Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (2p. 74-92).


CHAPITRE V.

Ombres du passé et de l’avenir.


« Votre très-humble… monsieur, dit le major. Corbleu, monsieur, un ami de mon ami Dombey est mon ami ; je suis enchanté de vous voir.

— Carker, dit M. Dombey pour expliquer ses liens d’amitié avec le major, je dois beaucoup à la société du major et à sa conversation. Le major Bagstock m’a rendu grand service, Carker. »

M. Carker, le gérant, arrivait à Leamington : il avait encore le chapeau à la main et venait d’être présenté au major : aussi était-il en train de lui montrer toutes ses dents.

« Permettez-moi, dit-il, de vous remercier de tout mon cœur du changement extraordinaire que je remarque dans la mine et l’humeur de M. Dombey.

— Pardieu, monsieur, répliqua le major, il n’y a pas de remercîments à me faire, car, dans cette affaire-là, c’était donnant donnant. Un grand homme comme notre ami Dombey, monsieur, dit le major en baissant la voix, de façon pourtant à se faire entendre de M. Dombey, ne peut manquer de donner du ton et de l’entrain à ses amis. Il n’est rien tel que M. Dombey pour fortifier un homme et faire valoir toute sa vigueur d’esprit naturelle. »

M. Carker sauta comme un chat sur cette expression : vigueur d’esprit naturelle. C’est bien cela. C’étaient justement les mots qu’il avait été sur le point de suggérer au major.

« Mais quand mon ami Dombey, monsieur, ajouta le major, vous parle du major Bagstock, il faut que je demande le droit de faire une rectification pour lui et pour nous. Il veut tout simplement vous parler de Joe… monsieur, de Joey B… de Josh Bagstock, de Joseph… du vieux, solide et fin J… monsieur, à votre service. »

Toutes les dents de M. Carker exprimèrent l’une après l’autre, par leur éclat, ses bonnes dispositions à l’égard du major et son admiration pour sa rudesse, sa solidité et sa ronde franchise.

« Et maintenant, monsieur, dit le major, vous et M. Dombey vous avez à parler de diablement de choses…

— Du tout, major, du tout, fit M. Dombey.

— Allons donc, Dombey, dit le major d’un œil de défi, est-ce que vous croyez que je ne sais pas ce que c’est ? un homme de votre trempe… le colosse du commerce, ne doit pas être dérangé. Vos moments sont précieux. Nous nous reverrons à l’heure du dîner. D’ici là, éclipse totale du vieux Joseph. Le dîner est à sept heures, monsieur Carker, heure militaire. »

Là-dessus le major, la figure toute bouffie, se retira ; mais tout à coup se ravisant à la porte : « Dombey, pardon, avez-vous quelque commission pour elles ? »

M. Dombey, assez embarrassé, lança un coup d’œil à l’habile diplomate de ses affaires de confiance, et chargea le major de faire ses compliments.

« Sacrebleu, monsieur, dit le major, il vous faut prendre la chose plus chaudement que cela… ou gare au vieux Joe… il ne sera pas bien reçu.

— Eh bien ! alors, major, présentez mon respect, si vous voulez, reprit M. Dombey.

— Sacrebleu, monsieur, dit le major en levant les épaules et en gonflant, par manière de plaisanterie, ses deux grosses joues, n’avez-vous pas quelque chose de plus chaud que le respect ?

— Eh bien, major, dit M. Dombey, présentez de ma part tout ce que vous voudrez.

— C’est que l’ami Bagstock est fin, monsieur, très-fin, monsieur, diablement fin ; regardant Carker du seuil de la porte, Bagstock est ainsi fait. » Puis, s’arrêtant au milieu de ses éclats de rire et s’étirant tout de son long, le major s’écria d’un ton solennel, en se frappant la poitrine : « Dombey, je voudrais bien être à votre place, corbleu ! » Là-dessus il se retira.

« Ce monsieur doit avoir été pour vous d’une grande ressource, dit M. Carker en suivant le major de ses dents.

— D’une grande ressource, en effet.

— Il a des amis ici sans doute ? continua Carker. Je vois, d’après ce qu’il a dit, que vous allez dans le monde. Je suis bien content, ajouta-t-il avec un horrible sourire, de savoir que vous allez dans le monde. »

M. Dombey voulant remercier son subordonné de cette marque d’intérêt, fit sonner sa chaîne de montre et branla légèrement la tête.

« Vous étiez fait pour le monde, dit Carker. De toutes les personnes que je connais, vous êtes certainement, par votre caractère et par votre position, l’homme le mieux fait pour le monde. Savez-vous que bien souvent j’ai été étonné de voir que vous vous en soyez tenu si longtemps à distance.

— J’avais mes raisons, Carker. J’étais seul, et j’y étais indifférent. Mais vous avez, vous, toutes les grandes qualités qu’il faut pour le monde ; c’est ce qui fait que vous deviez vous en étonner plus que personne.

— Oh ! par exemple, reprit l’autre en s’empressant de se rabaisser. Moi, c’est tout autre chose, je ne me compare pas à vous. »

M. Dombey porta la main à sa cravate, y fixa son menton, toussa et regarda son fidèle serviteur et ami en silence pendant quelques instants.

« J’aurai le plaisir, Carker, dit enfin M. Dombey faisant comme s’il avalait quelque chose de trop gros pour son gosier, de vous présenter à mes… c’est-à-dire aux amis du major, des personnes fort agréables.

