Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 210-223).


CHAPITRE XIII.

Une autre mère et une autre fille.


Dans une pièce noire et malpropre, une vieille femme noire et malpropre aussi était assise : blottie près d’un maigre feu, elle écoutait mugir le vent et tomber la pluie, plus occupée pourtant de l’un que de l’autre. Toujours dans la même attitude, elle ne se dérangeait que lorsque des gouttes de pluie tombaient sur la cendre chaude : alors elle levait la tête et semblait prêter l’oreille au bruit de l’ouragan. Puis elle laissait retomber sa tête, qui se penchait toujours, toujours de plus en plus, à mesure que ses pensées l’absorbaient davantage. Quand elle était dans cet état de rêverie, l’orage n’arrivait plus à son oreille que comme le monotone bruissement de la mer qui se brise sur le rivage.

Il n’y avait d’autre clarté dans la chambre que celle que jetait la flamme du foyer. Brillant de temps à autre, comme l’œil d’une bête fauve à moitié endormie, elle éclairait une foule d’objets qui se seraient bien passés de cette illumination. Ici des guenilles, là des os, plus loin un mauvais grabat, deux ou trois chaises, ou plutôt deux ou trois escabeaux boiteux, une muraille enfumée, un plafond plus noir encore, voilà ce que la flamme vacillante éclairait par intervalles. La vieille, dont la silhouette gigantesque se dessinait sur la muraille et sur le plafond, était penchée sur les briques mal jointes qui remplaçaient une grille absente ; on eût dit qu’elle était là à attendre, devant l’autel de quelque sorcière, une réponse favorable. Si le mouvement de ses mâchoires et de son menton n’eût été plus vif que le va-et-vient de la flamme, on aurait attribué à une illusion d’optique ce mouvement d’un visage aussi immobile d’ailleurs que la personne même.

Si Florence était entrée dans cette chambre et qu’elle eût jeté un seul coup d’œil sur cette femme penchée devant le feu, elle n’eût pas hésité à reconnaître la bonne Mme  Brown, cette terrible vieille qui avait laissé dans ses souvenirs d’enfant une silhouette aussi grotesque et aussi fantastique que celle qu’elle eût vue projetée alors sur le mur. Mais Florence n’y était pas pour la voir et la bonne Mme  Brown restait là sans témoin, les yeux fixés sur son feu.

Comme la pluie tombait plus fort et formait un petit ruisseau le long de la cheminée, la bonne Mme  Brown releva la tête avec impatience pour mieux écouter ; mais cette fois elle ne la baissa plus, car une main s’était posée sur le loquet de la porte et elle entendit un bruit de pas dans la chambre.

« Qui est là ? dit-elle en regardant par-dessus son épaule.

— Quelqu’un qui vous apporte des nouvelles, répondit une voix de femme.

— Des nouvelles ? D’où ?

— De bien loin.

— D’au delà des mers ? s’écria la vieille femme en se levant d’un bond.

— Oui, d’au delà des mers. »

La vieille femme attisa vivement son feu et s’approcha de l’étrangère. Celle-ci était entrée, avait fermé la porte et se tenait droite et immobile au milieu de la chambre. La vieille posa sa main sur le manteau de l’étrangère, traversé par la pluie, et lui tourna le visage vers la flamme du foyer sans qu’elle fît la moindre résistance. Sans doute, ce n’était pas la personne qu’elle s’était attendue à voir, car elle laissa retomber le manteau et, dans son désappointement, elle poussa un cri de plainte et de douleur.

« Qu’est-ce que vous avez ? demanda l’autre.

— Oh ! oh ! s’écria la vieille en relevant la tête avec un hurlement terrible.

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda encore l’étrangère.

— Ce n’est pas ma fille ! s’écria la vieille en levant ses bras et joignant ses mains au-dessus de sa tête. Où est mon Alice ? Où est ma belle Alice ? Ils me l’ont tuée !

— Non ! ils ne l’ont pas encore tuée, si votre nom est Marwood, dit l’étrangère.

— Auriez-vous vu ma fille ? s’écria la vieille ; m’a-t-elle écrit ?

— Elle a dit que vous ne saviez pas lire, reprit l’autre.

