation est très-juste.

Le pâtissier est dans son coup de feu au milieu de la chambre funèbre de Brook-street, et les jeunes laquais sont aussi très-occupés… à regarder. Un de ces grands gaillards commence déjà à sentir le Xérès, et ses yeux ont une tendance à rester fixés sur les objets sans les voir. Le grand gaillard a la conscience de son état, et dit à son camarade que ce n’est rien : cela tient à ce qu’il est un peu en guinguette ; mais la langue lui a tourné : il voulait dire : en goguette.

Les sonneurs de clochettes ont eu vent du mariage ainsi que les chapeaux chinois et les cymbales auxquelles se sont joints des musiciens ambulants. Les premiers appartiennent à un orchestre de guinguette, près de Battle-Bridge ; les seconds sont entrés en rapport, par l’entremise de leur chef, avec Towlinson auquel ils demandent de l’argent pour ne pas venir ; enfin les musiciens ambulants rôdent au coin de la rue, et par l’organe d’un rusé trombone, ils s’adressent à un marchand et lui promettent une récompense, s’il veut bien leur révéler le lieu et l’heure du déjeuner. L’impatience et l’agitation gagnent bien plus loin. De Ball-Pond, M. Perch amène Mme Perch pour passer la journée avec les domestiques de M. Dombey et les accompagner, en tapinois, au mariage.

Si nous nous transportons au logement de M. Toots, nous le voyons tiré à quatre épingles, comme s’il était le marié pour le moins : il est fermement résolu à contempler le brillant spectacle, d’un coin obscur de la galerie et à y conduire Coq-Hardi : il a même pris le parti désespéré de montrer Florence à Coq-Hardi et de lui dire sans détour : « Tenez, mon Coq, je veux pas vous tromper plus longtemps ; l’ami, dont je vous ai quelquefois parlé, c’est moi ; l’objet de ma passion c’est Mlle Dombey, quelle est votre opinion à cet égard, et que me conseillez-vous sur-le-champ ? » Coq-Hardi, avant cette épreuve qui va le faire tomber de son haut, plonge son bec dans un pot de bière double, dans la cuisine de M. Toots, et engloutit deux livres de filet de bœuf. Sur la place de la Princesse, miss Tox est aussi dans tous ses états ; car malgré le cruel chagrin qui la dévore, elle a pris le ferme parti de mettre un shelling dans les mains de Mme Miff et de voir la cérémonie, qui a pour elle un intérêt douloureux, de quelque coin retiré de l’église. Le quartier du Petit aspirant de marine est aussi en émoi : car le capitaine Cuttle, avec ses brodequins lacés et son énorme col de chemise, est en train de déjeuner, prêtant l’oreille à la voix de Robin le rémouleur, qui lui lit d’avance avec docilité la messe de mariage d’un bout à l’autre. Le capitaine tient à comprendre parfaitement la solennité à laquelle il doit assister. Dans ce but, il interrompt gravement son chapelain de temps à autre, suivant qu’il a compris ou non : « Passons, » dit-il, ou bien : « Répétez cet article, » ou bien encore : « Bornez-vous à votre office et laissez-moi les Amen : » et, quand Robin haletant s’arrête pour souffler, le capitaine de pousser avec satisfaction un vigoureux Amen.

Vingt bonnes d’enfants, dans la rue de M. Dombey seulement, ont promis à vingt petites femmes en herbe qui, depuis leur berceau, rêvent mariage, de les conduire à la cérémonie. Vraiment, M. Sownds le bedeau a de bonnes raisons pour se pavaner dans l’exercice de ses hautes fonctions, chauffant au soleil sa majestueuse figure sur les marches de l’église, en attendant l’heure du mariage. Et Mme Miff, comme elle fait bien de vous flanquer à la porte un bout de femme, qui vient avec un grand dada d’enfant dans ses bras regarder à la porte !

Le cousin Feenix est revenu de l’étranger tout exprès pour assister au mariage. Le cousin Feenix était un gaillard dans son temps, il n’y a pas plus d’une quarantaine d’années ; mais d’ailleurs il est si bien conservé, il se tient si droit qu’on est surpris d’apercevoir des rides cachées sur la figure de sa seigneurie et des pattes d’oie de chaque côté de ses yeux. On s’étonne qu’il ne traverse pas la chambre d’un pas bien assuré et qu’il aille toujours à côté de l’endroit où il veut se diriger. Mais le cousin Feenix, quand il se lève à sept heures et demie du matin ne ressemble guère au cousin Feenix quand il est levé et habillé. En ce moment, par exemple, il fait triste figure, entre les mains de son barbier qui le rase à Long-Hôtel, dans Bond-street.

M. Dombey quitte son cabinet de toilette et traverse une armée de femmes sur l’escalier qui se dispersent dans toutes les directions, en faisant retentir le frôlement de leurs robes : Mme  Perch, seule, étant dans une situation intéressante, ce qui lui arrive perpétuellement, ne manœuvre pas si facilement : elle se rencontre nez à nez avec M. Dombey et manque de se trouver mal de honte en lui faisant la révérence. Dieu veuille que cet accident n’amène pas de suites douloureuses pour la maison Perch ! M. Dombey se promène dans son salon en attendant l’heure. Il est resplendissant avec son habit bleu, son pantalon ventre de biche et son gilet lilas. Le bruit même circule dans la maison que M. Dombey s’est fait friser.