— Il y a des dames dans le nombre, je présume ? insinua le doucereux gérant.

— Ce ne sont que des dames, c’est-à-dire que ce sont deux dames, reprit M. Dombey.

— Que deux ? dit Carker en souriant.

— Elles ne sont que deux. Je me suis borné à leur faire une visite à leur hôtel : je n’ai pas fait d’autres connaissances ici.

— Ce sont des sœurs, peut-être ?

— Non ; c’est la mère et la fille. »

Comme M. Dombey baissait les yeux et ajustait de nouveau sa cravate, la figure souriante de M. Carker prit tout à coup, et sans aucun degré de transition, un aspect sérieux et refrogné ; il examina minutieusement la figure de M. Dombey avec un rire moqueur fort laid. Quand M. Dombey releva les yeux, sa figure reprit aussi promptement sa première expression et laissa voir toutes les gencives qu’elle possédait.

« Vous êtes bien bon, dit Carker ; je serai charmé de faire leur connaissance. À propos de fille, j’ai vu Mlle Dombey. »

M. Dombey rougit.

« J’ai pris la liberté d’aller la voir, pour lui demander si elle m’avait pas quelque commission à me donner. Je n’ai pas été aussi heureux que je le désirais : elle m’a chargé seulement pour vous de sa tendre affection. »

Carker avait la figure d’un loup, lorsqu’en prononçant ces mots, ses yeux rencontrèrent ceux de M. Dombey ; il avait du loup jusqu’à la langue rouge et fumante qui se voyait à travers sa bouche entr’ouverte.

« Et les affaires, où en sont-elles ? demanda M. Dombey, après un moment de silence pendant lequel M. Carker avait tiré de son portefeuille des bordereaux et d’autres papiers.

— Il y a très-peu de chose, reprit Carker. En somme, nous n’avons pas eu récemment notre chance ordinaire, mais cela est de peu d’importance pour vous. Au Lloyd, on donne le Fils-et-Héritier comme perdu. Heureusement que le navire était assuré depuis la quille jusqu’au mât de perroquet. — Carker, dit M. Dombey en s’asseyant près de lui, je ne puis pas dire que le jeune Gay ait jamais fait sur moi une impression favorable…

— Ni sur moi, fit Carker.

— Mais j’aurais voulu, ajouta M. Dombey, sans prendre garde à l’interruption, qu’il ne fût jamais parti à bord de ce bâtiment. J’aurais voulu qu’il ne s’embarquât pas.

— C’est dommage, en ce cas, que vous ne l’ayez pas dit plus tôt, quand il en était encore temps, reprit Carker avec froideur. Cependant je crois que tout est pour le mieux. Oui, vraiment, je le crois. Vous ai-je dit la petite confidence que m’a faite Mlle Dombey ?

— Non, dit M. Dombey d’un air sombre.

— Eh bien ! reprit M. Carker après un instant de silence inquiétant, en quelque lieu que soit Gay, il est beaucoup mieux où il est, que chez lui à Londres. Si j’étais, si je pouvais être à votre place, j’en serais content. Pour moi, j’en suis enchanté. Mlle Dombey est confiante et jeune, et peut-être pas assez fière, pour être votre fille, s’il est possible de lui trouver un défaut… Voulez-vous vérifier la balance des comptes avec moi ? »

M. Dombey se renversa sur sa chaise, au lieu de se pencher sur les papiers placés devant lui, et regarda fixement le gérant.

Le gérant, levant légèrement les sourcils, affectait de ne regarder que les chiffres, et d’attendre le bon plaisir de son chef. Cette affectation, il la montrait, à ce qu’il semblait, par délicatesse et comme s’il tenait à faire voir qu’il voulait ménager M. Dombey ; celui-ci, en le regardant, devinait son intention ; et il sentait que, sans cette considération, Carker, son confident, lui aurait donné de plus amples détails que lui, Dombey, le fier Dombey ne voulait en demander. Dans les affaires c’était souvent la même conduite. Peu à peu, le regard de M. Dombey se détacha de lui et vint se reposer sur les papiers qu’il avait sous les yeux, mais tout en leur donnant le degré d’attention qu’ils exigeaient, il s’arrêtait souvent pour regarder M. Carker. Toutes les fois qu’il le regardait, Carker affectait une réserve qui donnait de plus en plus à penser à son chef.

Ils étaient ainsi occupés ; et grâce à l’adresse du gérant, le courroux s’allumait déjà dans le cœur de M. Dombey, au lieu de la froide indifférence qu’il avait toujours eue pour la pauvre Florence. Pendant ce temps-là, le major Bagstock, fort goûté des vieilles dames de Leamington, suivi de son nègre qui portait le bagage ordinaire, marchait à l’ombre, les jambes écartées, pour faire une visite matinale à Mme Skewton. Il était bien midi quand le major arriva au séjour de Cléopatre. Aussi eut-il la chance de trouver sa princesse sur son sofa, comme à l’ordinaire, nonchalamment penchée sur une tasse de café ; pour donner plus de charme à son voluptueux repos, on avait fait petit jour dans l’appartement, et l’obscurité était telle, que Withers, qui se tenait là à ses ordres, ressemblait à l’ombre chinoise d’un page en exercice.

« Quelle est cette insupportable créature qui entre là ? dit Mme Skewton. Je ne puis la supporter. Sortez, qui que vous soyez.

— Auriez-vous le cœur, madame, de bannir J. B. ? dit le major, à moitié chemin, d’un ton de reproche et la canne sur l’épaule.