— Non, c’est vrai ! cria la vieille en se tordant les mains.

— N’avez-vous pas de lumière ici ? » dit l’inconnue en promenant ses regards tout autour de la chambre.

La vieille femme marmotta quelques paroles sur sa belle Alice, et tout en mâchonnant et branlant la tête, elle tira d’une armoire une chandelle, l’approcha du feu d’une main tremblante et, après l’avoir allumée avec peine, elle la posa sur la table. La mèche dégoûtante brûla faiblement d’abord, noyée dans son suif, et quand les yeux rouges de la vieille et sa vue affaiblie purent distinguer quelque chose, elle aperçut l’étrangère assise, les bras croisés, les yeux tournés vers elle et le mouchoir qui avait entouré sa tête placé sur la table.

« Ma fille Alice m’a envoyé de ses nouvelles verbalement, alors, marmotta la vieille après avoir attendu quelques instants. Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Regardez ! » répondit l’étrangère.

La vieille répéta ce mot d’un air de doute et d’effroi, mit sa main devant ses yeux pour mieux voir l’étrangère, puis promena ses yeux tout autour de la chambre pour les arrêter de nouveau sur elle.

« Alice a dit : Regardez encore, mère ! » reprit l’étrangère, fixant ses yeux sur elle.

La vieille regarda encore tout autour de la chambre, revint à l’étrangère, et chercha de nouveau autour d’elle. Puis, se levant tout d’un coup elle saisit la chandelle, la plaça devant le visage de l’inconnue, poussa un grand cri, et jetant la lumière elle tomba dans ses bras.

« C’est ma fille ! c’est mon Alice ! c’est ma jolie fille ! Elle vit ! elle est revenue ! cria la vieille en se balançant sur la poitrine qui répondait froidement à ses embrassements. C’est ma fille ! c’est mon Alice ! c’est ma jolie fille ! elle vit ! elle est revenue ! cria-t-elle de nouveau, et elle se prosternait devant elle, serrait ses genoux, y reposait sa tête, se balançant encore avec toute l’énergie frénétique que permettaient ses forces affaiblies.

— Oui, mère, répondit Alice qui se baissa un moment pour l’embrasser, mais en cherchant toutefois à se délivrer de son étreinte. Me voici enfin. Laissez-moi, mère, laissez-moi. Relevez-vous et asseyez-vous. À quoi sert tout cela ?

— Elle revient plus dure pour moi qu’elle n’était partie ! s’écria la mère en levant les yeux vers elle, mais sans quitter ses genoux. Elle ne se soucie guère de moi, après tant d’années d’absence et la misérable vie que j’ai menée !

— Eh bien, mère, dit Alice en secouant sa robe toute déguenillée pour faire lâcher prise à la vieille, je n’étais pas non plus sur des roses. J’ai eu mes mauvaises années comme vous les vôtres. Levez-vous ! levez-vous ! »

Sa mère se leva, sanglota, se tordit les mains et se tint à quelques pas d’elle sans la quitter des yeux. Puis, elle reprit la chandelle, tourna autour d’elle et l’examina des pieds à la tête, en faisant entendre tout le temps un sourd gémissement. Elle replaça ensuite la chandelle sur la table, reprit son siège, se mit à frapper dans ses mains, comme pour battre la mesure de quelque air monotone, et se balançant de droite et de gauche elle continua à gémir et à se lamenter.

Alice se leva, ôta son manteau tout mouillé, et le jeta dans un coin. Cela fait, elle s’assit à la même place, et les bras croisés, les yeux fixés sur le feu, elle écouta en silence et d’un air de mépris les plaintes inarticulées de sa vieille mère.

« Aviez-vous espéré me voir revenir aussi jeune que j’étais partie, mère ? dit-elle enfin en tournant les yeux vers la vieille femme. Aviez-vous espéré qu’une vie dans les pays lointains, qu’une vie comme la mienne était faite pour embellir les gens ? On le croirait à vous entendre.

— Ce n’est point cela, répondit la mère. Elle sait bien que ce n’est point cela.