Un double coup frappé à la porte annonce l’arrivée du major, resplendissant aussi, et portant un géranium tout entier à sa boutonnière ; il a les cheveux bien frisés, bien crépus ; son nègre n’est pas manchot.

« Eh bien, Dombey, dit le major en lui tendant les deux mains, comment vous portez-vous ?

— Et vous, major, comment cela va-t-il ?

— Par Jupiter, monsieur, dit le major, un jour comme celui-ci (là-dessus il se frappe violemment la poitrine), un jour comme celui-ci, Joe se sent de force, le diable m’emporte ! à faire deux mariages au lieu d’un, et à prendre la mère pour lui, monsieur. »

M. Dombey sourit, mais d’un sourire glacial, car M. Dombey sent qu’il va devenir le gendre de la mère ; il ne peut donc admettre qu’on parle d’elle d’un air si dégagé.

« Dombey, dit le major qui lit son embarras dans ses yeux, je vous félicite. Je vous congratule, Dombey. Par Dieu ! monsieur, vous êtes le mortel le plus heureux de toute l’Angleterre. »

M. Dombey, ici encore, paraît être très-médiocrement de son avis, car en épousant cette dame, il lui fait le plus grand honneur, et s’il y a quelqu’un de très-heureux c’est assurément elle qui doit l’être.

« Quant à Edith Granger, monsieur, continue le major, il n’y a pas une femme dans toute l’Europe qui ne se sentît honorée et même, permettez à Bagstock d’ajouter,… et même charmée de donner ses oreilles avec leurs boucles d’oreille par-dessus le marché, pour être à la place d’Edith Granger.

— Cela vous plaît à dire, major, dit M. Dombey.

— Dombey, vous le savez bien. Mettons de côté toute fausse modestie. Vous le savez aussi bien que moi. Voyons, le savez-vous ou ne le savez-vous pas ? dit le major qui commençait à s’enflammer.

— Vraiment, major, je… — Sacrebleu, monsieur, reprend le major, le savez-vous, oui ou non ? Dombey ! le vieux Joe est-il votre ami ? Sommes-nous sur un pied d’intimité sans réserve, qui puisse justifier un homme comme le vieux Joseph B., monsieur, de dire franchement sa façon de penser, ou bien faut-il nous tenir sur le décorum, Dombey, garder ma distance et prendre des gants pour vous parler ?

— Mon cher major Bagstock, dit M. Dombey d’un air satisfait, comme vous vous échauffez !

— Par Dieu, oui, monsieur, je m’échauffe. Joseph B. ne va pas à l’encontre, Dombey. Il s’échauffe. Nous sommes dans des circonstances, monsieur, qui sont bien de nature à faire jaillir tout ce qu’il reste encore de franche et loyale sympathie dans la vieille et infernale carcasse de ce pauvre invalide de J. B. Que je vous dise, Dombey, en pareille occasion, il faut qu’un homme exprime tout ce qu’il ressent ou qu’on le muselle ; eh bien ! Joseph Bagstock vous dira en face, Dombey, comme il le dira derrière vous à son club, qu’il ne se laissera jamais museler, tant qu’il s’agira de Paul Dombey. Eh ! bien, sacrebleu, monsieur, que dites-vous de cela maintenant ? et en parlant ainsi, le major avait un air déterminé.

— Major, dit M. Dombey, je vous assure que je vous suis réellement obligé. Je n’avais pas le moins du monde la pensée de vous faire un crime de votre amitié par trop partiale.

— Non, sacrebleu, non, monsieur, elle n’est pas trop partiale, Dombey : je maintiens que non, s’écrie le bouillant major.

— Eh bien, soit… je dirai donc pour votre amitié tout simplement. Je ne puis pas oublier, major, dans une circonstance comme celle-ci, tout ce que je dois à votre amitié.

— Dombey, dit le major, en tendant sa main, voici la main de Joseph Bagstock ; du franc Joe B., monsieur, si vous aimez mieux. Voici une main dont Son Altesse Royale, le feu duc d’Yorck m’a fait l’insigne honneur de dire, en parlant à Son Altesse Royale le feu duc de Kent, que c’était la main de Josh, solide et fin gaillard, un vieux coquin fini. Puisse, mon cher Dombey, le jour d’aujourd’hui être le plus heureux de notre vie. Que le ciel vous bénisse ! »

En ce moment entre M. Carker, tout resplendissant aussi et souriant en véritable invité de la noce. C’est à peine s’il peut consentir à laisser échapper de sa main celle de M. Dombey, tant il a de compliments à lui faire ! Et en même temps, il secoue la main du major si cordialement que sa voix, en sortant de ses dents, tremble comme ses bras.

« Ce jour est de bon augure, dit M. Carker. Il n’y en a jamais eu de plus gai ni de plus brillant. J’espère que je ne suis pas en retard d’une minute.

— Exactitude militaire, monsieur, dit le major.