— Ah ! c’est vous, vraiment ? Réflexion faite, vous pouvez entrer. »

En conséquence, le major entra, s’avança près du sofa et approcha la charmante main de ses lèvres.

« Asseyez-vous là-bas, bien loin ; dit Cléopatre en agitant son éventail avec nonchalance. Ne vous approchez pas, car je suis horriblement faible et agacée ce matin, et vous m’apportez, j’en suis sûre, la chaleur du soleil. Vous êtes tropical.

— Par saint Georges, madame, dit le major, il y a eu un temps où Joseph Bagstock se faisait griller au soleil jusqu’à s’en faire venir des cloches ; c’était le temps, madame, où, grâce à sa végétation accélérée par la haute température de serre chaude des Indes, il était connu sous le nom de Fleur-des-Pois. Dans ces beaux jours, il n’était pas question de Bagstock. On ne parlait que de Fleur-des-Pois. Fleur-des-Pois sera des nôtres, disait-on. Fleur-des-Pois, à l’heure qu’il est, madame, est plus ou moins fané (et, ce disant, le major se laissa tomber dans un fauteuil à une distance beaucoup plus rapprochée de Cléopatre, que celle qu’avait indiquée la cruelle déesse), mais c’est une plante toujours solide et durable comme le laurier toujours vert. »

Ici le major, protégé par l’obscurité de la chambre, ferma un œil, roula sa tête comme un arlequin, et peu s’en fallut que, dans l’excès de son contentement, il n’éprouvât une sérieuse attaque d’apoplexie.

« Où est Mme Granger ? » demanda Cléopatre à son page. Withers répondit qu’il croyait qu’elle était dans sa chambre.

« Très-bien, dit Mme Skewton, sortez et fermez la porte : j’ai affaire. »

Lorsque Withers eut disparu, Mme Skewton tourna nonchalamment sa tête du côté du major, sans bouger le reste du corps, et lui demanda comment se portait son ami.

« Dombey, madame, répliqua le major avec un éclat de rire qui faillit l’étrangler, est aussi bien qu’un homme dans sa position peut être. Sa position est désespérée, madame. Il est touché, ma foi, bien touché, Dombey. Que dis-je, touché ! s’écria le major. Il est transpercé, madame. »

Cléopatre jeta au major un regard pénétrant qui contrastait vivement avec le ton de nonchalance affectée dont elle lui répondit.

« Major Bagstock, lui dit-elle, je ne connais le monde que fort peu ; et réellement, je ne regrette pas mon inexpérience à cet égard ; car c’est un endroit, je le crains, où l’on est toujours dans le faux, où l’on ne voit que de sèches formalités, où la nature n’est que peu en honneur, où l’on entend rarement la musique du cœur, les doux épanchements de l’âme et autres choses semblables, les vrais éléments poétiques de la vie. Je ne puis pas cependant me méprendre sur votre pensée. Il y a, dans vos paroles, une allusion à Edith, à ma fille, qui m’est excessivement chère, dit Mme Skewton, dont l’index polissait le contour de ses sourcils.

— La franchise, madame, reprit le major, a toujours été le trait caractéristique de la race des Bagstock. Vous avez raison. Joe a fait une allusion.

— Et cette allusion, continua Cléopatre, touche à la plus tendre, la plus pénétrante, la plus sainte des émotions, dont soit encore capable notre nature si tristement déchue. »

Le major se posa la main sur les lèvres et envoya un baiser à Cléopatre, comme pour constater l’émotion en question.

« Je sens que je suis faible. Je sens que je manque de cette énergie qui devrait soutenir une mère, dit Mme Skewton en se caressant les lèvres avec la dentelle de son mouchoir. Mais je ne puis pas aborder un sujet si important pour mon Edith chérie, sans me sentir défaillante. Néanmoins, cruel, puisque vous avez eu le front d’attirer mon attention sur ce sujet et de me torturer le cœur (ici Mme Skewton se toucha le côté gauche avec son éventail), je ne reculerai pas devant mon devoir. »

Le major, toujours protégé par l’obscurité, enflait, enflait, roulait sur ses épaules sa figure pourpre, et fermait à demi son œil de homard, jusqu’au moment où presque étouffé il fut obligé de se lever et de faire un ou deux tours dans la chambre, avant que sa charmante amie pût continuer.

« M. Dombey, dit Mme Skewton en reprenant enfin le fil de son discours, a eu l’obligeance, il y a quelques semaines, de nous accorder ici l’honneur d’une visite, en compagnie de vous-même, mon cher major. J’avoue (permettez-moi ma franchise) que j’ai le défaut d’être une femme de premier mouvement, et de laisser lire dans le fond de mon cœur. Je connais mon faible à cet égard, parfaitement bien. Mon ennemi ne le connaît pas mieux que moi ; mais je ne m’en repens pas : je ne voudrais pas que mon être se glaçât au contact d’un monde sans cœur, et je suis satisfaite d’avoir cette réputation justement méritée. (Mme Skewton donna un petit coup de doigt à sa chemisette, passa la main sur son long cou pour en aplanir les rides, et continua, toujours très-satisfaite d’elle-même.) Il m’a été infiniment agréable, à moi… et à ma chère Edith, j’en suis convaincue, de recevoir M. Dombey. Étant de vos amis, cher major, nous étions tout naturellement bien disposées en sa faveur ; il me semblait voir dans M. Dombey une richesse de cœur qui faisait du bien à mon âme.