— Qu’est-ce donc alors ? Tenez, mère, pas tant de grimaces, ou je sortirai plus vite que je ne suis entrée.

— L’entendez-vous ? s’écria la mère. Après tant d’années de séparation, elle me menace déjà de me quitter, quand elle ne fait que de revenir !

— Je vous répète, mère, pour la seconde fois que j’ai eu mes mauvaises années, comme vous avez eu les vôtres, dit Alice. Je suis, dites-vous, revenue plus dure. Sans doute, je suis revenue plus dure. Pouviez-vous espérer autre chose ?

— Plus dure pour moi, plus dure pour sa tendre mère ! s’écria la vieille femme.

— Qu’est-ce donc qui a commencé à m’endurcir, si ce n’est ma tendre mère ? répondit-elle les bras croisés, les sourcils froncés, et les lèvres serrées, comme si elle voulait étouffer au passage tout sentiment plus tendre qui voudrait sortir de son cœur. Écoutez, mère, un mot ou deux ! si nous nous comprenons maintenant, il n’y aura plus de querelle entre nous, peut-être. Je suis partie jeune fille, je reviens femme faite. Quand je suis partie, j’étais indocile, oublieuse de tous mes devoirs ; je ne suis pas revenue meilleure, je vous le jure. Mais vous, avez-vous été ce que vous deviez être pour moi ?

— Moi ? s’écria la vieille. Moi, pour ma fille ? Est-ce qu’une mère doit quelque chose à sa fille ?

— Cela ne parait guère naturel, n’est-ce pas ? répondit la fille dont le beau visage sévère, froid et dur, se tourna d’un air indifférent de son côté ; mais j’y ai songé assez pendant le cours de mes années solitaires, pour m’y être habituée. J’ai entendu parler du devoir avant et après ; mais il s’agissait toujours de ce que je devais aux autres. Je me suis demandé de temps en temps, par manière de distraction, si l’on n’avait pas aussi quelque devoir à remplir envers moi. »

Sa mère s’assit toujours grimaçant, toujours mâchonnant et branlant la tête. Était-ce de colère, de regret ? Repoussait-elle cette accusation ? ou bien était-ce seulement un effet des infirmités de l’âge ? Qui peut le dire ?

« Il y avait une fois une enfant appelée Alice Marwood, dit la fille en riant et se regardant elle-même d’un air d’amère dérision. Elle était née dans la pauvreté et dans l’abandon, et elle grandit dans la pauvreté et dans l’abandon. Personne ne lui a rien appris, personne ne lui a montré la bonne route, personne ne s’est inquiété d’elle.

— Personne ! répéta la mère en se montrant elle-même du doigt à sa fille et se frappant la poitrine.

— On ne s’inquiétait d’elle, répondit la fille, que pour la battre, la faire jeûner ou la tourmenter. Elle aurait pu mieux tourner sans cela. Elle vivait dans des trous comme celui-ci, elle courait les rues avec un tas de petites malheureuses comme elle, et cependant elle sortit jolie d’une pareille enfance. Tant pis pour elle ! Plût à Dieu qu’elle eût été huée et bafouée comme un monstre de laideur !

— Continuez, continuez, s’écria la mère.

— Je continue. Il y avait donc une fille appelée Alice Marwood. Elle était belle. On s’occupa trop tard de lui apprendre quelque chose. Quand on s’en occupa, ce fut pour lui apprendre le mal. Oh ! alors on ne lui donna que trop de soins. On ne la suivit que de trop près, on ne l’encouragea que trop dans cette mauvaise voie, on ne sut que trop bien guider ses pas. Comme vous l’aimiez dans ce temps-là ! Et puis ça vous rapportait gros. Ce qui est arrivé à cette fille arrive tous les ans à des milliers d’autres. Ce n’était qu’une fille perdue de plus. Comme si elle n’était pas née pour ça !

— Après tant d’années, dit d’une voix plaintive la vieille, voilà comme elle commence.