— Ah ! j’en suis bien aise, dit M. Carker. J’ai eu peur un instant d’arriver quelques secondes après l’heure, car j’ai été retardé par une file de voitures qui n’en finissait plus. J’ai pris la liberté de passer à Brook-street (ceci était à l’adresse de M. Dombey), et d’y laisser quelques pauvres petites fleurs d’une espèce rare pour Mme  Dombey. Un homme dans ma position, assez privilégié pour être admis ici au nombre des invités, est fier de mettre à vos pieds quelque témoignage de son humble dévouement, et quoiqu’il ne soit pas douteux pour moi que Mme  Dombey soit accablée de riches et magnifiques cadeaux (en disant cela il lança un étrange regard à son protecteur), j’espère que mon pauvre présent trouvera grâce auprès d’elle.

Mme  Dombey, reprend M. Dombey d’un air satisfait, sera sensible à votre marque d’attention, j’en suis sûr, Carker.

— Si elle doit devenir Mme  Dombey aujourd’hui, monsieur, dit le major en posant sur la table sa tasse de café et en regardant à sa montre, il est grandement temps que nous partions. »

En conséquence, M. Dombey, le major Bagstock et M. Carker, montent en calèche pour se rendre à l’église. Le bedeau, M. Sownds, n’est plus assis depuis longtemps sur les marches de l’église ; il attend, debout, son tricorne à la main. Mme  Miff, toujours faisant la révérence, propose des chaises dans la sacristie. M. Dombey préfère attendre dans l’église. Au moment où il lève les yeux dans la direction de l’orgue, Miss Tox, qui est dans la galerie, se dissimule derrière le mollet d’un chérubin, qui a des joues bouffies comme un jeune zéphir. Le capitaine Cuttle, au contraire, est debout, agitant son croc comme pour le féliciter et saluer sa bienvenue. M. Toots se met la main sur la bouche, et apprend avec un air de mystère à Coq-Hardi, que le monsieur du milieu, qu’il voit en pantalon ventre de biche est le père de son ange. Coq-Hardi, de sa grosse voix, lui répond à l’oreille qu’il n’a jamais vu de pékin si roide que ça ; mais que, grâce aux ressources de son art, il vous le plierait en deux bel et bien d’un bon coup de poing dans le creux de l’estomac.

M. Sownds et Mme  Miff, qui ne sont pas loin, regardent M. Dombey, mais on entend un bruit de roues qui approchent : M. Sownds sort. Mme  Miff, rencontrant le regard de M. Dombey, au moment où il le détourne de l’innocent et trop présomptueux Toots, qui le salue si poliment de la galerie, fait une révérence et l’informe qu’elle croit sa chère dame arrivée. Alors on entend un grand bruit à la porte, et la chère dame fait son entrée de son air le plus hautain.

Sur son visage, on ne voit aucune trace des souffrances de la nuit précédente. Vous ne diriez plus que c’est la même femme, qui a plié les genoux et qui a reposé, dans un mouvement de magnifique abandon, sa tête égarée sur le paisible oreiller de la jeune fille endormie. Cette jeune fille, si gracieuse et si aimable, est à ses côtés, contrastant fortement avec cette physionomie, où se lit un fier dédain, et avec cette attitude droite et réservée d’une femme qui ne veut pas laisser deviner ses pensées. Edith est là dans toute la splendeur et la majesté de ses charmes, mais pleine de mépris pour l’admiration qu’elle inspire et qu’elle foule aux pieds.

On s’arrête : M. Sownds, le bedeau, se glisse dans la sacristie pour aller chercher le ministre et son desservant. En ce moment, Mme  Skewton s’adresse à M. Dombey ; elle parle avec plus de clarté et d’emphase que d’habitude et, en même temps, elle s’approche d’Edith.

« Mon cher Dombey, dit la tendre maman, je crains bien d’être obligée de renoncer à Florence, et de la laisser retourner chez elle, comme elle en a elle-même l’intention. Après la perte que je fais aujourd’hui, mon cher Dombey, je sens que je n’aurais pas même le courage de lui tenir compagnie.

— Ne ferait-elle pas mieux de rester avec vous, réplique le marié.

— Je ne le crois pas, mon cher Dombey ! Non, je ne le crois pas. Je serai mieux seule. D’autant plus que ma bonne Edith sera, à son retour, sa protectrice naturelle et constante ; je ferai mieux de ne pas empiéter sur ses droits. Elle pourrait en être jalouse ; n’est-ce pas, bonne Edith ? »

La tendre mère, en disant cela, serre le bras de sa fille ; pour attirer son attention ; peut-être.

« Sérieusement, mon cher Dombey, reprend-elle, je me séparerai de cette chère enfant, pour ne pas la faire souffrir de ma tristesse. Nous venons de convenir de cela tout à l’heure. Elle comprend mes raisons parfaitement, mon cher Dombey. Edith, ma bonne… n’est-ce pas qu’elle comprend parfaitement ? »

La bonne mère presse encore le bras de sa fille. M. Dombey n’ajoute aucune observation ; d’ailleurs, voici le ministre et son desservant.

Mme  Miff et le bedeau, M. Sownds, conduisent les futurs conjoints à leurs places devant l’autel.