— Ah bien ! madame, s’il en était riche alors, il n’en a plus guère, de cœur, à sa disposition maintenant, dit le major.

— Malheureux ! taisez-vous, s’écria Mme Skewton en lui lançant un regard languissant.

— J. B. sera muet, madame.

— En conséquence, M. Dombey, continua Cléopatre en passant la main sur la teinte rose de ses joues, renouvela sa visite, et probablement trouvant quelque attrait dans la simplicité et la naïveté primitive de nos goûts… (Il y a toujours du charme dans la nature ; la nature ! c’est quelque chose de si doux !) M. Dombey, dis-je, vint chaque soir dans notre petit cercle. Si j’eusse le moins du monde songé à la terrible responsabilité que j’assumais sur moi en encourageant M. Dombey à…

— À pousser des reconnaissances par ici, madame.

— Grossier personnage ! dit Mme Skewton, vous prévenez ma pensée, mais dans quel langage odieux ! »

En ce moment, Mme Skewton reposa son coude sur une petite table placée à côté d’elle, et laissant retomber son poignet dans une position qu’il lui plaisait de trouver gracieuse et bienséante, elle balança son éventail, et admira d’un œil languissant sa main pendant qu’elle lui parlait.

« La douleur poignante que j’ai soufferte, dit-elle en se pinçant les lèvres, lorsque peu à peu la vérité s’est fait jour pour moi, a été trop terrible pour que je ne m’étende pas là-dessus. Toute mon existence est attachée à ma douce Edith ; quand on voit combien elle change de jour en jour, cette belle chérie, qui a positivement mis son cœur en réserve depuis la mort de Granger, l’être le plus charmant qu’on pût voir, quand on la voit changer ainsi, c’est la chose la plus navrante du monde. » Disons, en passant, que le monde de Mme Skewton ne devait pas être un monde très-sensible, si l’on en juge par l’effet modéré que produisit sur elle ce qu’elle appelait la plus navrante des émotions.

« Edith, dit Mme Skewton en souriant, Edith qui est la perle fine de mon existence, me ressemble, à ce qu’on dit ; et je crois en effet que nous nous ressemblons.

— Il y a un homme dans le monde, madame, dit le major, qui n’admettra jamais qu’on puisse vous ressembler, et cet homme-là s’appelle le vieux Joe Bagstock. »

On eût dit que Cléopatre allait briser la tête du flatteur avec son éventail, mais elle se retint, lui sourit et continua :

« Si ma fille, méchante créature (c’est au major que s’adressait l’apostrophe), a hérité de quelques avantages de sa mère, elle a hérité aussi de sa folle nature. Elle a une grande force de caractère (on dit que la mienne était immense ; je ne le crois pas) ; mais une fois émue, elle est sensible et nerveuse au dernier point. Si l’on pouvait savoir ce que j’éprouve, quand je la vois souffrir ! Ah ! cela me peine à mourir. »

Le major avança son menton à double étage et retroussa ses lèvres violettes en signe d’émotion et de vive sympathie.

« La confiance, dit Mme Skewton, qui a toujours subsisté entre nous, le libre épanouissement de l’âme et la franchise des sentiments, c’est vraiment quelque chose de touchant, quand on y songe. C’étaient plutôt des rapports de sœur à sœur que de maman à enfant.

— C’est l’opinion de J. B., dit le major, une opinion que J. B. a exprimée cinquante mille fois.

— N’interrompez pas, grossier personnage ! dit Cléopatre ! songez à ce que je souffre, quand je m’aperçois qu’il y a un sujet que nous ne pouvons aborder ensemble, qu’il y a comment dirai-je ? un gouffre qui nous sépare. Que mon Edith, si naïve et si naturelle, est changée pour moi ! Ce sont des chagrins des plus poignants. »

Le major se leva de sa chaise pour s’asseoir plus près de la petite table.

« De jour en jour, je le vois, mon cher major, continua Mme Skewton. De jour en jour, je le sens. À chaque heure, je me reproche cet excès de faiblesse et de confiance, qui a produit de si affligeantes conséquences ; et je m’attends presque de minute en minute que M. Dombey viendra s’expliquer lui-même et me soulagera des souffrances que j’endure et qui sont extrêmement pénibles. Mais je ne vois rien venir, mon cher major ; je suis sous l’empire du remords… Prenez garde à la tasse de café, vous êtes si maladroit ; … ma chère Edith est changée, et je ne vois réellement pas ce qu’il y a à faire, ou quelle bonne âme je puis consulter. »

Le major Bagstock, encouragé peut-être par le ton de si douce intimité qu’avait pris Mme Skewton, et dans lequel elle paraissait se complaire à la fin, lui tendit sa main par-dessus la petite table et lui dit, en lui lançant une œillade :

« Consultez Joe, madame.

— Eh bien ! alors, grand monstre que vous êtes, dit Cléopatre en donnant une main au major et lui tapant les doigts avec son éventail qu’elle tenait de l’autre, pourquoi ne me parlez-vous pas ? Vous savez ce que je veux dire. Pourquoi ne me dites-vous rien de ce qui m’intéresse ? »

Le major se mit à rire, baisa la main qu’elle avait posée sur lui et se remit à rire… sans fin.