— Elle aura bientôt fini, dit Alice. Il y eut donc une coupable appelée Alice Marwood ; c’était une jeune fille encore, mais seule et abandonnée. Elle fut jugée et condamnée. Ah ! Dieu, comme MM. les juges parlaient de son crime ! et le président, comme il fut sévère, quand il lui parla de ses devoirs, auxquels elle avait failli, des dons de la nature qu’elle avait employés pour le mal, comme s’il ne savait pas mieux que personne que ces dons n’avaient été qu’une malédiction pour elle. Quel beau sermon il lui fit sur le bras plein de force de la loi, bras bien fort, en vérité, pour la sauver, du temps qu’elle n’était qu’une pauvre petite innocente sans secours et sans appui ! comme tout cela était solennel et religieux ! J’y ai souvent pensé depuis ! » Elle croisa ses bras plus étroitement sur sa poitrine et fit entendre un rire auprès duquel le hurlement de la vieille femme était presque harmonieux. « Alice Marwood fut donc déportée, mère, poursuivit-elle. On l’a envoyée apprendre son devoir dans un endroit où, au lieu du devoir, on n’apprend que le mal, le déshonneur et l’infamie ! et Alice Marwood est revenue femme : elle est revenue ce qu’elle devait être après un tel exil.

« Quand le temps sera venu, les choses se passeront encore avec plus de solennité, les sermons seront encore plus beaux, le bras de la loi sera encore plus fort, et il ne sera plus question d’Alice Marwood ; mais, après elle, les juges n’ont que faire de craindre de n’avoir plus de besogne. Il y a encore un tas de petits vagabonds, filles ou garçons, qui grandissent dans les rues et qui leur donneront assez d’occupation pour faire leur fortune. »

La vieille femme appuya ses coudes sur la table, cacha sa figure dans ses mains et fit semblant d’avoir un profond désespoir… Après ça, qui sait ? c’était peut-être vrai.

« Allons, j’ai fini, mère, dit la fille en secouant la tête comme pour changer de sujet. J’en ai dit assez. Ne parlons plus l’une et l’autre de devoirs, quoi que nous fassions. Votre enfance a été ce qu’a été la mienne sans doute. Tant pis pour nous deux ! Je n’ai ni à vous blâmer, ni à me défendre. À quoi bon ? Tout cela est passé depuis longtemps ; mais je suis femme maintenant, je ne suis plus une enfant ; et nous n’avons besoin ni l’une ni l’autre de dresser le procès-verbal de notre vie, comme MM. les juges. Nous savons bien ce qui en est, n’est-ce pas ? »

Toute perdue et dégradée qu’elle était, elle avait conservé une certaine beauté, qui même, sous le jour le moins favorable, ne pouvait échapper à l’œil le plus attentif. Lorsqu’elle fut replongée dans le silence et que sa figure, qu’une émotion poignante avait agitée, se fut calmée, son regard sombre changea d’expression. Ses yeux, tout à l’heure étincelants de colère, semblaient adoucis par quelques tristes pensées ; dans ses traits, altérés par la misère et la fatigue, resplendissait comme un rayon de l’ange déchu.

Sa mère la considéra en silence pendant quelques instants, puis, s’enhardissant, elle glissa tout doucement sa main décharnée du côté de sa fille : ne trouvant pas de résistance, elle osa l’approcher de sa figure ; puis la passa sur ses beaux cheveux. Alice avait sans doute le sentiment que sa mère en ce moment était sincère : aussi ne la repoussa-t-elle pas. Insensiblement, elle renoua les tresses de sa fille, lui retira sa chaussure humide, si l’on peut appeler ça une chaussure, lui mit sur les épaules un vêtement sec, tourna et retourna timidement autour d’elle, se parlant tout bas à elle-même et se réjouissant de reconnaître enfin ses traits, son expression d’autrefois.

« Vous êtes bien pauvre, ma mère, je le vois, dit Alice en promenant ses regards autour de la chambre après être restée assise pendant quelque temps.

— Bien pauvre, ma chérie, » répliqua la vieille.

Elle admirait sa fille et elle en avait peur. Ce sentiment d’admiration, elle l’avait éprouvé pour la première fois le jour où elle avait vu quelque chose de beau sortir vainqueur de sa lutte avec la misère. Quant à la crainte qu’elle ressentait, elle était due peut-être au langage qu’elle venait d’entendre. Quoi qu’il en soit, elle était devant son enfant dans une attitude soumise et respectueuse. Elle courbait la tête et semblait prier humblement sa fille de lui épargner d’autres reproches.