« Qui donne la main de cette femme à cet homme[1] ? »

C’est le cousin Feenix qui la donne. Il arrive de Baden-Baden tout exprès pour cela. Que diable ! quand il entre dans la famille un riche personnage, c’est bien le moins qu’on lui témoigne quelque déférence, il faut faire quelque chose pour lui. C’est ce que disait le cousin Feenix (c’est un bon enfant, le cousin Feenix), il répond donc : « C’est moi qui donne la main de cette femme à cet homme. » Le cousin Feenix, qui se figurait aller en droite ligne du côté de la mariée, tandis que ses jambes obstinées le faisaient aller de côté, donne tout de travers à cet homme la main de cette femme, c’est-à-dire qu’il va prendre une demoiselle d’honneur de qualité, alliée de loin à la famille, et de l’âge de Mme  Skewton, à dix ans près. Mais le chapeau de Mme  Miff intervient, fait tourner notre cousin, comme sur un pivot, et le pousse droit vers la chère dame que le cousin Feenix donne par conséquent à cet homme.

« Déclarent-ils à la face du ciel ?… »

Oui, ils déclarent à la face du ciel. M. Dombey le déclare. Et Edith ? Edith le déclare aussi.

Ainsi, à partir de ce jour, ils se jurent fidélité ; ils sont unis, pour vivre ensemble pour le bien comme pour le mal, dans la richesse comme dans la pauvreté, qu’ils soient malades ou bien portants, et devront s’aimer et se chérir jusqu’à ce que la mort vienne les séparer.

D’une main ferme et dégagée, la mariée signe le registre, quand on est revenu à la sacristie.

« Je n’ai pas encore vu beaucoup de dames, venir ici et écrire leur nom comme cette bonne dame. » dit Mme  Miff, en faisant la révérence, et, quand elle fait la révérence, son chapeau menace de faire le plongeon.

Le bedeau, M. Sownds, pense que c’est une fameuse gaillarde de signature, bien digne de son auteur ; mais cette opinion, il la garde pour lui, bien entendu.

Florence signe aussi, mais elle n’obtient pas le même succès ; car sa main tremble. Tout le monde signe : le cousin Feenix signe le dernier, se trompe de feuillet en signant, et, s’inscrivant sur la page des naissances, il certifie qu’il est né ce jour-là.

Alors le major s’avance, embrasse la mariée, et profite de la circonstance pour donner à toutes ces dames un échantillon de la galanterie militaire, même à Mme  Skewton, très-difficile à embrasser, par parenthèse, et dont les cris perçants ébranlent l’édifice. Le cousin Feenix et même M. Dombey, sont entraînés par l’exemple. Enfin M. Carker, avec ses dents toutes brillantes de blancheur s’approche d’Edith : on dirait qu’il songe à la mordre plutôt qu’à cueillir sur ses lèvres un délicieux baiser.

La joue empourprée d’Edith, ses yeux étincelants semblent l’inviter à se tenir à distance, mais rien ne l’arrête, il l’embrasse comme tout le monde et lui souhaite toute sorte de bonheur.

« Si, ajouta-t-il à voix basse, il n’est pas superflu de former des souhaits pour une telle union.

— Je vous remercie, monsieur, répond-elle, en plissant la lèvre, et la poitrine oppressée.

Edith sentirait-elle par hasard, comme le soir où elle savait que M. Dombey lui offrirait sa main, que Carker la connaît parfaitement et lit dans son cœur à livre ouvert ? se trouve-t-elle plus dégradée à ses propres yeux d’être connue de M. Carker que de tout autre ? Est-ce pour cela qu’en présence du sourire de cet homme, sa fierté diminue à vue d’œil comme la neige fond dans la main qui la presse ? Est-ce pour cela que son regard impérieux se détourne du sien et se baisse vers la terre ?

« Je suis fier de voir, dit M. Carker, s’inclinant avec humilité (et cependant ses yeux et ses dents démentent ses paroles) ; je suis fier de voir que mon humble présent a été accueilli par Mme  Dombey qui a bien voulu le porter dans ce jour si fortuné. »

Edith s’incline : mais, à la voir, on croirait un moment que sa main veut froisser les fleurs qu’elle tient, les jeter à terre et les fouler avec mépris. Cependant elle passe son bras au bras de son mari, qui causait avec le major, et recouvre son air fier, impassible et silencieux.

Les voitures sont encore une fois à la porte de l’église. M. Dombey, sa femme au bras, passe au milieu des vingt petites femmes en herbe, groupées sur les marches : chacune, remarquant la façon, la couleur de chaque partie du vêtement de la mariée, se promet d’habiller de la même façon sa poupée qu’elle s’occupe à marier toute la journée.

Cléopatre et le cousin Feenix montent dans la même voiture. Le major conduit dans la seconde Florence et la demoiselle d’honneur, qui avait failli devenir Mme  Dombey par méprise : il entre lui-même avec elles, suivi de M. Carker. Les chevaux piaffent et se cabrent ; les cochers et les valets de pieds brillent sous les rubans, sous les fleurs et sous leurs livrées toutes neuves. Les voitures partent au grand galop, traversent rapidement les rues, et, sur leur passage, mille têtes les regardent, et mille moralistes austères se vengent de leur célibat, en se disant que tous ces badauds ne songent pas à la courte durée d’un pareil bonheur.