« Y a-t-il chez M. Dombey autant de cœur que je lui faisais l’honneur de le croire ? dit la voix tendrement languissante de Cléopatre. Pensez-vous qu’il soit de très-bonne foi, mon cher major, donneriez-vous le conseil de lui en parler ou de le laisser faire ? Allons, mon cher, dites-moi votre avis.

— Le marierons-nous avec Edith Granger, madame ? fit le major en ricanant de sa grosse voix.

— Être mystérieux ! reprit Cléopatre en approchant son éventail pour l’appuyer sur le nez du major. Comment pourrions-nous le marier ?

— Je demande si nous le marierons à Edith Granger, madame, » dit le major en ricanant encore.

Mme Skewton ne répondit rien, mais sourit au major avec tant de vivacité maligne, que notre galant officier, prenant ce sourire pour un défi, aurait imprimé un baiser sur les lèvres excessivement rouges de la dame, si elle n’avait mis le holà grâce à l’habile maniement de son éventail, avec une dextérité toute juvénile et toute séduisante : c’était peut-être par retenue, c’était peut-être dans la crainte de compromettre la fraîcheur de ses lèvres.

« Dombey, madame, fit le major, c’est une bien belle affaire. »

À ce mot, Cléopatre jeta un petit cri perçant :

« Taisez-vous donc, dit-elle, âme vénale, vous me scandalisez.

— Et Dombey, madame, continua le major en avançant la tête et en s’écarquillant les yeux, Dombey est de très-bonne foi. C’est Joseph qui le dit ; Bagstock le sait bien ; J. B. ne le perd pas de vue. Abandonnez Dombey à lui-même, madame. Dombey est un homme sûr. Continuez comme vous avez commencé, pas davantage, et fiez-vous à J. B. pour le reste.

— Vraiment, vous croyez, mon cher major, reprit Cléopatre, qui, malgré l’indolence de son maintien, l’avait regardé d’un œil rusé et scrutateur.

— J’en suis sûr, madame, répondit le major. Cléopatre, l’incomparable, et Marc-Antoine Bagstock, parleront de cela, plus d’une fois, comme de leur triomphe, lorsqu’ils prendront leur part de l’élégance et de la richesse de la maison d’Edith Dombey. Le bras droit de Dombey, madame, est arrivé, dit le major en s’arrêtant tout à coup au milieu de son rire et reprenant son sérieux.

— Ce matin ? dit Cléopatre.

— Ce matin, madame. Et Dombey est préoccupé depuis son arrivée ; cela tient, madame, croyez-en J. B., car Joe est diablement fin (le major se frappa le nez et fit son œil en coulisse, ce qui n’augmentait pas sa beauté naturelle), cela tient à ce qu’il voudrait que les bruits qui sont dans l’air parvinssent aux oreilles de son agent, sans que Dombey lui en parlât, sans que Dombey le consultât. Car Dombey, madame, a l’orgueil de Satan.

— Charmante qualité, dit du bout des lèvres Mme Skewton, qui me rappelle une des qualités de ma chère Edith !

— Oui, madame. J’ai déjà laissé échapper des demi-mots, que le bras droit a compris, et j’en laisserai échapper encore davantage avant la fin de la journée. Dombey a projeté ce matin pour demain une promenade à cheval au château de Warwick et à Kenilworth après un déjeuner qu’il nous offre. Je me suis chargé de l’invitation. Madame veut-elle nous honorer de sa présence ? dit le major à court d’haleine, mais non pas de malice, et il tira un billet adressé à l’honorable Mme Skewton et recommandé aux soins obligeants du major Bagstock. Dans ce billet, son tout dévoué pour la vie, Paul Dombey, la priait, elle ainsi que sa fille si aimable et si accomplie, de vouloir bien consentir à l’excursion projetée. Dans un post-scriptum, le même Paul Dombey, toujours dévoué pour la vie, la priait de vouloir bien le rappeler au bon souvenir de Mme Granger.

— Chut ! dit tout à coup Cléopatre,… Edith ! »

Je n’oserais dire qu’après cette exclamation la tendre mère reprit son air indolent et maniéré ; car elle ne l’avait jamais quitté et ne devait probablement le quitter que dans la tombe ; mais faisant disparaître soudainement ce que sa figure pouvait avoir de sérieux et s’efforçant de dissimuler le faible aveu d’un dessein bon ou mauvais que son visage, sa voix, son maintien pouvaient trahir, elle étendit sur sa couche son corps languissant, au moment où Edith entra.

Qu’elle était belle et imposante ! mais aussi qu’elle était froide et dédaigneuse ! Témoignant, par un faible signe, qu’elle s’apercevait de la présence du major Bagstock, et lançant un regard pénétrant à sa mère, elle tira le rideau d’une fenêtre et s’assit, les yeux tournés vers la rue.

« Ma chère Edith, dit Mme Skewton, en quel lieu du monde êtes-vous allée ? Vous me manquiez, mon ange : j’étais on ne peut plus triste !

— Vous disiez que vous aviez affaire : je me suis éloignée, répondit sa fille sans tourner la tête.

— Absence bien cruelle pour le vieux Joe, madame, dit le major toujours galant.

— Oh ! je sais bien ! fort cruelle, en effet ! » En disant cela, elle regardait toujours dehors, et elle parlait avec un calme si dédaigneux, que le major, tout ébahi, ne sut que répondre.