« Comment avez-vous vécu ?

— En mendiant, ma chérie.

— Et aussi en volant, mère ?

— Quelquefois, Alice, mais de petites choses. Je suis vieille et timide. Je prenais de temps en temps des riens à des enfants que je rencontrais, mais bien rarement. J’ai fait quelques tournées dans la campagne, ma chérie, et je sais bien ce que je sais. J’ai guetté.

— Guetté ? répliqua sa fille en fixant son regard sur elle.

— J’ai suivi à la piste une famille, dit la vieille d’un ton de plus en plus humble.

— Quelle famille ?

— Chut ! chérie ! ne vous fâchez pas contre moi : c’est pour vous que je l’ai fait, pour ma pauvre fille qui était bien loin au delà des mers ! »

Elle tendit une main suppliante vers sa fille, et, la ramenant à elle, la porta à ses lèvres.

« Il y a bien des années, ma chérie, poursuivit-elle en regardant d’un air craintif le visage sévère de sa fille, j’ai rencontré son enfant par hasard.

— L’enfant de qui ?

— Ce n’est pas le sien, chère Alice, ne me regardez pas ainsi, ce n’est pas le sien. Comment voulez-vous que ce soit le sien ? vous savez bien qu’il n’en a pas.

— L’enfant de qui alors ? reprit la fille, vous m’avez dit son enfant.

— Chut ! Alice. Vous m’effrayez, ma petite. C’est celui de M. Dombey, de M. Dombey seulement. Depuis, ma chère, je les ai revus souvent, je l’ai même vu aussi lui. »

En prononçant ce dernier mot, la vieille se baissa et recula soudain, comme si elle craignait que sa fille ne la frappât. Mais sa fille, qui avait les yeux fixés sur elle, et qui semblait en effet en proie à la plus violente colère, demeura immobile ; seulement elle serrait fortement ses deux bras entrelacés sur sa poitrine comme pour les empêcher de se porter à des voies de fait sur elle-même ou sur quelque autre, tant elle était aveuglée par la rage.

« Il ne se doutait pas que c’était moi, dit la vieille femme en montrant son poing fermé.

— Et il s’en souciait fort peu, sans doute ! dit la jeune fille entre ses dents.

— Mais enfin nous nous sommes vus face à face, dit la vieille. Je lui ai parlé et il m’a parlé. J’étais assise et je le regardais tandis qu’il suivait sa route sous une longue allée d’arbres, et à chaque pas qu’il faisait je l’ai maudit corps et âme.

— Ce qui ne l’empêchera pas de prospérer, répliqua la fille avec dédain.

— C’est vrai qu’il prospère toujours, » dit la vieille.

Elle se tut, car le visage de sa fille était défiguré par la rage. Son sein se soulevait avec une telle violence, qu’on eût dit qu’il allait se briser sous les émotions qui l’agitaient. Les efforts qu’elle faisait pour se contenir n’étaient pas moins terribles que sa rage ; ils montraient dans tout son jour le caractère violent et dangereux de cette femme en lutte avec elle-même. Cependant elle parvint à dompter sa fureur et demanda après un moment de silence :

« Est-il marié ?

— Non, chérie.

— Se mariera-t-il bientôt ?

— Non, pas que je sache, chérie. Mais son maître, son ami, est marié. Oh ! nous pouvons les féliciter tous ! s’écria la vieille ivre de joie. Ce mariage-là ne peut que nous porter bonheur. Rappelez-vous ce que je vous dis ! »

La fille la regarda comme pour lui demander une explication.

« Mais vous êtes mouillée et fatiguée ; vous avez faim, vous avez soif, dit la vieille qui alla clopin-clopant jusqu’à l’armoire ; et il y a peu de chose ici, bien peu de chose ; et fouillant dans sa poche elle en tira quelques sous qu’elle jeta sur la table. Alice, chérie, n’avez-vous pas un peu d’argent ? »

Le regard plein d’avidité et d’impatiente convoitise qui accompagna cette question au moment où sa fille tirait de son sein le peu d’argent qu’elle avait reçu tout à l’heure de miss Carker, en disait plus sur l’histoire de cette mère et de sa fille, qu’Alice n’en avait laissé voir dans ses paroles.