Miss Tox quitte le mollet du chérubin, quand le calme s’est rétabli dans l’église, et descend lentement de sa galerie. Elle a les yeux rouges ; son mouchoir est trempé. Blessée jusqu’au fond du cœur, elle n’éprouve aucun sentiment de colère ; elle espère qu’ils seront heureux. Elle ne se refuse pas à s’avouer à elle-même que la mariée est belle et que, comparativement, les charmes qu’elle pourrait mettre en concurrence sont faibles et légèrement flétris ; mais l’image imposante de M. Dombey avec son gilet lilas, son pantalon ventre de biche se représente à son esprit, et miss Tox, derrière son voile, pleure de nouveau en regagnant son domicile de la place de la Princesse. Le capitaine Cuttle, qui s’est associé à la cérémonie en disant amen et en chantant pieusement les répons avec sa grosse voix, se sent tout sanctifié après ces exercices religieux ; dans un état de béatitude parfaite, il traverse la nef, son chapeau de toile cirée à la main, et lit la plaque mortuaire gravée en souvenir du petit Paul. Le galant M. Toots, accompagné du fidèle Coq-Hardi, quitte l’édifice en proie aux tourments de l’amour. Coq-Hardi, jusqu’ici, est incapable d’imaginer un stratagème pour faire donner à Toots la main de Florence : mais il tient à sa première idée ; et il songe que si l’on pliait en deux M. Dombey d’un coup de poing, ce serait déjà quelque chose. Les domestiques de M. Dombey sortent de la retraite où ils s’étaient cachés pour assister à la cérémonie, et se disposent à s’élancer dans la direction de Brook-street, quand tout à coup une indisposition de Mme  Perch les arrête dans leur élan. Mme  Perch demande un verre d’eau, son état devient alarmant ; mais bientôt elle se trouve mieux : on l’emporte.

Cependant Mme  Miff et le bedeau, M. Sownds, s’asseyent sur les marches pour calculer ce que la cérémonie leur a rapporté, et se mettent à jaser pendant que le sacristain sonne pour un mort.

En ce moment, les voitures arrivent à la demeure de la mariée ; on entend les clochettes, la musique militaire ; et M. Polichinelle, ce type de la félicité conjugale, fait des politesses à sa femme : puis les gens de la maison se précipitent, se poussent, se pressent, la bouche béante, pendant que M. Dombey, conduisant Mme  Dombey par la main, fait son entrée solennelle dans les salons de la maison des Feenix ; le reste de la société descend de voiture et entre derrière eux. Pourquoi M. Carker, en traversant la foule, pense-t-il à la vieille femme qui lui a parlé un matin dans le bois ? Pourquoi Florence pense-t-elle, en frissonnant, au jour où, tout enfant, elle était perdue ? Pourquoi revoit-elle la figure de la bonne madame Brown ?

Les félicitations à l’occasion de ce jour, le plus heureux jour de la vie, se renouvellent à mesure qu’il entre plus de monde ; il est vrai que la société n’est pas nombreuse. On quitte le salon pour aller se mettre à table dans la sombre salle à manger, qu’aucun Vatel au monde ne peut se flatter d’égayer, et le restaurateur a beau faire et garnir les nègres étiques de fleurs et de nœuds d’amour, il ne changera pas le triste aspect de la salle.

Le pâtissier s’est distingué ; le déjeuner est splendide. M. et Mme  Chick sont venus se joindre à la société. Mme  Chick s’étonne de voir combien Edith, par sa nature, est déjà une Dombey accomplie, et elle se montre affable et confiante à l’égard de Mme  Skewton, dont l’esprit se sent soulagé d’un grand poids et qui ne laisse pas aux autres sa part de Champagne. Le grand laquais, qui s’est mis trop en goguette le matin, éprouve, depuis, comme un vague sentiment de repentir ; il déteste l’autre laquais, lui arrache violemment les plats, se fait un malin plaisir de contrarier la société. Les convives sont calmes et froids : on peut dire qu’ils n’insultent pas aux tristes peintures, pendues à la muraille, par des excès de folle gaieté. Le cousin Feenix et le major sont les plus en train ; mais M. Carker a un sourire qui sert pour toute la table. Il a aussi un sourire tout particulier pour la mariée ; mais c’est un sourire qui n’a que rarement, très-rarement le bonheur de rencontrer le regard d’Edith.

Lorsque le déjeuner est terminé et que les domestiques ont quitté l’appartement, le cousin Feenix se lève : il a l’air singulièrement jeune avec ses manchettes blanches qui lui couvrent presque les mains (il fait bien, car elles sont toutes décharnées), et avec ses pommettes, que le champagne a rendues vermeilles.

Le cousin Feenix prend la parole et s’exprime en ces termes :

« Sur mon honneur, quoique ce que je vais faire puisse paraître singulier au premier abord dans une maison particulière, je demanderai la permission de vous inviter à porter ce que généralement on appelle… on appelle… enfin ce qu’on appelle un toast. »

Le major, de sa voix enrouée, déclare qu’il appuie la motion. M. Carker, avec un salut à l’adresse du cousin Feenix, sourit et donne plusieurs fois des signes non équivoques de son assentiment.