« Ma chère Edith, dit la mère de son ton languissant, le major Bagstock, qui est ordinairement l’être le plus inutile et le plus désagréable du monde, comme vous savez…

— À quoi bon ce langage détourné ? ma mère, dit Edith en promenant ses regards autour d’elle : nous sommes seules ; nous nous connaissons. »

Sa belle figure laissa paraître un tranquille sentiment de mépris. Ce sentiment s’adressait évidemment à elle-même, non moins qu’aux deux autres personnes présentes ; mais il était si énergiquement exprimé, qu’il effaça le sourire sur les lèvres de sa mère, femme assez difficile à déconcerter.

« Ma chère petite fille… reprit-elle quand elle fut remise.

— Je ne suis donc pas encore une femme ? dit Edith en souriant.

— Que vous êtes bizarre aujourd’hui, ma chère. Permettez-moi de vous dire, mon ange, que le major Bagstock a apporté le plus aimable des billets de la part de M. Dombey, nous proposant un déjeuner demain et une promenade à cheval à Warwick et à Kenilworth. Voulez-vous y aller, Edith ?

— Si je veux y aller ? » répéta la fille en rougissant.

Et tandis qu’elle regardait sa mère, sa poitrine se soulevait violemment.

« J’étais bien sûre que vous accepteriez, ma chérie, dit la mère sans paraître s’apercevoir de son émotion. Si je vous l’ai demandé, c’est pure formalité. Voici la lettre de M. Dombey, Edith.

— Merci, répondit-elle, je ne désire pas la lire.

— Dans ce cas, dit Mme Skewton, je vois que je ferai bien de répondre moi-même. Cependant j’avais songé à vous demander d’être mon secrétaire, ma chère. »

Comme Edith ne bougeait ni ne répondait, Mme Skewton pria le major d’approcher la petite table, d’ouvrir le bureau et de prendre une plume et du papier pour elle ; le major Bagstock s’acquitta de ces petits offices de complaisance avec beaucoup de soumission et de dévouement.

« Vos compliments, n’est-ce pas, ma chère, dit Mme Skewton en s’arrêtant au post-scriptum.

— Mettez ce que vous voudrez, ma mère, » répondit-elle sans tourner la tête et avec la plus grande indifférence.

Mme Skewton écrivit ce qu’elle voulut, sans demander de plus amples explications et remit sa lettre au major, qui, la recevant comme une précieuse commission, fit montre de l’approcher de son cœur ; cependant, il fut obligé de la mettre dans la poche de son pantalon, son gilet n’offrant pas assez de sécurité. Puis il fit aux deux dames un adieu des plus polis et des plus chevaleresques : la plus vieille y répondit à sa manière ordinaire, tandis que la plus jeune s’asseyant, la figure tournée du côté de la fenêtre, inclina la tête si légèrement, qu’il eût été de sa part beaucoup plus poli de ne faire aucun signe au major et de lui laisser croire ou qu’on ne l’avait pas entendu ou qu’on ne s’occupait pas de lui.

Le major reprit le chemin de l’hôtel ; il faisait une chaleur étouffante : aussi ordonna-t-il au nègre de passer devant lui avec son petit bagage de campagne pour profiter de l’ombre de ce prince expatrié, tout en se disant en lui-même, à la suite de cette scène : « De supposer qu’elle ait changé d’avis, qu’elle se soit ravisée, et ainsi de suite, monsieur, Joseph Bagstock n’est pas si bête. Le piège est trop grossier, monsieur. Cela ne peut pas prendre ; mais qu’il y ait entre elles quelque castille, ou, comme dit la vieille, un gouffre qui les sépare ! à la bonne heure ! sacrebleu ! c’est possible, monsieur, et c’est assez drôle ! Eh bien ! monsieur, Edith Granger et Dombey sont bien assortis ; qu’ils s’arrangent ensemble ; Bagstock sera du parti du plus fort. »

Le major, dans l’entraînement de son monologue, prononça ces derniers mots si haut, que le malheureux nègre, s’arrêtant court, se retourna, croyant que c’était à lui personnellement qu’on s’adressait. Irrité au dernier point par cet acte d’insubordination, le major, qui cependant était en belle humeur, lui poussa sa canne dans les reins et continua à l’émoustiller de la sorte, à de courts intervalles, jusqu’à l’hôtel.

L’exaspération du major alla toujours en augmentant : pendant qu’il faisait sa toilette pour le dîner, le malheureux nègre reçut une grêle de projectiles de toutes espèces, depuis la botte jusqu’à la brosse à cheveux inclusivement. C’est que le major se piquait d’avoir un nègre habile à la manœuvre et parfaitement discipliné. À la moindre infraction, il s’éreintait à le corriger. De plus, il maintenait le nègre auprès de sa personne comme un antiphlogistique de sa goutte et de toutes les autres tortures physiques et morales auxquelles il était en proie. Somme toute, le nègre ne volait pas ce qu’il gagnait, car ce qu’il gagnait d’ailleurs n’était pas lourd…

À la fin, le major, après avoir disposé de tous les projectiles qu’il avait sous la main et apostrophé le nègre de tant d’épithètes, qu’il avait lieu de s’étonner lui-même de la richesse de la langue anglaise, se laissa nouer sa cravate lorsqu’il fut habillé ; se trouvant, après cet exercice, en veine d’esprit, il descendit l’escalier pour mettre en train Dombey et son bras droit.

Dombey n’était pas encore dans la salle, mais son bras droit, M. Carker, y était, et, comme toujours, ses dents étaient là à leur poste.