« Est-ce là tout ? dit la mère.

— Je n’en ai pas davantage. Et encore je le dois à la charité.

— À la charité, ma bonne ! dit la vieille qui se pencha avidement sur la table pour regarder les pièces de monnaie, dont elle doutait toujours, tant qu’elle les voyait dans la main de sa fille. Voyons, six pence et six font douze et six font dix-huit. Bien ! il s’agit maintenant d’en tirer le meilleur parti possible. Je vais aller acheter quelque chose pour boire et manger. »

Aussitôt, de ses mains tremblantes elle s’affuble d’un vieux chapeau, plie un châle tout déchiré sur ses épaules, et cela beaucoup plus vite qu’on n’aurait pu s’y attendre de la part d’une femme que l’âge et la misère avaient rendue décrépite et hideuse. Elle avait toujours les yeux fixés avec la même avidité sur l’argent que sa fille tenait dans sa main.

« Quel est donc le bonheur qui résultera pour nous de ce mariage, mère ? vous ne me l’avez pas dit.

— Le bonheur, répondit-elle en s’arrangeant à la hâte, d’y voir, au lieu de l’amour, l’orgueil et la haine ; le bonheur de voir le trouble et la discorde au milieu de ces fiers personnages, le bonheur d’y voir le péril, le péril, Alice.

— Quel péril ?

— J’ai vu ce que j’ai vu, je sais ce que je sais, dit la mère en ricanant : on n’a qu’à se bien tenir et à veiller au grain. Ma fille pourrait bien avoir des camarades. »

Puis voyant sa fille qui la regardait d’un air tout étonné serrer involontairement l’argent dans sa main, elle se dépêcha de s’en saisir et ajouta d’un ton précipité :

« Allons ! je vais aller acheter quelque chose. »

Pendant qu’elle tendait la main à sa fille, celle-ci regardant encore une fois son argent le porta à ses lèvres avant de s’en séparer.

« Eh bien ! Alice, vous l’embrassez, dit la vieille en ricanant, c’est comme moi, j’en fais souvent autant. Oh ! l’argent, c’est si bon ! »

Et elle serrait avec amour sous son menton ridé son unique sou, couvert de vert-de-gris, qu’elle tenait dans la main.

« Ah ! oui, c’est bien bon l’argent ; malheureusement il n’y en a pas des masses.

— Si je l’ai embrassé, mère, c’est en souvenir de la personne, qui me l’a donné, car c’est la première fois que cela m’arrive.

— La personne qui vous l’a donné ? ma chérie, répliqua la vieille, dont les yeux ternes brillèrent d’un vif éclat quand elle se saisit de l’argent. Eh bien ! moi, je l’embrasserai aussi pour la personne qui l’a donné, quand elle en donnera davantage. Mais il faut que je me dépêche, ma chérie, je vais revenir bientôt.

— Il me semble, d’après ce que vous disiez tout à l’heure, que vous savez beaucoup de choses, ma mère, dit la fille en l’accompagnant de ses regards jusqu’à la porte. Vous êtes devenue bien savante depuis que nous nous sommes quittées.

— Si je sais bien des choses ! croassa la vieille, qui revint sur ses pas ; j’en sais plus que vous ne pensez. J’en sais plus qu’il ne croit aussi, lui, ma chère ; mais je vais vous conter ça tout à l’heure. Je sais tout ce qui l’intéresse. »

Alice sourit d’un air incrédule.

« Je sais ce que c’est que son frère, Alice, dit la vieille en allongeant le cou avec un regard effrayant de méchanceté. Celui-là aurait bien pu aller où vous êtes allée pour avoir volé de l’argent. Il demeure avec sa sœur, de l’autre côté, par là-bas, sur la route du Nord.

— Où ?