« Je disais donc que nous allions porter un… quoique réellement ce ne soit pas un… » Le cousin Feenix qui s’est repris plusieurs fois pour achever sa phrase, reste en chemin.

Le major profite de ce moment de silence de l’orateur, pour dire du ton d’un homme convaincu : « Écoutez, écoutez. »

M. Carker bat légèrement sa main gauche de l’extrémité de sa main droite, salue de nouveau, sourit, donne des signes non moins équivoques de son assentiment, comme si l’observation du major l’avait vivement frappé et comme s’il tenait à exprimer tout le plaisir qu’il en éprouve.

Le cousin Feenix continue :

« Enfin c’est une circonstance toute particulière, où nous pouvons, sans inconvenance, nous départir un peu des usages ordinaires de la vie, et quoique je n’aie jamais été orateur, et que, lorsque j’étais à la chambre des communes, pour avoir eu l’honneur d’appuyer le projet d’adresse, j’aie été… enfin… j’aie été alité pendant quinze jours, par la crainte que j’avais de rester au-dessous de la circonstance… »

Le major et M. Carker parurent si charmés de ce détail biographique de la vie du cousin Feenix, que celui-ci se mit à rire : et s’adressant à eux particulièrement, il continua :

« Enfin… malgré ma diable de maladie, je sentis, vous le pensez bien, qu’un devoir sérieux m’incombait. Et quand un devoir sérieux incombe à un Anglais, il doit s’en acquitter, selon moi, de son mieux. Eh bien ! notre famille a eu la satisfaction aujourd’hui de s’allier dans la personne de mon affectionnée cousine, personne accomplie, ici présente… (Applaudissement général.)

« Présente, répète le cousin Feenix, sentant que c’était un mot qui valait la peine d’être répété… a eu, dis-je la satisfaction de s’allier avec un… oui, je puis le dire, avec un homme que le mépris ne pourra jamais… avec, je puis le dire enfin, avec mon honorable ami Dombey, s’il veut bien me permettre de l’appeler ainsi. »

Sur ce, le cousin Feenix salue M. Dombey ; et M. Dombey lui rend majestueusement son salut ; chacun est plus ou moins satisfait et ému de cet appel chaleureux et nouveau à la sensibilité de l’auditoire.

« Je n’ai pas pu, continue le cousin Feenix, trouver, autant que je l’aurais voulu, l’occasion de cultiver la connaissance de mon ami Dombey, et d’étudier ces qualités qui font tant d’honneur à son esprit, et enfin, je puis le dire, à son cœur ; car, malheureusement pour moi, j’étais… comme nous avions coutume de dire dans mon temps à la chambre des communes, à une époque où l’on n’avait pas pris l’habitude de faire allusion à la chambre des lords, et où les procédés parlementaires étaient peut-être mieux observés que maintenant, malheureusement pour moi j’étais… Enfin, dit le cousin Feenix se complaisant dans sa plaisanterie qu’il débite d’un ton goguenard, j’étais… s’écrie-t-il dans un beau mouvement, j’étais ailleurs. »

Le major tombe en convulsions et se remet avec peine.

« Mais j’en sais assez sur mon ami Dombey, continue le cousin Feenix d’un ton plus grave, comme si tout à coup il était devenu un philosophe austère, j’en sais assez pour savoir… pour savoir enfin qu’il est ce qu’on peut appeler dans toute la force du terme un… un négociant, un vrai négociant anglais, et… et… et… et un homme, enfin. Quoique j’aie séjourné à l’étranger pendant quelques années, et à ce propos j’aurais eu grand plaisir de recevoir mon ami Dombey ainsi que toutes les personnes ici réunies, à Baden-Baden, et de rencontrer l’heureuse occasion de les présenter au grand-duc, je me flatte d’en savoir encore assez sur mon affectionnée cousine, personne accomplie, pour lui rendre la justice qu’elle possède toutes les conditions qui peuvent rendre un homme heureux, et que son mariage avec mon ami Dombey est, d’un côté comme de l’autre, un mariage d’inclination. »

M. Carker sourit beaucoup et donne de nombreuses marques de son assentiment.

« Aussi, dit le cousin Feenix, je félicite la famille à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir de l’acquisition qu’elle vient de faire dans la personne de mon ami M. Dombey. Je félicite M. Dombey de son union avec mon affectionnée cousine, personne accomplie, qui réunit toutes les conditions pour rendre un homme heureux, et je prends la liberté de vous inviter tous… à… à… enfin, à féliciter en cette circonstance et mon ami Dombey et mon affectionnée cousine, personne accomplie. »

Le speech du cousin Feenix est accueilli par de grands applaudissements, et M. Dombey lui adresse des remercîments pour lui et pour Mme Dombey.

J. B., peu de temps après, propose la santé de Mme Skewton. Une fois ces toasts portés, le déjeuner languit, les noires armoiries reprennent leur revanche de l’outrage qu’on vient de faire à leur gravité, et Edith se lève pour prendre ses vêtements de voyage.