« Eh bien ! monsieur, dit le major. Comment avez-vous passé le temps, depuis que j’ai eu le bonheur de vous rencontrer ? Vous êtes-vous un peu promené ?

— Nous avons flâné à peine une demi-heure, reprit Carker. Nous avons été si occupés.

— De commerce, n’est-ce pas ? dit le major.

— Ah ! mon Dieu ! d’une foule de petites affaires qu’il fallait régler. Savez-vous, major Bagstock… (remarquez que cette façon d’entrer en matière n’est pas du tout dans mes habitudes) ? j’ai été élevé à une école où l’on apprend à ne pas trop se commettre, et je ne suis généralement pas disposé à être communicatif. (M. Carker s’interrompait et parlait avec un air de franchise véritablement séduisant.) Mais, continua-t-il, major Bagstock, je me sens fort à mon aise avec vous.

— Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur, répondit le major. Vous pouvez avoir confiance en moi.

— Donc, continua Carker, savez-vous que je n’ai pas trouvé mon ami,… notre ami, devrais-je dire…

— Vous parlez de Dombey, monsieur, s’écria le major. Vous me voyez, monsieur Carker ; eh bien ! tel que vous me voyez… (Il était bien assez gros et bien assez rouge pour être visible, et M. Carker témoigna qu’il avait le plaisir de s’apercevoir de sa présence.) Vous voyez un homme, monsieur, qui se jetterait dans le feu pour être utile à Dombey, » reprit le major Bagstock.

M. Carker répondit en souriant qu’il n’en doutait pas.

« Eh bien ! savez-vous, major, continua Carker, pour en revenir où j’en étais, savez-vous que je n’ai pas trouvé notre ami aussi attentif aux affaires aujourd’hui qu’à l’ordinaire ?

— Bah ! dit le major charmé.

— Je l’ai trouvé un peu absorbé ; son esprit paraissait distrait.

— Par Jupiter ! monsieur, s’écria le major, il faut qu’il y ait quelque dame là dedans.

— En vérité, je commence à le croire, reprit Carker. Je croyais que vous plaisantiez, quand vous paraissiez y faire allusion ; car je vous connais vous autres, messieurs les militaires… »

Le major toussa comme un cheval et branla la tête et les épaules en ayant l’air de dire :

« Eh bien ! quoi ? nous sommes de joyeux compères ; il n’y a pas de doute à cela. »

Puis, saisissant M. Carker par la boutonnière, avec ses yeux écarquillés, il lui glissa à l’oreille que c’était une femme qui avait des charmes extraordinaires ; « que parbleu, monsieur, c’était une jeune veuve, et qu’elle appartenait à une jolie famille ; que Dombey, monsieur, en tenait de la belle manière, et que pour tous les deux c’était un parti sortable ; car elle avait pour elle la beauté, le sang et le talent, et Dombey avait la fortune. Y avait-il un couple qui pût réunir davantage ? » En entendant le pas de M. Dombey au dehors, le major, pour abréger les détails, dit à M. Carker qu’il la lui ferait voir le lendemain matin pour qu’il pût en juger par lui-même. Tout échauffé par l’importance de cette confidence faite à voix basse et avec animation, le major attendit le dîner dans un état de suffocation qui lui faisait pleurer les yeux.

Le major, comme d’autres nobles animaux, était surtout beau à voir à l’heure des repas. Ce jour-là, il était tout resplendissant à un bout de la table, et avait en face de lui M. Dombey, astre moins éclatant, tandis que M. Carker, pas loin de lui, lançait ses rayons lumineux sur l’un et l’autre, ou les en enveloppait tous les deux, suivant l’occasion.

Pendant le premier et même pendant le second service, le major était ordinairement grave ; car le nègre, obéissant à un ordre donné en secret par le major, une fois pour toutes, mettait auprès de lui toutes les sauces avec le vinaigrier, ce qui n’était pas sans l’occuper agréablement, quoiqu’il n’eût plus qu’à ôter les bouchons des burettes et à en mêler le contenu dans son assiette. En outre, le nègre avait toujours de côté des zestes de citron et des aromes, dont le major se servait pour entretenir tous les jours l’incendie de ses entrailles ; sans parler des flacons étranges dont il faisait jaillir des liquides mystérieux dans le verre du major. Mais, dans cette circonstance, le major Bagstock, même au milieu de ces nombreuses occupations, trouvait encore le temps d’être aimable ; ses qualités de société consistaient surtout à être excessivement fin, au profit de M. Carker, en trahissant l’inclination de M. Dombey.

« Dombey, dit le major ; vous ne mangez pas ; qu’avez-vous donc ?

— Merci, monsieur ; je vais très-bien, mais je n’ai pas grand appétit aujourd’hui.

— Qu’est-il devenu, demanda le major ; où est-il donc passé votre appétit ? Vous ne l’avez pas laissé chez nos amies, je le jure ; car je puis répondre de ne l’avoir pas trouvé aujourd’hui à leur goûter. J’en réponds pour l’une d’elles au moins ; laquelle ? C’est mon secret. »

Puis le major cligna de l’œil à Carker et devint si effroyablement fin, que son esclave noir fut obligé de lui taper dans le dos, sans en avoir reçu l’ordre, autrement il allait probablement voir disparaître son maître sous la table.

Vers la fin du dîner, c’est-à-dire lorsque le nègre se tenait aux côtés du major, prêt à lui servir la première bouteille de Champagne, le major devint encore plus fin.