— Sur la route du Nord, hors de Londres. Vous pourrez voir la maison, si vous y tenez. Il n’y a pas de quoi s’en vanter, quelque gentille qu’elle soit, sa maison ! Non, non, s’écria la vieille qui voyait sa fille se lever, pas maintenant. » Et, en disant cela, elle branlait la tête et riait de toutes ses forces. « Pas maintenant, c’est trop loin, c’est là-bas près de la borne, il y a un tas de pierres. Demain, ma chérie, s’il fait beau et que vous soyez disposée… Mais il faut que je me dépêche de sortir.

— Arrêtez, dit la fille en se jetant au-devant d’elle avec cette expression de colère, qui était comme un feu dévorant. Sa sœur n’est-elle pas une grande et belle diablesse aux cheveux bruns ? »

La vieille femme étonnée et terrifiée fit signe de la tête que c’était bien elle.

« En effet, je vois en elle un reflet du visage de cet homme. C’est une maison rouge, seule dans la campagne ? devant la porte il y a un petit porche vert ? »

La vieille fit le même signe de tête.

« C’est là que je me suis assise aujourd’hui !… Rendez-moi l’argent !

— Alice, ma chérie !

— Rendez-moi l’argent, ou je vous frappe. »

Elle ouvrit de force la main de la vieille tout en parlant, et sans montrer le moindre souci de ses plaintes et de ses prières, elle reprit les vêtements qu’elle avait quittés et s’éloigna d’un pas rapide.

La mère la suivit tant bien que mal, lui adressant des remontrances qui ne produisaient pas plus d’effet sur elle que sur le vent, la pluie, l’obscurité qui les enveloppait. Inflexible et armée d’une ferme résolution, indifférente à ce qui se passait autour d’elle, la fille défiait l’orage et la distance, comme si elle n’eût été arrêtée ni par la fatigue, ni par la longueur du chemin, et elle se rendit à la maison où elle avait été secourue.

Après un quart d’heure de marche, la vieille épuisée et hors d’haleine se hasarda à la retenir par ses vêtements. Mais elle n’osa rien de plus, et elles marchèrent en silence à travers la pluie et l’obscurité. Si la mère, de temps en temps, faisait entendre une plainte, elle s’arrêtait court de peur que sa fille ne la repoussât pour marcher seule. Quant à la fille, elle était muette. Il était environ une heure du matin quand elles eurent laissé derrière elles les rues régulières et qu’elles entrèrent dans le chemin désert où la maison était située. La ville s’apercevait au loin lugubre et sombre ; un vent noir mugissait dans la plaine découverte : tout autour ce n’étaient que ténèbres, solitude et morne silence.

« Cette place me convient, dit la fille en s’arrêtant pour regarder en arrière. J’y avais déjà pensé aujourd’hui, quand je m’y suis arrêtée.

— Alice, ma chérie, s’écria la mère en la tirant doucement par sa robe. Alice !

— Qu’est-ce, ma mère ?

— Ne rendez pas l’argent, ma chérie. Oh non ! je vous en prie. Nous ne le pouvons pas. Il faut que nous soupions, chérie ! L’argent est de l’argent, peu importe la main qui le donne. Dites-lui tout ce que vous voudrez, mais gardez l’argent.

— Tenez, dit la fille pour toute réponse, voici la maison que je veux dire. Est-ce bien celle dont vous me parliez ? »

La vieille fit un signe affirmatif ; quelques pas de plus et toutes deux se trouvèrent sur le seuil de la porte.

Il y avait de la lumière et du feu dans la chambre où Alice s’était assise pour faire sécher ses vêtements. Quand elle frappa à la porte, John Carker sortit tout surpris d’une telle visite à une heure aussi avancée. Il demanda à Alice ce qu’elle voulait.

« Je veux votre sœur : la femme qui m’a donné de l’argent aujourd’hui. »

Comme elle avait élevé la voix, Henriette parut.

« Oh ! dit Alice, vous voilà ! Vous souvenez-vous de moi ?

— Oui, » répondit-elle avec surprise.

Le visage qui s’était humilié devant elle auparavant avait alors une expression terrible de haine et de défi. La main qui avait doucement touché son bras semblait la menacer et s’apprêter à l’étrangler.

Henriette, à cette vue, se rapprocha de son frère comme pour y chercher un refuge.