Cependant tous les domestiques ont eu, eux aussi, leur déjeuner en bas. Le champagne, on n’en parle plus. Les volailles rôties, les pièces montées, des salades de homards, ils, en sont rassasiés ! Le jeune laquais s’est remis en gaieté ; il fait de nouveau allusion à la guinguette. L’œil de son camarade commence à rivaliser avec le sien ; lui aussi commence à regarder fixement les objets sans parvenir à en prendre une connaissance distincte. Les figures des dames sont généralement vermeilles : sous le rapport de la couleur, on remarque particulièrement celle de Mme  Perch, qui est joyeuse et rayonnante : elle est si loin maintenant des choses de ce monde, que, si on lui demandait le chemin de Ball’s-Pond, où elle habite, elle aurait peine à se rappeler la route.

M. Towlinson a proposé un toast à l’heureux couple ; le sommelier aux cheveux blancs y a répondu d’une manière simple et profondément sentie, car il commence sérieusement à se croire un peu un ancien serviteur de la famille, et par suite, obligé de prendre sa part des émotions domestiques. Toute la société, et surtout le beau sexe, devient tout à fait folichonne. La cuisinière de M. Dombey, le boute-en-train de toutes les réunions, déclare qu’après ce régal il est impossible d’en rester là : pourquoi n’irait-on pas en masse au spectacle ? Tout le monde, y compris Mme  Perch, est de cet avis ; jusqu’au nègre qui a le vin féroce comme un tigre et qui fait peur aux dames, particulièrement à Mme  Perch, par le roulement de ses yeux. L’un des deux laquais a même proposé un bal après le spectacle ; et personne, pas même Mme  Perch, n’y fait l’ombre d’une objection. Il y a eu quelques mots échangés entre la servante et Towlinson : elle, sur la foi d’un vieux dicton, affirme que les mariages se font dans le ciel ; lui, prétend que la manufacture est autre part ; il suppose qu’elle parle ainsi parce qu’elle voudrait bien se marier à son idée ; à quoi elle répond qu’elle ne songe toujours pas, Dieu merci, à se marier avec lui.

Pour mettre fin à ces discussions, le sommelier aux cheveux blancs se lève et propose la santé de Towlinson ; « Le connaître, dit-il, c’est l’estimer, et l’estimer, c’est lui souhaiter un bon établissement avec l’objet de son choix, en quelque lieu que cet objet puisse se trouver. » Ce disant, le sommelier lance un coup d’œil à la bonne. Towlinson adresse au préopinant des remercîments dans un discours vivement senti dont la péroraison est dirigée contre les étrangers. « Sans doute, dit-il, les étrangers, pour des gens faibles et inconstants qui se laissent conduire par le bout du nez, peuvent avoir un moment de vogue, mais, Dieu merci, messieurs les étrangers, bon voyage ! j’espère bien n’entendre plus parler de vous de ma vie. » Le regard de Towlinson, en prononçant ces mots, est si sévère et si expressif, que la bonne est sur le point de se trouver mal, lorsque par bonheur elle apprend, ainsi que toute la société, que la mariée s’en va ; tous se précipitent alors, pour assister à son départ.

La voiture est à la porte ; la mariée descend dans le vestibule où l’attend M. Dombey. Florence est aussi sur l’escalier, prête à partir ; et miss Nipper, qui se trouve entre la salle à manger et la cuisine, se prépare à l’accompagner. Au moment où Edith paraît, Florence se précipite vers elle pour lui dire adieu.

Edith a-t-elle froid ? elle tremble. Y a-t-il dans le baiser de Florence, qui l’embrasse, quelque puissance magique qui fait frissonner et reculer cette fière beauté comme si elle ne pouvait supporter cette épreuve ? Elle est donc bien pressée, Edith ! car, à peine a-t-elle agité sa main en signe d’adieu, que la voilà déjà partie !

Mme  Skewton, en sa qualité de mère, ne peut maîtriser son émotion ; elle se laisse tomber sur son sofa, toujours comme Cléopatre, lorsque le bruit des roues de la voiture s’est perdu dans le lointain, et elle répand quelques larmes.

Le major, se levant de table avec les autres, essaye de la consoler ; mais elle ne veut pas entendre parler de consolation ; aussi le major prend-il congé. Le cousin Feenix et M. Carker en font autant. Tous les convives s’en vont. Cléopatre, restée seule, se sent légèrement étourdie par suite de la violence de son émotion et s’endort.

En bas, dans les régions culinaires, on n’est pas moins agité. Le jeune laquais, qui s’est mis en goguette de si bonne heure, a la tête collée sur la table dans l’office et ne peut plus l’en détacher. Une violente réaction s’est opérée dans l’état de Mme  Perch ; elle paraît abattue : M. Perch en est la cause : elle craint, dit-elle à la cuisinière, que son mari ne soit plus aussi attaché à son intérieur que lorsqu’ils n’étaient que neuf dans la famille. Towlinson a une musique continuelle dans les oreilles et une grande roue qui tourne, tourne, tourne sans fin dans sa tête. La bonne voudrait que ce ne fût pas un péché de désirer la mort. Il se passe encore un autre phénomène en bas, dans les régions culinaires : on a perdu toute idée du temps ; l’illusion leur fait croire qu’il est au moins dix heures du soir, tandis qu’il n’est pas encore trois heures de l’après-midi. Il règne dans la société comme un sentiment vague de quelque méfait ; on s’en croit réciproquement complice ; on se fuit, on s’évite l’un l’autre.