« Allons, dit le major en élevant son verre, allons, drôle, remplis ce verre jusqu’au bord ; remplis aussi celui de M. Carker et celui de M. Dombey. Corbleu ! messieurs, dit le major en clignant de l’œil à son nouvel ami, pendant que M. Dombey regardait dans son assiette et pour cause, nous allons boire ce verre en l’honneur de la divinité que Joe est fier de connaître, et qu’il admire à distance très-humble et très-respectueuse. Edith est son nom ; donc à l’angélique Edith !

— À l’angélique Edith, s’écria le souriant Carker.

— À Edith, certainement, » dit M. Dombey.

L’entrée des domestiques, qui apportaient de nouveaux plats, contribua à rendre le major plus fin encore, mais dans un genre plus sérieux.

« Entre nous, dit le major portant un doigt à sa lèvre et prenant à part M. Carker, entre nous, Joe Bagstock se permet sur l’affaire en question de mêler le plaisant au sévère, mais cependant il tient ce nom comme trop sacré pour qu’on le livre à ces gens-là ou à d’autres. Ainsi, monsieur, tant qu’ils sont ici, pas un mot. »

C’était une marque de respect et de bienséance de la part du major, et M. Dombey lui en sut gré in petto. Quoique embarrassé par les allusions du major, autant du moins que son extérieur glacial le laissait deviner, M. Dombey n’avait rien à redire à ces plaisanteries, certainement, et même il s’y complaisait. Le major probablement n’avait pas été très-éloigné de la vérité, lorsqu’il avait deviné ce matin même que le grand Dombey, qui était trop hautain pour demander formellement un conseil ou pour se confier à son premier ministre sur un tel sujet, désirait cependant qu’il possédât complétement le secret. Quoi qu’il en soit, M. Dombey regardait souvent Carker, pendant que le major faisait manœuvrer sa petite artillerie et semblait s’inquiéter de l’effet qu’elle produisait sur lui.

Le major s’était assuré une oreille attentive et un visage souriant, qui n’avait pas son pareil dans le monde, ou pour tout dire « un garçon diablement intelligent et agréable, » comme il le déclara dans la suite ; mais il ne comptait pas le tenir quitte pour quelques petites allusions personnelles à M. Dombey ; aussi, quand on eut retiré la nappe, le major s’abandonna à toute sa verve, se mit à débiter une foule d’anecdotes de corps de garde plus invraisemblables les unes que les autres. En ce genre il était intarissable, au point que Carker était ou feignait d’être à bout d’éclats de rire et d’admiration, tandis que M. Dombey le regardait avec intérêt du haut de sa cravate. On aurait cru qu’il se considérait comme le propriétaire du major, ou plutôt il avait l’air de ces montagnards dans les foires qui se montrent tout fiers du succès obtenu par leur ours dans l’exécution de ses danses élégantes.

Lorsque le major se fut trop enroué à force de boire, de manger et de faire de l’esprit, et qu’il fut devenu par trop énigmatique, on se rendit au café. Là le major demanda à M. Carker, le gérant, s’il jouait le piquet. Il était visible qu’il comptait sur une réponse négative.

« Oui, je joue le piquet un peu, dit M.  Carker.

— Le trictrac peut-être, dit le major en hésitant.

— Oui, je joue le trictrac un peu aussi, répondit l’homme aux belles dents.

— Carker joue à tous les jeux, je crois, fit M. Dombey en s’étalant sur un sofa avec la roideur d’une statue qui se couche, et il y joue bien. »

En réalité, Carker jouait les deux jeux en question dans la perfection, au point que le major, ébahi, lui demanda, à tout hasard, s’il jouait aux échecs.

« Oui, un peu, répliqua Carker ; j’ai joué quelquefois et gagné la partie… histoire de rire… sans regarder l’échiquier.

— Corbleu, monsieur, dit le major les yeux tout grands ouverts, vous contrastez avec Dombey, qui ne joue à rien.

— Oh ! lui, repartit le gérant, il n’a jamais eu l’occasion l’acquérir ces petits talents d’agrément. Mais, à des hommes comme moi, les jeux sont quelquefois utiles. Par exemple, je leur sais gré de me fournir aujourd’hui, major Bagstock, l’occasion de me mesurer avec vous. »

Et pourtant, sous ce langage d’un homme qui se faisait humble et tout petit, il y avait comme un sourd grognement. Un instant, on aurait pu croire que les dents blanches étaient prêtes à mordre les mains qu’elles caressaient ; mais le major ne voyait rien. Quant à M. Dombey, il resta étendu, absorbé dans ses méditations, les yeux à moitié fermés pendant toute la partie, qui dura jusqu’à l’heure du coucher.

Pendant ce temps-là, M. Carker, quoique vainqueur, était monté très-haut dans l’estime du major. Aussi, en quittant le major sur le palier, celui-ci, pour lui faire honneur, envoya-t-il son nègre l’éclairer jusqu’à sa chambre. Cela fait, le nègre revint reprendre son poste sur le paillasson devant la porte de son maître.

Il y avait sans doute une petite tache dans le miroir de la chambre de M. Carker, qui en rendait la réflexion moins fidèle. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il crut y rencontrer, ce soir-là, l’image d’un homme qui, dans son imagination, voyait une foule de gens couchés sur le carreau à ses pieds, comme le pauvre nègre à la porte de son maître, et qui marchait délicatement au travers de leur sommeil, abaissant sur eux un regard plein de malice, mais sans les réveiller… jusqu’à présent.