« Dire que je vous ai parlé sans vous reconnaître ! dire que j’étais près de vous et que je n’ai pas senti le sang qui coulait dans vos veines au battement de mon cœur ! dit Alice avec un geste de menace.

— Que voulez-vous dire ? Que vous ai-je fait ?

— Ce que vous m’avez fait ? reprit Alice. Vous m’avez fait asseoir à votre foyer, vous m’avez donné de la nourriture et de l’argent. Vous m’avez témoigné de la compassion, vous dont je maudis le nom ! »

La vieille femme, avec une malveillance qui rendait sa laideur vraiment terrible, étendit sa main décharnée vers le frère et la sœur comme pour confirmer les paroles de sa fille. Mais, en même temps, elle tirait toujours la robe d’Alice, la suppliant de garder l’argent.

« Si j’ai versé une larme sur votre main, que cette larme la brûle ! Si j’ai prononcé une parole de douceur à vos oreilles, puisse cette parole vous rendre sourde à jamais ! Si je vous ai touchée de mes lèvres, puisse ce baiser vous donner la mort ! Malédiction sur la maison qui m’a offert un abri ! Que la douleur et la honte vous accablent ! Que tout ce qui vous appartient soit détruit, ruiné de fond en comble ! »

En prononçant ces paroles, elle jeta l’argent sur le carreau et le foula aux pieds.

« Je le jette dans la boue ! Je ne le ramasserais pas quand j’en verrais jonché le chemin qui devrait me conduire au ciel ! Plût à Dieu que ce pied ensanglanté qui m’a fait entrer ici fût tombé de pourriture avant de m’amener chez vous ! »

Henriette, pâle et tremblante, arrêta son frère et la laissa continuer sans l’interrompre.

« Fallait-il que je fusse l’objet de votre pitié et de votre pardon, de vous ou des vôtres, le premier jour de mon retour ! Fallait-il que vous fissiez la bonne dame pour moi ! Je vous remercierai au lit de mort ; je prierai pour vous et pour toute votre race, vous pouvez y compter. »

Elle fit de la main un geste d’une énergie farouche, elle semblait arroser de sa haine le seuil de cette maison et vouer à la ruine ceux qu’elle avait sous les yeux. Puis elle leva ses regards vers le ciel sombre et disparut au milieu des ténèbres.

La mère, qui l’avait tirée mainte et mainte fois par sa robe, avait toujours les yeux, des yeux avides, fixés sur les sous dispersés dans la chambre. Tout son être semblait concentré sur ce trésor évanoui ; elle voulait rôder encore autour de la maison replongée dans l’obscurité, pour tâtonner dans la boue si elle n’en retrouverait pas quelques pièces. Mais sa fille l’entraîna, et les deux femmes revinrent droit à leur demeure. La vieille pleurait et se lamentait en chemin sur la perte qu’elle venait de faire ; dans son humeur chagrine, elle reprochait aussi ouvertement qu’elle l’osait à sa jolie fille, d’avoir manqué à ses devoirs en la privant de son souper, dès le premier soir le leur réunion.

Elle alla donc se coucher presque à jeun ; car elle n’avait chez elle que de mauvaises croûtes de pain qu’elle grignotait encore, tout en mâchonnant et en marmottant, accroupie devant les cendres chaudes, longtemps après que sa fille, oublieuse de tous ses devoirs, se fut endormie.

Cette misérable mère et cette misérable fille n’étaient-elles pas en miniature, dans leur sphère dégradée, le portrait véritable de certains vices qu’on retrouve dans des classes plus élevées ? Dans cette machine ronde composée de mille cercles concentriques, serait-il vrai qu’après nous être donné bien du mal à le visiter de haut en bas, nous en sommes réduits au bout du compte à reconnaître que les deux extrêmes se touchent, et qu’à la fin du voyage nous nous retrouvons au point de départ ? Sauf là qualité et la richesse de l’étoffe qui les distinguent, ne pourrait-on pas trouver chez les gens comme il faut des échantillons du même tissu ?

Parlez, Edith Dombey ? et vous, Cléopatre, la meilleure des mères, qu’en pensez-vous ?