Personne, ni homme ni femme, n’ose parler d’aller au spectacle. Quant au bal, il n’en est plus question, ce serait s’exposer à être traité d’imbécile.

Mme  Skewton dort encore en haut, deux heures après, comme on fait à la cuisine. Les armoiries de la salle à manger n’ont plus pour tout spectacle que des miettes de pain, des assiettes sales, des taches de vin sur la nappe, de la glace à moitié fondue, des restes de fromage informes, des morceaux de homard, des cuisses de volaille, des gelées qui ne peuvent plus se soutenir et se fondent en sirop. Le mariage même, en ce moment, est comme le déjeuner, dépouillé de tous ses ornements. Les domestiques de M. Dombey raisonnent à perte de vue sur l’événement, si bien qu’au moment du thé, à huit heures ou à peu près, ils en sont devenus tout moroses. M. Perch, qui arrive en ce moment de la Cité, dispos et jovial, avec un gilet blanc, fredonnant sa chanson à boire, tout prêt à bien passer la soirée et à se donner du plaisir, est tout étonné de voir qu’il est froidement accueilli, que Mme  Perch est mal à son aise, et qu’en fait de plaisir il ne reste plus que celui d’escorter sa femme à l’omnibus pour rentrer avec elle.

Il fait nuit sombre. Florence, qui a erré dans la belle maison, de pièce en pièce, cherche sa chambre dans laquelle Edith a rassemblé tout le luxe et le confortable possible : elle se dépouille de ses beaux vêtements pour reprendre la simple robe de deuil qu’elle portait depuis longtemps en souvenir de son cher Paul ; elle s’assied pour lire, tandis que Diogène, étendu sur le parquet à côté d’elle, s’amuse à cligner de l’œil. Mais Florence ne peut pas lire aujourd’hui. Il y a pour elle quelque chose d’étrange dans cette maison, qui n’est plus l’ancienne maison Dombey, à la voir si animée et si retentissante. Son cœur s’assombrit : elle ne sait ni comment ni pourquoi ; mais elle a le cœur gros. Florence ferme son livre, et ce lourdaud de Diogène, qui prend cela pour un signal, pose ses pattes sur les genoux de sa maîtresse, et se frotte les oreilles contre les douces mains de la jeune fille. Mais, au bout de quelque temps de torpeur, la pauvre Florence ne le distingue plus bien ; un brouillard la sépare de son chien, et dans ce brouillard elle voit lui apparaître, brillants comme des anges, son frère et sa mère, qui ne sont plus. Walter aussi, le pauvre exilé, naufragé peut-être. Ah ! où donc peut-il être ?

Le major n’en sait certainement rien, et d’ailleurs, cela ne l’inquiète guère. Le major, qui a étouffé et dormi toute l’après-midi, va dîner tard à son club ; il s’assied, le nez sur sa carafe de madère, et entreprend un modeste jeune homme, à la figure rubiconde, assis à une table voisine, qui voudrait bien se lever pour s’en aller, mais en vain, il est cloué sur sa chaise. Le major lui désopile la rate par une foule d’anecdotes dont lui, Bagstock, monsieur, a été le héros au mariage de M. Dombey ; et il lui en raconte de belles sur le cousin Feenix, un ami diablement comme il faut du vieux Joe. Pendant ce temps-là, le cousin Feenix, qui devrait être à l’hôtel et dans son lit, se trouve à une table de jeu où l’ont conduit, bien malgré lui probablement, ses jambes obstinées.

La nuit, comme un géant, descend dans l’église qu’elle remplit depuis les dalles jusqu’au faîte, elle y règne pendant de longues et silencieuses heures. La pâle aurore revient encore une fois regarder à travers les vitraux ; puis, laissant la place au jour, elle voit la nuit se réfugier sous les voûtes, la suit, la chasse du séjour souterrain et se cache parmi les morts. Les timides souris se blottissent les unes contre les autres, quand elles entendent claquer les grandes portes. M. Sownds et Mme  Miff reprennent leurs occupations journalières, dans lesquelles il n’y a pas plus de solution de continuité que dans un anneau de mariage. Les voilà encore qui entrent dans l’édifice.

Derechef, le chapeau à trois cornes et le chapeau de Mme  Miff se laissent apercevoir au fond de la nef, à l’heure de la célébration des mariages ; derechef « aussi cet homme prend cette femme, et cette femme prend cet homme » avec la solennelle formule. « À partir de ce jour, ils seront unis pour vivre ensemble, pour le bien comme pour le mal, dans la richesse comme dans la pauvreté, qu’ils soient malades ou bien portants, ils devront s’aimer et se chérir jusqu’à ce que la mort vienne les séparer. »

Telles sont les paroles que M. Carker se répète à lui-même en faisant à cheval son entrée dans la ville, la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, et dirigeant sa monture avec délicatesse par les rues les plus propres.


  1. Texte de la liturgie anglicane pour les mariages.